Chapitre LXXXI : Le sang du laniste
Le temps était couvert. La pluie était venue, repartie, mais les nuages persistaient et le ciel recouvrait la ville d'une chape de plomb aussi grise et noire que l'étaient les pensées d'Aeshma depuis quatre jours. Atalante avait essayé de savoir ce qui la contrariait, Marcia s'était inquiétée, mais son inquiétude avait vite laissé place à la contrariété, à la tristesse et à l'incompréhension. La venatio avait eu lieu cet après-midi, Marcia avait une fois encore brillé de tous ses feux.
Aeshma était fière de sa pupille, mais elle retenait surtout qu'elle l'avait laissé tomber, qu'elle ne l'avait même pas saluée avant son départ pour l'amphithéâtre. Incapable de la regarder en face, de croiser son regard amical et heureux. De lui mentir. Elle avait donné, comme Marcia l'avait soupçonné, des instructions à Atalante. La grande rétiaire n'avait rien dit à ce moment-là. Mais, plus tard, elle avait essayé de savoir. Aeshma n'avait pas desserré les dents.
Atalante n'avait pas abandonné pour autant, elle était venue la rejoindre sur le toit un peu plus tôt. Aeshma l'avait provoquée, insultée. Atalante s'était fâchée. Elles avaient failli se battre. Atalante, malgré sa colère, avait renoncé avant que le premier coup ne partît. Aeshma n'était pas prête à parler, mais parfaitement prête à se défouler au dépend de son intégrité physique. La jeune Syrienne combattait dans trois jours, Aeshma aussi. Elles ne ressortiraient ni l'une ni l'autre indemnes d'un affrontement qu'Atalante pressentait violent. Désirait violent.
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Aeshma lui en voulait d'être partie et elle s'en voulait d'être ce qu'elle était. Une brute sanguinaire. Une vulgaire tueuse. Incapable de parler. Elle méritait la croix. Un châtiment encore trop doux pour ce dont elle s'était rendue coupable.
Toutes ses entrailles avaient menacé de disparaître quand elle avait regardé le sceau que lui avait tendu Marcia cinq nuits auparavant. La plante aux fleurs délicates, flanquée du casque et de l'épée en pale. Elle avait trouvé le courage de demander ce qu'il représentait pour la jeune gladiatrice.
Atalante avait raison. Téos avait fait de Marpessa, de Typhon, d'Astarté et d'elle-même, des assassins de la pire espèce. Des exécutants de basses besognes sans états d'âme.
Elle se souvenait de leur cynisme. Comment elles avaient séduit les légionnaires. Comment elles avaient exigé sept as en échange de leurs charmes et de leur savoir-faire de courtisanes. Comment elles s'étaient montrées gentilles et dociles à leurs désirs. Comment elles avaient satisfait avec enthousiaste et complaisance tous leurs fantasmes. Comment elle et Astarté, après avoir égorgé les soldats qu'elles avaient baisés durant une semaine, avaient feint l'ivresse pour approcher le campement des légionnaires, pour finir le massacre. Les mensonges. La manipulation. L'indifférence. La trahison.
Comment faire pour effacer cette infamie ? Comment dire à Marcia qu'elle avait planté son poignard dans le cœur de son père ? Qu'il lui avait dit merci.
Pourquoi lui avait-il dit merci ?
Aeshma, si elle n'avait pas oublié cet événement, avait depuis longtemps chassé les détails de ce crime de sa mémoire. Elle ne connaissait pas les hommes qu'elle avait assassinés. Elle avait surtout décidé que cette histoire ne valait pas la peine qu'on s'y attardât, sinon parce que le meurtre des soldats avait, peut-être, été commandité par la même personne qui l'avait envoyée assassiner Julia Metella, mais le reste...
Les nuits de débauche durant lesquelles des aristocrates fortunés se servaient de son corps pour assouvir leurs désirs et se procurer des plaisirs particuliers, la jugula sur le sable et l'assassinat de quelques légionnaires naïfs et imprudents, ne se différenciaient d'aucune façon dans son esprit. Ces événements, une fois accomplis, étaient à oublier. Elle ne pouvait s'y soustraire, culpabiliser ensuite aurait été inutile et stérile. Atalante vivait dans la peur parce qu'elle n'avait pas oublié et Chloé pleurait toutes les larmes de son corps quand elle pensait aux morts et aux estropiés. Elles souffraient. Aeshma ne voulait pas souffrir. La souffrance n'avait aucune utilité dans la vie qu'elle menait. Il fallait oublier et continuer à vivre.
