Chapitre LXXXVII : Agapé


Aeshma dormait sur le ventre, une main coincée sous son épaule, l'autre repliée près de son front. La couverture lui laissait une grande partie du dos à découvert. Le soleil rentrait à flots dans le tablinium, dessinant un grand rectangle de lumière sur le sol qui léchait dans un coin le bureau de Gaïa. La pièce était vivement éclairée.

Marcia referma doucement la porte. Ses yeux s'arrêtèrent sur les cicatrices qui striaient le dos de la gladiatrice endormie. Elles se détachaient laidement sur sa peau hâlée, boursouflées, blêmes, entrelacées sans grâce. Elles resteraient à jamais visibles, rien ne les effaceraient jamais. Elles dénonceraient jusqu'à sa mort, l'esclave rebelle et désobéissante.

Un mensonge. Aeshma avait gagné ces cicatrices parce qu'elle s'était montrée courageuse sur le sable. Qu'elle avait voulu tenir jusqu'au bout son rang de gladiatrice. Parce qu'elle était fière et butée, et qu'elle n'hésitait pas à bousculer les règles et les usages si elle pensait que cela en valait la peine. Tous ces défauts et toutes ces qualités qui faisaient d'elle, aux yeux de Marcia et de beaucoup d'autres qui l'estimaient, une meliora si admirée. Si attachante. Téos l'avait injustement punie. Il n'avait pas supporté qu'elle sortît du rang. Il aimait la soumission et il avait craint de perdre une source de revenus non négligeable.

Marcia pensa que tout était parti du coup d'éclat d'Aeshma sur le sable de Patara. La thrace inconnue avait attiré l'attention de Gaïa, déclenché l'enthousiasme de Marcia, excité le désir pervers d'Aulus Flavius.

Sans son acte impudent, Aeshma et Atalante n'eussent jamais été invitées au Grand Domaine, Marcia ne se fût pas prise d'affection pour les deux gladiatrices, elle n'eût jamais signé un contrat d'auctoratus, Aeshma ne fût jamais devenue l'un des principaux pivots de sa vie.

La meliora avait toujours été là depuis que Marcia l'avait retrouvée au ludus. Elle et Atalante. Marcia aimait Atalante, mais c'était différent avec Aeshma, sans qu'elle pût vraiment s'expliquer pourquoi. Il n'y avait rien à expliquer, son affection ne dépendait pas de la raison, mais d'un simple élan du cœur. D'un lien particulier qui l'unissait à la jeune Parthe. À la meurtrière. Aeshma portait le sang de son père sur les mains.

Les larmes refirent leur apparition. Marcia avait vidé sa colère dans les rues de Rome, celle-ci s'était écoulée à travers ses cris et la violence de ses poings. Une violence stupide qui avait mis Kittos en danger et peut-être provoqué la mort de la serveuse des Quatre Sœurs. La jeune femme lui avait sauvé la vie et elle l'avait laissée derrière elle. Il faudrait qu'elle prenne de ses nouvelles. Elle se désolait régulièrement de la violence à laquelle s'abandonnait trop souvent Aeshma et elle s'y adonnait avec autant bêtise.

Julia lui avait longuement parlé. Franchement, sans fioritures. La jeune femme n'avait donné d'excuses à personne, seulement énoncé des faits, avoué encore une fois qu'elle aimait profondément Marcia et qu'elle estimait les gladiatrices. Parce que Julia aimait Aeshma.

.

 Tu l'aimes, l'avait accusée Marcia. Pourquoi, Julia ?

 À part le fait qu'elle m'ait sauvé la vie ? Qu'elle ait sauvé la tienne ? Qu'elle ait sauvé celles de Quintus et de Gaïa ? À part le fait que Gaïus ne serait jamais né sans elle et Astarté ? Je l'aime parce elle a soigné mes gens, qu'elle leur est venue en aide sans discuter. Aeshma n'est pas un modèle de vertus, Marcia, mais c'est une personne généreuse. Elle a pris soin de toi au ludus, elle a pris soin de Gaïa quand elles se sont retrouvées toutes les deux perdues en mer. Elle vous a protégées. Et puis, tu l'aimes, Gaïa aussi. Atalante m'a paru être une personne censée et sage au Grand Domaine et je sais qu'elle l'aime aussi. Aeshma a la capacité de s'attirer l'affection de personnes qui n'éprouvent aucun penchant pour la violence et le sang. Toi, Gaïa, Atalante et Astarté n'êtes peut-être pas de bons exemples, mais votre médecin l'aime, la jeune Serena et sa mère l'aimaient aussi. Néria l'admire et je ne pense pas que ce soit simplement parce que c'est une gladiatrice impressionnante. Il y a autre chose. Je ne peux pas me montrer indifférente face à elle. Elle m'a beaucoup donnée.

