Chapitre LXXXIV : Petite visite à l'auberge des Quatre sœurs
Kittos suivait Marcia comme son ombre. Elle avait dévalé la colline du Capitol, longé le cirque Maximus, traversé le Tibre. Il avait cru qu'elle continuerait sur la voie Aurelia, mais elle avait bifurqué à gauche, s'était heurtée aux murs du Bois des Césars et était retournée vers le fleuve.
Ils marchaient maintenant sur la via Vitellia. Ils avaient croisé un peu de monde au début. Et puis, il n'y avait plus eu personne. Kittos avait rapidement retiré ses chaussures. Il avait le pied sûr et il ne voulait pas qu'elle devinât sa présence. La jeune fille quitta soudain la route et s'enfonça dans les herbes folles. Elle marcha encore quelques instants avant d'être arrêtée par le fleuve. Elle avança sur la berge et resta dressée face aux eaux noires.
Il s'approcha précautionneusement. Il avait plu le jour précédant. La végétation était encore humide et molle sous ses pieds. Elle étouffait le bruit de ses pas. Il se dissimula dans l'ombre d'un arbre.
Un cri déchira la nuit. Un cri sorti des tréfonds de l'âme de la jeune fille. Un cri dans lequel se mêlait autant de rage que de détresse. Kittos comprenait la rage, mais la détresse lui échappa. Elle n'exprimait pas la douleur que la jeune fille ressentait pour la mort de son père. Si elle avait hurlé de douleur pour cela, c'était bien longtemps auparavant, quand elle avait appris la nouvelle, pas maintenant. Alors, pourquoi cette détresse ? Que lui avait exactement dit Julia Metella Valeria ? Qu'Aulus Flavius avait commandité le crime ? La jeune fille avait fui le procurateur. Elle devait le détester. Cette révélation n'avait aucune raison de la bouleverser. Julia Metella Valeria lui avait donc dévoilé un événement que sa sœur n'avait pas révélé à l'Imperator. Un secret que gardaient jalousement les deux sœurs. Lequel ? Qu'est-ce qu'elles savaient que Marcia ne savait pas et qui l'avait autant bouleversée, autant mise en colère ?
À quelques pas de lui, la jeune fille s'arrêta de crier et tomba à genoux. Son front se posa contre la terre humide et Kittos sut qu'elle pleurait.
La bestiaire aux cheveux d'or. La fille tant aimée de l'austère et courageux tribun Kaeso Atilius Valens. La fille tant désirée de cette mystérieuse et si jolie femme aux cheveux noirs qu'avait épousé Valens. Cette femme qui avait légué l'éclat turquoise de ses yeux à sa fille. Personne n'avait jamais su qui elle était. Une Romaine ? La fille d'un chef catuvellauniens comme l'affirmaient certains ? Une princesse captive ? Une otage de l'Empire qui avait été offerte au tribun ? La bestiaire qu'on adulait dans l'amphithéâtre pour son courage, pleurait comme une enfant malheureuse. Comme n'importe quelle jeune fille à qui on avait brisé le cœur.
Kittos était un speculator, l'un des meilleurs. Personne ne saurait jamais. Il enterrerait la faiblesse de Marcia dans les profondeurs de ses pensées. Kittos savait garder des secrets. L'histoire du roi Midas et de son serviteur lui rappelait à chaque instant qu'un secret devait être à jamais scellé par celui qui le détenait. Il n'était qu'un gardien. Aveugle, sourd et muet. En apparence, car il resta en alerte tout le temps que durèrent les larmes de la jeune fille. Il guettait les chiens, les vagabonds, les brigands qui traînaient souvent jusqu'aux abords de la ville et se fondit avec la nuit quand Marcia se releva.
Elle ne pensait à rien et laissait ses pas la mener où ils voulaient. Elle distingua vaguement le Bois des César, entendit l'écho de son pas plus sonore quand elle retraversa le Tibre, reconnu vaguement les monuments, l'arc d'Auguste et le temple de Vesta, quand elle traversa le forum. Elle croisa une patrouille de vigiles. L'assurance de son pas, le bruit de ses caligaes cloutés, les détournèrent d'elle. Elle aborda Subure et les rues devinrent plus étroites, plus bruyantes. Plus sales.
