Chapitre V : Représentation privée
Dans le triclinium d'apparat, les conversations fusaient et roulaient, aussi animées et éclectiques que si les convives s'étaient retrouvés au forum ou aux thermes. Le vin n'avait pas encore tourné les têtes et chaviré les pensées, la griserie légère qui avait peu à peu gagné les hommes comme les femmes avait seulement contribué à les débarrasser des inhibitions qui restreignaient leurs goûts à converser, à faire de l'esprit, à se montrer charmant et chaleureux, à complimenter leur vis-à-vis et à critiquer avec finesse ceux, absents, qui méritaient de l'être.
Anémios pouvait se réjouir. Le banquet se déroulait à merveille. Les plats se suivaient, s'harmonisaient subtilement entre eux et soulevaient des regards approbateurs. Des musiciennes, des pantomimes égayaient le repas et avant que trop de plaisirs n'assoupissent l'assemblée, le propréteur introduirait les gladiateurs.
Anémios avait prévu de les placer en faction devant les entrées du triclinium, tels des mercenaires menaçants. De provoquer un frisson d'angoisse délicieuse, de peur peut-être. Les combattants éveilleraient les fantasmes et les terreurs inconscientes. Fantasmes amoureux, sexuels, guerriers, vicieux. Fantasmes de meurtres et de trahisons. Terreurs d'être pris à partie, d'être tombé en disgrâce, d'être sommé sous la garde d'un de ces farouches meurtriers à se trancher les veines sous peine de se faire ignominieusement garrotter par ces assassins sans scrupule à la solde du propréteur ou d'un agent de l'Empereur.
La mise en scène avait été soignée. Les gladiateurs revêtus des attributs de leur armatura se placèrent un à un à la place que leur désigna l'esclave qui les précédait. Les casques, les ocréas, la galerus qui protégeait l'épaule d'Atalante, le fer des boucliers, avaient été soigneusement polis par les armuriers du ludus et le métal scintillait à la lueur des torches et des lampes à huile. Les peintures avaient été rafraîchies sur les scutums et les parmas. Elles habillaient de couleurs vives et chaudes les gladiateurs qui en portaient. Les cuirs des manicas, des ceintures et des courroies luisaient sombrement. Les subligaculums de lin, d'une blancheur éclatante, tranchaient sur les peaux de ces athlètes hâlées par le grand air et le soleil. Par les longues heures qu'ils passaient chaque jour à s'entraîner dehors. Le mois de juin tirait à sa fin et ils avaient profité des journées plus longues et ensoleillées pour s'entraîner plus longuement encore, leurs doctors s'inquiétant peu de la chaleur et de leur soif.
Atalante rentra la première et n'attira que quelques regards. Elle ne les vit pas, les yeux fixés devant elle, sur le vide. Quand Berrylus rentra avec son casque rutilant et son grand scutum coloré, des murmures s'élevèrent et plus personne n'ignora la présence des gladiateurs.
Les conversations glissèrent sur le munus, les combats. Des débats passionnés commencèrent à fleurir aux quatre coins du triclinium.
— Pourquoi ce sourire, Gaïa, lui demanda Julia ?
— Je prends plaisir à la soirée.
— Non, tu as l'air bien trop moqueur pour cela.
Gaïa se retourna vers sa sœur en riant.
— J'avoue. L'arrivée des gladiateurs m'amuse. Enfin, pas leur arrivée, mais les réactions qu'elle déclenche. Regarde comme certains ont peur. Ils empestent d'ici. C'est pathétique.
— Tu es méchante.
— Mmm, acquiesça Gaïa.
Gaïa observait attentivement les gladiateurs présents.
— Tu cherches quelqu'un ?
— Non.
Gaïa surprit un mouvement sur sa droite et reconnut la jeune fille avec qui elle avait parlé au munus. Les enfants de Sextus Constans avaient été écartés de la soirée, mais la jeune fille, à quinze ans, avait sa place parmi les adultes.
— Vous me devez un présent, clama-t-elle avec impudence en se dressant devant la jeune sœur de Julia.
— Pardon ? fit Gaïa en fronçant les sourcils.
— Je vais être couverte de présents ce soir ! s'exclama la jeune fille avec enthousiasme. Sextus et tous ceux qui adorent Julia parce que, grâce à moi, elle est venue. Vous, parce que vous allez revoir la paire de gladiatrices qui vous a fascinée et...
Elle tourna la tête à la recherche de quelqu'un
— Et ce rat de procurateur pour baver, acheva-t-elle avec une grimace de dégoût.
— Marcia ! la tança Julia. Tu ne peux pas parler de lui ainsi. Surtout pas en public, continua-t-elle en chuchotant.
La jeune fille se fendit d'une moue d'indifférence. Fille de Tribun, elle ignorait la peur. Elle avait été élevée parmi des soldats, vécu une bonne partie de sa vie avec eux, et Valens l'avait protégée des intrigues. Julia la jugeait surtout innocente et plus qu'inconsciente. Valens ne l'avait pas préparée à affronter le monde et cet idiot la traînait dans des banquets mondains ?
— Il ressemble à un dogue en rut, continua Marcia sur sa lancée. Il bave et sa langue menace de tomber à chaque fois qu'il te regarde, Julia. Tu devrais te méfier de lui. Il a une tête de pervers.
