Chapitre LXXV : Les Amazones (partie 2)
Aeshma feinta à gauche, le gladiateur se concentra sur son épée gauche, oublia la deuxième qui ne se rappela à lui que quand elle passa sous son bouclier et pénétra au creux de son aine. Il tomba à genoux, s'appuya sur son bouclier et tenta un coup droit. Aeshma écarta la lame à l'aide de son épée gauche et frappa le gladiateur avec le pommeau de son épée droite. Il partit en arrière. Le sang jaillissait à gros bouillons. Par à-coups. Fémorale tranchée. Il était mort. Pas la peine de perdre son temps à l'achever. Ishtar protégeait ses arrières immédiats, la gladiatrice d'Alexandrie ceux d'Atalante. La grande rétiaire jouait de la lance. L'homme qui l'affrontait devait partager son armatura ou être hoplomaque, lui aussi maniait la lance.
Pour une fois, l'équipement des Amazones leur donnait l'avantage. L'homme était gêné par son bouclier de bronze. Celui-ci le protégeait, mais l'empêchait de lancer des attaques vraiment efficaces. Atalante se montrait aussi énervante qu'un taon. Elle se déplaçait vite, sautait d'un côté et de l'autre, piquait à chaque fois qu'elle en avait l'occasion. L'homme portait plusieurs blessures, il devait la plupart d'entre elles à Atalante.
La fille d'Alexandrie avait voulu aider la rétiaire, mais celle-ci avait fermement refusé. L'Alexandrine s'était alors contentée de couvrir la meliora, tout comme le faisait Ishtar auprès d'Aeshma. Tout comme elles l'avaient fait depuis qu'elles s'étaient jointes aux deux melioras, parce que les melioras l'avaient décidé ainsi et que l'Alexandrine avait été fermement prévenue : soit elle se conformait à leurs directives, soit elle se débrouillait toute seule. Elle et Ishtar s'étaient battues, elle avaient donné des coups, elle en avaient reçu, mais quand le nombre de combattants ne le nécessitait pas, elles n'intervenaient pas.
Ishtar pensait que les melioras les ménageaient et ne leur faisaient pas confiance. L'Alexandrine l'avait cru aussi au début et elle s'était sentie profondément blessée dans son orgueil de gladiatrice, mais elle avait très vite réalisé qu'Aeshma et Atalante usaient d'une stratégie bien plus subtile. D'abord, elles étaient incontestablement les plus aguerries du groupe. Ensuite, assurer leurs arrières quand elles combattaient, évitait à leur équipe de se faire surprendre. Les deux melioras pouvaient sans crainte se concentrer sur leurs adversaires. Elles comptaient sur leurs deux jeunes acolytes pour les protéger. Cette stratégie leur avait permis d'éliminer tous les gladiateurs qu'elles avaient croisés et de leur sauver la vie.
Le Grec s'énerva tout à coup. Il se débarrassa enfin de son bouclier et passa à l'attaque. Atalante jeta le sien. Les deux gladiateurs s'opposèrent alors dans un violent combat. Hampe et fer servaient autant l'un que l'autre à frapper. Les lances tournoyèrent. Aeshma se plaça de manière à surveiller les alentours tout en regardant le combat.
— On n'intervient pas ? demanda timidement Ishtar en voyant la meliora se détendre.
— Non, elle s'en sortira et j'adore la voir se battre au bâton. Admire, Ishtar, et prends-en de la graine. Atalante est un vrai génie.
C'était vrai. Le bois des hampes claquait, les lances virevoltaient. Le gladiateur se fiait à sa force. Elle lui fût inutile. Atalante était plus rapide, sa technique plus sûre. Elle n'évita pas un coup sur le front et plus tard, même si elle l'esquiva, le fer lui déchira les chairs sur la hanche, mais elle toucha le gladiateur plusieurs fois en très peu de temps. Soudain, elle chassa la lance de son adversaire, arma et abattit le bois sur son crâne. Déséquilibré par le premier mouvement de la grande rétiaire, le gladiateur n'eut pas le temps de réagir et s'effondra sans un cri, le crâne brisé.
Des hourras retentirent. Atalante leva à tout hasard sa lance au-dessus de la tête et les cris redoublèrent. C'était bien pour elle.
— Je t'adore, Ata, lui déclara Aeshma radieuse.
— Je ne voudrais pas perdre notre pari !
Aeshma rit.
— On est arrivées, dit Atalante en pointant du menton le cheval de bois qui se dressait derrière une dernière palissade.
— Les premières !
— Mmm, presque. Regarde qui est là !
— Lucanus !
— Mmm...
— On attend Astarté et on récupèrent les filles qui traînent, si elles arrivent avant elle, je pourrais soigner les blessés.
Elle se retourna vers Ishtar et l'Alexandrine.
— Vous avez assuré, merci.
— À votre service, rétorqua aigrement l'Alexandrine.
— Pardon ? fit froidement Aeshma.
— Je plaisante. C'était génial d'être à vos côtés.
— Parce que tu crois que c'est fini ?
— Je n'ai pas dit ça.
— Bon, Aesh... s'impatienta Atalante.
— J'arrive, j'arrive, grommela la petite thrace.
