Chapitre LXXXIII : Le désespoir des mélioras
Atalante se réveilla en grimaçant. Elle dormait appuyée sur une épaule meurtrie et la douleur l'avait sortie de son sommeil. Un silence complet régnait dans la cellule. Pas de souffle régulier, de respiration sonore, de paroles murmurées ou de gémissements. Tous ces petits bruits familiers qui habitaient ses nuits depuis trois mois qu'elle partageait sa cellule avec Aeshma et Marcia.
Après un entraînement particulièrement dur et après chaque venatio, Marcia ronflait. Plutôt fort. Aeshma la taquinait parfois à ce sujet, mais elle n'était pas très différente de la jeune bestiaire. Plus discrète pourtant. Les deux parlaient aussi de temps en temps dans leur sommeil. Atalante ne comprenait jamais ce que disait Aeshma. Contrairement à Marcia, elle ne s'exprimait ni en latin ni en grec. Son enfance profitait de ses rêves pour se rappeler à elle.
Quand le sommeil la fuyait ou qu'elle se réveillait au milieu de la nuit, Atalante aimait sentir leur présence. Entendre, comme c'était d'ailleurs le plus souvent le cas, leurs souffles réguliers et paisibles.
Elle aimait la solitude. C'était une compagne de très longue date qu'il lui semblait avoir toujours connue. Les chèvres ne remplaçaient pas des humains. Elles étaient douces ou amusantes, mais Atalante en était responsable. Quand elle rentrait au campement, elle partageait ses responsabilités avec ceux de sa tribu et elle se sentait entourée et protégée. Et parce qu'Atalante connaissait et aimait la solitude, elle chérissait et appréciait à sa juste valeur la présence des autres. Particulièrement de ceux qu'elle aimait.
Elle se sentit affreusement seule. Marcia était partie dormir chez Gaïa Metella, et Aeshma... Qu'est-ce qui pouvait bien tourmenter Aeshma ? La tourmenter assez pour la détourner de Marcia ? Pour blesser, en toute connaissance de cause, la jeune fille ?
Atalante repoussa sa couverture. Décidée à faire parler sa camarade. C'était une tête de bois, mais elle passerait outre. Elle devait savoir. Tant pis, si elles finissaient en sang et compromettaient leur combat du surlendemain. Tant pis si Téos les accrochait dix jours à un palus et leur faisait subir les pires humiliations. Aeshma l'énervait. Les gardes la laisseraient la rejoindre sur les terrasses. Herennius leur avait certainement laissé des consignes.
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Atalante se figea. Aeshma n'était pas seule. Elle jura. À la carrure de la personne qui se tenait à ses côtés, elle identifia un homme. Un gladiateur, certainement. Un beau mâle que la Parthe avait repéré dans la cour ou dans le réfectoire, et qu'elle avait jugé apte à satisfaire ses besoins. Elle s'était montrée pourtant très sage à Rome. Atalante n'était même pas sûre qu'elle eût accordé une seule fois ses faveurs à quelqu'un depuis leur arrivée. Ou peut-être que si, au début. Le petit gladiateur ibère. De toute façon, cela n'avait aucune importance, les histoires d'Aeshma n'avaient jamais particulièrement passionné la grande rétiaire, du moins jusqu'à ce que la petite Parthe rencontrât Gaïa Metella. La domina n'était pas une passade, une simple étreinte vite oubliée. Aeshma l'aimait autant qu'elle avait aimé Daoud, sinon plus. Qu'elle en fut consciente ou pas ne changeait pas le problème. En attendant, Aeshma pouvait se détendre avec qui elle voulait, Atalante n'y trouvait rien à redire, d'autant plus si sa camarade se sentait mieux ensuite. Mais ce soir ? Merde !
En même temps... Ils n'avaient pas vraiment l'air de beaucoup s'amuser. Ils étaient habillés et assis l'un à côté de l'autre. Les épaules basses. Ils semblaient plus accablés qu'habités par le désir. Qui Aeshma avait-elle ramassé ? Elle s'approcha. Le sol était froid sous ses pieds nus. Aeshma et son compagnon ne l'entendirent pas. Son compagnon ? Aeshma était avec une femme. Ses longs cheveux s'étalaient dans son dos. Un dos large et des épaules reconnaissables entre mille quand on parlait d'une femme.