— Je te remercie de t'inquiéter pour moi.
La jeune fille s'illumina d'un sourire.
— Je t'aime bien. Lui, je le déteste, cracha-t-elle avec véhémence.
— Au moins, c'est clair, s'en amusa Gaïa.
La jeune fille l'amusait et elle ne lui donnait pas vraiment tort en ce qui concernait Aulus Flavius. Il ne l'intéressait pas, mais il posait bien trop souvent un regard déplaisant sur Julia. Elle n'aimait pas qu'on s'intéressât de trop près à sa sœur. Quand Quintus s'était invité dans la vie de Julia, Gaïa l'avait tout de suite su. Elle avait mené une enquête sur le jurisconsulte. Une enquête très poussée. Elle n'avait rien trouvé de malsain chez l'homme. Il était honnête, ne s'adonnait à aucune activité répréhensible et dans la mesure où il vivait confortablement des propriétés qu'il possédait dans la région, il ne s'intéressait pas à la fortune de Julia. Gaïa avait prétexté des affaires pour venir à Patara. Elle avait logé chez Julia et rencontré Quintus. Ils ne s'apprécièrent pas, mais Julia l'aimait, et surtout, Gaïa sut avec certitude que le gros jurisconsulte aimait sa sœur. Quand elle était arrivée à la conclusion que Quintus ne lui ferait jamais de mal, que Julia ne ferait jamais la bêtise de ne pas contracter un mariage sine manus* et qu'elle garderait l'entière jouissance de sa fortune, elle était retournée à Alexandrie.
— Gaïa, dit Julia. Je te présente Marcia, la fille du tribun Kaeso Atilius Valens.
— Marcia Atilia, confirma fièrement la jeune fille.
— C'est elle qui a suggéré à Sextus de présenter des gladiateurs ce soir, confia Julia à sa sœur.
— Ils voulaient que vous veniez, expliqua Marcia. Je leur ai dit que l'idée de revoir les gladiatrices qui avaient combattu hier après-midi vous ferait venir.
— Bien vu, répliqua Gaïa avec un petit sourire. Mais pourquoi tant tenir à ma venue ?
— Oh, ce n'était pas pour vous, quoi que je pense que beaucoup se félicitent de votre présence ici. On savait que si vous ne veniez pas, Julia ne viendrait pas.
— Vraiment ?
— Oui. Quintus affirme que Julia sacrifierait sa vie pour vous.
Gaïa pencha légèrement la tête sur le côté.
— Marcia, comment se fait-il que tu sois ici ? demanda Julia qui n'était pas très sûre que la soirée convînt jusqu'au bout à l'innocence de la jeune fille.
— J'ai dit à mon père que je passerais la soirée au ludus s'il ne n'emmenait pas.
— Il cède à tes chantages ?
— Il n'a pas le choix.
— Il pourrait t'enfermer...
— Il n'oserait pas.
— Tu as de la chance.
— Ah, voilà la thrace. Elle est vraiment petite pour une gladiatrice, je...
Marcia se lança dans un long monologue qui vantait les qualités et les défauts de la petit thrace, commentait son comportement. Gaïa détourna son attention du flot de paroles ininterrompues qui se déversait de la bouche de la jeune fille pour étudier la femme qui l'avait tellement intéressée lors du munus. Elle soupira contrariée. La thrace portait son casque, comme tous les autres gladiateurs d'ailleurs, elle eût dû s'en douter. La gladiatrice se posta à l'endroit que lui désigna l'esclave qui la précédait. Comme ses camarades, elle prit une pause hiératique, poings serrés sur le haut des cuisses, jambes écartées. Gaïa la vit néanmoins se déhancher légèrement sur sa gauche. Elle portait un foulard en soie sur la cuisse droite. Il dissimulait certainement un bandage plus grossier. Gaïa ponctuait les bavardages de la jeune fille de Valens d'assentiments variés qui lui laissaient croire qu'elle l'écoutait. Elle fronça les yeux quand elle vit la thrace passer tout son poids sur sa jambe blessée.
Le dos d'Aeshma lui faisait souffrir le martyre. La brûlure lui obscurcissait l'esprit. Elle prit appui sur la jambe droite et étouffa un gémissement, mais la manœuvre s'avéra payante. Elle oublia son dos. Elle commença alors à passer lentement d'une jambe sur l'autre. Elle s'était bourrée de chanvre juste avant d'entrer et de mettre son casque en place. Tant qu'elle ne pourrait pas le retirer, elle ne pourrait plus se soulager. Elle maudit le propréteur, Téos, et se demanda pourquoi elle se trouvait là, quelle raison avait poussé le propréteur à convoquer à son banquet une gladiatrice pathétiquement diminuée. Aeshma aurait dû passer sa nuit couchée sur le ventre, allongée sur son grabat. Au lieu de quoi, elle se retrouvait à jouer les attractions de luxe dans un banquet réunissant tout ce que comptait comme personnages importants la province de Lycie Pamphylie. Atalante avait raison d'être furieuse. Aeshma ne valait pas mieux ce soir qu'une vilaine mendiante estropiée et fiévreuse.
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— Aesh...
Devant son absence de réaction, Atalante donna un coup sec sur le casque d'Aeshma.
— Aesh !
— Quoi ?! répliqua durement la Parthe.
