Chapitre LXXX : Le visage d'Apaté*


Une nouvelle journée de combat. Une nouvelle victoire et comme à chaque fois, ce qu'elle abhorrait à présent, une nouvelle nuit de célébration. Les morts, les vaincus disparaissaient des mémoires à peine la porte libitina passée, à peine leur sang versé sur le sable blond de l'arène. Où les romains trouvaient-ils un sable si fin et si doux, d'ailleurs ? Dans quelles provinces reculées de l'Empire ? Combien de livres en avaient-ils rapporté pour les jeux ? Combien de milles ces livres de sable avaient-elles parcouru pour finir souillées par des amphores et des amphores* de sang ?

L'air était surchauffé, chargé effluves diverses qui, en se mêlant, charmaient parfois les sens, mais qui, le plus souvent puaient : fumées âpres des huiles d'éclairage de mauvaise qualité, grasses des viandes et des plats cuisinés, du vin renversé, de la posca aigrelette, des parfums lourds dont les gladiateurs s'étaient inondés le corps et les cheveux, du charbon de bois qui brûlait dans les braseros, des haleines fétides.

Elle n'avait qu'une envie : sortir. Retrouver l'air frais du dehors. Respirer. Mais elle ne pouvait pas s'échapper. Elle siégeait à la table des vainqueurs du jour. Un combat facile que lui avait ménagé son doctor. Un test. Astarté avait gagné quelques méchantes blessures lors de l'amazonachie. Quelques méchantes blessures et une vilaine cicatrice au-dessus de la hanche. Une semaine de repos complet et la reprise des entraînements par paliers rapides. Son laniste espérait l'engager lors de la dernière semaine des jeux. Finir en beauté. L'appairer avec une gladiatrice de son niveau. Le bruit courrait que Titus prévoyait d'appairer les deux plus grands champions des jeux : Verus et Priscus. Alors, s'il le pouvait, si leur laniste l'acceptait, il appairerait Astarté avec l'une des filles du ludus de Sidé, la Gladiatrice Bleue, la grande rétiaire ou l'hoplomaque que la Dace avait embrassé lors de l'amazonachie. En cas de refus, il avait repéré quelques autres gladiatrices issues des ludus de Rome ou d'Alexandrie. Mais un combat contre les filles de Sidé serait plus prestigieux. Encore fallait-il que sa gladiatrice fût au meilleur de sa forme.

Elle l'était. Cet après-midi, elle avait promené son adversaire et elle avait combattu avec cette grâce si particulière que possédaient de grands combattants très toniques et très souples, cette grâce qu'on ne trouvait pourtant que rarement chez des gladiateurs lourds. Elle avait adapté à son armatura, le style léger des rétiaires, des thraces et des hoplomaques. Astarté était sa plus belle acquisition. Il bénissait la bêtise de son précédent propriétaire. Cette fille n'était pas seulement une combattante exceptionnelle, elle avait aussi cette détermination farouche de vaincre, d'être la meilleure, qui la préservait des autres et d'elle-même. La gladiatrice ne cédait jamais à la jeune femme sur le sable. Elle était d'une humeur égale et facile, et sa morgue, sa brutalité avec les jeunes et les novices lors des entraînements, laissaient place à une jeune femme souriante et agréable dans les moments de détente.

Astarté savait dissimuler ses pensées et ses émotions. Personne n'eût à lui reprocher d'être d'humeur morose pendant le banquet. Dans cette familia, seul Lucanus aurait deviné l'agacement et l'exaspération de la jeune gladiatrice. Dans sa vraie familia, peu de ceux qui la connaissaient auraient manqué de le remarquer.

Et puis, avec qui pouvait-elle parler maintenant que Lucanus était mort ? Il n'y avait pas de grands bavards à Capoue. De camarades avec qui elle pouvait discuter pendant des heures, pas de Chloé, de Gyllipos ou de Sabina. Et pour être franche avec elle-même, elle n'avait rien à leur raconter. Rien à partager parce qu'ils ne connaissaient rien d'elle, rien de ce qu'avait pu être sa vie.

