Chapitre LXXXVI : Dans les pas de Psyché


 On ne savait pas, Marcia. On n'a jamais su qui on devait tuer, qui on avait tué. Aeshma a trahi Téos pour sauver Julia Metella Valeria. Elle l'aurait trahi bien avant ça si elle avait su que le légionnaire était ton père. Je me suis rangée à ses côtés pour la domina. Je ne sais pas si j'aurais fait de même pour ton père, les circonstances étaient différentes. Ce que je sais, c'est qu'Aeshma aurait défendu sa vie. Si on ne l'avait pas suivie, elle nous aurait tous tués sans hésiter. Moi, Marpessa, Typhon... Elle serait morte pour lui. Elle n'a pas trahi Julia Metella, elle ne t'aurait pas trahie non plus.

Marcia tourna lentement ses yeux vers Astarté.

 Qu'en sais-tu ? siffla-t-elle.

 Je la connais depuis des années. On mérite la croix, Marcia. Comme meurtrières. Mais Aeshma ne mérite pas ta vengeance et...

La suite se perdit dans un double hurlement. Marcia avait sauté en hurlant de fureur sur la grande Dace. La main sur la trachée, les genoux serrés sur son torse, le pugio dressé. Astarté avait hurlé de douleur, balbutié des paroles incompréhensibles. Ses mains s'étaient accrochées à la tunique de Marcia et elle avait râlé avant de perdre connaissance.

 Astarté ? s'inquiéta soudain Marcia oubliant sa colère.

 Astarté ! souffla de son côté Aeshma.

 Aeshma ?

La porte du cubiculum s'ouvrit à la volée.

 Qu'est-ce que... ? commença Gaïa.

 Marcia ! s'écria Julia catastrophée.

 Mais qu'est-ce que... ?

Marcia tira sur la couverture qui recouvrait la Dace aux yeux dorés. Un pansement. Taché. Une tache qui s'étalait. La jeune fille bondit en arrière.

Julia s'était réveillée la première, elle avait été retrouver Gaïa. Néria leur avait apporté une collation. Elle était revenue ensuite affolée. Marcia était rentrée, elle était avec Aeshma et Astarté. Néria avait entendu Marcia menacer Aeshma. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle avait vu Marcia s'enfuir folle de rage de la villa au début de la nuit, elle avait vu arriver Aeshma et sa camarade blessée. Elle admirait Aeshma, et maintenant, Marcia se disait prête à l'égorger. Néria s'était affolée. Marcia adorait Julia, Gaïa aimait Aeshma. Elle avait couru prévenir les dominas. Comment Aeshma et Marcia pouvaient-elles s'entre-tuer ?

Le temps suspendit son cours. Astarté évanouie. Aeshma dressée sur ses pieds, prête à secourir sa camarade, figée par la présence de Marcia. Julia et Gaïa immobiles, unies comme elles l'étaient toujours, mais cette fois dans un même élan généreux. Un élan naturel et habituel chez Julia, nouveau chez Gaïa. Néria s'apprêtait à crier à l'aide. Marcia regardait tout le monde alternativement.

Elle posa la main sur le pansement d'Astarté, sentit l'humidité poisseuse sous ses doigts.

 Elle est blessée, dit-elle bêtement.

Elle se tourna vers Aeshma.

 Qu'est-ce que tu fais là, Aeshma ? Tu ne peux pas sortir du ludus. Astarté non plus. Comment ? Mais merde ! cria-t-elle soudain. Je veux savoir ! Tout ! Tout ce que vous me cachez.

 Astarté ne t'a jamais rien caché, Marcia, dit Aeshma.

 Et toi ?! Tu ne savais rien non plus ?

 Pas avant d'avoir vu ton sceau. Depuis, je sais.

 Qu'est-ce que tu sais ?! Qui t'a envoyée tuer mon père ? Téos ? C'est lui, bien sûr, mais qui le lui a demandé, tu le sais ?