— Réveille-toi, on bouge !
— Où ?
— Dans les jardins.
— Faire quoi ?
— Mais t'es complètement abrutie, râla Atalante consternée. On va combattre.
— D'accord.
— Aesh...
— Ferme-la, Atalante, ferme-la, grinça Aeshma entre ses dents.
— Ça va être la merde, grommela la jeune Syrienne en s'éloignant.
Aeshma serra les mâchoires et recula dans l'ombre du péristyle.
Le propréteur s'avança et attira l'attention des convives en frappant dans ses mains.
— Chers amis, les gladiateurs se sont éclipsés, je vous propose, si l'idée vous tente, de les rejoindre.
— De les rejoindre ?
— Une petite arène a été improvisée dans les jardins, vous y trouverez le confort voulu et de quoi vous désaltérer.
— Propréteur, nous offririez-vous un munus privé ? demanda le navarque Lucius Trebellius Flavius.
— Seulement une petite distraction.
— Oh ! s'exclama une femme. À armes réelles ?
— Malheureusement, non.
— Ah, quel dommage ! regretta la femme.
— Les armes mouchetées, de même que les armes en bois avec lesquelles s'entraînent les gladiateurs, peuvent être mortelles, intervint courtoisement Valens.
— Les gladiateurs sont capables de tuer à mains nues, compléta une femme en frissonnant.
— D'égorger avec les dents.
— Ou les ongles.
— Des mains ou des pieds ? interrogea un plaisantin.
Des rires fusèrent et chacun s'empressa de vider sa coupe, de mordre une dernière fois dans un fruit ou dans un morceau de viande, d'arranger son manteau, de relacer ses chaussures ou ses sandales. Ils partirent ensuite devisant joyeusement, déjà prêts à parier, heureux du divertissement. Ils suivirent le chemin balisé par des esclaves brandissant des torches. Ils débouchèrent sur le lieu où se déroulerait le spectacle.
L'arène n'avait en rien été improvisée. Les jardiniers et tout le personnel de la villa qui n'était pas dévolu à la préparation du banquet ou à la décoration et à l'aménagement du triclinium ou des chambres de repos que le propréteur n'avait manqué de prévoir, avaient passé la journée à arracher des buissons, à déraciner des arbres, à creuser et à terrasser. Ils avaient dégagé une aire de quinze pieds* sur douze, et après s'être assurés qu'elle était parfaitement plane, avaient recouvert celle-ci d'un plancher de bois, puis versé par-dessus une épaisse couche de sable. Des charpentiers engagés à la journée avaient ensuite monté des gradins destinés à recevoir la centaine d'invités prévus le soir même.
— Sextus n'a pas lésiné sur les moyens, observa Gaïa un peu surprise par l'importance de l'installation. Ma venue et la tienne sont-ils les seuls objectifs poursuivis ce soir ?
— Soir de conquête, répliqua Julia d'un air entendu.
— Si Marcia est bien à l'origine de cette idée, Sextus lui doit plus qu'un petit présent.
— C'est vrai, acquiesça Julia.
Le propréteur avait pris le soin de faire aménager des places d'honneur en avant des gradins, des sièges confortables, réservées à ses invités de marques. Le procurateur Aulus Flavius ne manqua pas cette attention pour avancer ses pions, du moins pour tenter de le faire. Il se faufila jusqu'au deux sœurs.
— Julia, fit-il d'un ton charmeur. Me feriez-vous le plaisir d'accepter une place d'honneur ?
— Je me garderais bien de refuser, répondit Julia. D'autant plus que Quintus n'y verra pas d'inconvénient.
Elle pencha la tête d'un air songeur et un petit sourire fleurit sur les lèvres de Gaïa. Julia préparait un petit tour à sa façon.
— Me céderiez-vous vos places procurateur ? demanda innocemment la jeune femme.
— Euh... oui, commença-t-il un peu surpris par l'emploi de l'adjectif possessif pluriel. Je serai...
— Oh, comme vous êtes charmant, procurateur ! s'exclama Gaïa sans lui laisser le temps d'achever sa phrase. C'est tellement gentil.
— Accompagnez-nous, Aulus, l'enjoignit Julia en lui prenant le bras. Je suis sûre que Sextus vous a réservé les plus belles places.
Le procurateur ravala sa contrariété et sa colère. Julia se montrait encore plus retorse qu'il ne l'avait prévu et sa sœur n'avait rien à lui envier. Ces deux pestes avaient retourné son invitation contre lui. Protester le rendrait ridicule. Il n'avait plus qu'à céder ses places. Il jeta un regard méchant à l'Alexandrine. Julia savait faire preuve d'esprit, se défendre habilement, et manœuvrer tout aussi habilement pour obtenir des gens ce qu'elle désirait, mais la présence de sa sœur semblait lui donner plus encore d'assurance. Sans elle, Julia n'aurait pas refusé sa proposition, elle serait venue s'asseoir en sa compagnie, elle n'aurait pas osé l'affronter aussi ouvertement. Gaïa lui sourit ingénument. Il s'efforça de lui sourire en retour et accompagna les deux jeunes femmes jusqu'aux sièges que le propréteur lui avait réservés. Sextus le complimenta pour sa galanterie, ce qui ne fit que renforcer sa contrariété.