— Astarté ? murmura Atalante qui n'en croyait pas ses yeux.
— Dégage, Atalante. Va-t'en, souffla sourdement Aeshma, sans se retourner.
Atalante parcourut rapidement la distance qui la séparait de ses deux camarades. Elle se plaça debout face à elles.
— Astarté, qu'est-ce que tu fais-là ? Tu t'es enfuie ? Mais... Aesh... ?
Les deux gladiatrices se tenaient la tête baissée, Atalante s'accroupit. Une odeur fade montait de leurs vêtements. Astarté portait une grande paenula qui laissait voir en dessous le bas d'une tunique blanche. Tachée. La grande rétiaire tourna la tête vers Aeshma. Elle portait la même tunique brune que plus tôt dans la soirée. Elle se baissa et lui toucha l'épaule à la naissance du cou. La peau était froide. Elle tourna la tête à la recherche de la couverture dans laquelle s'enroulait Aeshma pour dormir. Elle la ramassa et la posa sur les épaules de la petite thrace. Elle s'accroupit ensuite devant les deux jeunes gladiatrices. Elles ne levèrent pas la tête.
— Astarté ? l'appela doucement Atalante.
La Dace se recroquevilla encore un peu plus sur elle-même.
— Laisse-nous, Ata, lui demanda Aeshma cette fois-ci sans hargne. Après, ils vont croire que tu étais avec nous, que tu es complice. Je ne veux pas qu'il t'arrive du mal.
— Complice ? Complice de quoi ?
— Retourne te coucher et oublie que tu nous a vues, répondit la jeune Parthe.
Aeshma avait relevé les yeux sur elle et le ton avait été tranchant. Atalante passa en position assise.
— D'accord, racontez. Qu'est-ce que vous faites-là ? Et surtout toi, Astarté, qu'est-ce que tu fais-là ?
— Je t'ai dit de laisser tomber, tu es dur de la feuille ou quoi ?! l'invectiva Aeshma. Faut que je te casse la gueule pour te faire comprendre qu'on ne veut pas de toi ici ?
— Va te faire foutre, Aeshma !
Et la Syrienne balança soudain une grande taloche sur le front à la grande Dace.
— Astarté ! Raconte-moi ce que tu fais ici et pourquoi tu n'es pas au ludus Vestitus en train de dormir ?
La Dace haussa les épaules :
— Ça n'a pas d'importance dit-elle d'une voix éteinte.
— Pas d'importance que tu passes pour une esclave en fuite ?! Tu te fous de moi ?!
— Dégage, Atalante !
Aeshma bondit sur ses pieds, empoigna la grande rétiaire par le col de sa tunique et la remit debout.
— Tu veux te battre, Aesh ? siffla Atalante. D'accord !
Son genou frappa l'entrejambe de la Parthe, elle recula ensuite un pied, prit ses distances et son poing jaillit. Parti des hanches, il atteignit Aeshma au menton. La Parthe l'avait esquivé trop tard, elle gémit de douleur, recula de deux pas et passa à l'attaque. Elle se projeta dans les jambes d'Atalante, referma ses bras autour de son bassin et l'entraîna à terre. La tête d'Atalante rebondit sur le sol. Aeshma se tenait au-dessus d'elle. Pas pour longtemps. La Syrienne releva brusquement le buste, enlaça Aeshma et elles roulèrent sur le côté. Des coups claquèrent. Un coude plus vicieux qu'un autre libéra Atalante du poids d'Aeshma. Elle bondit sur ses pieds.
— Allez, viens, la provoqua-t-elle en lui faisant signe de la main.
Aeshma se releva. Elle allait se lancer quand Astarté referma ses bras autour de ses épaules et la maintint immobile.
Elle ne croyait pas qu'elle l'arrêterait comme ça, par une prise aussi idiote ? Aeshma se ramassa sur elle-même. Elle se débarrasserait d'abord d'Astarté et ensuite, elle s'occuperait sérieusement d'Atalante. Elle lui apprendrait à lui chercher des poux. Elle lui ferait bouffer tous les siens.
— Arrête, Aeshma, la supplia Astarté. Je sais que tu peux te dégager, mais s'il te plaît, arrête. Atalante ne nous a rien fait, elle ne nous veut aucun mal. Ne te bats pas avec elle à cause de lui. Il nous a déjà poussées à faire trop de mal, laisse Atalante tranquille. S'il te plaît, la supplia encore une fois la grande Dace.