Elle soupira. Réfléchit. Tenta de se souvenir. « Merci ». Avait-il dit autre chose ? Il avait répété son nom après l'avoir entendu : « Aeshma. » Comme si... Comme s'il avait voulu lui parler, mais elle avait attaqué et il n'avait rien dit. Et ensuite, juste avant de mourir, qu'avait-il dit ? Il avait balbutié. Balbutié : « Merci » ?
Et elle réalisa soudain, l'étendue de son crime.
Marcia. Il avait essayé de prononcer le nom de Marcia. Elle avait entendu la première syllabe, mais elle n'avait pas établi le lien entre le «Mar », le « Ma » et le prénom de la jeune fille.
Il connaissait l'identité son assassin. Il savait qui elle était.
Il ne lui avait pas dit merci parce que, comme l'avait bêtement suggéré Astarté, elle le soulageait d'une vie qui lui répugnait, mais parce qu'il avait voulu la remercier d'avoir sauvé sa fille. Marcia lui avait raconté la lutte contre les loups. Elle avait dû dépeindre Aeshma sous les traits d'une héroïne mythique qui l'avait arrachée aux crocs féroces de la meute.
Si seulement, elle l'avait laissé parler, pensa-t-elle désespérée. Elle aurait su qui il était. Elle ne l'aurait jamais tué. Pas le père de Marcia. Elle n'aurait pas pu, même à cette époque, comme elle n'avait pas pu tuer Julia Metella à Myra. Marpessa, Astarté et Typhon n'auraient peut-être pas accepté de la suivre. Elle les aurait tous tués. Elle l'aurait sauvé. Aeshma avait vu son père mourir sous ses yeux. Elle n'avait pas oublié. Ça, elle n'avait pas pu. Son père, tué par des brigands qu'elle haïssait encore.
Elle ne valait pas mieux qu'eux.
Elle plongea la tête entre ses genoux et se posa la même question qu'elle se posait inlassablement depuis quatre jours. Que faire ?
Le sceau. Téos lui avait dit de le rapporter. Qu'il en avait besoin comme preuve. Téos n'avait aucune raison d'en vouloir à un tribun de la légion. Il ne connaissait pas Marcia et...
Est-ce qu'il savait ? Est-ce qu'il savait que ses gladiatrices avaient tué le père de son auctorata ? Pouvait-il être aussi abject ? Pourquoi ne pas lui demander ? Et pourquoi ne pas lui demander surtout qui avait voulu la mort du tribun, de Julia Metella et de son mari ? À Myra, elle avait promis aux dominas de les aider à savoir qui était le commanditaire de tous ces meurtres. Mais qu'avait-elle fait depuis deux ans ? Elle avait dessiné le sceau pour Gaïa Metella et c'était tout. Voilà à quoi s'était résumé son aide. Le reste du temps, elle avait attendu passivement de trouver des indices. Elle n'avait même pas su qui avait financé l'installation du ludus à Sidé. Elle avait massacré la familia de Julia Metella et elle ne lui avait rien donné en retour. La domina aurait pu la dénoncer, la tuer, l'estropier. Aeshma soupçonnait Gaïa plus que sa sœur aînée d'être fort capable de concevoir une punition exemplaire. Toute la vie et la survie d'Aeshma se résumait à son intégrité physique. Il suffisait de trancher dans les tendons pour que la meliora se transformât en mendiante, en loque. Elles avaient pardonné, plus que pardonné, elles lui avaient offert leur estime et leur amitié. Gaïa Metella plus encore. Et qu'avait donné Aeshma en retour ? Rien.
Gaïa Metella ne lui devait même pas la vie sur le lembos. Aeshma n'aurait pas survécu sans elle. Elle aurait crevé de fièvre et si même, elle avait survécu, elle aurait fini par se noyer, et si elle ne s'était pas noyée, elle serait morte de faim et de soif sur la côte inhospitalière de la Cyrénaïque.
Elle n'avait pas fait preuve de prudence en attendant. Elle s'était seulement montrée ingrate et passive. C'était fini.