Aeshma baissa la tête.

 Aeshma !

 Non, je ne sais pas et on ne le saura jamais. C'est trop tard.

 Peut-être pour toi, mais vous ? Toi, Julia ? Que sais-tu ?

 Astarté a besoin de soins, Marcia.

 Je veux savoir ! hurla Marcia.

Julia chercha la main de Gaïa. Gaïa chercha le regard d'Aeshma. La jeune Parthe ne savait pas.

Aulus Flavius trouvait un plaisir pervers à posséder et à manipuler les gens. Il avait voulu épouser Marcia et il s'était arrogé Aeshma une nuit entière à la villa de Marcus Flavius. Il avait tué, initié des massacres, des pillages, trompé l'Empereur, mais cela semblait moins grave à Gaïa que son désir de poser la main sur Marcia ou sur Aeshma, d'épouser la fille d'un homme qu'il haïssait et qu'il avait fait assassiné, de jouir sans retenu du corps d'une femme qui ne pouvait se refuser à lui, d'une femme qu'il avait engagée à tuer pour lui, qu'il avait entraînée à trahir et qui ne le savait même pas.

 Dites-moi ! Pourquoi Aeshma et Astarté ont-elles tué mon père ?! Qui voulait sa mort ?!

 Aulus Flavius, lâcha fermement Julia.

Marcia ouvrit la bouche. Aeshma se sentit pâlir.

 Je vais le tuer, cracha Marcia.

 Non ! s'écrièrent d'une même voix Gaïa, Julia et Aeshma.

 Vous ne m'en empêcherez pas. Téos aussi, il savait, je suis sûre qu'il savait depuis le jour où j'ai signé mon contrat d'auctorata.

 Téos est mort, Marcia, lui dit Julia.

 Quoi ?!

 Astarté l'a tué.

 Astarté ?

 Marcia, je crois qu'il serait bon que nous parlions. Tu... tu es d'accord ?

Marcia jeta un regard méchant à Aeshma.

 Ne t'en prends pas à elle, Marcia, lui dit encore Julia. Elle ne t'a pas menti et elle ne savait pas.

Aeshma ouvrit la bouche.

 Ne dis rien, l'arrêta Julia. Tu n'es qu'une esclave, Aeshma, reste à ta place.

La petite Parthe allait encore parler.

 Tu ferais mieux de t'occuper de ta camarade, au lieu de te complaire dans ta culpabilité, la coupa Gaïa d'un ton cinglant.

Les yeux d'Aeshma noircirent brusquement.

 Marcia, tu viens avec moi. Gaïa, je t'emprunte ta chambre. Néria, tu aides les gladiatrices et ma sœur. C'est déjà assez compliqué comme cela. Où est Antiochus ?

 Je suis là, domina.

 Gaïa ? demanda Julia.

 Demande-lui ce que tu veux.

 Antiochus, tu pars au ludus Vestitus. Tu expliques qu'Astarté a été attaquée, qu'elle a été blessée, qu'elle n'avait confiance en personne, qu'elle a pensé à Marcia parce qu'elle appartenait à son ancienne familia, qu'elle savait qu'elle logeait souvent chez Gaïa et qu'elle l'a cherchée ici.

 J'irai, domina. C'est mieux que ce soit moi qui y aille, dit un nouveau venu.

Kittos venait de se glisser dans la pièce.

 Kittos ?

 Tu peux lui faire confiance, dit sourdement Marcia à Julia. Il... il m'a protégée cette nuit et je t'ai dit qu'il connaissait mon père.

 Pourquoi toi, Kittos ?

 On sait que je sers l'Empereur au ludus. Le laniste d'Astarté ne dira rien. De toute façon, je le connais personnellement.

 Que vas-tu lui raconter ? s'enquit Gaïa sur la défensive.

 Je ne ferai que confirmer la version de Julia Metella.

 Kittos, l'appela Marcia.

