Chapitre LXXXIX : Mars Ultor
Aeshma poussa la porte de la chambre où reposait Astarté. La grande Dace ne dormait pas.
— Tu as accepté ? demanda-t-elle à sa camarade dès qu'elle aperçut.
— Oui.
Astarté soupira, rassérénée, elle avait eu peur qu'Aeshma refusât la demande de Marcia. Elle ne pouvait pas se lever et accompagner la jeune fille, et elle ne voulait pas laisser seule Marcia accomplir une démarche aussi importante.
— Merci.
Aeshma grommela son assentiment. Elle vérifia ensuite la blessure de la grande Dace.
— C'est grave ? s'inquiéta celle-ci.
— Tu n'as pas eu de difficulté à respirer cette nuit ?
— Non.
— Tu sens une gêne, tu te sens essoufflée ?
— Non, ça fait mal, c'est tout.
— La lame est passée entre les côtes, je ne comprends pas qu'elle ne t'ait pas percé le poumon. Tu aurais dû mourir.
— Je devais tuer Téos d'abord et après... accepter le pardon de Marcia. Être lavée de notre crime. Te sauver toi aussi, expliqua Astarté convaincue qu'elle avait été épargnée pour toutes ses raisons.
— Me sauver ?
— Tu aurais tué Téos si je ne l'avais pas fait avant toi, il ne t'aurait rien dit, tu te serais mise en colère et après... je ne sais pas ce que tu aurais fait, mais tu te serais punie.
— ...
— Je n'ai pas raison ?
— Si, mais...
— On était ensemble, Aeshma, et je t'aime bien. Marcia t'aime aussi. Et puis, ce sang n'aurait jamais dû souiller nos mains. Tu n'es pas d'accord ?
— Si.
— Soigne-moi et va avec Marcia.
Aeshma hocha la tête et pris soin d'Astarté en silence.
— Aeshma, lui demanda Astarté alors qu'elle partait. Je voudrais être présente avec vous.
— Tu ne peux pas te lever maintenant, Astar, et Marcia veut y aller maintenant.
— Je sais, mais peut-être que...
— Je t'écoute.
— Tu peux aller chercher Marcia ? Je voudrais avoir son avis.
Aeshma s'exécuta et revint peu de temps après avec la jeune fille. Astarté lui demanda si elle pouvait donner son sang en offrande lors du sacrifice. Marcia acquiesça, en précisant que le geste paraîtrait peut-être bizarre, mais qu'à sa connaissance, rien ne s'y opposait. Elle appela Néria et lui demanda de lui trouver un petit flacon. Quand la jeune esclave revint avec, à la demande d'Astarté, Marcia lui entailla le poignet et remplit le flacon avec son sang. Elle le reboucha ensuite soigneusement et Aeshma posa un pansement sur la blessure.
— Astarté, il faut que tu boives beaucoup, lui dit-elle sérieusement. Entre le sang que tu viens de donner et celui que tu as perdu hier, tu dois atteindre les limites de tes possibilités. Mange aussi. De la viande et du fromage en priorité.
.
Marcia décida en sortant qu'elles ne pouvaient plus se faire passer pour de simples citoyennes romaines. Un prêtre n'accepterait jamais que des femmes ordinaires mêlassent leur sang à celui de l'animal sacrifié. Mais il ne refuserait pas cette bizarrerie à des gladiatrices, encore moins si celles-ci étaient célèbres et se trouvaient accompagnées par une aristocrate romaine.
— Julia nous accompagnera, vous expierez ainsi les crimes que vous avez commis quand vous avez attaqué le domaine de Quintus. Tu es d'accord ?
— Oui.
— Ce sera plus facile si elle est avec nous de toute façon. Tu vas emprunter sa ceinture à Astarté et chausser tes caligaes. On laisse tomber les pallas, les paenulas conviennent mieux à des gladiatrices.
.
Julia apporta tout le faste nécessaire à un sacrifice d'exception, si elle rejeta l'idée de la litière, elle enjoignit tout son personnel à l'escorter. Elle recruta Néria et Sergios, et regretta que Gaïa fût sortie avec Antiochus. Kittos arriva alors que le cortège se préparait. Il jeta un regard interrogateur à Marcia. Quand il apprit ses intentions, il lui demanda si elle pouvait attendre une heure avant de se rendre au temple. Marcia lui répondit qu'elle en profiterait pour aller acheter l'animal à sacrifier.