 Tu lui as sauvé la vie à la soirée chez Sextus Constans.

 Mais ce n'est pas pour cela qu'elle a sauvé la mienne à Bois Vert. Ce n'était pas un prêté pour un rendu. Elle ne l'a pas fait parce qu'elle me devait une vie. Elle l'a fait parce que nous avions combattu ensemble contre les loups, parce qu'elle avait été mon hôte. Je ne sais pas trop quels étaient ses sentiments pour Gaïa à cette époque, mais je sais qu'elle n'a pas pensé à elle. Elle m'a sauvée moi, parce qu'elle pensait que c'était juste, parce que c'est quelqu'un de droit. J'aime Aeshma, Marcia, parce qu'elle possède un cœur généreux et une âme droite. Parce qu'elle est fidèle et qu'elle préférerait mourir plutôt que de trahir.

Marcia n'avait rien eu à répliquer. Julia n'énonçait que des vérités. Des vérités que ne pouvait réfuter la jeune fille.

.

Elle s'approcha. Le dos d'Aeshma s'élevait et s'abaissait doucement au rythme de sa respiration. Elle l'aimait tellement. Pouvait-elle lui pardonner sans offenser la mémoire de son père ? Sans provoquer sa colère ? Aeshma lui avait dit qu'il l'avait remerciée avant de mourir. Il avait dû trouver cruel de mourir de la main même de celle qui avait porté secours à sa fille. Il avait voulu exprimer sa reconnaissance à Aeshma. S'il vivait encore ou s'il pouvait revenir à la vie, réitérerait-il celle-ci ?

Marcia réfléchit. Son père aurait reproché à la gladiatrice son caractère ombrageux et ses colères incontrôlables. C'était un soldat. Il aimait l'ordre et la discipline, la tempérance. Si elle avait servi sous ses ordres comme légionnaire, Aeshma aurait bien des fois encouru son courroux et elle aurait accumulé les punitions, mais il ne l'aurait jamais punie comme Téos l'avait fait. Il aurait apprécié sa droiture, son courage et son sang-froid quand elle combattait. Son sens de l'effort, sa ténacité, son engagement auprès des novices, sa solidarité jamais prise en défaut envers ses camarades, son honnêteté. Si son père pouvait revenir à la vie, il convoquerait Aeshma et lui exprimerait sa reconnaissance en l'invitant à partager son repas, en discutant amicalement avec elle, en lui accordant sa confiance absolue, exactement comme il l'avait fait avec Lucius Caper. Il aurait reconnu la valeur d'Aeshma. Il aurait reconnu qu'il lui devait la survie de sa fille, qu'elle avait aidé Marcia à grandir et à quitter l'enfance, à devenir une femme droite et courageuse, et à n'avoir jamais remis en question ce que lui, Kaeso Atilius Valens, avait voulu transmettre à sa fille.

Pouvait-elle pardonner ? Avait-elle pardonné ?

Oui, elle pardonnait Aeshma comme Astarté pour le meurtre de son père parce que c'était juste, parce que toute vengeance serait stérile. Aeshma et Astarté n'étaient pas coupables.

Mais le sang devait être effacé de leurs mains et cela, seuls les dieux en avaient le pouvoir. Aeshma serait elle d'accord ? Se pardonnerait-elle ? Accepterait-elle le pardon de Marcia ? Tout pouvait-il redevenir comme avant ? Si on le demandait aux dieux, accorderaient-ils de laver Aeshma et Astarté de leur crime innocent ?