Un gladiateur leva son verre dans sa direction en braillant. Astarté sourit largement, répondit à son salut et vida son gobelet d'un trait. S'ils continuaient, elle finirait ivre. Elle détestait être ivre. Ivre alors qu'elle se trouvait avec des gens à qui elle n'accordait aucune confiance. L'usage au ludus de Capoue, voulait qu'on retournât son gobelet sur la table après l'avoir vidé. Il lui était difficile de feindre, elle se devait de vider chaque verre levé. Des rires fusèrent, un coude amical la bouscula. Des chants s'élevèrent. Astarté y mêla sa voix et la soirée lui parut un peu moins longue.

.

L'air frais s'engouffra dans ses poumons saturés de fumée. Elle suffoqua, marqua un temps d'arrêt et posa une main sur le chambranle de la porte.

— Eh, Astarté ? Tu ne vas pas nous abandonner ?

Il fait trop chaud là-dedans et j'étouffe, répondit la grande Dace au gladiateur qui venait de la rejoindre.

Reste ici, je vais chercher les gars et de quoi boire, on peut continuer dehors.

Je suis fatiguée et j'ai déjà trop bu.

Tu te reposeras demain.

Astarté était sur le point de l'envoyer paître, quand la porte s'ouvrit une nouvelle fois et laissa sortir une dizaine de gladiateurs et de gladiatrices surexcités. Ils l'entraînèrent sans lui laisser le loisir de résister ou de protester. Elle n'avait pas menti en disant qu'elle était fatiguée. Elle avait été blessée durant son combat, rien de bien grave, mais elle avait perdu du sang. Elle avait dépensé beaucoup d'énergie aussi et l'abus d'alcool n'avait pas arrangé son état.

Le temps s'étira, les pensées d'Astarté se brouillèrent, sans qu'elle perdît toutefois entièrement le contrôle de la situation. Elle sentait certains regards posés sur elle. Des demandes implicites. L'épaule de Cynthia contre la sienne, la main de Lupus qui l'effleurait sans raison. Peut-être que répondre à leur sollicitation l'aiderait à chasser son ivresse, à chasser sa mélancolie. Dommage que ce ne fût pas Gallus ou Germanus. Ou mieux encore Atalante si la grande rétiaire, par chance, partageait son vague à l'âme. Ou Marcia. Mais Marcia n'était pas pour elle. Astarté l'avait toujours su, dès le début. Téos n'avait fait que précipiter l'inéluctable. Cruellement. Méchamment. La colère l'envahie.

Elle avait vraiment besoin de se détendre. Cynthia, ne rencontrant pas d'hostilité, passa une main dans son dos. Son pouce se mit à faire des allers-retours. Lupus ou Cynthia ? La Thrace avait plus de résistance, elle était plus athlétique et plus brutale que le Gaulois. La main du gladiateur s'égara une fois de plus sur le genou de la grande Dace.

— Tu recommences et je te casse le nez, fit froidement Astarté en balayant la main du Gaulois.

Le gladiateur s'excusa. Ce n'était pas son jour. Une autre fois peut-être. Il aimait bien Astarté, elle était inventive et savait faire durer le plaisir. Coucher avec elle, changeait des prostituées. Il se sentait moins stupide et plus viril en sa compagnie. Peut-être simplement parce qu'elle lui accordait ses faveurs sans contrepartie financière. Qu'elle couchait avec lui parce qu'elle en avait envie. C'était gratifiant.

Cynthia se pencha à l'oreille de la Dace :

— Je savais que tu me choisirais, murmura-t-elle.

Astarté ne répondit pas. Elle lui ferait regretter son arrogance. Le pouce se fit plus insistant, mais la Thrace resta discrète. À Capoue, à Rome, comme chez Téos, on savait que c'était une mauvaise idée de se vanter d'obtenir l'attention de la Dace aux larges épaules. Elles attendirent, cela faisait aussi partie du jeu, des préliminaires, une façon d'intensifier le désir, de le rendre plus pressant. Impérieux.

Elles n'étaient pas les seules concernées. Des regards s'échangeaient, des caresses, des baisers. Lupus trouva de quoi se consoler. Des hommes et des femmes décidèrent de partir se coucher, quatre auctoratus de partir en ville, des couples partirent chercher un peu plus d'intimité. Cynthia attendit le bon vouloir d'Astarté.

Enfin, la Dace se leva. Elle jeta un coup d'œil à la Thrace, qui lui renvoya un sourire séducteur. Elles partirent sans se toucher, sans même s'effleurer, sans échanger un mot.