***
Téos ne logeait pas au ludus Aemilius. Il louait un petit appartement attenant à une villa, à quelques rues de l'amphithéâtre. Le laniste de Capoue louait lui aussi un logement, mais au nord du forum. Astarté s'en était souvenu avant de passer les portes du ludus. Elle était vivement revenue en arrière. Elle ne put réveiller Ister. Elle se rabattit sur un gladiateur, espérant qu'il saurait. Il ne savait pas où il logeait, mais cela n'avait aucune importance. Le gladiateur lui apprit que Téos engageait des combattants le lendemain et le jour d'après. Il dormait toujours au ludus quand des gladiateurs de sa familia allaient combattre. Astarté voulut savoir où. Elle connaissait le ludus Aemilius, elle y avait été logée huit mois auparavant. Les explications s'avérèrent précises.
— C'est toi Ferox ? demanda-t-elle au gladiateur.
— Oui.
Elle lui trancha la gorge. Un type comme lui n'avait rien à faire dans sa familia.
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Il était tard, mais les portes des ludus n'étaient jamais tout à fait closes. Les grandes, oui, mais la petite, celle qui donnait à l'arrière, celle par laquelle s'introduisaient discrètement les aristocrates dans le ludus, celle qu'empruntaient les champions quand la foule les attendait devant, s'ouvrait à toute heure du jour et à toute veille de la nuit pour qui avait le droit ou le privilège de rentrer ou de sortir. Les esclaves sortaient rarement, les condamnés ad ludum avant de faire leurs preuves passaient la nuit enfermés à double tour dans leurs cellules, mais les autres, les auctoratus, les champions, si leur laniste le permettait, pouvaient aller et venir comme bon leur semblaient. En silence. Le calme absolu était exigé à partir de la seconde vieille. Pas question de rentrer à la troisième ou à la quatrième vieille en braillant des obscénités ou des chansons à boire. Les gardes avaient des ordres, très stricts. Les gladiateurs, des consignes, très claires.
Astarté était grande et large d'épaules. Les gardes se contentèrent de vérifier son laisser-passer. Il faisait froid et ils ne lui demandèrent pas de se découvrir la tête. Elle n'avait pas réfléchi à cette éventualité. L'esprit fixé sur un seul but. Peut-être l'alcool qu'elle avait consommé en trop grande quantité pendant la soirée lui embrumait encore l'esprit, lui donnait-il cette assurance d'ivrogne inconscient des dangers.
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Téos ne dormait pas. Il comptait. L'argent gagné, l'argent dépensé, l'argent des gladiateurs serviles, celui qu'il ne leur redistribuerait pas.
Il les logeait, il les entraînait, il les nourrissait, il les massait, il les soignait. Qu'avaient-ils besoin de tant d'argent ? Quelques bijoux, des tenues d'apparat, des vêtements, un peu d'argent pour se payer les faveurs d'une petite prostituée. C'était amplement suffisant. Il gardait le reste.
Les auctoratus, excepté Marcia qui venait encore cet après-midi de le couvrir d'or, n'étaient pas ceux qui lui rapportaient le plus d'argent. Il leur reversait, sans trop de regrets, l'intégralité de leurs gains. Que valaient les sommes gagnées par Caïus comparées à celles que lui rapportait Ajax ou Germanus ? Même le bel Ister ne rapportait pas autant d'argent qu'Aeshma. Ister croulait sous les cadeaux, mais qu'aurait fait Téos de bijoux, de soieries et de bibelots ? Il avait autre chose à faire que de jouer au camelot. Les aureus, les deniers, les sesterces, c'est avec cela qu'il construirait son arène, avec cela qu'il achèterait de nouveaux gladiateurs, qu'il se paierait de nouveaux auctoratus.
Il sourit en pensant à Aeshma. La Gladiatrice Bleue. Une idée idiote, une farce, qui avait rendu la Parthe aussi célèbre que Marcia. Elle combattrait peinte en bleu dans trois jours. Profiter de l'aubaine. Et pour son dernier combat. Téos avait déjà reçu des propositions. Très alléchantes.