Marcia naviguait entre flaques et détritus nauséabonds. Elle marchait pourtant sur les trottoirs, mais le quartier populaire accueillait plus d'insulas que de villas. La nuit protégeait les contrevenants qui ne s'embêtaient plus à descendre leurs ordures ou leurs pots d'aisance de chez eux et se contentaient de les jeter par les ouvertures. Il fallait être bien imprudent ou bien courageux pour ainsi se promener si tard, sans lumière et sans escorte, se tenir sur ses gardes et ouvrir grand ses oreilles. Les fêtards, les détrousseurs et les mauvais garçons pullulaient. Se prendre un sceau d'urine n'avait non plus rien de très plaisant et marcher au milieu de la rue était pratiquement inenvisageable. Des plaustrums et des chars livraient leurs marchandises aux quatre coins de la ville, parfois lancés, souvent peu regardant de ce qui pouvait se trouver sur leur chemin et laissant derrière eux, des rivières et des montagnes de déjections animales.
Un premier homme importuna la jeune fille. Un mendiant qui eut la mauvaise idée de la retenir par un pan de sa tunique. Marcia se retourna brusquement et menaça l'homme. Il obtempéra prestement et se confondit en excuses obséquieuses. Le ton de la jeune fille l'avait alerté. Il avait reconnu les caligaes à la façon dont elles claquaient sur le pavé, noté la vélocité de la fille à se retourner, sa posture. Elle s'était mise en garde. Il se ratatina sur lui-même. Kittos lui adressa silencieusement ses compliments, l'homme était intelligent.
Le petit groupe qu'elle croisa ensuite l'était beaucoup moins. À leur décharge, l'ivresse leur brouillait les idées et les avait privés de la plus élémentaire prudence. Ils voulurent l'arrêter, ne prêtèrent pas attention à sa tenue, à son ton, à sa posture. Ils insistèrent. Ils étaient trois.
Kittos les traita d'imbéciles quand, une fois que Marcia se fut éloignée, il les dépassa. Ils gémissaient misérablement, incapables de vraiment savoir ce qui leur était arrivé. Il avait suffi d'un instant, pour que la jeune gladiatrice pliât en deux l'un d'entre eux, brisa le nez du second et envoya le dernier rebondir sur un mur et s'étaler dans la fange malpropre de la rue. Elle s'était posée un moment et puis, elle était repartie. Attirée comme un papillon de nuit par de la lumière qui brillait un peu plus loin devant l'entrée d'une insula.
Kittos pesta. Il avait fréquenté des légionnaires, des marins et des brutes, et il n'avait aucun besoin qu'on lui expliquât l'intention de la jeune fille.
C'était une gladiatrice, habituée à la lutte et à la violence, habitée de tensions générées par son altercation avec Julia Metella. Elle venait de trouver le moyen, idéal à ses yeux, de se détendre et de se libérer physiquement de sa colère. Ses pas ne l'avaient heureusement pas menée au Submemmium, cette affreuse rue répugnante où s'alignaient des bouges plus sordides les uns que les autres. Kittos n'aurait pas supporté. Elle avait obliqué avant.
Il connaissait la taverne. Son enseigne bariolée sur laquelle s'enlaçaient élégamment quatre jeunes filles vêtues à la mode grecque. Les Quatre sœurs. Le pavement de mosaïque qui accueillait les clients à l'entrée du porche qui conduisait à l'auberge, avait toujours semblé superflu à Kittos. Ce phallus, que les femmes s'amusaient à piétiner ostensiblement le jour et que parfois, des hommes hilares passaient en sautant par-dessus la nuit. L'enseigne parlait d'elle-même, qu'importait si les quatre jeunes filles paraissaient innocentes, personne ne s'y trompait.
Marcia s'engouffra sous le porche, traversa un petit corridor sombre et ouvrit la porte. Elle apparut sur le seuil. Il dominait de quatre marches la salle en contrebas.
Une première tablée se tut. L'un des joyeux compagnons attablés avait soudain ouvert la bouche de surprise. Ses camarades avaient suivi son regard et étaient restés tout aussi ébahis que lui. Une vision. Une apparition.