On ne pouvait mettre en doute les regrets des deux gladiatrices. Saucia et Typhon ne sauraient pas, mais leur crime serait lavé avec celui d'Aeshma et d'Astarté. Personne ne saurait, sinon elles trois, Julia, Gaïa, certainement Quintus et peut-être Atalante. Sûrement Atalante. Marcia doutait qu'elle ne sut rien.

Il fallait se dépêcher. Aeshma combattait après-demain, enfin, si tout n'était pas annulé avec la mort de Téos. Mais si Aeshma combattait, rien ne devait la distraire. Sur le sable, la moindre distraction pouvait se payer très cher et qui sait si elle ne profiterait pas du munus pour expier son crime ? Marcia ne pouvait permettre que cela arrivât.

Elle posa la main sur l'épaule d'Aeshma et la secoua doucement en l'appelant. Aeshma grogna en se dégageant l'épaule et continua à dormir. Marcia insista.

 Domina... protesta Aeshma, sans se retourner ni ouvrir les yeux.

Gaïa était sortie. Partie au ludus rencontrer Tidutanus. Une tunique et des sous-vêtements propres étaient pliés sur un siège, la ceinture d'Aeshma posée dessus. Marcia se demanda si Gaïa avait dormi avec Aeshma. Seulement dormi. Elle rougit à cette pensée et secoua la tête.

 Aeshma...

Le corps de la jeune Parthe se tendit. Elle retint sa respiration et se retourna, les yeux ouverts.

 Je peux m'asseoir ? demanda poliment Marcia.

 Euh... oui, balbutia Aeshma en se relevant en position assise contre le montant du divan.

Marcia s'assit, une jambe repliée sous elle.

 Aeshma, tu ferais quelque chose pour moi ?

 N'importe quoi.

 Tu crois aux dieux ? lui demanda doucement Marcia.

 Aux dieux ?

Aeshma se retrouvait perdue.

 Oui, aux dieux, tu crois aux dieux ? insista Marcia.

 Ben...

 Je sais que tu n'invoques jamais les dieux avant un combat, que tu ne leur sacrifies jamais rien, que tu ne portes pas d'amulettes et que tu ne possèdes aucune représentation d'un dieu sous quelque forme que ce soit, mais tu as choisi de porter le nom d'un démon de chez toi, Tu ne crois vraiment à rien ? Tu ne penses pas que les dieux ont créé le monde ?

 Euh...

 Astarté croit en son dieu ours, elle croit que si elle s'en montre digne, son âme vivra éternellement. Atalante est comme toi, elle ne prie jamais, elle ne sacrifie jamais à rien, elle n'invoque jamais personne. Elle ne croit en rien ?

 Euh...

 Tu dois le savoir, vous êtes très proches.

 Atalante, si elle croit vraiment à quelque chose, croit aux forces de la nature. Elle vénère le vent, la pluie, l'eau. Les forêts et les fleurs l'émerveillent, la mer et les cours d'eau la fascinent, mais je ne sais pas si elle leur voue vraiment un culte.

 Et toi, Aeshma ? Ton démon, c'est juste pour faire peur ?

 Je ne sais pas...

 Tu ne crois en rien ?

 Chez moi, on parlait d'un dieu de lumière, de justice et de sagesse. D'un dieu généreux qui avait créé un monde paisible, une terre abondante. Il y en avait un autre, issu du chaos. Un dieu de destruction et de ténèbres. Chez nous, les deux opposés s'affrontent : l'ombre et la lumière, la destruction et la construction, la fertilité et la stérilité, la violence et la tempérance, le mensonge et la vérité.

 Ils s'appellent comment ?

 Ahura Mazda et Ahriman. Ahura Mazda est le dieu de la lumière.

 Tu y crois ?

 Ben, j'étais jeune et je ne me souviens pas qu'il y avait des cérémonies comme celles que vous organisez dans le monde romain.

 Mais tes parents ?

 Euh, oui. Je crois qu'ils vénéraient Ahura Mazda.

 Et toi ?

 Qu'est-ce que tu veux savoir, Marcia ?

 Je veux savoir si tu crois en autre chose qu'en toi-même.

 Évidemment, répondit spontanément Aeshma.

 En quoi ?

Aeshma soupira. Elle ne s'était jamais vraiment posé ce genre de question. Sur le sable, elle ne croyait qu'en elle-même, elle ne comptait que sur elle-même. Un sentiment qu'elle partageait avec Atalante. Mais dans sa vie ? Dans sa conception du monde ?