Une fois une bonne partie de l'assemblée assise, sur un signe d'Anémios, le petit orchestre qui avait joué d'agréables mélodies durant la première partie de la soirée, renforcé par des cymbales, un cornu* et un lituus* , se mit à vomir des flots de musiques militaires et bruyantes. Les derniers convives encore debout s'assirent prestement, n'hésitant pas à pousser leurs voisins pour se ménager une place plus confortable.
Un homme s'avança et les spectateurs reconnurent l'un des arbitres les plus appréciés du munus. Il se tourna vers le siège légèrement surélevé sur lequel Sextus avait pris place, car dans le théâtre comme chez lui, il présidait aux festivités, il en était le munéraire et veillait à ce que personne ne l'oubliât.
L'arbitre salua le propréteur, puis les invités de marque et enfin, l'ensemble des convives. Il chercha des yeux Aulus Flavius qui ne se tenait pas à la place qui lui avait été réservée, avant de le nommer avec déférence. Des têtes se tournèrent, des sourires se formèrent. Le procurateur n'essaya pas de savoir s'ils étaient sympathiques et bienveillants, il les trouva tous moqueurs et méprisants. Il entendit un rire cristallin et tourna la tête pour découvrir assise à quelques mètres de lui l'horripilante et impertinente fille du tribun Valens. Il la regarda sévèrement. Sa mine s'épanouit plus encore et elle lui tira la langue. Cette gamine méritait des gifles. Elle rirait peut-être moins dans quelques temps. Et s'il mettait alors la main dessus, il lui ferait amèrement regretter son effronterie.
L'orchestre se tut soudain et le temps sembla se suspendre. Les cymbales claquèrent brusquement, suivies du cornu qui tempêta avant que tout l'orchestre ne se joignît à lui. Les dix gladiateurs s'avancèrent en ligne, séparés par une longueur de bras les uns des autres. Ils s'immobilisèrent dans la même position qu'ils avaient auparavant adoptée dans le triclinium : jambes écartées, poings fermés sur les cuisses. Des murmures de surprise et d'appréciations s'élevèrent des rangs du public. Personne n'avait encore jamais assisté à des combats la nuit.
La lueur des torches se reflétait sur les pièces de protection en métal, sur les armes mouchetées, les sources d'éclairage multiples et tremblantes dessinaient des ombres qui accentuaient les courbes gracieuses et vigoureuses des corps huilés. Des bouches s'ouvrirent béates d'admiration, des mains se frottèrent sur les manteaux ou les tuniques de leur propriétaire, moitié pour se détendre, moitié pour en retirer la moiteur qui soudain était apparue, des dents mordirent dans des lèvres avec plus ou moins de force.
Il y eut un silence et l'arbitre annonça la première paire de combattants. Deux thraces, l'homme qui avait aidé Aeshma, Spica, et un autre qui appartenait comme lui à la même familia que Dyomède. Ils ne s'étaient pas affrontés lors du munus, mais chacun, de son côté, avait gagné son combat. Spica contre un thrace, l'autre contre un hoplomaque. Les deux thraces s'avancèrent au centre de la petite arène, saluèrent et se mirent en garde l'un en face de l'autre, très bas sur leurs jambes. Le propréteur leva la main,l'arbitre leur cria l'ordre de combattre et les deux hommes se mirent en mouvement.
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Aeshma aurait voulu mourir. Elle avait profité du court chemin qui l'avait menée à travers les jardins jusqu'à l'arène improvisée, pour retirer son casque, s'éponger la figure avec un linge qu'elle avait pris soin de coincer dans la ceinture de cuir qui lui ceignait les reins, pour avaler une poignée entière de graines de chanvre et boire deux gorgées de la potion que lui avait confiée Herennius. Elle se sentait nauséeuse et faible. Elle aurait voulu ne pas se droguer, mais l'heure passée debout dans le triclinium, immobile, avait eu raison de son stoïcisme. Elle s'était toujours crue résistante face à la douleur et à la fatigue, mais elle n'avait jamais été obligée après un combat, après une blessure importante, à participer à une nouvelle représentation, à revêtir les attributs de son armatura pour aller se battre encore, vingt-quatre heures à peine après avoir quitté l'arène. Elle n'avait surtout jamais reçu de correction aussi dure. Téos, comme Herennius, l'avaient déjà punie, et à chaque fois, elle l'avait mérité. Mais pas quinze coups de fouet. Et si son dos avait déjà connu la morsure du flagellum, la leçon avait rarement excédé cinq coups et le bras d'Herennius comme celui de Téos n'avait jamais été aussi lourd qu'il l'avait été hier soir. Elle avait particulièrement énervé Téos cette fois. Il n'avait pas voulu l'estropier, sinon il eut demandé à Herennius de lui apporter un flagrum. Mais Aeshma après quinze coups de flagrum, quelle que soit la robustesse de sa constitution, n'aurait peut-être jamais pu retourner combattre sur le sable d'un amphithéâtre. Les boules de plombs qui lestaient les lanières des flagrums laissaient de profondes lésions et souvent, malgré les soins, celles-ci s'infectaient. Le flagrum était destiné à tuer, il était réservé aux condamnés à mort.