L'auberge était grande et brillamment éclairée. Des lustres soutenaient chacun des dizaines de lampes à huile. Une dépense importante largement remboursée par le nombre de clients et le nombre de services offerts par la maison : vin, posca, repas, hébergement, bains, filles et jeunes garçons. L'établissement bénéficiait d'une solide réputation. On y buvait bien, on y mangeait bien, on pouvait y trouver des chambres propres, des bains accueillants, un jardin agréable et on y baisait bien.
Le patron et sa femme avaient réussi à attirer des clients appartenant à toutes les couches de la société. Les plébéiens venaient se détendre et manger à bon prix. En journée, ils se présentaient en famille. Une fois la nuit tombée, les hommes revenaient seuls. De jeunes gens de bonnes familles venaient prendre eux aussi du bon temps, loin des yeux de leurs précepteurs et de leur pater familia. Ils se mêlaient sans honte, aux affranchis, aux légionnaires en permission, aux prétoriens qui tentaient de se faire oublier et aux nombreux étrangers qui avaient leurs habitudes ou à qui, des collègues au cours de leurs pérégrinations, avaient vanté les services de l'établissement. Des malandrins s'invitaient parfois, espérant repérer quelques imbéciles à plumer aux dés ou à dévaliser dans une sombre ruelle à leur sortie. Le patron veillait. Les malandrins ne restaient jamais longtemps. S'ils ne s'éclipsaient pas d'eux-mêmes pour aller chasser ailleurs, des videurs s'en chargeaient.
Le silence se propagea de table en table. Il heurta le patron derrière son comptoir. Il leva les yeux. Tous les regards avaient peu à peu convergé en un seul point, attirés comme des aimants par une masse de fer. Il tourna la tête et sut immédiatement que la suite de la soirée menaçait d'être agitée. Une jeune serveuse oublia qu'une tablée particulièrement animée attendait qu'elle leur apportât une énième cruche de vin.
Une déesse se dressait à la porte d'entrée. Pas une fille, pas une matrone à la recherche de son mari, pas une esclave. Elle n'en portait pas les vêtements et elle n'en avait pas l'allure. Elle était vêtue d'une tunique courte qui ne lui descendait même pas sur les genoux, une simple tunique blanche serrée à la taille par une discrète ceinture de cuir ouvragé, les lacets de ses caligaes montaient le long de ses jambes musclées, aucun bijoux n'ornaient ses poignets, ses bras, ses oreilles ou son cou. Elle ne portait pas de bagues, pas de maquillage et des cheveux... Dieux ! Des cheveux incroyables. Des cheveux d'une incroyable couleur. Les boucles brillaient dans la lumière des lampes et auréolaient le visage gracieux de la créature divine d'une vive lumière d'or. La serveuse s'avança fascinée. L'apparition ne bougeait pas. Figure mythique majestueuse et altière. Son regard dur sondait l'assemblée muette. Qui était-elle ?
La jeune esclave remarqua les cicatrices blanches qui striaient par endroit la peau de la déesse, les taches de rousseurs qui coloraient harmonieusement sa peau blanche. Ses yeux bleus. D'incroyables yeux bleus.
— Marcia... murmura une voix rauque venue de derrière elle.
Marcia ? Pourquoi ce nom ? pensa la jeune serveuse, elle aurait pensé à un autre nom, à celui qu'on aurait pu donner à la fille de Vénus et de Diane, ou à celle d'Adonis et d'Ashtarout. Un corps de déesse et des yeux de chasseur.
— Zmyrina ! Putain, il vient ce vin ?! jura un homme.
La salle fit taire l'importun. Un jeune homme se leva, ses habits et ses bijoux trahissaient un aristocrate. Il s'avança vers l'apparition.
— Tu es Marcia, la bestiaire aux cheveux d'or, déclara-t-il à la jeune fille. J'ai assisté à toutes tes chasses et si tu n'es pas elle, tu es son double divin.
Marcia baissa les yeux sur lui.
— C'est elle ! s'exclama le jeune homme. Marcia nous fait l'honneur de sa visite.
Il se tourna vers la jeune serveuse toujours immobile avec sa cruche à la main.