Croyait-elle aux dieux de Marcia ? Non.

À celui d'Astarté ? Il lui avait semblé sympathique. Elle avait aimé ce dieu généreux et courageux. Elle avait surtout aimé cette idée qu'il fallait lutter pour mériter une âme éternelle, faire des choix. Astarté s'était montrée très émouvante quand elle lui avait raconté cela. La grande Dace aspirait à un idéal, elle luttait pour ne jamais le perdre de vue et s'en montrer digne. Son désir de ne pas décevoir Zalmoxis l'aidait à ne pas sombrer dans la boue, à se montrer droite, à combattre honnêtement et courageusement aussi bien sur le sable qu'en dehors. Aeshma éprouvait beaucoup de respect pour ses croyances. Elle l'avait mieux comprise, et sa foi l'avait grandie aux yeux d'Aeshma. Atalante vivait avec des principes hérités de sa tribu, de sa vie dans le désert, de ses longues journées passées seule avec des animaux et les éléments. Elle avait une conscience aiguë de ce qui était juste ou pas, une conscience qui allait au-delà de ses sentiments.

Et elle, Aeshma ? Qu'est-ce qui lui servait de morale, de ligne de conduite ?

Les lois du ludus ? Les règles du bon gladiateur ? Si c'était vrai, cela valait à dire que Téos et les doctors en étaient les prêtres. C'était stupide.

Elle regarda Marcia, pensa à Julia, à Gaïa, à Atalante, à Astarté, à Marpessa, à Boudicca qui s'était relevée pour se battre alors qu'elle n'en pouvait plus parce qu'elle avait vu sa déesse Andrasta qu'elle croyait être venue pour soutenir son combat et lui donner la victoire, à Daoud, à Abechoura, à Bivar, à son père et à sa mère.

Pourquoi avait-elle sauvé Julia ? Marcia ? Pourquoi avait-elle tué Marpessa ? Pourquoi pleurait-elle parfois en pensant à Abechoura, se reprochant leur séparation et ce qu'elle considérait comme une trahison ? Pourquoi avait-elle pris soin de Marcia ? Pourquoi avait-elle laissé Atalante s'installer dans son monde ? Pourquoi avait-elle aidé Daoud quand il peinait ? Pourquoi avait-elle tué Téos et Galia ? Pourquoi s'en voulait-elle d'avoir trahi Marcia ?

La jeune gladiatrice se méprit sur le long silence de la petite thrace.

 Tu ne crois en rien, alors ? lui demanda Marcia d'un air triste. Il n'y a que toi ? Ce que tu penses, toi ?

 Non, se défendit Aeshma. Je ne sais pas trop pour les dieux, mais je crois à cette histoire entre Ahura Mazda et Ahriman. Qu'il faut se battre pour ne pas se laisser entraîner dans les ténèbres. Qu'il faut lutter pour la lumière. Pour comprendre ce qui est juste et ce qui ne l'est pas.

 Mais c'est quoi la lumière pour toi, Aeshma ?

 Le courage, l'honnêteté, la fidélité, le dévouement, la solidarité, la confiance, la loyauté, ne pas se montrer lâche, savoir ce qui est juste, même si c'est difficile. Être en paix avec soi-même.

 Tu es en paix avec toi-même ?

 Non.

 Pourquoi ?

 Je t'ai trahie et...

 Tu ne m'as pas trahie, tu ne savais pas.

 Je t'ai fait du mal.

 C'est vrai.

 Je...

Aeshma baissa la tête.

 Tu ne voulais pas ? demanda doucement Marcia.

 Non.

 Tu es désolée ?

 Oui.

 Et si je te pardonnais ?

Aeshma releva la tête.

 Comment pourrais-tu me pardonner, Marcia ?

 Tu es innocente de ce crime. Le sang n'a pas à être sur tes mains.

 Mais il l'est.

 Et si on pouvait l'effacer ? L'effacer de tes mains, de celles d'Astarté, de celles Typhon et de Saucia. Laver la mémoire de Marpessa et de Rigas ?

 Comment sais-tu qu'ils nous accompagnaient ?

 Astarté m'a raconté.