— Tu ne veux pas aller dans ta cellule ? proposa Cynthia.

Non.

Je ne dors pas seule, expliqua Cynthia.

Je croyais que tu avais une cellule pour toi ?

Pas ce soir.

Personne ne dort chez moi, répliqua sèchement Astarté

Je ne resterai pas dormir. S'il te plaît.

Astarté se mâchouilla la lèvre. Refuser comme elle le faisait depuis qu'elle avait rejoint le ludus de Capoue, de faire entrer quelqu'un chez elle, lui avait valu à Rome beaucoup de frustration. Il y avait trop de gladiateurs, pas assez de logements. Il avait fallu attendre presque la fin des jeux pour que les meilleures bénéficiassent enfin de cellule individuelle. Cynthia appartenait au premier palus. Une thrace. Pas mauvaise, même si Aeshma la surpassait. Elle aurait dû avoir sa chambre.

— Qui dort avec toi ? demanda Astarté contrariée.

Lucia.

Lucia ?!

Elle s'est querellée avec Niké. Le doctor l'a mise chez moi pour ce soir.

Pff... Vire-la !

Pour qu'elle crie comme un putois et qu'elle aille chercher le doctor ?

Bon, d'accord. Mais tu te casses après.

Si tu ne me fais pas mourir de plaisir !

Je te balancerais dehors. Je n'ai pas envie de passer la nuit avec toi.

Tu as de la chance d'être si bonne, Astarté. Autrement, je te planterais-là.

Ce n'est pas moi qui y perdrais le plus.

Non ?

Non.

Cynthia lui fit soudain face, lui agrippa les cheveux et l'embrassa, ses mains passèrent sous sa tunique. Surprise, Astarté se laissa faire. Elle gémit soudain. Cynthia se recula avec une moue provocante.

— Je te laisse, alors ?

Non.

Le reste du trajet fut bien plus rapide. Astarté ouvrit la porte, agrippa Cynthia par le bras et la tira brutalement à l'intérieur de la cellule. Elles naviguèrent à l'aveuglette vers le grabat, tombèrent dessus à moitié dépoitraillées. Cynthia mordit violemment Astarté. La Dace cria, retourna la Thrace sous elle, s'assit sur ses hanches, défit sa ceinture tandis que les mains de la Thrace s'activaient à lui défaire la sienne. Astarté passa sa tunique par-dessus sa tête, déroula son strophium. Cynthia la débarrassa de son subligaculum. Ensuite, la Dace s'occupa d'elle. Sans douceur, sans beaucoup de précaution, d'autant plus que Cynthia ne resta pas inactive et qu'Astarté se sentait déjà prête à partir.

Quand la Thrace fut enfin nue, Astarté fondit sur elle. Leur étreinte se transforma en lutte jusqu'à ce qu'aucune des deux ne pût plus longtemps se soustraire à son plaisir. Elles s'agrippèrent, se griffèrent, se mordirent et gémirent de concert. Courant après un plaisir brut à la limite de la bestialité. Exactement ce que recherchait Astarté. Elle était ivre. Elle ahanait et transpirait comme une bête en chaleur. Se libérait de toutes ses frustrations, de sa haine, de sa tristesse et des tensions qu'avait générées son combat dans l'après-midi.

Elle entendit la porte s'ouvrir. Cynthia la retourna brusquement sous elle, toujours en elle, brutale. Elle lui criait des obscénités à l'oreille, ponctuées de hurlement de plaisir. La grande Dace fronça les sourcils. Elle avait couché deux fois avec Cynthia et celle-ci ne l'avait pas habituée à être si bruyante. Qu'est-ce que... et...

La porte ! Elle avait entendu la porte s'ouvrir. Il y avait quelqu'un dans la cellule. Et l'autre qui vagissait.

— Cynthia... voulut-elle la prévenir.

La Thrace hurlait de plus belle et pesait de tout son poids sur Astarté.

— Vas-y, murmura une voix sourde et masculine.

Pas une personne, au moins deux. Et Vas-y quoi ?

— Cynthia ! Dégage ! urgea la grande Dace.

Tu vas mourir, Astarté, et pas seulement parce que je t'ai baisée comme une reine, ricana la Thrace à son oreille.

Un piège !