— Zmyrina, petite putain sans cervelle, qu'est-ce que tu attends ? Sers à boire à la grande Marcia !
La salle jusque-là suspendue à l'apparition de la jeune fille et aux paroles du jeune homme, explosa soudain :
— Marcia !
— Longue vie à la bestiaire aux cheveux d'or !
— Du vin ! Du vin !
— Trinquons ! Trinquons ! À boire !
Chacun l'apostropha, s'en alla de son compliment, des étrangers tout juste arrivés à Rome s'informèrent de qui était cette Marcia, et si un Gaulois se mit à rire, un homme à la mine compassée en appela à son dieu d'être témoin de tant de dépravation. Une jeune fille, à cette heure, dans un bouge ? Une gladiatrice ? Une héroïne ? Seule une femme damnée pouvait ainsi s'exposer impudiquement aux regards des hommes.
On apporta un gobelet, le jeune aristocrate arracha la cruche des mains de Zmyrina et le remplit à ras-bord. Il monta deux marches et le tendit à Marcia. Elle le saisit. De nouveaux cris jaillirent et chacun s'empressa de remplir son gobelet.
— Vive Marcia ! cria le jeune aristocrate.
Tout le monde leva son gobelet et but. Marcia vida le sien. Le jeune aristocrate tendit la cruche pour la resservir.
— Je n'ai pas d'argent, déclara Marcia.
— J'en ai plein, répliqua en souriant le jeune homme. Et je m'appelle Lucius Vatia. Donne ton gobelet et bois !
Marcia tendit son gobelet. Cinq fois. Des cris d'enthousiasme saluèrent son exploit. Elle se tenait toujours debout sur le seuil de l'auberge.
— Viens t'attabler avec nous, proposa Lucius. Nous boirons jusqu'au bout de la nuit à tes exploits. Cette après-midi, tu as été magnifique.
Des voix approuvèrent.
— Je ne suis pas venue boire.
— Viens manger.
— Je ne suis pas venue manger non plus.
— Oh...
Marcia baissa le regard sur Lucius. Il rosit de plaisir.
— Je me ferais un plaisir de combler tes désirs, annonça-t-il avec un sourire fat.
— Je ne suis pas sûre que tu fasses l'affaire, lâcha grossièrement Marcia.
— Je ne suis pas contre l'idée que tu essaies, rétorqua Lucius avec un petit sourire égrillard.
Marcia regarda par-dessus son épaule. Ses yeux firent le tour de la salle.
— J'avais espéré quelqu'un de plus solide.
Des rires gras s'élevèrent, des hommes se levèrent, certains se tapaient la poitrine avec les poings.
— Moi, je suis un lutteur !
— Tu veux un étalon ? Tu l'as trouvé, j'ai déjà baisé dix filles en une seule nuit !
— Viens avec moi, tu ne trouveras pas plus grosse que la mienne.
C'était à qui se vantait le plus, à qui se montrait le plus vulgaire, le plus explicite. Les moins gâtés par la nature parlaient de génie et de résistance à toutes épreuves. La posture de Marcia se relâcha et elle se déhancha légèrement. Une moue boudeuse apparut sur son visage. Les esprits s'échauffèrent. Des plaisanteries peu flatteuses s'échangèrent entre voisins. Des querelles naquirent. D'abord, amicales puis, beaucoup moins.
Le cabaretier chercha ses videurs et il leur fit un petit signe de tête. Il fallait sortir cette fille de la salle. Deux clients en étaient déjà venus aux mains. Dans cinq minutes, ils se battraient tous pour ses beaux yeux. La femelle attendait son mâle. Elle avait occulté la raison de tous les hommes présents, ils en avaient oublié les serveuses, les gitons et sa femme. Seule comptait la bestiaire aux cheveux d'or.
Dieux ! Il l'avait vu combattre cet après-midi. Il avait promis deux tourterelles à Vénus si elle lui accordait la grâce de rencontrer Marcia. Quel fou, il avait été ! Comme il regrettait ses vœux. Il avait désiré Vénus et il se retrouvait avec Éris sur les bras.