***
De son côté, Astarté avait à peu de choses près, adopté la même stratégie que ses deux camarades. Galini lui collait aux basques comme Ishtar avait collé aux basques d'Aeshma, par contre les deux reines alternaient régulièrement leurs rôles. Penthésilée avait reçu un coup de bouclier qui l'avait sonnée et lui avait profondément entaillé le front. Lysippé avait prestement pris le relais face au gladiateur et mit à profit toutes les heures qu'elle avait passé à frapper le palus, les leçons de Xantha. Elle se transforma en machine à concasser, à broyer. Son épée défonça le casque du Grec, bossela son bouclier, avec une force et une régularité que lui aurait enviées un forgeron, ne laissant que peu d'occasion au gladiateur de riposter. Des spectateurs qui avaient suivi le combat, commencèrent à rythmer ses coups, à la manière des tambours qui donnaient le rythme aux galériens.
— Yah ! Yah ! Yah !
Lysippé s'était calé sur les cris. Ils avaient accéléré. Elle avait suivi. Le gladiateur avait commencé à reculer. Reculer. Il avait flanché, ouvert sa garde. La foule avait hurlé :
— Yaaaaaaaaaaaaaaaah !
Lysippé avait donné le coup de grâce, son épée avait brisé la clavicule, coupé les côtes hautes. Elle s'était arrêtée au niveau de la poitrine. La gladiatrice n'avait pas pu déloger son épée. Elle l'avait laissée et s'était emparé de celle que le gladiateur avait laissée tomber. Des cris avaient salué son exploit. Le sang qui coulait à flot.
— Je suis la reine ! hurla-t-elle en riant.
— Mais c'est moi qui ai encore le sceptre, dit Penthésilée.
— Je vais t'arracher ta tunique !
Penthésilée, le visage en sang se fendit d'un grand sourire qui lui découvrit les dents. Elle ressemblait à une cannibale. Le sang lui dégoulinait dans la bouche et coulait le long de son menton.
— Vous êtes comme ça depuis combien de temps ? avait demandé Astarté un peu surprise par la franche amitié que manifestaient les deux secutors l'une envers l'autre.
— Comme quoi ? demanda Penthésilée.
— Complètement ravagées et aussi...
— Depuis qu'on a mis une correction à des gladiateurs de Capoue qui nous avaient traitées de minables et qu'Aeshma impressionnée, nous a demandé de mettre fin à une bagarre...
— ... en couchant tout le monde à terre ! conclut Lysippé.
Astarté secoua la tête.
— Et c'était ta petite novice qui avait déclenché les hostilités ! Pas vraie, fillette ? lui dit Lysippé en donnant à Galini un coup de poing amical sur le coin de la mâchoire.
— Euh...
— Toi, Galini ? s'étonna Astarté.
— Ister s'en était pris à ta réputation et avait insulté Marcia, expliqua Penthésilée avant de cracher le sang qui lui emplissait la bouche. Galini lui a mis une raclée.
— C'était génial ! s'extasia Lysippé. Je vais te bander la tête, Penthésilée, sinon tu ne vas plus rien voir, ajouta-t-elle à l'intention de sa camarade.
— Vous êtes vraiment débiles ! s'exclama soudain Astarté.
Le visage glacial de la Dace avait figé les trois gladiatrices.
— J'ai manqué plein de trucs, laissa-t-elle brusquement tomber. C'était nul Capoue.
— Oui, mais tu es là maintenant, lui dit Penthésilée.
— Mmm.
Lysippé noua un tissu autour de la tête de Penthésilée et elles se remirent en mouvement. Les deux reines se placèrent en arrière. Astarté se pencha sur Galini.
— Il faudra que tu me racontes cette histoire, Galini.
La jeune gladiatrice rougit et hocha la tête. Astarté était son véritable et unique mentor.
***
— Le combat est joué d'avance, assura Claudius Pera. Je ne regrette pas de m'être, une fois de plus, fié à votre avis, madame, ajouta-t-il en se tournant vers Gaïa.
— Joué d'avance ?! Claudius ! protesta Marcus Flavius. Un combat n'est jamais joué d'avance. Les gladiateurs sont tout à fait capables d'opposer une défense sur laquelle se briseront toutes les attaques.
— Mon pauvre Marcus, répliqua Claudius avec une condescendance non dissimulée. Par quels exploits guerriers se sont illustrés ces hommes ? Les Amazones les ont multipliés et le public a relevé chacune de leurs prouesses.
— Leurs prouesses ? souffla Marcus plein de mépris.
— Ne soyez pas mauvais joueur. Le combat à la lance, celle qui frappait comme une brute, les engagements de l'Amazone bleue, le furieux combat qui a opposé les Grecs aux filles qu'accompagne l'amoureux... Les gladiateurs se sont bien débrouillés au début, mais ensuite... Si les Amazones se sont fait décimer dans certains coins, quatre petits groupes ont créé une différence qu'il sera compliqué aux Grecs de gommer.
— Je n'en crois rien, s'obstina Marcus Flavius.
Les deux sénateurs s'appréciaient moyennement, Claudius Pera était attaché aux notions de vertus et d'honnêteté. Il avait une haute idée de sa fonction et de la responsabilité qu'il exerçait. Il défendait avec passion ce qu'il pensait être la mission divine de Rome. Marcus Flavius profitait de sa fortune et de sa position. Il rejoignait Claudius Pera sur certains points et les deux hommes, aussi improbables que cela pût l'être, étaient des alliés politiques que ménageait prudemment Titus. Claudius Pera essentiellement par conviction idéologique, Marcus Flavius par intérêt. Et ils savaient tous deux flatter l'Empereur quand il le fallait :
— Imperator, l'appela Claudius. Qui gagnera aujourd'hui la guerre de Troie ?