Le munus de Patara serait certainement le dernier de la saison. Téos n'avait pas dû décrocher de nouveaux contrats avant l'été. On ne donnait pas de munus en été, ou rarement. Si les gladiateurs n'avaient pas leur mot à dire et auraient combattu si on le leur avait commandé, les spectateurs fuyaient les chaleurs parfois écrasantes des mois de juillet et d'août, d'autant plus que tous les amphithéâtres n'étaient pas équipés de velum. Personne n'avait envie de mourir d'un coup de chaleur sur les gradins d'un amphithéâtre, même pour le plus beau des spectacles. Pour les gladiateurs, l'été rimait avec entraînement intensif. Téos ne craignait donc pas de devoir se priver des talents d'Aeshma et il en avait profité pour laisser libre cours à sa colère. Elle aurait deux mois pour guérir ses plaies, méditer sur sa bêtise et repartir à l'entraînement pour, à la reprise de la saison des munus, être prête à fouler le sable, remporter des victoires et lui rapporter de l'argent.
Mais ce soir... Aeshma allait autant se couvrir de honte que quand elle avait revêtu l'armatura d'Atalante. La grande rétiaire ne lui pardonnerait jamais de se ridiculiser une fois de plus par sa faute et elle lui ferait payer son humiliation. Elle se vengerait. Sur le sable, ce soir, devant les spectateurs qui riraient de la thrace devant les autres gladiateurs.
La colère née de sa prochaine humiliation, les drogues, la douleur, peut-être même la fièvre naissante, couvraient son corps d'une sueur froide et poisseuse. Aeshma rageait d'avoir été punie. Elle avait donné du plaisir aux spectateurs, provoqué des frissons. Elle ne méritait ni le fouet, ni le mépris, ni la colère de Téos.
Elle avait joué le jeu. Pourquoi lui en voulait-il ? Elle n'avait risqué que sa vie. Avec panache, avec courage, et elle avait remporté une belle victoire. Atalante n'avait même pas à avoir eu honte de sa défaite, Aeshma l'avait associée à sa victoire, éteint le mépris du public qui s'était manifesté à leur entrée sur le sable.
Elle remuait la boue de son ressentiment contre son laniste, son médecin, son doctor, ses camarades, Atalante, le propréteur qui avait organisé cette démonstration, contre les spectateurs qui auraient pu hier après-midi se montrer encore plus enthousiastes, contre son père qui était mort, contre sa mère qui lui avait été arrachée et devait être esclave à l'autre bout du monde, contre son frère et sa sœur, aussi stupides que leur mère. Elle maudissait son incapacité à mourir honorablement, à vouloir toujours survivre et gagner.
Le trident d'Atalante frappa durement son casque. Instinctivement, Aeshma se mit en garde.
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Gaïa pencha légèrement la tête sur le côté en souriant. La petite thrace l'amusait décidément beaucoup. Le juge l'avait appelée par deux fois et elle n'avait pas bronché. La rétiaire avait fini par lui donner un coup de trident provoquant des rires et des lazzis dans l'assistance. Son sourire s'effaça quand elle la vit s'avancer à pas lents, la démarche légèrement chaloupée. La tête coiffée du casque remua plusieurs fois, énergiquement, de droite à gauche, comme si la gladiatrice cherchait à chasser des taons qui l'auraient importunée. Puis sa posture se redressa et elle roula des épaules pour se détendre. La rétiaire l'attendait, visiblement contrariée. Mais pas seulement réalisa soudain Gaïa, elle semblait... inquiète?
— Julia, tu sais si la blessure de la thrace était grave ? demanda-t-elle à sa sœur.
— Elle a beaucoup saigné après que le trident lui ait déchiré la cuisse. Elle dû prendre des drogues pour la douleur. Elle ne serait pas venue sinon.
— Tu crois ?
Julia se tourna vers le propréteur.
— Sextus, pourquoi avoir pris le risque de présenter cette paire de gladiatrices ?
— Marcia m'a affirmé qu'elles avaient retenu l'attention de Gaïa, et que les combats qui avaient suivi le leur l'avaient ennuyée, même celui opposant Berrylus à Dyomède.
— Mais elle est blessée, intervint doucement Gaïa.
— Même mourante, je l'aurais fait venir. Seriez-vous venue, Gaïa, si cette paire n'avait pas été présente ?
Gaïa ne répondit pas, elle avait obtenu la réponse qu'elle cherchait.
— Ne vous inquiétez pas, leur performance ne vous décevra pas, déclara distraitement Sextus qui suivait l'installation des deux combattantes sur l'arène. Je ne crois pas qu'elles soient du genre à décevoir leur public. La rétiaire a d'ailleurs été préparée en conséquence par son laniste.
Il fit signe à l'arbitre de lancer l'affrontement. Le combat donna raison au propréteur. Le signal donné, la thrace sembla oublier tout ce qui avait jusque-là pu provoquer son malaise. Elle se ramassa sur elle-même à l'abri de sa parma, sica en avant. La rétiaire assura son filet, empoigna son trident à deux mains et se lança dans une série de passes qui visaient principalement la tête de la thrace. Elle jouait avec elle, elle la harcelait, mais sans se départir de sa prudence. La thrace contre-attaqua plusieurs fois, rentrant sous le trident, et la rétiaire dut par deux fois bondir en arrière pour échapper à la sica menaçante. Puis, elle commença à balancer son filet dans sa main gauche.