Kittos assistait à la scène de l'extérieur. Tant que Marcia ne bougeait pas, tant qu'elle ne descendait pas la volée de marche qui menait à la salle, tant que personne ne levait la main sur elle, il restait une chance. Une chance bien mince que la jeune fille aurait tôt fait de ruiner si elle restait plantée là.
Les videurs durent jouer des coudes. Ils déplurent aux clients surexcités qui les prirent à partie :
— Faites attention !
— Bande de balourds !
— Où vous allez comme ça ?
— Marcia ! Ils veulent s'accaparer Marcia !
Les videurs protestèrent. C'étaient trop tard. On leur sauta dessus.
— Je prendrais peut-être le vainqueur, annonça Marcia d'une voix assez forte pour surmonter le vacarme.
— Cette vulgaire plèbe infestée de punaises ?! s'offusqua Lucius.
— Sûr que ton cul doit être plus propre à force de se faire ramoner, s'écria un grand type.
Lucius se retourna, blême de colère.
— Tu me traites de giton ?! cracha-t-il.
— T'as la gueule à ça, petit, ricana un légionnaire.
Lucius envoya un poing, le légionnaire riposta. Les amis de Lucius vinrent le soutenir. Le jeune homme valsa et bouscula la jeune Zmyrina. De rage, il se retourna et la gifla. Elle tomba à terre. Autour, le chaos s'installait. Lucius leva une nouvelle fois la main sur la jeune serveuse.
Kittos ferma les yeux. C'était parti.
La main de Lucius n'atteint pas son but. Une poigne de fer l'arrêta avant. Il se retourna furieux et se retrouva nez à nez avec Marcia. Dieux, qu'elle avait de beaux yeux ! Si on y regardait bien, on voyait des étoiles briller au fond de ses iris. C'est la dernière chose qu'il vit de la soirée. Un poing d'airain le crocheta au menton et l'envoya dans des bras inhospitaliers qui le jetèrent sur une table. Sa tête frappa violemment le bois dur et il sombra dans l'inconscience.
Marcia s'était lancée, elle frappait au hasard. Tous ceux qui passaient à portée de ses poings ou de ses pieds contribuèrent à satisfaire son besoin de violence. La bagarre devint générale. Les employés de l'auberge s'écartèrent comme ils purent des combats. Recroquevillés dans un coin de la salle pour les moins chanceux, à l'abri dans le jardin ou à l'étage pour les autres. Des clients avaient profité de la confusion pour se payer du bon temps gratis. Deux hommes avaient coincé une petite serveuse sur une table, l'avaient prestement déshabillée et prenaient sans gène leur plaisir aux yeux de tous. Personne ne regardait, sauf la tenancière qui connaissait l'un des deux hommes et qui ne manquerait pas de lui facturer les six as que valait un moment de volupté avec la fille en temps normal. Il payerait aussi les quarante as de la tunique déchirée.
Marcia tapait méchamment, brutalement, sans joie, sans plaisir, vicieusement. Tous ses coups portaient. Les hommes oublièrent vite la jeune fille, la bestiaire adulée du public. Le nez en sang, les cages thoraciques défoncées, l'humiliation, les vapeurs d'alcool, il ne resta bientôt plus d'elle qu'un adversaire à abattre pour ceux qui se trouvaient à proximité de ses poings. Kittos s'était avancé sur le seuil de l'auberge. Il guettait la venue d'une patrouille toujours possible, mais surtout, il veillait sur la jeune fille.
Elle se débrouillait plutôt bien. Très bien même. Sa vigilance n'était jamais prise en défaut, elle gardait ses distances et veillait à ne pas se faire enfermer dans un cercle hostile. Elle avait signé son contrat deux ans et demi auparavant. C'était devenu une incroyable combattante. Sur le sable, elle était exceptionnelle, mais là ? Dans ce bouge rempli de types louches, d'ivrognes et de soldats, elle déployait de réels talents de bagarreuse. Il comprenait mieux sa condescendance quand il avait voulu la raccompagner à son ludus, quand elle lui avait assurée qu'elle était gladiatrice et qu'elle ne risquait rien dans les rues de Rome. Elle n'avait pas besoin de protecteur.