 Tu lui as parlé ?

 Oui.

 C'était...

 Exactement ce que vous êtes capable de faire. Ce que Marpessa était capable de faire en étant sous tes ordres. Aeshma, tu as toujours su que cette mission était sale. Tu t'es peut-être amusée en la faisant. Astarté m'a avoué qu'elle s'était bien amusée, que vous aviez passé de bons moments. Elle m'a dit que Saucia et Rigas n'avaient pas participé aux meurtres, qu'ils ne servaient que de couverture. Mais que toi, elle et Marpessa, cela ne vous avait pas vraiment dérangé de vous prostituer, que vous en aviez profité autant que vous aviez pu. Il n'empêche qu'aussi bien toi qu'Astarté, vous saviez que vous commettiez un crime. Vous avez voulu oublier parce que vous ne pouviez pas désobéir à Téos et que vous ne connaissiez pas vos victimes, que ça vous était égal en fin de compte. Vous n'étiez que des mercenaires et vous avez agi en tant que tel, sans vous poser de questions. Mais maintenant que vous savez, vous regrettez amèrement tout ça. Votre plaisir, votre joie, tout. N'est-ce pas ?

Marcia avait besoin d'une confirmation.

 Oui, souffla Aeshma.

 Aeshma, je ne veux pas vous perdre à cause de ce sale type. Ce mec sème la mort et la discorde partout où il passe. Il a assassiné mon père, il a voulu te torturer à Patara, il a tué mon ami Caper, il a détruit ma vie, il a voulu m'épouser, il a voulu tuer Julia, je ne le laisserai pas détruire notre amitié, il n'effacera pas ce que j'éprouve pour toi ou Astarté. Je ne veux pas lui laisser cette victoire. Mais j'ai besoin de toi pour ça. Aeshma, si je te pardonne, si les dieux acceptent de te pardonner, est-ce que toi, tu seras capable de te pardonner ?

 Je ne sais pas.

 Aeshma, tu ne peux pas te laisser vaincre par Aulus Flavius. Si tu ne te pardonnes pas, cela voudra dire que tu me tournes le dos et que tu m'abandonnes. Que tu abandonnes Atalante aussi. Que tu nous renies.

 Marcia...

 Tu refuserais mon pardon ? Tu me tournerais le dos ? Réfléchis. Tu tues depuis que tu as quinze ans. Tu ne savais pas pour mon père. Tu t'es battu honorablement contre lui et je crois ce qu'a affirmé Astarté cette nuit. Tu l'aurais défendu si tu avais su qu'il était mon père. Pourquoi tu t'en veux ? Pour moi ? Je t'aime, Aeshma. Astarté a accepté d'expier comme je lui ai demandé. Tu vas me laisser tomber ? Tu vas laisser ton adversaire gagner après-demain ? Ton expiation sera de mourir ? Au moins, tu auras fait un heureux, si telle est ton intention. Tu étais la prochaine sur la liste de Téos. Aulus Flavius n'aura même pas à payer un assassin pour se débarrasser de toi. Après-demain, quand le glaive de ton adversaire s'enfoncera dans ton épaule, tu seras devenue complice de tous les crimes de Flavius. Et cette fois, en toute connaissance de cause. Cette fois-ci, tu m'auras vraiment trahie et cette fois-ci, je ne te le pardonnerai pas. Jamais. Je te haïrai pour le restant de mes jours et plus longtemps encore. Et tu sais pourquoi ?

Marcia s'agitait de plus en plus. Aeshma avait du mal à résister à ses coups de boutoir. Chaque parole la frappait au creux de l'estomac, elle arrivait à peine à respirer.

 Tu sais pourquoi, Aeshma ?! cria soudain Marcia.

 Euh... je... balbutia misérablement Aeshma.

 Parce que je t'aime, abrutie, que j'ai besoin de toi et que tu m'auras laissée tomber, que tu m'auras laissée toute seule. Quand tu es tombée à la mer, j'ai cru t'avoir perdue. Je vivais dans la peur de ne jamais te revoir. Après, j'ai perdu Astarté et tu n'étais pas là pour m'aider à surmonter son absence.

Marcia se mit soudain à pleurer.