Titus se retourna et ses yeux parcoururent le visage des invités qui partageaient avec lui la loge impériale. Son frère Domitien, les sénateurs à ménager, deux tribuns, le légat de la seconde légion Adjutrix qu'il comptait prochainement envoyer en campagne en Ibérie, un envoyé du royaume de Parthe, deux procurateurs, un proconsul et des quelques favoris. Gaïa Metella et Domitia Longina, la femme de Domitien, représentaient le sexe féminin. Il demanda son avis à l'assemblée.
Gaïa, le tribun de l'Adjutrix et l'envoyé du royaume de Parthe se rangèrent sans surprise du côté des Amazones. Les sénateurs, les deux procurateurs et le légat, du côté des Grecs qu'ils n'imaginaient pas perdre face à des femmes et des sauvages. Ses favoris hésitaient, pas très assurés de savoir qui leur protecteur choisirait. Domitien et sa femme n'exprimèrent aucune opinion.
— Domitien ?
— Je donne les Amazones victorieuses, répondit-il avec une concision habituelle.
— Pourquoi ?
— Elles chassent, leurs proies n'ont aucune chance.
Gaïa tourna un regard curieux vers le Prince de la jeunesse. Elle ne l'avait jamais rencontré. Il était grand, bien proportionné. Un homme jeune encore. Il n'avait salué et parlé à personne dans la loge, à peine adressé un salut de la tête à Gaïa, peut-être heureux que Domitia Longina ne fût pas la seule femme présente. Elle loua silencieusement l'analyse très juste que venait de donner le Prince.
— Je me range à l'avis de Domitien, déclara sa femme. Quand il est question de chasse, il ne se trompe jamais.
Et Aeshma ne perd jamais, pensa Gaïa. Presque jamais, corrigea-t-elle saisie d'une soudaine angoisse.
— Laissons au cheval le choix de son destin, déclara l'Empereur, fidèle à son principe de ne jamais soutenir un gladiateur ou un parti avant que le combat ne fût achevé.
Le grand cheval de bois n'eût pas trop le loisir de donner son avis et assista impuissant à la chute de son parti et à un déchaînement de violence. Tant que les cornus et les lituus ne sonnaient pas l'arrêt du combat, la mort faucherait. Sans pitié, sans rémission. Sans merci. Se battre, vaincre ou mourir.
***
Sur le sable, l'affrontement final se préparait. Astarté avait rejoint Aeshma et Atalante. Personne n'était mort. Des gladiateurs débouchèrent soudain sur leur droite, huit. Ils couraient comme s'ils avaient les Furies à leurs trousses. Devant qui fuyaient-ils ?
Xantha. La Germaine arrivait derrière, neuf gladiatrices déployées dans son dos. Enyo, Bellone, Victoria, Boudicca, cinq autres de divers ludus. Des juliani pour la plupart.
— Cours au-devant d'elle, Astarté, urgea Aeshma. Elle va foncer dans le tas et se faire tuer. On a besoin d'elle.
— J'y vais.
La Dace partit à fond de train, Galini suivit. Aeshma ouvrit la bouche.
— Laisse-la, lui dit Atalante.
— Bon. Xantha quand même...
— Quoi ?
— Elle qui assurait qu'elle n'avait pas la carrure d'une meliora. Et elle se pointe à la tête de neuf gladiatrices ?
— Les circonstances.
— Mouais, fit Aeshma dubitative.
.
Astarté se dressa devant Xantha sans prévenir. La Germaine faillit la balayer d'un coup de bouclier. Un lourd bouclier grec. Elle reconnut la Dace.
— Tu vas où comme cela, Xantha ? ricana Astarté.
— Là-bas, répondit la Germaine et tendant son épée vers le cheval.
— Tu as une jolie troupe avec toi, mais je doute que vous fassiez le poids.
— On a...
Xantha s'essuya le visage et regarda plus attentivement devant elle. Les gladiateurs se regroupaient. Quinze, vingt, plus ? Moins ? Elle tourna la tête. Elle avait commencé la bataille avec Enyo, Victoria et deux juliani. Ramassé Boudicca dans un coin, seule et blessée, porté secours à Bellone et la juliana qui combattaient à ses côtés contre trois gladiateurs. Les deux juliani de Xantha étaient mortes un peu plus tard dans un affrontement qui avait coûté la maîtrise de son bras à Bellone. D'autres juliani avaient ensuite renforcé leur groupe au gré des affrontements.
Bellone n'avait plus qu'un bras valide, Boudicca ne voyait que d'un œil, l'une des juliani portait un important hématome au niveau des côtés et grimaçait sans cesse de douleur. Côtes cassées. Une deuxième juliana boitait, blessée à la cuisse gauche. Xantha avait le cou en sang. Une blessure à la tête, dissimulée sous son épaisse tignasse brune.
— Ouais... approuva Xantha. On ne fait pas le poids. Je te laisse la main alors. On fait quoi ?
Astarté sourit.
— D'abord, on rejoint les autres, et Aeshma va passer tes troupes en revue. Ensuite... Sabina ! s'exclama-t-elle soudain.
L'hoplomaque lui fit un signe de tête. Elle et Lucanus soutenaient Marpessa. La jeune thrace avançait par grands sauts. Sabina lui avait bandé sa blessure au-dessus du genou, mais elle l'handicapait pour courir. Elle pouvait encore se battre et ses deux camarades la lâchaient quand ils rencontraient des adversaires, mais ils la reprenaient sitôt après sous les bras.