Mais peut-être d'un bras ami. Marcia était peut-être une pugiliste hors-pair, mais ses talents ne seraient pas suffisants si trop d'adversaires se liguaient contre elle. Si des armes faisaient leur apparition.
La jeune gladiatrice s'effaça devant une première lame, elle attrapa le poignet, le retourna, l'homme se retrouva à terre. Un coup de genou le mit hors combat. Elle décida de battre en retraite, elle s'était pris des coups et si des pugios entraient dans la danse, son petit quart d'heure de détente risquait de mal tourner.
— Je ne sais pas ce que tu cherchais, la belle, mais nous, on va prendre ce dont on a envie ! ricana un type à la mine patibulaire.
— Il ne te restera pas grand-chose pour ça, siffla Marcia en lui décrochant un coup de pied dans l'entre-jambe.
L'homme hurla et tomba à genoux. Des hommes s'inquiétèrent, il les lança sur la gladiatrice. Ils étaient tous armé. Tous amis. Elle se ramassa et devint hyper vigilante. Ils passèrent à l'attaque. Ensemble. Marcia fonça, mais sa marge de manœuvre était minuscule. Elle n'avait pas des scrupulums de sable pour esquiver, courir et repasser à l'attaque. Des types valsaient à droite et à gauche, et l'escalier la gênait. Elle prendrait le premier, on verrait pour la suite. Tout se déroula en un mouvement. Elle rentra dans la garde de l'homme qu'elle avait choisi, l'emporta jusqu'à terre. Le deuxième arrivait et disparut tout aussitôt. Elle se redressa face au troisième, incertaine de pouvoir arrêter le pugio. Elle recula le torse, la lame lui entailla le coin de la mâchoire, un croche-pied la fit basculer aussitôt après. Le gars poussa un cri de triomphe, le pugio brandit au-dessus de sa tête. Il s'écroula soudain comme une masse. La jeune Zmyrina apparut derrière lui. Le visage pâle. Un tabouret encore en main. Elle tendit une main. Marcia l'attrapa.
— Merci, souffla celle-ci.
— J'ai entendu parler de toi. Ne reste pas là, Viens.
La jeune fille entraîna Marcia entre les tables. Un voyage périlleux. Marcia donna de nouveaux coups de poing, mais elle n'était plus vraiment le centre d'attention de la salle. Elle hésita un instant à la vue des deux types qui s'occupaient de la jeune serveuse clouée sur une table. Zmyrina la tira par la main.
— Elle a l'habitude, ne t'inquiète pas. Elle les connaît, elle se fera payer.
— Ah, euh... balbutia Marcia choquée.
— Marcia ! Marcia ! cria un homme à l'autre bout de la salle.
La jeune gladiatrice se retourna. Le type à la mine patibulaire, il rameutait ses troupes, quelqu'un le frappa et il disparut. Zmyrina ouvrit une porte, elle tira Marcia dans un petit corridor. Elle ouvrit une nouvelle porte et elles débouchèrent dans un jardin.
— Viens, il y a une porte au fond. Je sais où est la clef.
La jeune serveuse traversa le jardin en courant, elle passa la main sur le mur, en tira une clef et ouvrit la porte.
— Rentre chez toi. Dis, tu es vraiment Marcia, la bestiaire aux cheveux d'or ?
— Euh, oui.
La serveuse s'illumina.
— Je n'ai jamais rencontré de gladiateur célèbre.
— Euh... tu m'as sauvé la vie.
— Tu crois ?!
— Y a des chances.
— J'ai le droit à une récompense, alors ?
— Euh... ben, euh, oui... balbutia Marcia. Mais je n'ai rien sur moi. Je ne crois pas que je pourrais revenir ici, mais si tu viens me voir au ludus Aemilius, je te donnerais une récompense.
— Je ne veux pas d'argent.
— Un bijou ?
— Non.
— Qu'est-ce tu veux ?
— Ce que je veux ?
— Euh... oui, confirma Marcia.
— C'est vrai que tu dors chez une aristocrate ?
— Euh...
Son hésitation confirma ce que tout le monde racontait à Rome.
— Je peux prendre ce que je veux ?
— Ben, euh...
La jeune fille s'avança, elle posa les mains sur les hanches de Marcia et lui déposa un chaste baiser sur les lèvres. Elle se recula aussitôt.