 Je ne dirai rien d'autre, ni à son laniste ni à l'Empereur. Et je n'irai jamais rapporter à personne ce que j'ai entendu dans cette pièce. Je ne sais pas qui a tué votre laniste, Marcia.

Kittos quitta la pièce. Néria le retint par le bras.

 Tu es blessé...

 Une rixe d'ivrognes, rien de grave.

Il se dégagea et partit d'un pas vif pour le ludus Vestitus. Si les gardes urbains étaient lancés contre la gladiatrice, il risquait d'y avoir des complications.

Julia entraîna Marcia dans la chambre de Gaïa. Un choix réfléchi. Elle voulait lui parler dans une ambiance chaleureuse. Gaïa savait personnaliser un endroit avec très peu de moyens. Deux coffres, quelques très beaux tissus, un coussin, des objets personnels usuels, un ou deux livres, une reproduction sur parchemin du pavement de mosaïque de sa villa qui représentait le phare et les deux dauphins.

En réalité, les deux représentations étaient des reproductions plus travaillées de son sceau. Gaïa avait d'abord fait tailler son sceau et elle avait commandé le pavement de mosaïque après que son aînée se fût mariée. Julia ne savait pas quand elle avait commandé la peinture sur parchemin. Elle était très belle. L'exécution dénotait une main habile et un artiste accompli. Julia aimait la mosaïque noire et blanche près du genévrier. Le dégradé des couleurs qui allait du blanc au noir en passant par toutes les nuances de gris. Les dauphins affrontés, la tour de Pharos et ses flammes. Julia portait un sceau presque semblable. Mais la tour n'y figurait pas. Seulement les dauphins. Deux dauphins qui nageaient de concert. Leurs corps enlacés.

Julia se souvenait du jour ou Saul lui avait déclaré qu'elle était assez âgée pour posséder son propre sceau. Julia avait tiqué parce qu'il était rare qu'une femme en portât. Saul avait ri et l'avait sermonnée : elle et sa sœur étaient les uniques héritières des Metellus. Elle était riche et elle était déjà une commerçante accomplie. Elle se devait d'avoir un sceau. Gaïa avait surpris leur conversation. Et contrairement à sa sœur aînée, l'idée l'avait enthousiasmée. Julia s'était demandée ce qu'elle pourrait bien faire figurer comme motif. Gaïa avait parlé de deux dauphins.

 Ils se protègent, ils sont fidèles, la mer est leur élément. Ils sont forts et rapide. Intelligents.

 Mais pourquoi deux ? avait demandé Julia.

Gaïa avait arboré une mine triste et extrêmement contrariée. Julia avait immédiatement compris.

 C'est une excellente idée, s'était-elle aussitôt enthousiasmée.

Gaïa s'était illuminée de bonheur et lui avait sauté dans les bras. Elle devait avoir treize ans, peut-être quatorze. Julia en avait déjà dix-sept ou dix-huit. Le même âge que Lucia aurait eu si elle n'avait pas été égorgée. Plus tard, Gaïa avait porté elle aussi un sceau, mais elle avait tenu à y faire figurer la tour d'Alexandrie. C'était en la découvrant pour la première fois qu'elle s'était construit une nouvelle vie en compagnie de Julia. Elle et Julia. Les dauphins liés.

Julia avait opté pour le jeu et la tendresse, Gaïa pour une représentation beaucoup plus formelle et elle emportait le parchemin peint partout avec elle quand elle s'éloignait d'Alexandrie plus de deux jours.

Kittos couvrirait Astarté. Julia avait emmené Marcia et prendrait soin de la jeune fille. Aeshma concentra ses pensées sur Astarté. Elle pressa Néria de lui apporter de l'eau bouillie et des linges. Elle défit le pansement de sa camarade, lava la plaie, tâta les berges avec ses doigts et contrôla les points de suture. Elle refit le pansement, délicatement. Elle vérifia la température de la jeune Dace, écouta son cœur et sa respiration. Astarté avait glissé sur les coussins, Aeshma voulut la réinstaller plus confortablement. Gaïa, sans un mot lui apporta son aide.