Aeshma n'avait jamais combattu de nuit et elle se retrouvait gênée, aussi bien par la lueur des torches que par la pénombre accentuée par les grilles de son casque. Si elle suivait bien les mouvements du trident, elle percevait beaucoup plus mal ceux du filet et quand il lui balaya les jambes, elle s'envola. Elle retomba sur le filet et sur son épaule droite. Au lieu de chercher à se relever, elle lâcha sa parma, agrippa le filet et tira d'un coup sec. Elle risquait gros. Atalante, déséquilibrée, pouvait partir trident en avant et l'embrocher comme un vulgaire poisson. Elle se jeta dans les jambes de la jeune Syrienne. Atalante réagit et donna une impulsion. Elle passa, tête la première, par-dessus sa camarade et roula derrière elle pour se relever immédiatement, trident à la main.
Aeshma se releva et son casque masqua le rictus qui lui déforma entièrement le visage. Elle avait glissé sur le sable. Sur le dos. Elle l'avait senti frotter sur sa peau, se coller, retenu par l'huile dont son corps avait été enduit, dont ses blessures avaient recouvertes. Le sable était grossier, abrasif. Des cris de surprise s'élevèrent derrière elle. Elle n'y prêta pas attention. Elle n'avait plus sa parma, Atalante avait toujours son trident. Pourquoi cette imbécile ne l'avait-elle pas embrochée ? Aeshma aurait sans doute réussi à éviter le trident, mais la rétiaire n'avait pas même tenté le coup pourtant facile. Pourquoi ? Elle ne laissait jamais une occasion passer, d'autant plus si elle se trouvait appairée à Aeshma. Elles ne s'épargnaient jamais. Elle avait évité un coup gagnant, s'il avait touché Aeshma même moucheté, celle-ci ne se serait pas relevée. Le trident était une arme redoutable. Alors, pourquoi ?
Elle avait reçu des ordres, réalisa Aeshma. Atalante devait la haïr.
La jeune Syrienne bouillonnait de frustration. Elle venait de retenir un coup gagnant. Aeshma se battait avec autant de détermination et de hargne que d'habitude, et Téos lui avait ordonné de livrer un combat digne de la familia, de s'arranger pour qu'Aeshma fût en mesure de briller, mais il lui avait interdit de l'estropier et plus encore, de la tuer. Il avait menacé Atalante :
— Si tu me désobéis la punition d'Aeshma te paraîtra enviable, je sortirai le flagrum et je te vendrai à prix d'or à un maquereau ou une maquerelle. Bien des fois, on m'a proposé des fortunes pour vous avoir toi ou une autre. Quand je n'ai plus voulu d'Amazonia, j'en ai tiré un excellent prix. Tu m'as bien compris, Atalante ?
La jeune Syrienne avait hoché la tête. Il la menaçait de son pire cauchemar. Une flagellation à mort lui paraissait une gentillesse mille fois préférable à l'idée d'être vendue dans un bordel et de devenir une prostituée.
Mais se battre contre Aeshma demandait de mettre en œuvre tous ses talents. On ne pouvait pas tricher avec elle. Même si elle ne cherchait pas à tuer ou à estropier, la petite Parthe se donnait entièrement dans un combat. Elle se montrait brutale, violente, très agile et extrêmement dangereuse. Il n'était jamais agréable de recevoir un coup. Elle lui avait déchiré la pommette avec son bouclier hier après-midi. Atalante ne pouvait pas non plus savoir quels effets les drogues qu'elle avait ingurgitées, pouvait avoir sur sa vigilance. Si Aeshma serait en mesure de se contrôler et de ne pas la tuer si l'occasion lui en était donnée.
La thrace se baissa soudain et glissa vers l'avant, Atalante baissa sa garde, mais Aeshma empoigna la hampe du trident de sa main gauche et, de sa caligae, frappa violemment la rétiaire sur l'extérieur du genou. Un coup extrêmement vicieux, dangereux. Un coup qu'Aeshma n'aurait jamais donné, ni au cours d'un entraînement ni au cours d'un affrontement officielle. Un coup interdit, qu'Herennius ne tolérait pas, qu'il jugeait trop dangereux. Un genou brisé entraînait presque toujours une incapacité définitive. Jamais un gladiateur n'aurait osé cette attaque, excepté si le combat avait été déclaré sine missione. Dans ces cas-là, plus aucune règle ne s'appliquait réellement sinon celle d'offrir un beau spectacle au public.
Aeshma combattait à l'instinct. Sans ne plus suivre aucune règle. Atalante se plia sur ses jambes pour absorber le coup, la thrace arma sa sica et attaqua de pointe, la rétiaire rompit, mais elle dut se résoudre à abandonner son trident aux mains de son adversaire. Elle fit passer son poignard dans sa main droite et se recula prudemment. Aeshma envoya le trident au loin et se redressa. Elle feinta à droite, à gauche, en avant. Elle jouait. D'accord, décida la jeune Syrienne, jouons, Aesh, mais selon tes règles, c'est-à-dire sans aucune règle.