 Tu n'étais pas là, Aeshma. Atalante a été gentille, elle a fait tout ce qu'elle pouvait, mais je voulais Astarté, et Téos me l'avait arrachée. Il l'avait vendue ! Je te voulais, toi, il n'y avait que toi qui pouvais me consoler et tu n'étais pas là, non plus. C'était horrible. Mon père, Julia, Astarté, toi... Je n'avais plus personne. J'adore Atalante, mais je ne peux pas vraiment me confier à elle. Elle est trop... elle est tellement... Je ne veux pas te perdre et je ne veux pas que tu meurs stupidement pour moi parce que tu penses que ça me ferait plaisir et que cela rachèterait ta faute. Je te détesterai pour le restant de mes jours et je ne veux pas te détester. Mon père t'a remerciée en mourant. Il t'a confié ma vie. C'est ça qu'il t'a dit, c'est ça qu'il voulait que tu comprennes. C'est ça qu'il t'a demandé, Aeshma. Tu veux lui refuser ça et me laisser toute seule ?

 Non, souffla Aeshma dans un murmure presque inaudible.

 J'ai perdu Astarté. Je l'aimais, je l'aime toujours, mais pas comme avant. Téos a tout cassé, irrémédiablement. Je l'ai retrouvée, mais elle va repartir dans son ludus. Aeshma, je t'en prie, s'il te plaît...

Marcia avait toujours paru extrêmement émotive à Aeshma, enthousiaste, enjouée, excessive dans ses colères, ses peines et ses joies. Extravertie et démonstrative. Elle n'aimait pas trop ce genre de personnalité. Mais, même si parfois, Marcia l'énervait, elle s'était toujours montrée indulgente avec elle, pour ce qu'elle considérait pourtant comme un travers ou une faiblesse. Atalante était très réservée, Saucia ne parlait pas beaucoup, Atticus était souvent bougon, Daoud discret, Astarté malgré son verbiage incessant dissimulait soigneusement ses émotions. Marcia était une espèce de volcan toujours en activité qui se manifestait bruyamment. Le volcan traversait des périodes de calme, mais reprenait derrière son activité avec parfois encore plus de pétulance. Aeshma s'était habituée à l'humeur fougueuse de la jeune fille, à ses émotions à fleur de peau, à leurs débordements. À ses rires et à ses larmes quand elle pleurait sur son épaule parce qu'elle souffrait et qu'elle se sentait seule et perdue. Mais cette fois-ci, les larmes de la jeune fille lui broyèrent l'âme et les entrailles.

Le discours de Marcia n'était pas seulement destiné à son cœur, il faisait appel à sa raison. Il résonnait de vérité et de sagesse. Le volcan ne se limitait pas seulement à évacuer des tas d'émotions. Il recelait en son sein une pensée cohérente et raisonnée. Une grande humanité. Aeshma le savait depuis longtemps, mais elle avait la preuve flagrante que Marcia savait voir au-delà des apparences, qu'elle cherchait la vérité et écartait les mensonges de sa route, les mirages et les miroirs trompeurs. Aeshma avait du mal à l'admettre, mais Marcia avait raison. Astarté n'avait pas menti et évidemment, la domina et sa sœur le savaient, comme le savait aussi Atalante.

 Marcia...

La jeune fille la regarda à travers ses larmes.

 Je te ne t'abandonnerai pas. J'accepte ton pardon.

Marcia renifla. Elle se passa le dos de la main sous le nez et s'étala de la morve sur la joue. D'un geste spontané, Aeshma lui essuya avec les doigts. C'était gluant et elle resta la main en l'air sans savoir quoi en faire. Marcia se mit à rire.

 C'est dégoûtant ! remarqua-t-elle

 Euh... balbutia Aeshma surprise par le rire de la jeune fille.

 Je suis pleine de morve aussi !

 Ben, euh...

Marcia s'esclaffa devant l'air embarrassé de son mentor. Elle se leva et alla farfouiller dans un coffre. Elle revint avec un linge de toilette, s'essuya la main et la figure, et le tendit à Aeshma. Elle se rassit sur le lit.

 Je suis désolée, dit-elle en reniflant encore.

 Bah, j'ai vu pire.

 Comme la fois où je t'ai vomi dessus ? rit Marcia.

 Par exemple, oui.