Marcia était entre des mains aimantes et sûres, Astarté avait reçu l'attention dont elle avait besoin pour l'instant. La Grande Dace avait surtout besoin de se reposer. On ne pouvait rien faire de plus pour elle. Restait Aeshma.

 Néria, l'appela Gaïa. Je veux que tu restes avec la gladiatrice. Tu ne la connais pas, mais c'est une amie de Marcia et une amie d'Aeshma. Ma sœur lui doit aussi la vie. Antiochus restera dans l'atrium si tu as besoin d'aide. Si une complication survint, viens me prévenir, je serai... euh, au tablinium à l'étage.

 Bien, domina.

 Aeshma, viens avec moi.

 Domina... voulut protester Aeshma.

 Néria surveillera Astarté. Tu lui fais confiance, non ?

La petite Parthe regarda la jeune esclave.

 Oui, répondit-elle après un temps.

 Viens alors, il faut que nous parlions, après tu pourras revenir t'occuper d'Astarté.

Aeshma suivit Gaïa sans plus protester. La haine de Marcia. Sa colère, son désespoir. Son sentiment de trahison. Aeshma s'était toujours efforcée de ne pas mentir, de ne pas voler, de ne pas trahir, de ne pas décevoir. Et là, d'un coup...

 Aeshma... l'appela doucement Gaïa.

Elles étaient dans le tablinium, la porte était fermée, Gaïa se tenait devant elle. Aeshma ne savait même pas comment elle était arrivée jusque-là, depuis combien de temps la domina l'observait. Elle leva les yeux sur elle.

Aulus Flavius. Ce sale type.

Gaïa s'approcha, elle passa une main dans les cheveux de la jeune gladiatrice, une main qui redescendit vers la nuque.

 Domina, je...

 Je sais depuis longtemps, Aeshma. Mais je ne voulais pas...

 Depuis quand, domina ? la coupa Aeshma dans un souffle.

 J'ai su après t'avoir déposée à Sidé, quand j'ai rejoint ma sœur à Patara.

 C'est pour cela que...

Aeshma laissa sa phrase en suspens. Gaïa commençait à voir la colère sourdre dans les yeux de la jeune Parthe.

 Non, je voulais te protéger et protéger Marcia. Je savais que tu ne pourrais pas mentir avec elle, que tu ne pourrais jamais faire comme si de rien n'était. Je savais que cela te ferait du mal, mais aussi, que Marcia à cause de cela, perdrait ton appui et en souffrirait. J'avais raison, elle a cru t'avoir déçue, elle croyait que tu lui reprochais quelque chose. Es-tu consciente de l'affection qu'elle te porte ? De la place que tu tiens dans sa vie ?

 ...

 Aeshma ?

 Oui, domina. Je le sais. Je... J'aime aussi Marcia, c'est plus qu'une simple camarade, plus qu'une simple gladiatrice, plus qu'une simple élève pour moi.

 C'est pour cela que Julia a refusé que j'aille te voir à Sidé, c'est pour cela que je me suis rangée à son avis, mais ce n'est pas pour cela que je t'évite depuis que je suis à Rome.

 Je ne vous ai même pas remerciée pour Atalante.

Gaïa laissa échapper un rire bref.

 Atalante... ? Tu as de curieuses amitiés, Aeshma.

 Pourquoi, qu'est-ce qu'elle a fait ? Elle a été...

 Elle n'a rien fait, elle est juste tellement...

 Tellement... ?

 Je ne sais pas. C'est une gladiatrice, mais c'est quelqu'un de tellement... comment dire ? Sensible ? Oui, c'est quelqu'un de tellement sensible par certains côtés. Ce n'est pas le genre de personne qu'on s'attend à être proche de toi.

 ...

 Je suis heureuse de l'avoir soustraite à cette soirée.

 Elle n'aurait pas supporté, murmura Aeshma.