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— Je me demande où vous avez appris à vous battre, maugréa Aeshma contrariée par le nombre de gladiatrices blessées.
— Enyo, Marpessa et Ishtar principalement avec toi, répliqua Sabina d'un ton narquois.
— Il faut qu'on se dépêche, conseilla Atalante. Le public commence à manifester son impatience.
— Il ne devrait pas, ils vont l'avoir leur spectacle.
— On fait comme on a dit alors ? demanda une juliana issue d'un ludus de la capitale.
Une gladiatrice qui était arrivée en hurlant comme une sauvage entraînant deux filles de son ludus derrière elle. Une meliora aussi. Une secutor qui avait combattu et gagné contre Lampado un mois auparavant. Où était Lampado ? La juliana lui appris qu'elle avait fait équipe avec elle et qu'elle était morte :
— Courageusement. On s'est fait prendre à revers. Elle s'est écroulée devant moi, une lance planté dans les reins. Je n'ai rien pu faire. Je me suis dégagée comme j'ai pu et j'ai vu un mec l'achever.
— D'accord, merci. Et oui, on fait comme on a dit.
Atalante avait récupéré un cheval pour Aeshma. La jeune Parthe sauta en selle, tendit une main à Marpessa et la souleva de terre.
— Tu prends à droite, je prends à gauche. Tu ne me lâches pas et tu tranches tout ce qui passe à portée de ton épée.
Toutes les Amazones gagnèrent en courant leur position.
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— Elles ne doivent pas passer ! cria un gladiateur à ses camarades. Combattez en groupe et massacrez-les. Le public ne nous pardonnera jamais de perdre face à des femmes.
— T'inquiète. Notre cheval n'est pas prêt à servir de bois de chauffage.
Les hommes levèrent leurs boucliers. Ils attendaient la charge. Un cri sauvage retentit. D'autres étroitement mêlés lui firent écho.
— Combaaaaaaaaaat !
Et les gladiatrices apparurent. Lancées. En demi-cercle. En deux vagues. La première enlevée par les filles valides, l'autre en soutien, enlevée par les blessées. Éclopées ou pas, aussi déterminées les unes que les autres. Et une cavalière. Deux.
Aeshma fonçait dans le tas, traversait le champ de bataille comme une flèche. Accrochée à la crinière de sa monture, elle tranchait de son épée à gauche. Marpessa, un bras passé autour de la taille de sa meliora tranchait à droite. Elles bousculaient les gladiateurs, les distrayaient, ouvraient des brèches par lesquelles leurs camarades s'engouffraient.
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— Qui est la fille bleue ?
— Aeshma, souffla Gaïa. Une thrace du ludus de Sidé.
— L'Imperator devrait acheter ce ludus. Qui a déjà vu une thrace monter si bien à cheval ?
— C'est une Parthe, lui apprit Gaïa.
— Vous la connaissez bien ? lui demanda Domitia Longina.
— Oui.
— Elle était à ma soirée, non ? intervint Marcus Flavius.
— Oui.
— Mais vous lui avez préféré la rétiaire ?
Gaïa tourna la tête vers lui et le fusilla du regard.
— Aulus Flavius en a été ravi... ajouta-t-il.
— Aulus Flavius ?
— Il se l'est accaparée toute la nuit avec ses amis. Il a des goûts un peu bizarres que je n'approuve pas trop, mais il n'a pas l'air de l'avoir trop abîmée pour qu'elle monte aussi bien dix jours après.
Ce chien d'Aulus Flavius ! La rage déforma le visage de la jeune Alexandrine.
— Vous allez bien ? s'inquiéta Domitia Longina.
Gaïa n'eût pas l'occasion de répondre. Un grand cri s'éleva des gradins. Dans l'arène, un gladiateur avait enfin mis un terme à la démonstration équestre d'Aeshma.
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Il s'était armé de deux épées et l'avait attendu. Quand elle était arrivée, il s'était jeté devant son cheval, il avait mis un genou en terre et tranché les deux antérieurs.
Les deux cavalières passèrent par-dessus l'encolure de l'animal qui s'effondra en avant dans un hennissement déchirant. Marpessa accrochée à Aeshma l'empêcha de rouler souplement en avant. Elles mordirent durement la poussière, empêtrées l'une sur l'autre. La jeune thrace avait trop tard délivré sa meliora de son emprise. L'homme qui les avait abattues se précipita. Marpessa tendit la main vers son épée. Aeshma, sonnée tentait péniblement de se mettre debout. L'homme brandissait déjà son arme. Marpessa lui rentra dedans. Une courte lutte s'ensuivit. Les deux adversaires se dégagèrent et se firent face. Deux épées. Marpessa jura. Attaqua. Cria soudain de douleur, eut la présence d'esprit de passer son arme de la main droite à la main gauche, s'effaça soudain. Tourna, recula et se fendit. La lame passa juste sous les côtes flottantes, perfora le foie. Elle tira son épée d'un coup sec. L'homme s'affaissa.
Marpessa baissa le regard sur sa main droite.
— Marpessa ?
La jeune thrace dissimula prestement son bras derrière son dos.
— C'est bon, Aeshma, je n'ai rien.