Astarté remonta sa main droite sous la mâchoire de Cynthia. La Thrace lutta, mais Astarté la plia en arrière. Son poing gauche jaillit. La fille cria de douleur. Astarté la balança dans un même mouvement hors de sa couche. Une douleur fulgurante lui vrilla soudain les côtes. Ses doigts se refermèrent sur un poignet. Elle passa son pouce sur le dos de la main ennemie, cassa le poignet. Un cri.

— Vite, aidez-moi ! cria son assaillant.

Combien étaient-ils ? Se lever. Il fallait qu'elle se lève. Le poignard d'abord. L'homme l'avait lâché. Elle referma la main dessus. Roula, heurta des jambes, leva sa main libre, la referma sur des testicules et tira vers le bas. Un hurlement. Astarté avait une poigne de fer. Elle lança ses pieds, atteint l'homme à la tête et le lâcha. Il partit s'écraser contre le mur. Astarté roula sur son épaule, balança un coude sur l'homme tombé à genoux, envoyant sa tête cogner une nouvelle fois contre le mur. Elle se retrouva accroupie et se ramassa sur elle-même. Elle allait tous les crever.

Elle se détendit brusquement. Un combat à l'aveugle. Elle avait l'avantage. Tout ce qui bougeait était à abattre. Ses adversaires eux, devaient veiller à ne pas s'entre-tuer. Ils l'attendaient à leur hauteur, elle attaqua en bas. Faucha le premier qui partit tête en avant par-dessus elle. Trouva plus loin un genou, passa sa lame derrière, trancha. Un nouveau cri. C'était trop facile. Trois étaient déjà hors-combat, il en restait un. Où ? Elles'immobilisa et descendit une fois encore sur ses jambes. Un souffle, un pas glissé. Là. Approche, approche... Maintenant ! Un demi-tour sur elle-même. La courbe précise et fulgurante du poignard. Un cri étouffé. Une nouvelle courbe. Un autre cri. Des pas hésitants, le bruit sourd d'un corps qui tombe sur ses genoux.

Astarté recula prudemment vers la porte.

— C'est bon ? Vous l'avez eu ? demanda une voix de l'extérieur.

Une lampe. Elle se recula derrière la porte. L'inconnu s'avança sur le seuil. Avant qu'il ne s'aperçût de l'étendue du désastre, Astarté donna un coup sec dans le battant de la porte. Juste au bon moment. L'homme se retrouva projeté en arrière. Il n'eût pas le temps de se relever. Astarté était sur lui et le bourra de coups de poing rapides. Elle referma ensuite ses doigts sur sa trachée artère. Serra assez pour l'étouffer, trop peu pour le tuer et se pencha pour attraper la lampe à huile qui brûlait toujours. Elle voulait voir.

Le visage qu'elle découvrit la laissa un instant sans réaction. Et puis, le sang commença à bouillonner dans ses veines. Elle se releva, empoigna les cheveux de l'homme et le tira dans sa cellule. Il la suivit en titubant, incapable de réagir et de se défendre. Elle le lança sur son grabat, posa la lampe sur sa table. S'assura qu'elle n'aurait pas de problème. L'homme qu'elle avait poignardé à l'abdomen agonisait. Elle lui attrapa la tête et lui brisa les vertèbres d'un coup sec. Le second, les tendons du genou sectionnés essayait vainement de se relever. Elle le frappa violemment à la tempe. Il tomba sans un cri. Le troisième était toujours inconscient. Le quatrième s'était brisé les vertèbres en s'écrasant contre le mur, Cynthia marmonnait des phrases incohérentes. Astarté lui décrocha un coup de pied pour la forme.

Maintenant, elle allait s'occuper de l'autre.

Il gisait face contre le matelas. Elle le retourna et s'assit sur lui. Il allait parler, lui dire ce qu'il faisait là et qui l'avait envoyé. Elle le gifla. Il tourna son regard vers elle et ses yeux s'emplirent de terreur. Un sourire carnassier et cruel naquit sur les lèvres de la Dace aux larges épaules.