 Mais toi, si ? Tu as supporté cette soirée ?

 J'arrive toujours à m'en sortir. Il suffit de ne pas y penser, d'oublier. Atalante ne sait pas faire ça.

 Ça marche toujours ?

 Je croyais.

 Tu m'as oubliée ? demanda Gaïa sans s'attarder sur la dernière réplique d'Aeshma.

 Non ! se récria aussitôt Aeshma. Pourquoi vous aurais-je oubliée, domina ? Vous ne m'avez fait aucun mal.

Gaïa pencha la tête. Ce n'était peut-être pas le moment, de toute façon avec Aeshma, ce n'était jamais vraiment le bon moment, mais elle avait besoin d'être proche d'elle. De savoir que la jeune Parthe n'allait pas disparaître, se refermer sur ses peines et ses remords. Elle repassa une main derrière sa nuque.

 Domina..., commença Aeshma en reculant la tête.

Gaïa raffermit sa prise sur la nuque et posa son autre main sur la joue d'Aeshma.

 Ce n'est jamais une bonne idée avec toi. Tu m'as manquée, Aeshma, et j'ai besoin de te sentir près de moi. J'ai besoin de ta confiance.

 Je ne vous ai pas retiré ma confiance, domina, protesta Aeshma. Depuis le lembos, je n'ai jamais douté de vous.

 Je veux plus que ça.

Elle ne laissa pas à Aeshma le temps de répondre, elle l'embrassa. Aeshma décida de rester de marbre. Comment pouvait-elle, quand Marcia, quand Astarté, quand Aulus Flavius ? Ce chien d'Aulus Flavius. Les lèvres de Gaïa Metella étaient douces sur les siennes, mais sa main était crispée sur sa nuque, ses doigts raides sur sa joue, son corps tendu.

Aeshma se rappela de Marcia, quand la jeune fille venait dormir avec elle. Quand elle souffrait trop. Aeshma ne l'avait jamais repoussée. L'amour de Marcia était innocent, Aeshma le savait. Celui de Gaïa Metella était empreint de désir, mais la jeune Parthe ressentit le même besoin d'affection, la même peur, la même demande. Le même besoin d'être rassurée, mais aussi une preuve d'amour inconditionnel.

Consciemment ou pas, Marcia venait la voir parce qu'elle l'aimait, la domina l'embrassait parce qu'elle l'aimait. Pas seulement parce qu'elle voulait obtenir du réconfort. La domina se donnait. Aeshma trahirait sa confiance en la rejetant et elle n'avait aucune raison de la rejeter. Elle passa ses bras autour de sa taille et répondit au baiser. Elle laissa Gaïa décider de ce qu'elle voulait. D'être à son écoute. De toute façon, elle n'avait envie de rien, ses pensées lui semblaient trop tumultueuses et trop noires pour réellement s'abandonner.

C'était compter sans Gaïa. Aeshma avait bien évalué l'état d'esprit de la jeune Alexandrine. Elle avait besoin de se fondre en Aeshma, de la retrouver, mais elle voulait aussi que la jeune Parthe vînt à elle, qu'elle fît la moitié du chemin. Elle avait besoin de partager, de la sentir attentive, de sentir une demande d'attention, une demande d'affection. Gaïa voulait Aeshma, mais elle voulait surtout lui montrer qu'elle n'avait pas changé, qu'ici, aujourd'hui et à Rome, qu'elle était toujours la même personne qu'elle avait toujours été. Sur l'Artémisia comme dans ce tablinium, dans cette villa qui ne lui appartenait même pas.

Aeshma venait d'affronter la violence, la haine, la colère, la peur, le dégoût d'elle-même. Gaïa désirait la recueillir aux creux de ses bras et l'aimer, parce qu'elle la sentait fragile et perdue, parce qu'Aeshma avait besoin qu'on l'aimât, qu'Atalante était loin et qu'Aeshma était seule. Parce qu'aussi, Gaïa l'aimait et qu'elle ne savait pas comment lui exprimer ses sentiments.