— Non, j'irai, déclara Julia.
— C'est à moi d'y aller, protesta Marcia.
— Si tu veux sacrifier aujourd'hui, cela nous fera gagner du temps. Qu'est-ce que tu veux acheter ?
— Un verrat, un beau verrat. J'aurais bien aimé offrir un taureau, mais on en trouvera jamais et puis... je crois qu'un verrat, c'est mieux.
— Je m'en occupe, on se retrouve à l'entrée du forum romain près de l'arc de Tibère. On formera le cortège là bas. La bête sera apprêtée.
— J'achèterai les pugios au forum d'Auguste. Astarté m'a déjà donné celui dont elle s'est servi pour tuer Téos.
— À tout de suite, Marcia.
Julia serra la jeune fille dans ses bras et lui souffla à l'oreille que son père aurait été fier d'elle et qu'elle faisait honneur à sa mémoire.
.
Une heure plus tard, le cortège se forma encore plus impressionnant que Julia ne l'avait voulu. Kittos avait été chercher une dizaine d'esclaves et cinq gardes prétoriens. Il avait lui-même revêtu son uniforme de centurion. Kittos et deux légionnaires ouvraient la marche. Derrière, venaient en chantant des hymnes sacrés les gens de Julia. Ils conduisaient un magnifique verrat blanc couronné de fleurs. Néria et deux jeunes esclaves mâles portaient un petit foyer portatif, des amphores de vin et des pots remplis d'encens. À leur suite, marchaient Marcia et Aeshma. Elles avaient abandonné leur paenulas et avançaient simplement vêtues d'une tunique blanche serrée à la taille par une large ceinture de gladiateur. Elles arboraient d'imposants bracelets de cuir aux poignets et des brassards d'or ouvragés. Néria avait tressé les cheveux d'Aeshma, et Marcia avait laissé les siens tomber librement dans son dos. Julia les suivait, son corps drapée dans une magnifique palla de couleur pourpre violacée qui laissait apparaître dessous une stola de soie verte constellée de petites fleurs brodées de fil d'or. Un esclave tenait une grande ombrelle qui la gardait des rayons du soleil. Trois prétoriens l'escortaient, l'air farouche. Le cortège s'étirait en arrière, formé par les familias réunies de Gaïa, de Julia et les esclaves venus avec Kittos.
Les prétoriens attirèrent d'abord le regard. Ils annonçaient la présence d'une personnalité : un sénateur, un aristocrate ou un chevalier qui exerçait de hautes fonctions. L'attention se porta ensuite sur Julia à cause de l'ombrelle qui la désignait comme une dame d'importance. La foule pensa qu'elle était l'ordonnatrice du sacrifice à venir. Les regards se reportèrent donc sur l'animal. On apprécia sa taille et sa beauté. La dame n'avait certainement pas dû lésiner sur les frais. On supposa par la même occasion que le vin ne pouvait provenir que de Falerne ou de Chios, et que l'encens dégagerait une odeur enivrante, qu'il était certainement aromatisé à la rose, à l'essence d'iris ou au safran. Et puis, un cri de surprise jaillit dans la foule :
— Eh... mais ce n'est pas la bestiaire aux cheveux d'or ?!
— Où ça ? Où ça ? commencèrent à réclamer à grands cris quelques admirateurs inconditionnels de la jeune fille.
— Là, au milieu du cortège conduit par les prétoriens.
On se hissa sur la pointe des pieds, on grimpa partout où on put pour obtenir une meilleure vue, on joua des coudes pour se retrouver au premier rang.
— C'est elle !
— C'est la bestiaire aux cheveux d'or !
— Marcia ! Marcia !
Quelques-uns s'inquiétèrent de sa camarade.
— Et l'autre ? C'est qui ?
— Qui ça, l'autre ?
— La fille qui marche à ses côtés.
— Une autre bestiaire sans doute.
— Non, non. J'assiste à toutes les chasses, se vanta un jeune chevalier. Je suis très bien placé. Aucune bestiaire ne lui ressemble.
— Qui est-ce alors ?