Aeshma hocha la tête et repartit au combat. Elle arracha ce qui lui restait de tunique. Son subligaculum tombait en lambeau, il rejoignit la tunique sur le sol.
À dix pas, Boudicca cherchait à reprendre son souffle. Ses yeux se posèrent sur Aeshma qui finissait de se déshabiller
— Andrasta... murmura la jeune fille en la découvrant nue et recouverte de peinture bleue.
La déesse des victoires et des vengeances venait de les rejoindre. La jeune Bretonne se sentit soudain envahie par la puissance sacrée de la déesse sauvage. Elle lança un cri de guerre et se jeta dans la mêlée comme une furie. Elle reçut des coups, ne les sentit pas. Elle tuait, achevait, insensible et terrible. Et quand elle tomba à genoux, épuisée et en sang, la bataille s'achevait.
Galini vint s'agenouiller devant elle.
— Boudicca ?
— ...
— Eirwen ?
La gladiatrice leva sur sa camarade un regard halluciné.
— Andrasta nous a donné la victoire ? demanda-t-elle.
— Andrasta ?
— La déesse des victoires, la déesse bleue.
Galini se retourna vers Aeshma qui s'acharnait sur le cheval de bois. Les cornus et les lituus sonnèrent soudain. La petite thrace se détourna de son travail de destruction et leva les bras au ciel. Aucun Grec n'était plus debout. Du moins, dans cette partie de l'arène. Boudicca désigna Aeshma du doigt.
— Là, Andrasta, c'est elle.
— C'est Aeshma, sourit Galini.
— Maintenant peut-être. Mais Andrasta* l'a habitée.
— Peut-être, convint Galini.
Aeshma avait vraiment l'air... divinement sauvage. Toute de bleue et de rouge.
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Les arbitres envahirent le sable. Des esclaves entrèrent en traînant derrière eux les plateaux sur lesquels ils coucheraient les morts. Des médecins et leurs aides se précipitèrent vers les blessés. Des valets apportaient boissons et fruits secs. L'orchestre se mit à jouer des airs entraînants, des danseurs et des danseuses donnèrent des ballets. Des servants de piste balayèrent et ratissèrent le sable, dessinèrent de jolis motifs que d'autres agrémentaient de poudres colorées. Dans les gradins, des esclaves offrirent fruits et vins légers au public surexcité. On l'aspergea d'eau safrané pour calmer leur ardeur belliqueuse. Le nom de Titus s'éleva, les louanges tombèrent des milliers de bouches asséchées d'avoir tant crié, de s'être tant ébahies.
Aeshma oublia les spectateurs, la représentation, dès que l'orchestre lança ses premières notes mélodiques. La gladiatrice disparut. L'apprentie d'Atticus apparut. Elle ignora les gladiateurs dont la vie lui importait peu et se tourna vers ses camarades. Ce qu'il en restait.
Atalante était toujours là. Elle souriait faiblement. Pâle et un peu absente.
— Ata ?
La grande rétiaire la regarda. Du sang s'étalait sur ses bras, sur sa poitrine, tâchait ce qui restait de sa tunique à la taille.
— Ça va ? lui demanda Aeshma.
— Mmm, acquiesça Atalante.
— Tu es blessée ?
— Je suis toujours debout.
— On a gagné.
— Ce n'est pas ce qu'on avait convenu ?
— Si. Je peux te laisser ?
— Tu t'en vas ?
— Non, je veux juste...
— Je t'accompagne.
On retrouva Xantha enlacée à un gladiateur. Ils s'étaient embrochés mutuellement. La Germaine ne se marierait jamais. Astarté avait dégagé Xantha de son étreinte mortelle et l'avait allongée sur le dos, les mains posées sur l'épée que la Dace aux larges épaules avait placée sur sa poitrine.
— Elle m'a sauvée la vie, murmura Astarté qui se tenait accroupie à côté du corps de la Germaine. Je ne l'avais pas vue. Elle a fauché trois types et...
— Astarté, lui dit doucement Atalante. Xantha t'admirait.
— Je sais. Cette abrutie a crié : Pour le palus du sanglier ! avant de s'embrocher sur ce type. C'est quoi ce palus du sanglier ?
— Une plaisanterie, expliqua Atalante.
— Comme les peintures bleues d'Aeshma ?
— Oui.
— Qui eût cru qu'elle avait tant d'humour, remarqua pensivement Sabina venue aux nouvelles
— L'idée lui a plu, c'est tout, répondit Atalante.
— C'était la plus ancienne, dit Aeshma.
— Maintenant, c'est toi, déclara Sabina en lui posant une main sur l'épaule.
— Non, c'est...
— Margarita est morte, Lampado et Bellone aussi.
Victoria avait oublié qu'elle ne portait pas de casque et n'avait pas survécu non plus. Atticus avait remis sur pied Boudicca, Galini et Ishtar. Marpessa refusa avec véhémence de défaire le linge qu'elle avait entouré autour de sa main droite. Les Reines des Amazones avaient reçu de nouvelles blessures et se soutenaient l'une l'autre. Elles survivraient. Les trois melioras aussi. Enyo n'avait rien. Un miracle. Lucanus souriait, heureux de se retrouver parmi des femmes qu'il aimait, heureux de s'être battu auprès de Sabina, de l'avoir protégée, heureux de partager leur triomphe.
L'orchestre se tut soudain.
L'amphithéâtre soupira.
Les gladiateurs allaient tous se regrouper devant la loge impériale.Hommes, femmes, vainqueurs, vaincus, traîtres et lâches.