Dès, qu'elle la sentit accepter, Gaïa se détendit, ses mains imitèrent ses lèvres, elles se firent douces et caressantes. Elles descendirent le long du cou. Cherchèrent le frisson, l'obtinrent. Aeshma gémit doucement. Gaïa revint sur ses lèvres un moment. Jusqu'à ce qu'Aeshma commençât à véritablement répondre et partager.

Elle l'entraîna alors vers le divan qui lui servait de lit quand elle dormait ou se reposait dans le tablinium. Avant de basculer Aeshma dessus, elle lui défit sa ceinture et lui passa sa tunique par-dessus la tête. Aeshma portait un strophium et une feminalia. Gaïa déroula le premier doucement. Elle reprit ensuite les lèvres de la jeune Parthe et ses mains montèrent sur la poitrine libérée. Aeshma gémit et sa respiration s'accéléra. Ses mains se crispèrent sur le dos de Gaïa.

 Domina...

Un appel. Laissé sans suite. Aeshma gémit plus fort. Elle oublia soudain ce qui la tenait encore éloignée de Gaïa : Marcia et Astarté, Téos et Aulus Flavius. Il n'y eut plus que la jeune Alexandrine. Elle repoussa fébrilement la jeune femme d'un geste ferme. Dégrafa sa ceinture, attrapa sa robe, se débattit avec, commença à grogner de frustration et d'impatience. Gaïa sourit. Elle poussa brusquement Aeshma sur le divan. La Parthe tomba sur le dos, ferma les yeux, la respiration laborieuse, et ne bougea plus. Gaïa se déshabilla. La robe, la tunique, ses sous-vêtements. Elle se pencha sur Aeshma, ses mains se refermèrent sur le haut de sa feminalia et tirèrent. Aeshma prit appui avec ses pieds sur le sol et souleva les hanches.

 Installe-toi bien, lui murmura Gaïa.

Aeshma se déplaça rapidement sans ouvrir les yeux. Le divan plia sous le poids de Gaïa, et la jeune Parthe se mordit le coin de la lèvre quand un genou vint se placer entre ses jambes, quand une main se posa sur son ventre et remonta lentement. Tout son être se tendit quand le corps nu de Gaïa recouvrit doucement le sien. Elle haleta son titre et s'arqua sous la sensation, sous les multiples sensations. Elle ouvrit les yeux. Une petite fenêtre dispensait la lumière du matin. Le soleil avait enfin percé le plafond de nuages qui recouvrait Rome depuis des jours. Il traversait le tablinium et auréolait d'or le visage de Gaïa. Aeshma ouvrit la bouche de surprise. Gaïa lui renvoya un sourire admiratif. La lumière chaude modelait les traits d'Aeshma. Ses yeux brillaient comme des onyx. Elle posa un baiser sur ses lèvres, releva la tête et lui sourit. La jeune Parthe fronça les sourcils, le sourire de Gaïa s'agrandit. Elle bascula le bassin. Aeshma renversa la tête en arrière en gémissant. Revint plonger son regard dans celui de Gaïa. Un nouveau baiser dans le cou. Un nouveau sourire.

 Domina, grogna Aeshma.

 Quoi ? Tu veux quelque chose, Aeshma ? murmura Gaïa sans cesser de sourire.

Aeshma lui attrapa la tête et la tira vers elle. Gaïa en profita pour changer de position, elle bascula sur le dos et entraîna Aeshma sur elle. Elle voulait la sentir, tangible et solide, peser de tout son poids sur elle. Elle voulait lui passer la main qu'elle savait qu'Aeshma lui avait cédée.

Qu'elle eût cédé aux désirs de Gaïa ou aux siens, n'eût très vite plus d'importance pour Aeshma qui s'était un moment posé la question. Gaïa l'avait emmenée exactement là où elle le voulait.