Aeshma abandonna la lutte et se détendit. Astarté la libéra aussitôt. Elle gémit soudain et s'appuya d'une main sur l'épaule de la petite thrace.
— Astarté ? s'inquiéta Aeshma.
— C'est rien. Je me suis reçue un coup de poignard. Cette abrutie de Cynthia était sur moi, je n'ai pas pu pas l'éviter.
— Tu as été blessée ?! s'exclama Aeshma. Pourquoi tu ne m'as rien dit ?
— Tu veux m'emmener voir Atticus ? demanda la Dace d'un ton sarcastique. De toute façon... continua t elle lugubrement.
Atalante soufflait comme un bœuf. Encore en garde face à Aeshma. Lui ? Un coup de poignard ? Cynthia ?
— Vous m'expliquez ?
Les deux gladiatrices relevèrent le regard sur elle. Aeshma arborait une expression fermée et hostile. Astarté semblait plus incertaine, plus vulnérable, aussi incroyable que cela put paraître.
— Astarté ?
La Dace n'avait pas eu le temps de digérer tout ce qu'elle venait d'apprendre. La fatigue, l'alcool, le combat pour sa vie au ludus Vestitus, les aveux d'Ister, sa blessure, sa course dans les rues, le pavé glissant, son face à face avec Téos, l'arrivée d'Aeshma, des révélations encore plus folles que les premières. La tempête d'émotions qui s'était levée ensuite. Elle était restée plus d'une veille à contempler Téos se vider lentement de son sang. Immobile, alors que se déchaînaient ses pensées à l'intérieur de son crâne.
Elle serait restée jusqu'à ce qu'on la retrouvât le matin, assise dans le sang séché du laniste, si Aeshma ne l'avait pas pressée de quitter l'appartement. Elle avait suivi la jeune Parthe sans protester, incapable de prendre une décision, de réfléchir sainement. Elles avaient rejoint le toit, elles s'étaient assises côte à côte et elles étaient restées là, sans bouger ni parler. La présence d'Aeshma lui avait semblé être la seule chose encore cohérente, la seule chose réelle et tangible qui perdurait autour d'elle.
Et puis, Atalante était arrivée.
La grande rétiaire. Comme elle lui avait parfois manqué à Capoue. Elle la connaissait depuis huit ans. Pour elle, comme pour les autres, Astarté n'avait jamais réalisé à quel point Atalante avait sa place dans sa vie. Une place particulière. Parce qu'Atalante avait été là à chaque fois qu'Astarté ne supportait plus le poids de sa vie. Atalante était la fille sur qui elle pouvait compter. Peut-être Astarté avait-elle été moins proche d'elle que de Sabina, de Lucanus ou de Saucia dont elle appréciait beaucoup la compagnie, mais Atalante...
Astarté regarda la grande rétiaire, la tension qui se devinait encore dans son attitude, prête à se battre s'il le fallait, mais aussi et surtout, prête à écouter, à échanger, à partager. Pendant six ans, Astarté avait été chercher auprès d'Atalante ce qu'elle ne trouvait chez personne d'autre. Une intimité de pensée. Une mélancolie avouée proche de celle qu'Astarté éprouvait parfois. Et quand elles les mêlaient l'une à l'autre à travers leurs caresses et leur baisers, Astarté se sentait moins seule. Elle n'avait rien à prouver à Atalante. Elle prenait sa peine et lui offrait la sienne. Atalante hésitait toujours un peu, mais elle succombait toujours si Astarté avait bien su choisir son moment. Leurs nuits étaient toujours tendres et Atalante dissimulait beaucoup de sensualité derrière son apparente réserve.
Astarté trouvait son plaisir avec tous ceux qu'elle choisissait. Marcia avait balayé ses certitudes et sa tranquille assurance, elle lui était rentrée dedans et la jeune gladiatrice, fraîchement promue, avait dévasté sa vie. Astarté avait succombé à un amour exigeant et exaltant. Tout, elle aurait tout donné pour Marcia. La jeune fille illuminait ses jours et ses nuits, sa vie, et son corps aspirait sans cesse au sien. Elle fantasmait aussi bien en sa présence qu'en son absence. Elle souffrait quand elle n'était pas à ses côtés. Elle l'aimait jusqu'à supporter l'idée que son amour put être sans retour, jusqu'au point de rupture, plus loin encore. Elle l'aimait assez pour accepter de la perdre quand Marcia l'aurait décidé, parce qu'Astarté avait toujours été persuadée que la jeune fille le déciderait un jour.