***
— Mort aux Grecs !
— Missio ! Missio !
— Jugula !
— Gloire aux Amazones !
— À bas le traître !
— Mort aux lâches !
— Les palmes à la guerrière bleue !
— Les palmes à la Reine et à son garde du corps.
Une cacophonie délirante. Des cris discordants.
— Titus ! Ti-Tus ! Ti-tus !
— Gloire à l'Imperator !
.
Quinze gladiatrices, neuf gladiateurs se dressaient devant la loge impériale. Épuisés, en sang, alignés selon un ordre qui leur avait été imposé par les arbitres. Ils attendaient le bon-vouloir de l'Empereur. Celui-ci avait arrêté la bataille avant le massacre total du camp des Grecs. Une décision politique. L'offrande volontaire de vies aux spectateurs.
Il se leva, demanda le silence. L'obtint instantanément. Il fit un signe à l'arbitre principal. L'homme toucha l'épaule d'un premier gladiateur avec sa baguette. Tous n'avaient pas démérité, Titus en avait repéré certains qui s'étaient battus avec panache. Mais lesquels ?
Les spectateurs s'en moquaient. Les Grecs avaient perdu. Chaque homme désigné vint s'agenouiller devant une gladiatrice désignée. Atalante, Aeshma, Astarté, la meliora du ludus Vestitus, Penthésilée, Lysippé, une juliana, Enyo. Huit gladiatrices, huit condamnations, huit corps mous tombés sur le sable, huit mares de sang. Huit déchaînements de joie dans les gradins.
Il restait un homme.
Lucanus.
La baguette frappa son épaule. Il savait devant qui il s'agenouillerait. Tout le monde le savait. Il regarda intensément Sabina. Tendit le bras. L'hoplomaque tendit le sien.
— Camarade ?
— Camarade, confirma Sabina.
Lucanus sourit. Il l'aimait passionnément, il savait qu'elle ne l'aimait pas. Pas comme lui. Mais il ne regrettait rien. Il s'était battu aux côtés des filles de sa familia. Il surprit le regard d'Astarté. Elle partageait ses sentiments. Ils n'avaient jamais vraiment appartenu au ludus de Capoue. Ils avaient, bien des fois, allégé leur nostalgie dans les bras l'un de l'autre. Astarté était une fille bien. Elle ne l'avait jamais trompé, elle ne lui avait jamais menti et elle avait respecté ses sentiments. Il hocha la tête, reconnaissant. Elle lui sourit. L'arbitre s'impatienta, mais Titus leva une main apaisante. Le public jubilait. L'amoureux, le traître. Sa poignée de mains, l'échange de regard avec une autre gladiatrice
— Un baiser, un baiser ! scanda tout à coup la foule.
Sabina se décomposa.
Les cris obscènes s'intensifièrent.
Comment pouvait-on demander à une femme d'embrasser un homme qu'elle allait égorger ? Les arbitres tapotèrent les épaules de Lucanus et de Sabina.
— Aeshma, souffla Astarté.
La jeune Parthe tourna un regard interrogateur sur la Dace aux yeux dorés. Elle ne voulait pas... ? Si ? Elle hocha soudain la tête.
Les deux jeunes gladiatrices sortirent du rang. Astarté évita à la jeune Parthe d'agir à l'encontre de ses principes. Elle attrapa Sabina par l'épaule et la tourna vers elle. Aeshma poussa Lucanus pour qu'il lui fit face. Astarté enlaça Sabina et se baissa sur sa bouche. Aeshma passa une main derrière la nuque de Lucanus et le tira vers la sienne. Lucanus et Sabina, surpris par la tournure étrange des événements ne résistèrent pas. Astarté et Aeshma avaient choisi la subtilité, la sensualité, la douceur. Elles musardèrent sur les lèvres des deux gladiateurs, les incitant à répondre. Sabina avait le cerveau gelé. Lucanus ne pensait à rien. La foule exultait. Encourageait. Sabina réagit la première. Elle répondit enfin au baiser d'Astarté. Elle posa ses mains sur la taille de la grande Dace et l'attira contre elle. Le baiser s'intensifia soudain, devint plus voluptueux.
— Lucanus, crétin, embrasse-moi ! râla Aeshma contre ses lèvres.
Il comprit enfin. Il plaqua une main sur les fesses nues d'Aeshma et enfonça l'autre dans ses cheveux. Jamais il n'aurait cru partager ce genre d'étreinte avec la jeune Parthe. Elle embrassait bien.
La foule hurlait, séduite par ce retournement de situation. Qui aimait qui, en fin de compte ? Des cris encore plus obscènes dégringolèrent des gradins. Les arbitres séparèrent les deux couples et consultèrent l'Empereur du regard. Le public gueulait, hystérique, malsain. Titus donna une fois encore son accord. Les arbitres désignèrent les vêtements que portaient encore Sabina, Astarté et Lucanus.
— Les chiens, grinça Aeshma entre ses dents.
Atalante commençait à se sentir mal. Une nausée insidieuse lui brouillait l'estomac. Dans la tribune, Gaïa pâlit encore un peu plus. Elle chercha à croiser le regard d'Aeshma, mais la jeune Parthe regardait résolument ailleurs. Elle glissa sur Atalante. La grande rétiaire accrocha ses yeux et serra les mâchoires. Gaïa lut son malaise, sa détresse, son dégoût. Une demande. L'amitié qu'elle partageait avec ses camarades, l'estime qu'elle éprouvait pour elle. Elle ne se détourna pas.