Elles retrouvèrent la complicité qu'elles avaient éprouvée sur l'Artémisia. La grande sensualité qui les avait liées l'une à l'autre. Aeshma frissonna quand elle huma le parfum léger dont usait Gaïa dans le creux de son cou, la douceur de sa peau, son goût si particulier et puis, tout le reste. Tout ce à quoi elle rêvait parfois, à n'importe quel instant du jour et de la nuit, quand elle ne dormait pas. Tout ce qu'elle n'avait pas retrouvé avec les rares personnes qu'elle avait rejointes sur leur grabat depuis presque deux ans. Un désir impétueux, sans cesse renouvelé, mêlé étroitement au plaisir. Des odeurs, des sensations qui enflammaient la paume de ses mains et toute la surface de sa peau. Une harmonie. Personne ne dominait personne. Avec la domina l'échange était permanent, il fluctuait au grès de leurs désirs et de leur plaisir, de leur relâchement ou de leur tension. Aeshma donnait et se donnait. Sans restrictions, sans retenue. La domina l'accompagnait. Elle ne lui tendait aucun piège. Elle était là. Attentive et discrète. Généreuse et tendre. Solide et tenace. Sensuelle et passionnée. Rien n'avait changé. Ni aux creux de ses bras quand elle ployait sous le désir et le plaisir ni ailleurs.

Aeshma pensait parfois que tout n'avait été qu'histoire de circonstances entre elles et puis, Gaïa posa la tête sur son ventre et elle sut que c'était faux. Il avait fallu bien plus que de simples circonstances pour qu'Aeshma l'accueillit ainsi sur elle. La jeune Parthe lui caressa gentiment le front, Gaïa grogna doucement et le ventre d'Aeshma devint dur comme de la pierre, un réflexe involontaire. La jeune Alexandrine remonta aussitôt sur son épaule en souriant.

 Tu n'as pas changé, Aeshma.

 Vous non plus, domina.

Gaïa l'embrassa dans le cou.

 Pourquoi voudrais-tu que je change ?

 Je ne veux pas que vous changiez, domina.

 Tu m'apprécies comme je suis ?

 Oui, se renfrogna la Parthe qui sentait la plaisanterie sourdre sous la réplique.

Gaïa brisa son humeur grincheuse avant qu'elle ne l'éloignât d'elle. Elle se redressa, lui posa un baiser sur le coin des lèvres et plongea son regard dans le sien.

 Rien n'a changé, Aeshma.

 Vous êtes sûre, domina ?

 Oui.

 Mais...

 Rien, Aeshma. Ni pour moi, ni pour Julia, ni pour tes camarades, ni pour Marcia. Ne lui tourne pas bêtement le dos. Elle a besoin de toi.

 Mais...

 Je sais, Aeshma, tu as tué son père. Tu as commis un meurtre, mais en réalité, tu n'as pas tué son père. Tu as tué un sous-officier que tu ne connaissais pas. Elle te pardonnera, même si elle n'oubliera jamais. Marcia... Elle est intelligente et droite. Elle t'aime. Elle saura te pardonner.

Aeshma médita un instant sur ses paroles. Gaïa s'abstint de faire courir ses doigts sur elle comme elle en avait envie.

 Domina... ? reprit Aeshma.

 Oui ?

 Je ne veux pas qu'Astarté meure.

 Elle ne mourra pas.

 Je ne veux plus perdre personne.

 Tu es gladiatrice, Aeshma.

 Je sais, mais...

 Chuuuut, tu es avec moi pour l'instant. Tu tueras encore, Aeshma. Tu perdras des camarades, mais seulement sur le sable. Personne ne sera crucifié ou offert aux bêtes. Personne ne sera plus assassiné et on va se débarrasser d'Aulus Flavius. Mais il faudra te montrer prudente et discrète. Ne va pas te lancer dans je sais trop quelle stupide entreprise. Fais passer le mot à Astarté et Atalante. Je ne veux pas mettre ma sœur et sa famille une nouvelle fois en danger.