Elle l'aimait toujours. Leur rencontre après l'amazonachie avait suffi à la conforter dans ses certitudes. Marcia était à l'image du phénix qui meurt et qui revit éternellement, qui dévore tout par le feu autour de lui. Astarté l'avait connue trop tôt. Dix ans trop tôt.
Et maintenant, c'était trop tard.
Atalante n'avait jamais dévasté le monde de certitudes de la grande Dace, elle n'avait jamais éveillé aucune passion chez elle. Atalante avait été là. La petite novice qu'elle avait trouvé désirable. La bonne surprise qu'elle lui avait réservée. Son ennui quand elle avait vu les sentiments d'Atalante se déployer autour d'elle. La mise au point, ferme et très claire. Le recul d'Atalante, sa déception peut-être, et puis son acceptation respectueuse. Astarté avait apprécié.
Atalante était une meliora qu'elle respectait, une excellente camarade et la fille qui lui fallait une ou deux fois par an, rien de plus. Et pourtant. Elle lui avait terriblement manqué à Capoue. Une fois sa peine atténuée, ses frustrations envolées, Astarté avait rêvé bien des fois d'entraîner avec elle la grande rétiaire dans son lit. Elle en avait crevé d'envie. Pas seulement pour la faire gémir et se perdre en elle. Mais aussi, parce qu'Astarté s'était souvenue qu'elle aimait dormir avec elle, qu'elle trouvait toujours un malin plaisir à l'embrasser gentiment sur la joue le matin, à la remercier, à découvrir son embarras d'avoir encore une fois succombé à ses avances. Atalante hésitait avant de céder, se donnait sans retenu pendant la nuit et se morigénait le matin de sa légèreté. Astarté la trouvait si touchante dans ses moments-là. Si amusante.
Atalante.
La grande rétiaire aimait Aeshma, c'était une fille censée, quelqu'un qui méritait une confiance absolue. Elle avait le droit de savoir :
— J'ai été attaquée. Je me suis vengée. J'ai tué Téos.
Atalante laissa tomber ses mains le long de son corps. Elle regardait alternativement Aeshma et Astarté.
— Aeshma n'a rien fait, continua la grande Dace. Elle est arrivée trop tard pour pouvoir le sauver. Ce n'était qu'un salaud, Atalante ! J'avais tout donné pour mériter ma place dans la familia et il m'a vendue ! Ce salaud m'a vendue comme une vulgaire esclave ! Et après ? Il m'envoie ses sbires ? Il paie une fille pour me baiser et me piéger ? Il envoie ce connard d'Ister pour me faire la peau ? Et après moi, il aurait tué Aeshma, Typhon et Saucia ? C'est fini, maintenant.
— Aeshma, qu'est-ce que tu faisais chez Téos ?
Atalante ne perdait pas le nord. La jeune Parthe haussa les épaules. Astarté vit Atalante se crisper. À quoi cela servait-il de mentir encore ?
— Elle voulait lui parler.
— De quoi ?
— Tu ne peux pas fermer ta grande gueule, Astarté ?! s'énerva Aeshma.
— Je... Je suis désolée, Atalante, s'excusa misérablement Astarté. Ce... c'est une histoire qui nous concerne Aeshma et moi. Il vaut mieux que tu ne saches rien. Aeshma a raison, retourne te coucher. Laisse-nous. On nous clouera sur une croix de toute façon...
La grande Dace soupira et s'appuya un peu plus lourdement sur Aeshma.
— Tu veux t'asseoir ? lui demanda celle-ci.
— Mmm.
Les deux jeunes gladiatrices s'assirent. Aeshma aida de son mieux Astarté. Atalante réfléchissait.
— Astarté ? Pourquoi Téos voulait te tuer ?
— Laisse tomber, soupira la Dace.
— D'accord.