Marcia enlaça Aeshma et se serra contre elle. La jeune Parthe referma doucement ses bras sur la jeune fille. Marcia posa son front sur son épaule nue. Elle tourna la tête et enfouit son nez dans le cou de la gladiatrice. Elle reconnut avec tendresse l'odeur qu'avait Aeshma quand elle avait sué. Cette odeur miellée si particulière qu'elle dégageait. Atalante ne dégageait pas d'odeur ou elle était si légère qu'on la sentait à peine, Astarté sentait différemment, son père sentait le cuir et Caper, l'encre et le parchemin.

Marcia enfonça son nez dans le cou de la Parthe, une autre odeur montait des coussins. Une odeur ténue qu'elle connaissait. Une odeur légèrement boisée et giroflée. Musquée. Le parfum de Gaïa. Elle remonta le nez sur Aeshma et profita de ses bras gentiment refermés sur elle. Elle avait gagné. La lutte avait été plus difficile qu'avec Astarté. Mais la Dace aux yeux dorés était blessée, elle se sentait perdue et elle aspirait au pardon de Marcia. Elle était moins bornée et elle croyait en son dieu ours. Marcia avait joué cette carte avec elle. Quand elles étaient ensemble, Astarté lui avait beaucoup parlé de ses croyances et de sa volonté à se montrer digne de Zalmoxis. Elle aimait aussi Marcia et aurait fait n'importe quoi pour elle. Marcia le savait. La grande Dace ne pourrait pas les accompagner au temple, mais elle avait accepté qu'Aeshma la représentât si celle-ci se pliait aux désirs de Marcia.

 Aeshma, lui dit Marcia toujours nichée au creux de son cou. Je veux que nous allions ensemble au temple de Mars Ultor. On achètera deux beaux pugios et un porc. On offrira le porc en sacrifice et on laissera les pugios en offrande. Mon père vénérait le dieu Mars.

 ...

 Euh... c'est à cause de moi aussi.

 J'aime bien ton prénom.

 C'est pour cela que je n'en ai pas changé. Il faut qu'on y aille maintenant.

 Mais...

 On s'en fout du reste. Je vais demander à Julia de te prêter une stola et une palla pour sortir. Elle est plus petite que Gaïa, ses affaires t'iront mieux. Gaïa t'a préparé des sous-vêtements et une tunique propre. Tu veux prendre un bain avant de sortir ?

 Je veux bien me laver, mais ce n'est pas la peine de préparer un bain et de l'eau froide m'ira parfaitement.

 D'accord, lève-toi. Je vais demander à Néria de te préparer ce qu'il te faut.

Marcia l'embrassa sur la joue et la libéra de son corps. Aeshma repoussa la couverture.

 Quelle heure est-il ? demanda-t-elle

 Pas loin de la sixième heure.

 Oh...

Marcia grimaça d'un air entendu. Aeshma rougit soudain.

 Je n'aurai jamais cru te voir rougir un jour, releva la jeune fille.

 Euh... je...

 Gaïa aussi rougit quand je lui parle de toi.

 Ah ? Euh...

Aeshma se sentait encore plus mal à l'aise. Ses ébats avec la domina ne lui semblaient pas vraiment cadrer avec son remord et sa peine.

 Gaïa est séduisante, Aeshma. Et j'aurais fait n'importe quoi pour me retrouver dans les bras d'Astarté à Pompéi. Même vous désobéir à toi et Atalante.

 Tu nous as désobéi, lui rappela Aeshma malgré elle.

 Mouais, mais Astarté... Enfin bref, ne te cherche pas d'excuses, je comprends. Très bien même.

Un sourire doux flotta soudain sur les lèvres de Marcia. Aeshma hocha la tête. Elle se sentait un peu bête face à la jeune fille, mais pas vraiment honteuse ni coupable de quoi que ce fût. Elle avait seulement eu peur de blesser Marcia. Elle n'aimait pas trop non plus l'idée que Marcia sût qu'il y avait peut-être plus que de l'estime, du respect et du désir entre elle et la domina. Marcia n'avait rien d'une imbécile tombée de la dernière pluie. Elle savait. Cette certitude intimidait Aeshma. Elle le ressentait comme une inversion des rôles entre elle et la jeune fille.


***



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