La question parcourut la foule qui s'amassait petit à petit sur leur passage. Des soldats appartenant aux cohortes urbaines, alertés par les cris et le mouvement des curieux, se frayèrent un chemin jusqu'au cortège. Ils reconnurent les prétoriens. Kittos les engagea à les escorter et à maintenir les curieux à l'écart. Un officier sortit un sifflet et battit le rappel de tous les gardes présents aux alentours. Des badauds se mirent à apostropher aussi bien Aeshma que Marcia.
— Eh, la gladiatrice, qui tu es ?
— Comment tu t'appelles ?
— Marcia ! Qui est ta camarade ?!
Aeshma s'assombrissait au fur et à mesure. Marcia la morigéna.
— Aeshma, tu sais combien je suis célèbre et combien les gladiateurs sont adulés. Ce genre de réaction était prévisible.
— C'est le bordel, grinça Aeshma entre ses dents.
— C'est Rome et puis, ils nous suivront et assisteront à l'expiation, ils seront tous témoins, c'est bien.
— Tu crois ?
— Oui. Le sacrifice ne concerne que nous, mais c'est bien qu'il soit public. Tu as l'habitude des cris et de la foule, tu sais en faire abstraction sur le sable, rien ne te distrait jamais. Ce n'est pas très différent ici.
— D'accord.
Marcia lui serra la main en signe de connivence et de reconnaissance.
— C'est Aeshma, la Gladiatrice Bleue ! cria soudain Marcia à l'intention de la foule.
.
Les noms des deux gladiatrices volèrent de tête en tête à travers les trois forums et bien au-delà. Il s'enfonça dans les ruelles de Subure, réveilla quelques ivrognes et des filles épuisées, le corps encore endolori par une longue nuit d'assauts multiples. Le nom de Marcia entraîna certains à secouer leurs abus, volontaires ou subis, d'alcool et de sexe. Il frappa l'oreille de Zmyrina.
La bestiaire aux cheveux d'or !
Elle n'avait jamais eu la permission de se rendre à l'amphithéâtre, ses patrons avaient bien trop peur qu'elle se prostituât à son compte ou qu'elle se fît enlever par un concurrent. Elle portait la marque de ses prioritaires tatouée en-dessous de l'oreille droite, mais ne savait-on jamais. Elle était encore jolie et appétissante pour son âge. Dix ans de prostitution ne l'avaient pas encore flétrie.
Ses patrons l'avaient acquise sur le marché aux esclaves à Rome. Une gamine, vierge et nubile. Un véritable petit trésor qu'ils avaient obtenu pour un prix raisonnable. Il l'avait formée aussi bien à chanter ou à jouer de la flûte, qu'à servir à table ou à satisfaire avec enthousiasme et beaucoup de compétence les désirs des hommes. L'auberge des Quatre Sœurs s'enorgueillissait de proposer à sa clientèle des filles jolies, propres, dociles, adroites et très expérimentées. Des filles qu'aucunes pratiques, même les plus dégradantes ne rebutaient. Ce qu'un homme ne pouvait moralement exiger de sa femme, il l'obtenait auprès des filles de l'auberge des Quatre Sœurs.
Zmyrina se leva et sortit dans la rue. Elle apostropha un passant qui courrait vers le forum.
— C'est vrai que Marcia est sur le forum ?
— Oui, oui, cria l'homme s'en s'arrêter, elle va sacrifier un éléphant à Mars Ultor.
— Un éléphant ? s'éberlua la jeune esclave.
L'homme était déjà loin. Zmyrina revint en courant dans la salle de l'auberge.
— Dominus, je peux aller au forum ?
— Qu'est-ce que tu vas faire là-bas ? demanda-t-il d'un ton suspicieux.
— La bestiaire aux cheveux d'or va faire un sacrifice.
— Pff... Elle ferait mieux de revenir me payer les dégâts que son apparition a causé hier soir.
— Je peux lui porter le message, dominus.
— Tu ferais cela ?
— Oui, dominus.
— Bah, ce n'est pas la peine. Je ne veux plus la revoir et puis, sans le vouloir, elle m'a fait de la réclame. Beaucoup gens sont venus déjeuner à midi et tous m'ont posé des tas de questions sur elle.
— Je peux quand même y aller, dominus ? Je voudrais la revoir.
— Tu t'es pris un mauvais coup en la faisant sortir.