Aulus Flavius lui avait demandé de se débarrasser de la petite thrace. Il le ferait parce qu'il ne pouvait faire autrement, mais ce serait avec regret, et il attendrait le dernier combat d'Aeshma. Il lui trouverait une adversaire à sa mesure. La fille de Cartago Nova ou Megara, la juliana de Rome. Une Alexandrine lui semblait aussi une bonne idée. Il y avait bien sûr Atalante aussi. Aeshma et Atalante appairées ensemble, c'était l'assurance d'un combat virevoltant, brutal et sanglant. Mais si Aeshma gagnait, il risquait de perdre Atalante. Il ne retrouverait jamais une rétiaire de cette qualité. Les deux melioras s'étaient aussi beaucoup rapprochées. On ricanait parfois derrière leur dos, imaginant une relation plus intime. Téos savait que c'était faux. Il hésitait pourtant à les appairer. Titus flattait le public en lui cédant ses prérogatives de munéraire. Un public avide de sang et de morts héroïques. Aeshma et Atalante ne s'étaient jamais ménagées, n'avaient jamais triché. Iraient-elles jusqu'à pratiquer la jugula ? Son instinct lui disait que oui. Sa raison en doutait parfois.
Astarté aurait été une adversaire parfaite.
Mais c'était trop tard pour elle. Il l'avait sauvée en l'achetant à Antioche. Le marchand était décidé à la garrotter. Téos lui avait donné une raison de vivre, un but. Il lui avait offert la gloire, une famille et de l'argent. Elle avait gâché ses chances. Elle ne valait en fin de compte, que pour l'argent qu'elle lui avait rapporté.
C'était dommage pour Aeshma, mais il n'allait pas tout remettre en cause pour une simple esclave. Une gamine maigrelette qu'il avait transformée en athlète accomplie. S'il avait réussi avec elle, avec Astarté, avec Atalante, il réussirait avec d'autres. Il avait l'œil pour déceler ceux qui feraient de bons gladiateurs, Herennius était un doctor de talent. Les vivants remplaceraient les morts, d'autres champions naîtraient. Il s'était taillé une réputation d'excellence au cours de ces jeux. L'argent ne manquerait plus, il coulerait à flot et ses gladiateurs seraient célébrés dans tout l'Empire.
Les gladiateurs du ludus de Sidé.
Son beau ludus.
Aulus Flavius ne s'était, tout compte fait, pas montré très exigent en paiement de sa générosité. Typhon se remplacerait facilement. Si Ajax survivait aux jeux, il lui proposerait de seconder Herennius. Le secutor avait de l'expérience et il était respecté au sein de la familia. Rigas était déjà mort, un regrettable accident. Saucia... Les gladiateurs adoraient Saucia. Bah, Chloé prendrait vite sa place dans leur cœur. Il attendrait la fin des derniers combats. Ister l'étranglerait. La masseuse ne se montrait pas aussi farouche que la petite Chloé. Les petits jeux érotiques avaient parfois tendance à déraper.
Il pourrait peut-être ouvrir un autre ludus ? Pourquoi pas en Gaule ? Une province encore jeune, qui ne manquerait pas de se passionner elle aussi pour les combats de gladiateurs. Il se leva pour aller chercher des rouleaux dans l'un de ses coffres. Des projets pour la décoration du petit amphithéâtre du ludus de Sidé. Il avait contacté des artisans à Naples et à Capoue. Il voulait un ensemble pictural magnifique. Un programme prestigieux. Il se pencha sur les dessins et s'absorba dans l'élaboration de son projet.
Il ne prit pas garde à la porte qui s'ouvrait. Aux pieds nus qui foulaient le plancher sans bruit. Qui s'immobilisèrent de l'autre côté de la table.
— Des projets pour ton ludus ? Celui qui t'a été payé en échange de nos services ?
Téos sursauta.
Elle. Vivante. Furieuse.
Il tendit la main vers le pugio qui maintenait le rouleau ouvert. Il hurla. Astarté avait été plus rapide et lui avait cloué la main sur la table. Elle sauta sur le plateau et attrapa le laniste par le col de sa tunique.
— Crie, Téos, et je t'assure que tu vas le regretter, siffla-t-elle d'un ton venimeux.
On cogna à la porte.
— Dominus ? Quelque chose ne va pas ?