— Tu fais moins le fier que quand tu ne m'as pas en face de toi. Galini m'a raconté comment elle t'avait fait cracher tes dents l'année dernière. Et tu t'es bien gardé ce soir de faire le travail toi-même. Ce n'est pas toi qui voulais devenir melior ? Qui jalousait les autres ? Tu es très fort pour humilier les pauvres filles ou les pauvres garçons à qui tu mens pour mieux les baiser. Tu sais jouer de ton apparence trompeuse. Mais tu n'as jamais trompé que les naïfs qui se pâmaient devant ta beauté. Tu es un lâche. Maintenant, tu vas me dire à quoi rime tout ça ? demanda Astarté en désignant les hommes à terre. Pourquoi tu voulais me tuer ? Pas parce que tu ne m'as jamais baisée quand même ? Parce que tu es jaloux ? De quoi ? Je ne fais même plus partie de la familia. Alors, qui t'envoie, Ister ? Et qu'est-ce qu'on t'a promis en échange ?

Le rétiaire avait retrouvé de l'assurance

On ne m'a rien promis, cracha-t-il. Y a pas besoin.

Tu mens.

Tu n'es qu'une chienne en chaleur. D'ailleurs, ça n'a pas été difficile de te coincer. Il ne te faut pas grand chose pour t'inciter à ouvrir les cuisses et te faire couiner de plaisir.

Astarté serra les dents. Elle devait se contrôler, l'obliger à parler. Il n'avait aucune raison de vouloir sa mort. Il n'était qu'un exécutant. Un exécutant volontaire et enthousiaste certes, mais un simple exécutant quand même. Ister n'aurait jamais pu seul s'assurer de l'aide de cinq gladiateurs. Elle ne connaissait que Cynthia. Cette abrutie avait dû penser se débarrasser d'elle. Elle n'avait pourtant aucune raison valable de la jalouser ou de lui en vouloir. Peut-être lui avait-on promis de l'argent ou pourquoi pas la liberté. Cela devait être pareil pour les quatre autres.

— Qu'est-ce que tu leur as promis ? voulut-elle savoir.

Rien.

Qu'est-ce qu'on leur a promis ?

Je n'en sais rien.

Et toi, Ister ? Qu'est-ce qu'on t'a promis ?

Qu'est-ce que ça peut te foutre ? crana-t-il.

D'accord. Fini de jouer. Je veux tout savoir. Et ne te fais pas d'illusions. Tes petits camarades sont dans ma cellule, pas ailleurs. Ce sera difficile pour eux de nier qu'ils y sont venus de leur propre chef. Vous finirez tous dans l'arène, mais pas avec vos armes, vous irez à poil vous donner en spectacle au cours des meridiani. Vous servirez de repas aux fauves ou aux chiens.

Ister perdit tout à coup de sa superbe. Réalisant qu'elle disait vrai. Qu'il serait accusé. Ses complices avoueraient que c'était lui qui les avait contactés. Lui, qui les avait appâtés avec des promesses de richesse. Lui, qui leur avait assuré être envoyé par un riche et puissant aristocrate qui effacerait les dettes de jeu contractées, qui offrirait un domaine à la femme de l'un, une villa à une autre, de l'argent et des privilèges pour tout le monde. Qu'il rachèterait les contrats de qui voulait. La main d'Astarté pesait sur sa trachée, il respirait difficilement.

— Tu sais ce que je sais faire avec un poignard, Ister ?

Pourquoi avait-il accepté cette mission ? Ce devait être si facile de se débarrasser de cette salope. Il avait préféré laisser Aeshma à un autre. Astarté était plus vulnérable, moins entourée, moins protégée. Il l'avait sous-estimée et il se trouvait maintenant à la merci d'une barbare de la pire espèce. Il la haïssait.

— Je vais te dépecer vivant, lui annonça-t-elle.

Le couteau entailla le haut du front.

— Je vais commencer par le crâne.

Elle incisa.

— J'ai déjà vu faire ça quand j'étais petite. Un espion romain. Il hurlait comme un porc qu'on égorge, il pleurait, ça a duré des heures. À la fin, le guerrier qui le dépeçait en a eu les oreilles cassées de ses cris. Il lui a coupé les bourses et les lui a enfoncées dans la bouche pour qu'il se taise. Il a vite cautérisé. Comme ça, il a pu continuer.

Astarté se pencha et ramassa une tunique par terre.

— Je ne vais pas te laisser crier et je n'ai rien pour cautériser. Ce qui ne veut pas dire que je ne finirai pas par te couper les couilles. Mais on va attendre un peu avant ça. Ouvre la bouche, Ister.

Le garçon serra les mâchoires. Astarté se débrouilla pour le faire crier et lui enfonça la tunique au fond de la gorge.