— Elle se serait fait tuer si je ne l'avais pas fait. Les vigiles sont arrivés juste après son départ. S'il avait découvert son corps sans vie dans l'auberge, ça se serait mal passé. On dit que l'Empereur l'aime beaucoup et compte sur sa présence lors de la dernière grande chasse.
— Mouais... mais je ne veux pas que tu ailles seule au forum. Nério ! Accompagne-la.
— Bien, dominus, répondit un videur à la taille imposante et au teint de pruneaux.
.
Ils arrivèrent alors que Marcia et Aeshma montaient les marches du temple de Mars Ultor pour accomplir la première partie du sacrifice. Néria avait posé le brasero sur l'autel qui se dressait à mi-hauteur de l'escalier. Marcia portait un pot qui contenait l'encens et Aeshma une amphore de vin. Elle ne savait pas trop ce qu'elle devait faire, mais Marcia la guidait avec beaucoup d'assurance. La jeune fille déversa l'encens sur les braises et une épaisse fumée s'éleva vers le ciel. Quand elle se dissipa, elle fit signe à Aeshma de verser le vin. La foule s'était tue, habitée par le caractère sacré de la cérémonie, par crainte surtout d'offenser Mars. Le dieu assurait la puissance de Rome et la protection de la capitale de l'Empire.
Une rumeur subsistait, sous la colonnade ou à l'entrée du forum. Les nouveaux venus s'interrogeaient sur la cérémonie en cours et sur le pourquoi d'une foule si nombreuse. D'inévitables bavards n'arrêtaient pas de commenter ce qu'ils voyaient ou ne voyaient pas.
Zmyrina distingua la chevelure reconnaissable entre toutes de la célèbre bestiaire. Elle demanda qui l'accompagnait.
— La Gladiatrice Bleue. Une thrace du tonnerre, répondit un plébéien d'une voix gouailleuse. Tu n'as pas entendu parler de l'amazonachie ?
— Si.
— Alors, tu as entendu parler d'elle ? Une sacrée combattante ! Je n'ai pas assisté à l'amazonachie, mais je l'ai vue combattre au début des jeux.
— Ah, l'amazonachie ! Moi, j'y étais, fanfaronna un autre. C'est une sacrée cavalière aussi. Et une teigneuse de première.
— Ouais, rajouta un mendiant sur un ton égrillard. Elle est surtout bandante à en mourir !
Les hommes autour de lui s'esclaffèrent. La bonne fortune de Lucanus avait fait le tour de Rome. Une femme protesta, les traita tous de débauchés et menaça d'appeler les gardes urbains. Les compères se dispersèrent prestement.
— Ces truands ne respectent rien, commenta-t-elle à l'adresse de Zmyrina.
La jeune femme acquiesça d'un hochement de tête avant de partir en avant. Elle voulait s'approcher de Marcia. Elle avait été touchée par l'innocence de la jeune gladiatrice. Les autres voyaient en elle une combattante et une tueuse, une fille de chevalier frappée d'infamie. Zmyrina fréquentait la lie de l'humanité depuis des années, elle avait grandi dans son lit, elle connaissait tout ce qu'elle pouvait receler comme bassesses, comme vices et comme ignominies. Marcia n'en portait sur elle aucune trace. Aux yeux de Zmyrina, la jeune gladiatrice était aussi pure qu'une colombe.
Elle demanda son aide à Nério. Il fendit la foule devant elle, mais il se heurta bientôt au cordon de sécurité qu'avait mis en place la cohorte urbaine. La jeune prostituée se contenta alors d'être au premier rang.
.
Aeshma et Marcia redescendaient les marches. À leur pieds, les attendait le verrat et la deuxième partie de la cérémonie commença. La jeune fille consacra l'animal. Elle versa d'abord du vin sur la tête du verrat fermement tenu par Kittos et ses hommes, puis de la mola salsa achetée en même temps que les pugios un peu plus tôt sur le forum. Des marchands accrédités vendaient cette mixture sacrée. Indispensableaux cérémonies de sacrifices, elle était tout spécialement préparée par les Vestales. Kittos tendit un poignard à Marcia. Elle le passa sur l'échine de l'animal. Des servants du temple s'avancèrent ensuite et s'occupèrent de la mise à mort. On frappa le verrat d'un grand coup de maillet sur la tête et il fut égorgé. Un servant recueillit le sang dans un grand cratère et le remit à Marcia. La jeune fille se retourna vers Aeshma.
— C'est maintenant.