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Gaïa avait assisté à assez de combats pour savoir que celui-ci ne répondait pas aux standards habituels. Elle avait déjà compté plusieurs coups qu'elle n'avait vus tentés ou portés que lors de très rares affrontements. Ceux au cours desquels les gladiateurs combattaient à mort. Elle avait pourtant vu la rétiaire épargner volontairement son adversaire, preuve que Sextus n'avait pas menti en disant que le laniste lui avait donné des instructions. Il en avait donné à la rétiaire, mais Gaïa se demanda s'il avait donné le même genre de consigne à la petite thrace, parce que si c'était le cas, celle-ci ne les suivait pas et confirmait encore une fois qu'elle ne s'embarrassait pas de ce qui était attendu d'un gladiateur : une obéissance sans failles aux règles, à son doctor et à son laniste. Elle avait décidé de gagner ce combat au plus vite et combattait sauvagement. Si la rétiaire ne se mettait pas à son diapason, elle risquait de ne pas sortir indemne de leur affrontement.
Atalante en arriva à la même conclusion, car après une feinte, elle lança un puissant coup de pied qui atteignit Aeshma à la cuisse, exactement là où s'enroulait son bandage. La petite thrace étouffa un râle de douleur et tomba sur un genou. Elle évita un nouveau coup de pied, se releva et brandit sa sica. Atalante attendit le dernier moment, c'était dangereux, mais elle devait mettre fin au combat, Aeshma était plus rapide et plus habile en combat au corps à corps, même à demi-aveugle, même blessée. La sica arriva sur son cou et malgré sa vivacité, la grande rétiaire sentit la lame lui entailler la peau. Elle leva alors la main droite et donna un coup sec sur le poignet armée de la sica, assez dur pour que la thrace pivotât très légèrement. Atalante avança la jambe gauche, recula la droite, se plaçant à quarante-cinq degrés dans le dos d'Aeshma. Sa main armée de son poignard était prise, elle maintenait le bras droit de la thrace tendu loin d'elle. Elle frappa de son bras gauche le dos d'Aeshma, de haut en bas. La manica de métal qui lui couvrait le bras comme l'avant-bras, la manica articulée, laboura la peau de la Parthe, rouvrit les blessures et déchira les chairs. La petite thrace cria de douleur. Elle se retourna. Des cris jaillirent du côté des spectateurs. Jusqu'alors, ils avaient cru que les marques dans son dos témoignaient d'une punition ancienne. Que la thrace portait les cicatrices d'une attitude rebelle qu'elle avait manifestée des années auparavant. La nuit, les flammes dansantes des torches qui n'éclairaient pas uniformément l'arène, l'huile qui recouvrait les plaies, puis le sable qui s'y était collé quand elle avait roulé dedans au début du combat, avaient contribué à tromper l'œil pourtant averti de nombreux spectateurs. Même Valens, pourtant habitué aux champs de bataille, s'y était laissé prendre. Le coup de la rétiaire avait balayé le mirage. Le dos de la petit thrace ne semblait plus être qu'une plaie béante.
Les deux gladiatrices se sautèrent à la gorge, les armes menaçantes, arrêtées par une main ferme de part et d'autre. Elles s'arc-boutèrent l'une contre l'autre.
— Aesh, merde ! Renonce ! la supplia Atalante.
La petite thrace ne l'entendit pas et continua à lutter. La rétiaire était plus grande, elle en profita. Elle tendit lentement ses bras vers le haut, passa son poids sur sa jambe droite, relâcha soudain la pression et donna un coup de genou sur la cuisse blessée d'Aeshma. Elle se redressa aussitôt et ploya en arrière la Parthe déstabilisée par l'attaque vicieuse. Aeshma faiblit sur ses jambes, elle s'accrochait d'une main au poignet d'Atalante et celle-ci la maintenait debout de son autre main. La rétiaire baissa lentement les bras et elle accompagna doucement la thrace jusqu'à terre.
Aeshma, à genoux, laissa son front tomber. La jeune Syrienne évita qu'elle ne le posât sur son épaule, puis sur ses cuisses. Elle attendit qu'il touchât le sable. Alors, elle lâcha Aeshma et se remit sur ses pieds. Elle passa derrière la thrace et peina à garder un visage impassible, quand elle découvrit son dos. Elle empoigna le griffon qui décorait le cimier du casque d'Aeshma et la redressa. Aeshma gémit. Elle était toujours consciente. La rétiaire lui colla la tête sur le haut de ses cuisses, la bascula légèrement en arrière, offrant ainsi le cou de la thrace à la vue de tous. Elle lui plaça son poignard sous sa gorge. Elle s'aperçut seulement alors que la thrace n'avait pas lâché sa sica et qu'elle la tenait encore fermement en main.
— Lâche ton arme, ordonna-t-elle.
Aeshma ne bougea pas. Atalante posa son pied sur le poing refermé sur sica. Elle appuya. La thrace réagit enfin, elle leva la main gauche et laissa échapper son arme. La rétiaire repoussa la sica du pied et attendit. Les spectateurs abasourdis par la tournure violente et sanglante qu'avait pris l'affrontement entre les deux gladiatrices s'étaient tus. Le silence dura, quelques secondes seulement, lourd comme un ciel d'orage. Julia brisa le charme en applaudissant. Ce fut le signal. Chacun y alla de ses cris, de ses commentaires, de ses manifestations d'enthousiasme.
Sextus demanda le silence. Il se leva et s'approcha des deux combattantes.
— Thrace, cette fois tu as perdu.