Astarté dardait Téos du regard. Elle le défiait d'appeler au secours. Elle s'en réjouissait d'avance. Le garde n'avait aucune chance contre elle et, avant que n'arrive des renforts, elle aurait eu tout le temps de s'occuper de Téos. Elle barrerait la porte et elle aurait encore plus de temps. Elle avait fui son ludus, elle s'était illégalement introduite dans les murs de l'Aemilius, elle avait probablement tué Ister, elle se moquait certainement de ce qui pouvait lui arriver après. Elle combattrait jusqu'à ce qu'elle succombât sous le nombre. Astarté était une gladiatrice courageuse, elle ne se rendrait jamais.
— C'est bon, cria Téos les yeux rivés dans ceux d'Astarté. Je me suis juste cogné et je me suis fait un mal de chien
— Vous désirez quelque chose, dominus ?
— Non, je te remercie, Plautus.
Astarté se fendit d'un sourire. Elle resta sans bouger face à son ancien laniste. Il grimaçait de douleur.
— Tu n'aurais jamais dû me vendre, Téos. Rien que pour cela, tu mérites la mort.
— Tu savais à quoi t'attendre en aimant Marcia, ne m'accuse pas de tes fautes. Tu as enfreint le règlement.
— On s'en fout. Je suis venue mettre un terme à ton règlement à la con. Tu n'auras jamais un beau ludus, Téos. Tu seras mort avant.
— Et toi ?
— Pff... Comme si tu t'en souciais de moi et de ce que je pense.
Astarté redescendit de la table, elle s'empara du pugio de Téos, lui saisit le poignet gauche et le colla sur la table, paume de main vers le haut. Téos serra le poing.
— Pas envie d'être crucifié ? ricana la gladiatrice.
Elle lui maintint le poing fermement et frappa. La lame déchira les chairs, s'enfonça entre les os et se planta profondément dans le bois de la table. Le cri de souffrance qui suivit, se heurta à la main durement plaquée contre la bouche du laniste.
— Chuuuuuut... souffla Astarté. Pourquoi tout le monde gueule tout le temps ? Tu formes des gladiateurs depuis combien de temps ? Vingt ans ? Trente ans ? Tu nous apprends à mourir courageusement, dignement. Et toi, Téos ? Qu'est-ce que tu vaux ? Est-ce que...
Dieux ! Ce que cette fille avait toujours pu parler ! Bavasser encore et encore, à la moindre occasion. Il lui montrerait :
— Blaaaa, blaaaa, blaaaa, fit-il d'un ton méprisant. Tue-moi si tu veux, mais épargne-moi tes jacasseries.
— D'accord. Mais ne t'attends pas à la mort d'un gladiateur. Je veux te voir crever lentement.
Elle dégaina son deuxième poignard.
— Celui que tu m'avais réservé, plaisanta-t-elle.
Elle lui trancha les veines. Au poignet à gauche, à la saignée du bras à droite. Elle s'installa ensuite en tailleur sur la table, face à lui. Il la regarda méchamment, jamais il ne lui donnerait la satisfaction d'appeler à l'aide.
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Aeshma se laissa tomber souplement sur le balcon. Sans bruit. Toutes leurs mesures de sécurité ne servaient à rien. Les terrasses et les balcons n'étaient même pas surveillés. De la lumière brillait. Téos ne dormait pas. Elle n'avait pas d'arme. Ce n'était pas très important. Il donnerait peut-être l'alerte. Ce n'était pas très important non plus. Elle barrerait la porte. Elle l'interrogerait et ensuite...
Elle réussirait toujours à filer. Elle retrouverait la domina, elle lui apprendrait ce qu'elle avait découvert et ensuite...
Elle se livrerait, elle avouerait le meurtre du tribun, celui du laniste. Elle serait crucifiée ou jetée aux bêtes. Tout le monde la haïrait. La conspuerait. Elle n'aurait que ce qu'elle avait mérité.
La fenêtre était obstruée par un rideau. Elle ne voyait rien. Elle monta en équilibre sur la rambarde, elle s'introduirait chez Téos par sa chambre. Elle sauta dans le vide, s'accrocha au bord de la fenêtre. Les volets étaient ouverts. Elle se hissa sans peine dans la chambre. Tout était silencieux. Il était seul. Un rideau servait de séparation entre les deux pièces. Aeshma l'écarta doucement.