Aeshma hocha la tête, bien plus émue qu'elle ne l'aurait cru. Julia s'avança. Elle servirait de témoin et de garant. Elle monta devant et se plaça sur la droite de l'autel. Elle portait un plateau sur lequel étaient disposés les trois pugios qui seraient offerts au dieu. Marcia déposa le cratère sur la table. Elle fit face ensuite à Aeshma. La jeune Parthe sortit le flacon qui contenait le sang d'Astarté de sa ceinture et le tendit, la gorge serrée, à la jeune auctorata. Marcia le déboucha.
— Au nom d'Astarté... dit-elle cérémonieusement en versant le contenu du flacon dans le cratère.
Elle glissa le flacon vide dans sa ceinture puis s'empara de l'un des pugios exposé sur le plateau que tenait Julia, l'un des deux qu'elle avait acheté sur le forum, et elle le dégaina. Aeshma retira le bracelet de son poignet droit et tendit le bras au-dessus du cratère. Marcia lui trancha les veines d'un geste vif.
— Par ton sang, Aeshma.
Elle rengaina le pugio et le reposa sur le plateau. Elle prit le deuxième, vierge de tout sang, réitéra le geste d'Aeshma et se trancha elle aussi les veines. Tandis qu'il coulait avec celui d'Aeshma dans le vase, elle prononça d'une voix solennelle :
— Par le mien... Ô Mars, accepte notre sacrifice en signe d'expiation. Lave à jamais le sang d'un crime qui ne fut pas voulu. Que notre sang donné en sacrifice serve de purification.
Marcia se tourna alors vers Aeshma et elle lui tendit le bras. Aeshma l'empoigna. Leur sang se mêla et coula sur le sol.
— Aeshma, devant Julia Metella Valeria ici présente, moi Marcia Atilia, je t'accorde mon pardon, comme j'accorde, à travers toi, mon pardon à Astarté, Typhon, Saucia, Marpessa et Rigas. Le sang a racheté le sang, et mon cœur est vierge de toute colère et de tout désir de vengeance. Aeshma, au nom de tes camarades, acceptes-tu mon pardon ? Acceptes-tu, toi aussi, de te pardonner ?
La jeune Parthe plongea son regard dans celui de Marcia. Elle naviguait au bord des larmes depuis que Marcia lui avait tranché les veines, envahie par le sentiment qu'elle vivait un moment sacré, baignée dans une spiritualité qu'elle n'avait jamais aussi pleinement ressentie. Submergée par l'impression qu'elle touchait à l'essence même de l'amour et de la sagesse. Une essence qui n'émanait pas seulement de Marcia, mais qui émanait aussi de Julia et d'elle-même. Aeshma accédait brutalement aux mystères de la vie. C'était trop et ses yeux s'emplirent de larmes.
— Oui, j'accepte, Marcia. En mon nom et en celui de mes camarades.
Marcia se fendit d'un sourire heureux. Elle tira Aeshma contre elle et la serra dans ses bras. Elles n'avaient pas clamé leurs paroles, seule Julia les avait entendues, mais la foule sentit qu'un drame s'était dénoué devant l'autel du dieu vainqueur et une grande clameur de louange s'éleva vers le ciel.
— Je t'aime, Aeshma, souffla Marcia à son oreille.
— Je ne t'abandonnerai jamais plus, lui assura Aeshma.
Marcia se recula. Elle sourit, facétieuse, malgré l'émotion.
— J'espère bien. Je ne te pardonnerais pas une fois encore de me faire pleurer.
— ...
— Tu m'as abandonnée avant ma venatio et je croyais que tu étais fâchée contre moi, grimaça Marcia.
— Oh...
— La prochaine fois, je te tonds.
— Hein ?
— Sèche tes larmes, Aeshma. Regarde, dit-elle en faisant un grand geste en direction de la foule. Rome entière est à nos pieds.
— ...
— Aeshma... ça va ? s'inquiéta soudain Marcia devant les larmes et l'absence de réaction de son mentor.
— Euh, oui, c'est juste que...
— C'est fini, Aeshma. Regarde tes mains. Elles ne portent plus le sang de mon père. Il ne souille plus que celles du seul coupable de son meurtre.
La jeune Parthe leva ses mains devant elle et les observa un instant. Elle releva la tête et un pâle sourire se dessina sur ses lèvres.