— Si tu veux parler, tu ouvres et tu fermes les yeux rapidement.

Le couteau reprit là où il s'était arrêté. Elle était folle. Ister papillonna des yeux. Astarté lui enfonça la tunique plus profondément au fond de la gorge et la retira prestement. Ister eu un haut le cœur, il tourna la tête et vomit.

— Je t'écoute.

Je ne sais rien, hoqueta-t-il.

Ister...

Non, non, c'est vrai. Je ne sais pas pourquoi on voulait te tuer. On m'a juste donné des instructions, de l'argent à leur faire miroiter, des garanties qu'on ne pouvait pas refuser.

Quelle genre de garanties ?

Ister lui détailla ce qui avait été promis aux gladiateurs.

— Comment ont-ils pu te croire ?

Je ne sais pas. J'ai donné le nom de ceux qui étaient intéressés et quand je les ai recontactés, ils avaient eu tout ce qu'ils voulaient. Je leur ai juste payé les sommes convenues. Un tiers de ce qui était promis. Je devais leur verser le reste ensuite. Pour les domaines, les dettes de jeux et la villa, je ne sais pas.

Et toi, Ister, qu'est-ce qu'on t'a promis ?

Un contrat.

Un contrat ?

Après la fin de mon contrat d'auctoratus.

Pour faire quoi ?

Servir un maître puissant.

Mais tu es citoyen romain.

Aux yeux de la loi, je ne vaux pas mieux qu'un déditice* et je n'ai plus de famille.

Tu n'as plus de famille ou ta famille ne veut plus entendre parler de toi ?

Le silence d'Ister suffit à donner sa réponse à la grande Dace.

— D'accord, Ister. Tu ne sais pas pourquoi on voulait m'éliminer, mais l'idée, c'était de faire passer cela pour une querelle de gladiateurs, non ?

Oui.

— Et que tout le monde meure ? Il n'y aurait pas eu de survivants, sauf Cynthia peut-être, qui aurait pu témoigner. D'où sortent les quatre autres ?

Ce sont des auctoratus qui logeaient au ludus Aemilius.

Il y en a de la familia de Téos ?

Oui, Ferox.

T'es qu'un beau salaud. Qui t'a refilé l'argent ? De qui as-tu pris tes ordres, qui t'a engagé ?

Téos.

Le salaud ! Il ne fallut pas longtemps à Astarté pour comprendre. Elle n'avait rien fait qui pût lui attirer la vindicte du laniste. Elle n'appartenait même pas à sa familia. Il s'était débarrassé d'elle comme d'un objet dont on n'a plus envie, comme d'une vulgaire esclave dont on a usé tous les charmes. De rage, sa main se resserra sur la gorge d'Ister. Il suffoqua et la supplia de l'épargner.

— Ta gueule !

Téos s'en était pris à elle parce qu'il se débarrassait des témoins gênants. De ceux qu'il avait envoyés commettre des crimes. Elle jura entre ses dents. Reposa ses yeux sur Ister.

— Tu as trahi, Ister. Je ne sais pas ce que tu fuyais en signant ton contrat d'auctoratus, mais c'était certainement autre chose que des dettes. Tu te sers de ton physique avantageux pour tromper les autres. Tu es bon sur le sable, mais tu aurais pu être meilleur si tu n'étais pas si gonflé d'orgueil. Atalante ne te l'a jamais dit ?

...

Réponds !

Il secoua la tête en signe acquiescement.

— Ça ne m'étonne pas, elle ne te respecte pas assez pour te donner le moindre conseil. Elle sait que tu ne vaux pas la peine de se fatiguer à t'en donner. Je t'ai vu combattre. Je t'aurais écrasé. Tu ne vaux pas la moitié de la valeur d'Atalante. Caïus ne promettait pas grand-chose et il est devenu meilleur que toi. Il sait écouter et apprendre. Tu veux savoir ? Je sais que tu m'as toujours vu comme une saleté de meliora arrogante et gonflée de morgue, que tu n'as pas avalé mes coups de scutum quand tu étais novice. Tu n'as peut-être pas tort, mais il y a une chose que tu n'as pas vue, c'est que je ne me suis pas contentée de suivre les instructions d'Herennius. J'ai beaucoup appris auprès de Piscès et d'Ajax, d'Aeshma, d'Atalante et de Sabina, d'autres qui sont morts avant que tu n'intègres la familia. C'est pour cela que je suis la meilleure sur le sable. Toi, tu es un menteur, un félon.