Les trois gladiateurs s'étaient déshabillés. La tunique d'Astarté avait caché des blessures. Les arbitres leur firent signe de reprendre le baiser qu'ils avaient interrompu. Aeshma savait très bien ce que désirait le public. La nudité des gladiatrices n'avait d'autre intérêt que de la contempler, mais celle de Lucanus en revanche...
— Je suis désolée, dit-elle en s'approchant.
— Tu n'as pas à l'être, lui assura Lucanus.
Ils se collèrent l'un à l'autre. Aeshma se frotta au gladiateur. Elle jouait sa vie. Leur vie à tous les deux. Si le public n'obtenait pas ce qu'il voulait, ils finiraient tous les deux à genoux et subiraient la jugula. Aeshma avait remporté la victoire, elle n'avait pas envie de mourir aujourd'hui. Pas devant Gaïa.
Lucanus était encore sur le coup de l'excitation du combat. Aeshma avait de la pratique. Quand ils se séparèrent une nouvelle fois. Le public hurla de rire et trépigna d'allégresse. Le sexe du secutor se dressait magnifique et fier vers le ciel. Énorme.
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Les blagues et les réflexions en tout genre égayèrent le public. Dans la tribune réservée aux femmes, les matrones se dissimulaient le visage derrière leur palla et regardait la virilité exposée du gladiateur par en dessous. Des folles s'évanouirent ou feignirent de s'évanouir. On criait au scandale, on vantait les atouts physiques de son mari ou de ses amants, on comparait. Marcia écumait de rage et de dégoût. D'humiliation.
— Ils sont courageux et on se moque, murmura la jeune fille que la femme qui la gardait avait appelée Maïa.
Une moins bête que les autres.
Une réflexion de trop et Marcia ne se contint plus. Sa voisine hurla soudain de douleur, le nez en sang. Son amie s'en prit à Marcia. Le poing l'atteignit au menton et la femme partit en arrière, elle s'écroula sur le rang de devant, cul par-dessus tête. Marcia profita de la confusion pour quitter la tribune.
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Aeshma et Astarté furent sommées de regagner leur place. Lucanus de s'agenouiller devant Sabina. Quelles qu'eussent été les combinaisons amoureuses, le gladiateur avait rejoint cette femme. Il avait trahi pour elle.
Titus demanda encore une fois au public de juger. L'amphithéâtre menaça d'exploser.
Les passions se déchaînèrent. On pleurait Achille amoureux, on honnissait Achille cachée sous les traits d'une femme à la cour de Lycomède. On pardonnait ici, la passion dévorante ; on crachait là, sur le traître qui avait entraîné son propre peuple à sa perte. On applaudissait l'amant légendaire ; on raillait l'amoureux transi. L'amphithéâtre délirait. Légendes, littérature et préceptes moraux se mélangeaient dans un galimatias d'idioties et de contradictions. On oublia que l'homme qui attendait de mourir ou de vivre n'était qu'un gladiateur, que la femme qu'il aimait n'appartenait pas au peuple des Amazones, mais qu'elle descendait d'une lignée d'esclaves dont le premier était Samnite et avait vécu à quelques centaines de milles seulement de Rome.
Le mot traître prit de l'ampleur.
Les Grecs avaient la faveur du public. Les Amazones amusaient, mais elles inspiraient la peur. Les hommes eussent dû avoir le dessus. L'ordre du monde avait été bousculé. Les dieux seraient mécontents. Lucanus avait trahi son sexe, ses camarades et son parti. Les cris de soutien décrurent. On ne les entendit bientôt plus.
— Jugula, annonça la voix ferme de l'Empereur.
Lucanus ne s'était pas bercé d'illusions. Il se savait condamné au moment où il avait secouru Sabina. Il ne regrettait rien. Son honneur était sauf. Il respectait les filles de son ludus, il avait combattu auprès de gladiateurs qu'il estimait : Astarté, Aeshma, Atalante, Marpessa. Elles valaient mieux que les types à qui ils avaient tourné le dos.
Il était chanceux. Il avait passé la dernière heure de sa vie avec la femme qu'il aimait, une femme qui le respectait et dont il se savait être l'ami. Il mourrait de sa main, elle serait la dernière personne à le toucher et en plus, se dit-il en plaisantant, il mourrait dans toute la splendeur de sa virilité. Il remercia Aeshma dans ses pensées et adressa un message d'amour muet à toutes ses camarades présentes autour de lui. Une belle mort. Victorieuse.
— C'est un honneur, Sabina, murmura-t-il d'une voix assurée.
— Adieu, Lucanus.
L'hoplomaque plongea son épée dans l'épaule du gladiateur. Elle lui maintenait la tête de son autre main placée sous le menton. Il leva une dernière fois les yeux vers elle et se perdit dans les profondeurs de son regard. Sabina le maintint contre elle jusqu'à ce que la vie de son camarade s'éteignît. Elle l'accompagna ensuite, délicatement, jusqu'au sol.
C'était fini.
Presque.
— Imperator ! lança une voix puissante.
L'Empereur fronça les sourcils. Une gladiatrice sortait du rang.
— Nous sommes vainqueurs, Imperator. Je demande la jugula.
La gladiatrice se tenait droite devant la loge. Curieux, il leva la main pour demander l'attention du public. Une fois celle-ci obtenue, il hocha la tête en direction de la gladiatrice.