Téos se tenait assis, de trois quart, dos à elle. Confortablement appuyé sur le dossier de son fauteuil. Les yeux de la jeune Parthe glissèrent. Et la scène paisible prit un tout autre sens. La main clouée par un poignard sur la table, la mare de sang qui s'étalait aux pieds du laniste et, assise en tailleur, les mains reposant sur ses genoux, les yeux braqués devant elle, le visage marqué par un rictus dont Aeshma ne sut s'il exprimait la haine ou la joie, se tenait la Dace aux yeux dorés. Elle ressemblait à un esprit vengeur guettant sa proie. Non. Elle attendait que l'esprit quittât le corps de sa victime. Un poignard était posé devant ses pieds.
Aeshma jura. Les questions se bousculèrent et puis, l'urgence l'emporta. Si Téos mourrait, elle ne saurait rien.
— Astarté !
La grande Dace leva les yeux et sourit.
— Salut, Aeshma. Tu viens me tenir compagnie ?
— Qu'est-ce que tu fous ici ?
— Et toi ?
— Je viens chercher des réponses.
— Je viens assouvir ma vengeance. Je t'avais dit que je le crèverai.
— Mais t'es débile !
Aeshma se précipita pour arrêter le sang, mais c'était trop tard. Téos avait déjà les yeux à moitié vitreux. Astarté avait entaillé les deux bras. Le sang qui s'écoulait du poignet gauche avait recouvert la table d'un liquide épais et sombre. Son odeur fade rappelait celle qui régnait dans les spolariums. Le sang montait par capillarité sur la tunique blanche d'Astarté. La grande Dace trônait telle une déesse sauvage au milieu d'une mer de sang.
— Astarté, merde, qu'est-ce que tu as fait ?
— Je l'ai saigné.
— Depuis combien de temps ?
— Longtemps.
— Téos ? Téos ?! le secoua Aeshma en tentant vainement d'arrêter le sang.
Les yeux du laniste s'éclairèrent et se tournèrent lentement vers la petite thrace.
— Aeshma ? Toi aussi, tu es venue ?
— Téos, qui t'a demandé de tuer le père de Marcia ? Qui t'a demandé de tuer Julia Metella Valeria.
Le laniste sourit.
— Ah ! Tu sais pour Kaeso Valens ?
— Oui, espèce de salaud, je sais.
— Le père de Marcia ? demanda Astarté.
Le laniste laissa échapper un rire.
— Regardez-vous ? L'amoureuse transie et le mentor. Ah, ah, ah ! C'est trop drôle !
— Ta gueule ! cria Aeshma en le frappant.
Elle l'attrapa par sa tunique et le secoua brutalement.
— Je veux savoir qui c'est.
— Et si je ne te le dis pas ? Tu vas me torturer ? J'ai eu tout ce dont je rêvais. Un ludus, une auctorata que tout le monde m'envie et tout ça, grâce à vous.
Il fronça les sourcils.
— Vous avez tué Galia, pas vrai ? Tu veux te racheter, Aeshma ? Et toi, Astarté, tu veux te venger ? Mais de quoi ? Vous êtes des esclaves, vous ne seriez rien sans moi. Toi, Astarté, tu serais morte, et toi, Aeshma, tu serais devenue une pauvre petite pute dans un bordel minable, une esclave domestique au mieux, mais vu ton caractère, tu n'aurais pas fait long feu chez un particulier. Vous me devez tout. Vous n'avez que votre honneur de gladiatrice et même ça, c'est à moi que vous le devez.
Sa voix faiblissait. Aeshma réalisait avec désespoir qu'elle n'obtiendrait aucune réponse. Astarté semblait perdue. Une haine sauvage s'était réveillée à l'écoute des dernières paroles de Téos, mais d'autres, qu'elle avait entendues avant, l'avait troublée:
— Tuer le père de Marcia ?
Marcia ? Quelle Marcia ? Leur Marcia ? Quel père de Marcia ?
— Tu ne te rachèteras jamais, Aeshma. Aux yeux de Marcia, quand elle saura, tu seras à jamais la meurtrière de son père. Tout comme toi, siffla le laniste en direction d'Astarté.
Il se mit soudain à rire
— Vous êtes pathétiques. Contempler vos stupides yeux de veaux avant de mourir... Quel délice !
La fureur s'empara d'Aeshma.
— Je vais te...
— Aesh, l'arrêta doucement Astarté en lui posant une main sur le bras. Viens t'asseoir avec moi.