Elle s'assit, s'excusa auprès d'Aeshma et attrapa sa couverture. Elle s'enroula dedans en déclarant qu'elle souffrait plus du froid qu'elle et se coucha.
— Atalante... qu'est-ce que tu fais ? demanda lentement Aeshma.
— Je reste avec vous. On se fera arrêter demain matin ensemble. Il est hors de question que je vous laisse.
— Mais t'es vraiment con !
Atalante se retourna brusquement et s'assit, le visage blanc de fureur.
— Je sais, Aesh, que tu me prends pour une vraie conne et ce depuis cinq jours. Ton humeur de merde, ton silence borné, tes secrets à la con... C'est à moi que tu parles ! Et maintenant, Astarté ? Vous deux assises comme des âmes en peine en train d'attendre de vous faire clouer à une croix ?! Cette conne en train de se vider de son sang, toi qui t'en fous, Téos, Ister... Merde ! C'est quoi votre problème ?! Typhon, Saucia et s'ils n'étaient pas morts, Rigas et Marpessa ? Téos voulait tous vous éliminer, pas vrai ? Pour Galia évidemment, le problème ne se posait pas parce que tu t'en es chargé depuis longtemps, n'est-ce pas Astarté ?
— Comment tu sais tout ça ? s'étonna la Dace abasourdie. Aeshma, tu lui as raconté ?
— Oui.
— D'accord pour toi, Astarté, reprit Atalante sans laisser à la Dace le temps de réagir. Pour ta vengeance, pour ton désir si honorable de vouloir sauver tes camarades. Mais pourquoi cette attitude de perdante ? Cette volonté de te faire condamner ? Tu devrais bondir de joie, tu as assouvi ta vengeance et sauvé Aeshma, Typhon et Saucia, alors quoi ?! Et toi, Aesh ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Quelle réponse voulais-tu obtenir de Téos ?
— Je voulais savoir à qui il avait loué nos services, avoua Aeshma. J'ai attendu depuis si longtemps, j'avais promis aux dominas de les aider à savoir, je n'ai rien fait et maintenant, c'est trop tard, tout est trop tard, Ata.
— Trop tard pour quoi ?
— Aeshma, tu ne peux pas... commença Astarté.
— Qu'est-ce que ça change ? l'interrompit Aeshma. Elle sait tout, sauf le pire.
— C'est quoi le pire, Aeshma ? Tu le sais toi, Astarté ?
— Oui, souffla la Dace.
— C'est quoi ?
— La trahison, murmura Astarté.
Atalante fronça des sourcils.
— La trahison ? Qui avez-vous trahi ?
Les deux gladiatrices s'appuyèrent inconsciemment l'une sur l'autre. Qui allait parler ?
— Marcia, souffla Astarté.
— Marcia ?
Atalante ne comprenait plus rien. Que venait faire Marcia dans cette histoire?
— Les légionnaires, l'éclaira Aeshma.
Et Atalante comprit.
— Je me suis battue contre son père, dit Aeshma. Je ne l'ai pas laissé me parler, j'en avais rien à foutre de ce qu'il pouvait me dire, je l'ai planté et j'étais si contente de moi.
— On a baisé ses hommes pour le piéger, ajouta Astarté. On leur a menti, on les a tous massacrés. J'ai regardé Aeshma se battre contre lui. J'ai apprécié le combat, je lui ai même proposé mon aide. J'ai souri, Atalante. Quand Aeshma lui a enfoncé son poignard dans le cœur, j'ai souri. Je l'ai vu nu, je me suis même fait une réflexion égrillarde sur son sexe, je lui ai piqué sa bourse et je me suis payé du vin avec.
— On l'a laissé sans sépulture, renchérit Aeshma. À la merci des loups et des chiens. On... J'ai tué son père, Atalante. J'ai tué le père de Marcia.
— Et j'ai trouvé ça génial, j...
— Arrête, Astarté. Taisez-vous. Ne dites plus rien, je sais tout ça, leur dit doucement Atalante.
— Qu'on a trahi Marcia ? demanda amèrement Aeshma. Qu'on est...