Depuis l'arrêt des combats, l'angoisse rongeait Marpessa. L'angoisse et la peur. Elle avait assisté à la vente d'Astarté et de Lucanus, et elle en avait gardé un profond traumatisme. Elle ne voulait pas quitter la familia, elle ne voulait pas vivre sans elle. Sans Aeshma et sans les autres. Elle n'avait pas la force de caractère d'Astarté. Elle ne voulait pas déchoir.
Elle marcha sur Aeshma. Sa meliora. Persuadée qu'elle comprendrait.
— Je demande la jugula, Aeshma.
— Marpessa...
— Je suis finie.
La gladiatrice défit le linge qui lui entourait la main. Aeshma se mordit la lèvre. Elle n'avait pas vu. La jeune thrace lui avait assuré que la blessure était sans gravité. La main pendait sur un poignet au trois quart sectionné. Les os étaient broyés. Le sang pulsait. Comment Marpessa pouvait-elle encore tenir debout ?
— Marpessa, la blessure n'est pas mortelle...
— Mais ma main est perdue, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Je ne veux pas être vendue. La gladiature est toute ma vie, je ne sais rien faire d'autre, je ne veux pas mourir misérablement dans la rue, je ne veux pas vous quitter. Aeshma, accorde-moi une fin honorable.
— Marpessa...
— S'il te plaît, souffla la jeune thrace.
— D'accord.
Marpessa sourit, elle savait qu'elle pouvait lui faire confiance. Aeshma ne l'avait jamais déçue. Elle tendit son bras gauche, Aeshma le saisit et l'attira contre elle. Elle la serra dans ses bras. Les yeux de Marpessa se mouillèrent d'émotion. Et puis, la jeune thrace s'agenouilla devant sa meliora. Aeshma lui caressa le front dans un geste qui bouleversa aussi bien Atalante que Gaïa. Sa paume vint se poser sur le front de la jeune gladiatrice et elle appuya sa tête contre son bas-ventre. Marpessa ferma les yeux.
Elle n'avait jamais rêvé de mort plus glorieuse : Rome, des dizaines de milliers de spectateurs, l'Empereur, un combat épique et victorieux, la chaleur du corps et de l'affection de sa meliora. Elle sentit la piqûre de la pointe de l'épée, elle soupira un remerciement à Aeshma et exhala son dernier souffle.
Les spectateurs n'avaient pas trop compris ce qui avait conduit une gladiatrice à se faire égorger, mais les applaudissements et les cris de joie firent trembler les fondations du nouvel amphithéâtre.
Des servants s'approchaient déjà pour ramasser les corps.
— Non, souffla Aeshma.
Et elles furent toutes là, même les filles qui n'appartenaient pas à leur familia.
Les corps de Lucanus et de Marpessa furent hissés sur les épaules. Enyo, Aeshma, Galini, Boudicca, la meliora de Rome et Ishtar se chargèrent de Marpessa. Atalante, Astarté, Sabina, Lysippé, l'Alexandrine et Penthésilée, de Lucanus. L'amphithéâtre exulta. Jusqu'au bout l'Empereur leur offrait une représentation de qualité. L'orchestre rythma le pas des gladiatrices. Le cortège funèbre des héros quitta l'arène sous une pluie de pièces.
Rarement l'âme défunte d'un esclave n'avait reçu tant d'honneur.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration (pour la peine et la victoire) : L'enfant prodigue, A. Rodin, 1905, musée Rodin, Paris.
Achille à la cour de Lycomède :
Lors de sa naissance, un oracle proclama que le héros grec mourrait sous les murs de Troie. Quand les Grecs partirent en expédition contre la ville, ils espérèrent bénéficier de l'épée du héros. Sa mère, la déesse Thétys, pour le soustraire à la guerre, lui suggéra de se dissimuler sous les traits d'une femme auprès du roi Lycomède.
Les Grecs ne voulaient pas se priver d'un héros aussi vaillant. Ulysse fut alors chargé de le retrouver. Le roi d'Itaque se présenta à la cour de Lycomède sous les traits d'un marchand et proposa à ses filles : bijoux et armes. Les filles se détournèrent des armes et portèrent leurs choix sur les bijoux. Seul Achille s'y intéressa. Ulysse le démasqua. Achille consentit à participer à la guerre et mourut comme on le lui avait prédit, sous les murs de Troie percé par une flèche, tirée dans son talon par le Prince Pâris.
Andrasta ou Andarta : déesse celte des victoires. On sait très peu de choses sur la religion celtique, sinon ce qu'en ont raconté les auteurs romains. Le culte d'Andrasta est historiquement attesté chez deux peuples : les Vocontes et les Icènes.
Des inscriptions lapidaires ont été retrouvées dans la région occupée par les Vocontes dans l'antiquité (Drôme, hautes Alpes, Isère, Alpes de haute provence et Vaucluse.). Elles parlent de la déesse des Vocontes. Andarta. Peut-être une déesse ourse.
Lucius Cassius Dio dit Dion Cassius (154 - 235) rapporte dans son Histoire romaine qu'Andrasta était invoquée par la reine Icène (dont le royaume se trouvait au sud-est de l'actuelle Angleterre), Boudicaa. C'est elle qui dirigea une furieuse révolte contre l'occupation romaine en 61.
Dion Cassius : Histoire Romaine : Livre 9, chapitre LXII, 6-7.
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