La jeune Parthe regarda sa camarade. Téos ne parlerait pas. Elle grimpa sur la table et s'assit en tailleur à côté de la grande Dace. Le sang lui poissa les jambes. Astarté avait posé ses coudes sur ses genoux et son menton sur ses poings.
— On va le regarder, proposa-t-elle à Aeshma. Jusqu'à la fin, puisqu'il aime tant nos yeux de veaux.
Téos souriait. Et puis, le regard des deux gladiatrices commença à lui peser. Il y avait quelque chose d'indécent à mourir lentement sous les yeux de deux esclaves. À regarder son sang tacher leurs vêtements. À les voir assises le cul dans son sang. Il ne sentait plus ses doigts. Ses beaux projets avaient disparu, les rouleaux étaient rouges, les dessins s'étaient effacés. Comme ses rêves. Mourir de leurs mains, en leur seule compagnie. Il les abhorrait. Il était leur maître. Il les méprisait. Il ne leur donnerait pas la satisfaction d'avoir percé à jour ses faiblesses. Il n'en avait pas. Il leur montrerait qui il était. Elles n'étaient rien. Il était leur roi, leur dieu, leur créateur, leur...
Elles n'étaient que des ombres malfaisantes et inutiles, il les distinguait à peine. La tête lui tournait. Il n'y avait que leurs yeux. Et puis, même pas. Il se sentait léger. Il avait envie de dormir. Il chercha à bouger, mais ses mains semblaient ne pas vouloir lui répondre. Il pouvait se coucher sur la table ? Il serait bien. Une main ferme lui empoigna les cheveux et le repoussa contre le dossier de sa chaise. Il entendit une voix, mais ne sut ce qu'elle disait. Se laisser aller. Et son ludus ?
Le rêve de toute une vie.
Brisé. Par leur faute.
Il reprit conscience un court instant. Ses yeux se chargèrent de haine puis, ils s'éteignirent brusquement. Il bascula la tête en arrière. Ses pensées lui échappaient, elles voletaient autour de lui, sans ordre, ni cohérence.
— Il bave, observa Astarté.
— C'est fini.
— Il est encore vivant ?
— Oui, mais il ne reviendra plus. Astarté, qu'est-ce que tu fais ici ?
— Je suis venue assister à sa fin. Je me le suis promis depuis Capoue, si j'en avais l'occasion. Je l'ai prise ce soir.
— Pourquoi ce soir ?
— Il m'a envoyé Ister. Une fille m'a piégée, et Ister et quatre types ont cherché à m'égorger.
— Mais pourquoi ?
— Réfléchis, Aeshma. Il fait le ménage. Toi, Saucia, Typhon et Rigas y seriez passés ensuite.
— Rigas est mort. Il s'est fait prendre dans une rixe.
— Il a été assassiné, Aeshma.
La jeune Parthe baissa la tête.
— Aesh... reprit doucement Astarté. Ce qu'a dit Téos... Le père de Marcia... Ce n'est pas vrai ? Ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ? Ça ne peut pas...
— Je suis désolée, Astarté. On... je...
— Le sous-officier ? L'homme qui portait un sceau ?
— Oui.
— On... Nous...
— Oui.
— Mais...
— J'ai tué le père de Marcia.
— Pas toi, Aeshma. Nous.
— Non, c'est moi qui lui ai planté mon poignard dans le cœur. Il savait qui j'étais. Quand tu m'as appelée par mon nom. Il savait que je connaissais sa fille, que je lui avais sauvé la vie.
— C'était pour ça le « merci ».
— Tu te souviens ?
— Oui.
Le silence tomba, seulement troublé par le souffle léger de Téos, ponctué parfois de petits gémissements. Des couinements de jeune animal. Le sang s'épuisa. Le silence seul resta. Les deux jeunes gladiatrices n'avaient pas bougé. Aussi immobiles que des statues.Habitées par le même désespoir, par une même colère impuissante, le même désarroi. Aeshma vivait avec depuis quatre jours. Astarté venait à l'instant d'embrasser ses sentiments. D'y briser ses certitudes et son âme.
— Et maintenant, Aeshma ? Qu'est-ce qu'on fait ?
— Je ne sais pas.
— Où est Marcia ?
— Chez Gaïa Metella.
***
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