 Je ferai comme vous voudrez, domina.

 Tu es bien obéissante, remarqua Gaïa d'un ton léger.

Aeshma tourna la tête contrariée.

 Et toujours aussi prompte à prendre la mouche...

 Je...

La main de Gaïa avait retrouvé le chemin du désir, ses lèvres l'y rejoignirent, puis tout son corps. Aeshma se laissa emporter une nouvelle fois. Elle capitula la première, demanda une grâce que Gaïa lui accorda et se lova ensuite contre son épaule.

 Domina, marmonna-t-elle à moitié endormie. Je ne suis pas votre esclave. Je vous fais juste confiance.

Les mains de Gaïa parcouraient encore son corps. Aeshma gémit et son corps trembla plus qu'il ne frémit.

 Domina... je ne peux pas, protesta Aeshma faiblement.

 Mmm... répondit Gaïa sans l'écouter.

Aeshma tenta de lui attraper la main, mais Gaïa lui échappa et Aeshma n'avait plus la force de lutter.

 S'il vous plaît... implora-t-elle avant de gémir une fois encore.

 ...

 Gaïa... protesta Aeshma dans un souffle.

Gaïa s'arrêta immédiatement. Elle se tourna sur le flanc face à la jeune Parthe. Posa une main sur sa hanche et son menton sur le haut de son crâne. Aeshma se détendit et se lova plus profondément contre Gaïa. Elle se frotta le front contre elle, passa un bras par-dessus sa taille et ne bougea plus. Elle dormait.

Gaïa sourit. Elle avait tout de même réussi à lui faire prononcer son prénom. Elle s'endormit contente de sa petite victoire. Mais plus heureuse encore d'avoir retrouvé la jeune Parthe aussi semblable qu'elle l'avait laissée sur le rivage de Sidé.

Elle n'oublierait jamais leur séparation ce jour-là. La terre qui s'éloignait. La silhouette d'Aeshma qui se découpait sur la plage. Le déchirement qu'elle avait ressenti. Le même que celui qu'elle ressentait quand Julia la quittait. Mais Gaïa était toujours assurée de revoir Julia. Elle n'avait pas ressenti la même assurance à Sidé de revoir un jour Aeshma. Savoir qu'elle ne l'oublierait jamais et qu'elle avait une place réservée dans son cœur n'avait pas adouci sa peine.

Il restait quinze jours de jeux. Aeshma repartirait ensuite. Téos était mort, qui hériterait de son ludus ? De ses gladiateurs ? De Marcia et d'Aeshma ? Marcia retrouverait sa liberté dans deux ans et demi, mais Aeshma ? Qui deviendrait son maître ? Qui détiendrait le droit de vie et de mort sur elle ? Qui obtiendrait le pouvoir de l'accrocher à un palus, de la fouetter, de marquer son corps, de la louer dans des soirées au cours desquelles des pervers de la trempe d'Aulus Flavius profitaient d'elle sans vergogne ?

Elle serra la petite Parthe endormie dans ses bras et se demanda ce qui l'avait conduite à aimer une réprouvée, à croiser la route d'une esclave qu'elle considérait aujourd'hui comme son égale. Sur qui elle n'avait aucun droit, sur qui d'autres avaient des droits. Gaïa la voulait libre. Aeshma était enchaînée aux fers de son ludus et Gaïa ne possédait pas la clef qui eût pu l'en libérer.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Illustration : L'Amour et Psyché (détail), Antonio Canova, 1797, Musée du Louvre.

Parchemins et papyrus dans l'antiquité romaine :

Un très intéressant mémoire de Master II est consultable sur Internet, quant à l'utilisation et la fabrication des parchemins et des papyrus à cette époque :

Desboeufs, Marie-Alix, Parchemins et papyrus dans l'antiquité romaine, (sous la direction de Alain Fouchard), Université Pierre Mendès-France - Grenoble II, septembre 2007.

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