— Merci, souffla-t-elle émue.
Marcia la devina rouge comme un coquelicot.
— Ben, euh... ne trouva-t-elle qu'à répondre à la jeune serveuse.
— Tu n'es jamais venue dans un endroit comme cela, n'est-ce pas ? C'est la première fois ?
— Oui, avoua Marcia.
— Ne reviens jamais, ce n'est pas un endroit pour toi. Tu n'es pas comme eux. Tu es gentille.
— Euh, je leur ai tous cassé la gueule et c'est moi qui ai provoqué la bagarre.
— Oui, c'est vrai, rit Zmyrina. Mais tu n'es pas comme eux quand même. Va-t'en maintenant. Et n'oublie pas Zmyrina. Moi, je ne t'oublierai jamais.
Marcia hocha la tête, quel âge pouvait avoir Zmyrina ? Vingt ans, un peu plus, un peu moins ? Depuis combien d'années servait-elle le plaisir des clients ? Dix ans ? Quinze ans ? Elle pensa à Atalante, à Galini qui lui avait présenté son entrée dans la gladiature comme une libération. À... Non, pas à elles, pas maintenant. Zmyrina la poussa dehors.
— Vite ! Ils arrivent.
— Au revoir, souffla Marcia. Et merci.
Elle se pencha sur la jeune esclave et l'embrassa sur la joue. La porte se ferma sur elle. Elle entendit la clef tourner dans la serrure. Des cris. Zmyrina crier. Elle tenta de rouvrir la porte, tambourina. En vain. Elle attendit. Pensa à faire le tour et se mit à courir. Elle s'arrêta net au coin de la ruelle. Des torches. Une patrouille de vigiles. D'autres arrivaient. Elle commença à s'avancer. Recula. Consciente qu'elle n'accepterait jamais de se faire arrêter, qu'elle résisterait. Peut-être avait-elle assez commis assez de bêtises pour cette nuit ? Oui, mais la petite esclave ? Alors qu'elle s'était décidée à retourner dans l'auberge, une main se posa sur son épaule.
— Ce n'est pas une bonne idée.
Marcia se retourna, prête à frapper. Kittos se recula prudemment.
— Qu'est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle durement.
— Mon travail.
— Tu étais dans la taverne ?
— Oui.
Marcia fronça les sourcils.
— Tu es intervenu, le deuxième type au couteau, c'est toi qui lui es rentré dedans ?
— Mmm, acquiesça Kittos..
— Par où es-tu sorti ?
— Par le jardin.
— Tu as vu une petite esclave ?
— Celle qui t'a fait sortir ?
— Oui.
— Non, quand je suis arrivé dans le jardin, des types ouvraient la porte pour te rattraper. Je m'en suis occupé. Ensuite, je me suis douté que tu reviendrais par l'avant.
— Je n'aime pas qu'on m'espionne.
— Je ne t'espionnais pas.
— Je veux être seule.
— Tu l'es.
— Laisse-moi.
— Je ne te retiens pas.
— Mais tu vas continuer à me suivre ?
— À protéger le bien de l'Empereur ? Oui.
— Tu fais ça pour l'Empereur ?
— Pas vraiment.
Marcia soupira.
— Je ne veux pas te voir.
— Tu ne me verras pas, promit-il.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration censurée par Wattpad : pavement antique représentant un phallus gravé en bas-relief dans la pierre, rue de Pompéi, Ier sc.
L'auberge des Quatre sœurs : une auberge portant ce nom a réellement existé à Rome dans l'antiquité.
La représentation du phallus dans l'antiquité : Le thème est très courant, l'île de Délos accueillait des centaines de phallus de pierre dressés vers le ciel, mais on retrouve des phallus aussi bien dans les espaces privés que dans les espaces publics. Peints, gravés, sculptés, ornant des lampes à huile ou des bijoux. Symbole d'opulence, de puissance et de richesse, il désigne aussi ce qu'il est censé être : un sexe masculin. Une promesse de plaisir. À l'entrée d'une auberge ou d'un estaminet, il indiquait au client que l'établissement proposait des prostitués. Les bordels faisaient évidemment de même.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top