Aeshma râla des mots incompréhensibles. Atalante la tenait toujours contre elle et son poignard appuyait sur la trachée artère.
— Relâche-la, demanda le propréteur à la rétiaire. Et toi, reste à genoux, ordonna-t-il à la thrace.
Il contempla la poitrine de la jeune femme à genoux se lever et s'abaisser, son souffle laborieux et rapide.
— Tu te montres moins fière qu'hier après-midi, dit-il d'un ton sarcastique.
Atalante poussa discrètement Aeshma dans le bas du dos pour qu'elle répondît au propréteur. N'obtenant pas de réaction, elle insista. La thrace sembla enfin se réveiller et leva la tête.
— J'ai perdu.
— Oui, cela ne fait aucun doute. Demandes-tu la missio ?
Atalante blêmit, elles étaient censées se trouver en représentation, les armes étaient mouchetées. Aeshma n'avait pas à demander la missio. À moins que... tout comme Téos, le propréteur eût voulu lui aussi punir la gladiatrice qui avait enfreint les règles. Il n'avait jamais été question de tuer le perdant, de tuer la Parthe. Elle était physiquement diminuée, tout le monde en avait été témoin. Elle avait combattu malgré tout, courageusement. La jeune Syrienne leva un regard désespéré sur le propréteur, sur l'assemblée. Elle ne voulait pas participer à cette mascarade, à cette injustice. Elle ne refusait pas de donner la mort, elle l'avait parfois donnée, à de très rares occasions, cinq fois, sans état d'âme, mais pas dans ses conditions. Elle serait marquée du sceau de l'infamie, elle serait celle qui avait tué la petite Parthe qui ne le méritait pas, celle qui avait trahi une camarade pour le caprice d'un notable méprisable. Qui aurait tué Shamiram. Ce n'était pas possible.
— Alors? s'impatienta le propréteur.
— Je m'en remets à votre jugement, seigneur.
Sextus se fendit d'un sourire. La jeune femme avait du cran. Il se retourna vers ses invités, l'air interrogateur. Tous prirent le parti de la thrace, impressionnés par l'étendue de ses blessures et le courage qu'elle avait montré à combattre malgré celles-ci. Une voix s'éleva cependant, puissante, dominant les autres.
— Elle a ployé le front à terre et ainsi fait preuve de faiblesse, clama le procurateur Aulus Flavius. Qu'elle reçoive sa grâce debout ou qu'elle meure !
— Quelle vipère, siffla Gaïa entre ses dents.
L'intervention du procurateur emporta l'adhésion de la majorité des convives. On méprisait le gladiateur qui tombait et la thrace s'était misérablement pliée sous la force de la rétiaire. Elle avait fini le front dans le sable. Soumise et vaincue. Les spectateurs oublièrent leur compassion et leur admiration, et les remplacèrent par le mépris.
— Entends-tu, thrace ? Lève-toi et tu seras épargnée, sinon que ta honte s'efface en mourant dignement.
Lentement, Aeshma se releva. Puis elle se tint droite face au propréteur, bien en appui sur ses deux jambes. Sextus devina un défi dans son attitude
— Qu'elle se montre jusqu'au bout à l'égal de ses camarades, ajouta AulusFlavius.
Sextus hocha la tête. Des murmures d'approbation accueillirent une fois encore les exigences du procurateur. Même s'il en avait eu l'intention, Sextus Constans pouvait difficilement aller à l'encontre des vœux du procurateur. Il s'adressa alors à la thrace assez fort pour que tout le monde l'entendît.
— La missio te sera accordée quand tu quitteras avec tes camarades ma maison pour rejoindre le ludus. Toi, rétiaire, tu resteras avec elle et ce sera toi qui l'égorgeras si elle montre le moindre signe de faiblesse. Thrace, si tu perds l'appui de tes pieds, tu recevras à genoux ce que tu mérites.
La thrace hocha la tête pour signifier qu'elle avait bien enregistré la sentence.
Sextus regagna son siège et appela à la poursuite de la représentation. Aeshma et Atalante libérèrent l'arène et Dyomède et Berrylus s'avancèrent à leur tour.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Le mariage sine manu : La relation de l'épouse à sa propre famille demeure la même, et elle est toujours soumise à son père, ou reste indépendante si elle était libérée de la tutelle paternelle. Dans ce cas, sa propriété est distincte de celle de son mari. Les lois concernant les contrats de mariage concernent donc surtout ce type d'unions. Une épouse sine manu ne sera jamais considérée comme la mater familias : elle ne fait pas partie de la famille de son mari et ne peut donc y prétendre. Elle est simplement uxor.
Les unités de longueurs romaines :
1 doigt (digitus) = 1, 85 cm
1 pied (padicus) = 29,41 cm
1 coudée (cubitus) = 44, 19 cm
1 mille romain (milliarium) = 1 473,38 m.
Les instruments de musique :
Cornu : sorte de cor très long (environ trois mètres) qui formait la lettre G, utilisé dans les légions.
Lituus : trompe longue de 1m60 terminé par un pavillon recourbé (cf les trompes tyroliennes ou suisses), lui aussi utilisé dans l'armée.
Les combats de gladiateurs se déroulaient toujours aux sons d'un orchestre qui jouait principalement des marches ou des musiques militaires bruyantes et entraînantes.
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