— Et eux ? dit-elle en désignant du menton les servants du temple qui vidaient l'animal.
— Ils vont faire bouillir la part de Mars et ils la feront brûler ensuite sur l'autel. La viande est généralement destinée à être partagée et distribuée, mais j'ai demandé qu'elle soit offerte en sacrifice. Seule une part reviendra aux servants et la peau au collège des prêtres. Ça risque de prendre pas mal de temps. Tu veux rester ?
— C'est indispensable ?
- Non. On peut partir maintenant. La foule est encore calme, mais on t'a reconnue. Si les hommes des cohortes urbaines s'en vont...
— D'accord, on s'en va, fit abruptement Aeshma. Je n'ai pas envie d'un bain de foule maintenant.
— Je ne crois pas que tu vas y échapper quand même.
Aeshma soupira.
— On se débarrassera des gêneurs, plaisanta Marcia.
— Mouais... C'est à ça que tu as joué cette nuit ? Tu n'as pas ramassé toutes tes bosses à la venatio, n'est-ce pas ?
— J'avoue, grimaça Marcia.
Aeshma descendit une marche, puis elle se ravisa.
— Marcia, euh... je... tu..., s'embarrassa la jeune Parthe.
— Tu veux me féliciter pour la venatio ? J'ai gagné la palme des champions et un pot entier d'aureus. J'ai tué trois taureaux et Carpophorus m'a promis que si je tuais un ours, un lion et une panthère, il me porterait sur ses épaules la prochaine fois.
— Ne prends pas la grosse tête, la prévint Aeshma.
— Tu es là pour ça, non ? fit Marcia en soulevant un sourcil.
— Ouais.
Marcia lui passa un bras autour de la taille, Aeshma passa le sien autour de ses épaules et elles descendirent ainsi les escaliers. Julia déposa le plateau contenant les pugios sur l'autel. Les servants les porteraient ensuite dans la cella du temple. Elle s'inclina respectueusement devant l'autel. Elle ne croyait pas vraiment aux dieux, mais son statut social exigeait qu'elle se pliât aux coutumes et aux usages. Quintus était croyant. Elle l'aimait et elle n'avait jamais voulu heurter sa sensibilité. Elle respectait ses croyances, même si elle ne les partageait pas.
Elle se retourna. Marcia était croyante, sans être superstitieuse. Peut-être simplement parce que ni Aeshma ni Atalante ne l'étaient. La jeune fille ne remettait pas en question l'existence des dieux. Mais Julia devinait que la cérémonie avait surtout servi de prétexte. Marcia avait voulu marquer l'esprit d'Aeshma. Officialiser son pardon et forcer Astarté et Aeshma à l'accepter. Elle avait entraîné la jeune Parthe à participer à une cérémonie rituelle. Elle avait intelligemment ajouté au rituel traditionnel des éléments qui rappelaient à Aeshma son univers : les pugios, le sang versé, le salut des guerriers, l'accolade, le verrat peut-être. S'il eût été difficile de trouver un bœuf ou un taureau en cette période de fêtes, Marcia aurait pu opter pour un bélier. Julia se demanda si le choix du verrat n'était pas un rappel de ce que Marcia lui avait présenté comme le palus du sanglier. Quoi qu'il en fût, la jeune fille avait atteint son objectif. La cérémonie avait ému la jeune Parthe. Marcia l'avait conduite à ce qu'il s'avérait le plus difficile d'accepter pour une personne qui regrettait amèrement une faute ou un crime. Aeshma s'était pardonnée. Marcia avait chassé de son esprit les nuages noirs du remord et de la culpabilité.
Les deux gladiatrices avaient réglé leurs pas l'une sur l'autre. Leur complicité et l'affection qu'elles partageaient éclataient à chaque pas qu'elles faisaient. Marcia pencha la tête vers Aeshma. Toute la tendresse qu'éprouvait la jeune fille pour son mentor explosa dans ce simple geste. Julia espérait qu'Aeshma en était consciente. Elle surprit les doigts de la jeune Parthe se resserrer sur l'épaule de Marcia. Elle savait. Julia sourit. Cette amitié était par bien des côtés étrange, elle était surtout admirable. Julia était fière de Marcia, fière aussi, de ne pas avoir mal jugée la farouche gladiatrice parthe.