Aeshma ne termina pas sa phrase. Son regard plongea sur le sol. Astarté ne faisait plus que la moitié de sa taille et il ne restait rien de ses grandes épaules. Un dos courbé, un corps rabougri. Atalante ne les avait jamais vues aussi sombres, aussi cyniques, aussi abattues. La colère était tombée chez Aeshma. Ses aveux l'avait tuée. Atalante l'aurait préférée furieuse, stupide, brutale, violente. Et toute la morgue d'Astarté l'avait quittée, aspirée par le vide. Que restait-il des melioras, des filles qui embrasaient l'amphithéâtre, de ces guerrières qui ne reculaient devant rien ni personne ?
Elle ne pouvait pas les abandonner, elles n'étaient pas responsables, elles n'avaient été que des instruments. Des mains innocentes au service de sales types qui les avaient manipulées. Atalante se reprocha de ne pas avoir pris les devants, de ne pas avoir elle-même tué Téos. Elle lui aurait fait bouffer ses entrailles et sa merde. Il se serait étouffé avec et Astarté et Aeshma ne seraient pas en train de risquer leur vie. Comment les sauver maintenant ?
La colère, laisser parler sa colère, les brusquer, prendre l'ascendant sur elles et ne leur laisser aucune marge de manœuvre.
— Je me fous de tout ça. Ça ne change rien. Vous restez ici, je reste ici. Le flagrum, la croix, les bêtes, je m'en fous, je prends tout. Vous ne bougez pas, je ne bouge pas.
— Ata...
— Je ne négocie pas, Aesh. Et pas la peine de te faire des idées, j'aurais le dessus.
— ...
— Alors quoi ? demanda Astarté qui avait compris qu'Atalante ne reviendrait jamais sur sa décision.
— Alors vous vous bougez, répondit méchamment la grande rétiaire. Aesh, tu voulais savoir la vérité ? Il n'est peut-être pas trop tard, on peut toujours la trouver et venger Marcia. Vous culpabilisez ?
Les deux gladiatrices ne répondirent pas.
— Vengez-la ! Si vous crevez, personne ne la vengera et vous l'aurez trahie pour de bon. Après, vous ferez ce que vous voudrez.
Ses deux camarades relevèrent lentement la tête.
— Vous êtes, d'accord ? leur demanda Atalante pleine d'espoir.
Elles hochèrent la tête.
— Qu'est-ce qu'on fait, Ata ? demanda Astarté faiblement.
Aeshma attendait elle aussi une réponse. Les deux meurtrières avaient jeté l'éponge, renoncé à prendre la moindre initiative, à prendre la moindre décision.
— Astarté, comment es-tu sortie de ton ludus ? lui demanda la Syrienne.
— J'ai volé un laisser-passer à un des types qui voulait me faire la peau.
— Il faut que tu rentres avant l'appel du matin. Dors dans un coin et raconte ensuite qu'on t'a attaquée pendant la nuit, tu t'en sens capable ?
— Oui.
— Quelqu'un vous a vues entrer chez Téos ?
— Non.
— Vous en êtes sûre ?
— Personne ne m'a vue, assura Astarté.
— Moi non plus, dit Aeshma.
— Aesh, par où es-tu passé ?
— Par le balcon.
— Tu as forcé un volet ?
— Non.
— Je reste dormir ici avec toi, décida Atalante.
— D'accord.
— Allez, Astarté, il est temps que tu rentres.
Le plan d'Atalante était très simple. Astarté rentrerait, elle dénoncerait ceux qui l'avaient attaquée et elle, Atalante, assurerait qu'elle avait trouvé Aeshma endormie sur le toit et qu'elle avait continué sa nuit en sa compagnie. Un plan parfait. Jusqu'à ce qu'elle demandât à ses deux camarades de lui relater exactement comment elles avaient assassiné Téos et qu'elle comprit que leurs vêtements avaient trempé dans le sang du laniste, que leurs jambes et les mains d'Aeshma devaient en être recouvertes, jusqu'à ce qu'Astarté se levât en gémissant et se montrât incapable de marcher sans aide.
Elles avaient besoin de nouvelles tenues, elles avaient besoin de se laver et après avoir demandé à Aeshma d'examiner Astarté, Atalante comprit que la grande Dace ne pourrait jamais rejoindre son ludus. Qu'elle ne pourrait jamais marcher jusque là-bas. Qu'il était situé bien trop loin du ludus Aemilius.
Une nuit de cauchemar.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Les trois moirai, bas-relief de Johan Gottfried Schadow, Old national gallery, Berlin.
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