Astarté, s'il te plaît...

Pff... souffla la Dace avec mépris. Tu as peur pour ta vie ? Je ne vais pas te tuer, Ister, mais à partir de maintenant, ta belle gueule ne te servira plus à tromper les autres. D'abord, ton joli sourire...

Astarté crocheta la mâchoire d'Ister pour qu'il ne bougeât pas et lui frappa la bouche à l'aide du pommeau de son poignard. Les incisives cédèrent. Le sang inonda la bouche du jeune gladiateur.

— Ensuite, ta belle gueule d'éphèbe.

Elle lui enfonça une nouvelle fois la tunique dans la bouche. Il pleurait de douleur, de peur. Sut que le pire était à venir. Le pommeau s'abattit une nouvelle fois. Sur l'arête de son nez. Une douleur atroce. Et puis, ce fut la lame, le sang, l'impossibilité de respirer. Sa bouche brusquement libérée de la tunique. Il cracha le sang, les dents, cherchait de l'air. Astarté le regardait se débattre, l'air songeur. Le nez du gladiateur entre ses doigts.

— Je ne sais pas si je le garde comme trophée, déclara-t-elle. Bof, non. Je le filerai à bouffer à un chien ou un porc sur mon chemin. Dis-moi, comment es-tu entré ? Tu as un laisser-passer ?

Ister n'écoutait rien. Astarté le fouilla. Elle trouva le laisser-passer. Il en aurait besoin. Les autres devaient en avoir aussi. Elle le frappa à la tempe. Le garçon s'évanouit. Elle se leva, le retourna sur le côté. Elle ne voulait pas qu'il meure. Elle s'agenouilla ensuite auprès de Cynthia.

— Je devrais te crever. Quelqu'un d'autre s'en chargera certainement. L'argent et la belle gueule d'Ister ? Je te laisse à tes fantasmes, amuse-toi bien pour expliquer ce que font ces types dans ma cellule.

Et maintenant ? Si Téos avait voulu se débarrasser d'elle, il se débarrasserait aussi d'Aeshma et de Typhon, peut-être aussi de Rigas et de Saucia, même s'ils n'avaient pas assisté aux meurtres des soldats et qu'ils étaient restés à les attendre loin du campement des légionnaires. Et si elle était la dernière sur la liste ? Et si les autres étaient déjà morts. Saucia aux mains de magicienne, Rigas, Typhon le vieux gladiateur devenu doctor, Aeshma.

Elle fouilla rapidement l'homme mort, s'empara de son laisser-passer, débarrassa Ister de la paenula dont il était revêtu, retira de son coffre une tunique propre, un subligaculum et sa grande ceinture de gladiatrice. Un linge pour panser la blessure du poignard. Elle s'habilla et assura deux pugios derrière son dos. L'heure de la vengeance avait sonné.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE : 

Apaté : déesse de la tromperie, de la perfidie, de la fraude...

Illustration : Apaté, amphore d'ignoto, Musée national de Naples

Mesures romaines citées :

Une livre = 382,4 grammes.

Une amphore = 25,89 litres.


Deditice : Classe misérable de la société romaine. Elle s'appliquait soit à des étrangers qui avaient été vaincus et faits prisonniers les armes à la main, soit à des affranchis coupables d'infamies, qui ne bénéficiaient d'aucuns droits romains. Ils ne pouvaient ni tenir de commerce, ni léguer leurs biens. Les esclaves condamnés à la gladiature, s'ils obtenaient l'épée de bois qui les affranchissait devenaient des dediticus.

Les enfants de dediticus n'héritent cependant pas de la condition de leur père. Ils naissent pérégrins (étrangers libres) pour les premiers, et simples affranchis pour les seconds. Ils bénéficient alors des lois romaines qui s'appliquent à leur statut et peuvent espérer que leurs enfants deviennent citoyens romains.

Ister exagère un peu en affirmant qu'il ne vaut pas mieux qu'un dediticus, mais il est vrai qu'en signant son contrat, il a perdu à jamais ses droits de citoyen romain. L'infamie gladiatorienne est permanente et lui ferme la porte à toutes les fonctions administratives.



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