La foule criarde la sortit de ses pensées. Elle s'était tenue coite un long moment, mais elle venait de se rappeler qu'elle était bruyante, désordonnée, houleuse, prompte à s'enflammer pour n'importe quoi et n'importe qui. Aujourd'hui, ce serait pour la bestiaire aux cheveux d'or et la Gladiatrice Bleue. Personne n'avait vraiment compris la signification du rituel. Tout le monde s'en moquait, c'étaient des gladiatrices, elles avaient sacrifiés à Mars Ultor, pour leurs victoires passées, pour celles à venir et puis voilà. Les veines tranchées ne faisaient partie d'aucun rituel connu, mais l'idée avait enthousiasmé l'amateur de munus qui sommeillait dans chaque Romain. Le sang qui coulait encore des entailles et tachait les tuniques des deux gladiatrices donnait à celles-ci un air barbare et sauvage qui séduisait la foule avide de sang et d'actes héroïques.
— Pff... se renfrogna Aeshma. Quelle bande d'excités. Comment fais-tu pour te promener en ville ?
— Je m'habille en jeune fille vertueuse et je me couvre la tête, expliqua Marcia.
— Personne ne te reconnaît ?
— Jamais.
— Pour aujourd'hui, c'est raté...
— Je ne voulais pas me dissimuler aujourd'hui, je voulais venir telle que je suis. Être qui je suis.
— Mmm.
Aeshma lâcha l'épaule de Marcia et lui ébouriffa les cheveux.
— Marcia Atilia ? affirma-t-elle plus qu'elle ne le demanda.
— Exactement, répondit la jeune fille heureuse que son mentor l'eût comprise.
Aeshma redressa sa posture et prit un air martial. La foule allait se déchaîner. La jeune femme se plongea dans l'état qu'elle affectionnait lorsque des pompas étaient organisées dans les rues des villes dans lesquelles elle se battait. Elle marchait fièrement, la poitrine bombée, au pas cadencé avec un air de profonde satisfaction affiché sur le visage. Une attitude qui ne reflétait pas ses pensées. Aeshma s'extirpait de la foule, sourde à ses cris et à ses délires, attentive cependant à son entourage, concentrée sur sa sécurité et sur la présence de ses camarades à ses côtés. Le reste l'indifférait. Marcia avait toujours tenté d'imiter son mentor, mais elle s'amusait trop. Les cris, les vivats et les débordements de la foule la distrayaient. Même si elle s'en défendait, elle aimait jouer le jeu.
.
Elle entendit le prénom à peine soufflé sur leur passage, un prénom qu'elle entendait rarement, uniquement prononcé par quelques très rares personnes. Elle fronça les sourcils, tourna la tête vers Aeshma. La jeune Parthe, attentive, leva un sourcil interrogateur dans sa direction. Marcia secoua la tête, Aeshma n'avait pas entendu.
Qui ? Son regard balaya la foule, la personne devait se tenir au premier rang. Il y avait trop de monde, les gardes urbains peinaient à maintenir la foule. Des mains se tendaient et Marcia avait plus d'une fois été touchée. Comme Aeshma, elle balayait rudement les mains opportunes. Soudain, son regard capta un mouvement à contre-courant. Un homme grand et large d'épaule fendait la foule. Il s'éloignait, entraînant une autre personne dans son sillage. La foule roula, s'écarta comme des roseaux sous le vent. Une femme. Celle-ci se retourna.
Zmyrina.
La jeune serveuse était en vie. Le cœur de Marcia s'allégea encore un peu plus. La jeune gladiatrice lui sourit, mais la jeune prostituée n'y prêta pas attention. La foule eût un nouveau mouvement et les deux truites qui remontaient son cours disparurent dans ses remous.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Restitution du Forum d'Auguste.
En arrière plan, on distingue le temple de Mars Ultor et l'autel placé sur les marches d'accès au temple.
Le sacrifice au temple de Mars Ultor : La scène est principalement inspirée de la fiche mise en ligne par l'université de Fribourg : Modules Religions grecque et romaine : quelques thématiques. Des actes de culte : Le sacrifice romain et le sacrifice grec.
Le reste est brodé à partir de ces données.
Le temple de Mars Ultor est le temple représenté sur le denier d'argent que portait Lucius Caper autour du cou, celui qu'il a demandé à Julia de transmettre à Marcia.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top