CHAPITRE LXXI : Pour Atalante

NB : le chapitre est long à cause des notes de fin de chapitre.

***

Aeshma se renfrogna à l'abri de son casque. Elle s'était montrée nettement supérieure à son adversaire. Elle lui avait donné sa chance, ménagé des ouvertures, la fille n'en avait pas tout de suite profité, mais elle s'était rattrapée par la suite et leur combat n'avait pas démérité. La jeune Parthe n'appréciait pas se retrouver appairée à des gladiatrices trop en-deçà de sa valeur et elle en voulait à Téos et Herennius de lui avoir choisi une adversaire aussi faible, mais la fille avait combattu honorablement. Elle avait tenté de ne pas se déprécier aux yeux du public et d'offrir une réponse convenable à une meliora qu'elle savait ne pas mériter.

— Jugula !

Encore une. Aeshma avait plus égorgé en deux mois qu'en deux années complètes. L'Empereur avait offert le jugement au public. La sentence n'avait rien eu de surprenant. La jeune Parthe assura sa prise sur les cheveux de la thrace à genoux devant elle, leva sa sica et d'un geste brusque et précis, trancha la jugulaire de la jeune gladiatrice. Elle maintint fermement la tête de la condamnée contre le haut de sa cuisse, offrant au public le spectacle du sang qui jaillissait par saccades et pour les yeux les plus perçants, celui du rictus qui accompagnait son agonie.

Les jeux, après quelques semaines de clémence, de jugements indulgents et justes, avaient viré au bain de sang. Au massacre. Perdre entraînait de plus en plus souvent la mort. Les gladiateurs n'en combattaient qu'avec plus de sérieux. Les femmes se trouvaient relativement épargnées, mais alors qu'habituellement leur probabilité de mourir s'élevait à une chance contre vingt sinon plus, elle avait brutalement chuté à une contre dix. Il restait trente quatre jours de jeux, Aeshma sentait que la probabilité chuterait encore et finirait par rejoindre celle en usage chez les hommes.

La familia avait perdu beaucoup de monde. Tous les faibles avaient succombé, les médiocres. On se demandait parfois au sein des ludus s'il resterait assez de gladiateurs pour combattre jusqu'à la fin des jeux. Il en resterait. Les bestiaires ne faisaient pas les frais des exigences dispendieuses du public et beaucoup d'entre eux seraient capables, en cas de nécessité, de combattre comme gladiateur. Titus n'était pas assez fou non plus pour ne pas garder des combattants d'exception jusqu'à la fin. Le premier mois lui avait permis de dresser des listes de gladiateurs à ménager jusqu'à la clôture des jeux. Les meilleurs s'affronteraient lors des dernières semaines, jusque-là, ils disputeraient des combats faciles, tout comme Aeshma, Atalante, Sabina, mais aussi Ajax, Caïus qui avait agréablement surpris le laniste par ses performances, Euryale, Germanus, au sein de la familia, tout comme Astarté et Lucanus qui avaient été épargnés par leur laniste.

Ister, Marpessa, Galini, Enyo, les deux Reines des Amazones comme on appelait couramment Penthésilée et Lysippé, Ametystus, Aper, Pikridis, Hélios, Gallus et Ishtar, avaient tiré leur épingle du jeu. Rejoint les listes de gladiateurs à ménager. D'autres avaient miraculeusement survécu.

Velox était mort, tout comme Diodoros à qui Astarté avait prédit la fin depuis longtemps déjà. Silia n'exaspérerait plus Sabina de sa mièvrerie. La jeune Bastet, malgré les soins d'Atticus, n'avait pas survécu à ses blessures lors de la première chasse. Les morsures s'étaient infectées, la septicémie avait gagné et l'amputer ne l'avait pas sauvée.

La gloire et la générosité des primes empêchaient les gladiateurs de s'appesantir sur la perte de leurs camarades, sur la précarité de leur avenir. Les vainqueurs ne bénéficiaient pas seulement des ovations du public, ils bénéficiaient aussi de l'attention du Prince et des riches aristocrates. Les cadeaux pleuvaient sur les vainqueurs : argent, bijoux, vêtements d'étoffes fines, mets délicats, vins de prix, parfum de luxe. Les invitations privées se multipliaient.

Téos triait. Distribuait avec parcimonie. À bon escient. Des filles comme Marcia, Aeshma, Xantha ou Atalante se moquaient des cadeaux. Marpessa et Ishtar ne s'en souciaient pas plus, prenant exemple sur leur mentor qu'elles vénéraient aussi bien l'une que l'autre. Il se montrait plus généreux avec Penthésilée, Lysippé, Sabina ou Celtine qui aimait briller.

Il avait perdu peu de filles et il choyait les gladiateurs dans leurs vices. Marcia bénéficiait d'une liberté quasi absolue et passait un quart de ses nuits à l'extérieur sans que Téos ne sut vraiment où elle dormait et avec qui. Celtine croulait sous les bijoux qui pour la plupart, avaient été offerts à d'autres gladiatrices. Sabina se drapait dans des étoffes de soie dignes d'une reine orientale, Ister se voyait proposer les plus belles femmes et courait les soirées mondaines.

La quasi-totalité des gladiateurs de la familia possédait à présent des tenues d'apparat qu'ils arboraient fièrement lors des pompas. Atalante, comme tous les rétiaires, y prêtait peu d'attention parce qu'elle ne portait ni casque ni bouclier, mais Aeshma et Xantha y furent sensibles. La petite thrace ne pouvait s'empêcher de caresser son casque quand elle l'avait sous les yeux. Un casque ouvragé. Presque aussi beau que celui que portait Astarté. Un casque qu'elle aurait aimé porter avec son pugio. Le pugio que lui avait offert Gaïa Metella. Celui que la domina gardait pour elle. Pour le jour où la jeune Parthe, à qui il appartenait, viendrait le chercher.

Un jour qui n'arriverait jamais.

Aeshma n'avait pas rencontré la jeune femme depuis son arrivée à Rome. Marcia lui transmettait régulièrement ses salutations et Néria apportait à chaque fois qu'Atalante, Marcia ou Aeshma devaient combattre des plats de lentilles, du pain subcineritius, du fromage, des fruits frais qu'elles affectionnaient toutes les trois et de la posca. Jamais de vin, jamais de plats riches en miel ou en graisse. Gaïa Metella exprimait ainsi son attention discrète envers les trois gladiatrices.

.

Des cris accompagnèrent la sortie de piste de la petite thrace. Elle rentra dans les coulisses, rendit sa sica et sa parma à l'armurier et se dirigea sans parler et l'humeur sombre vers la pièce qui servait de vestiaires.

— Aeshma ? l'arrêta Herennius. Beau combat.

La jeune femme haussa les épaules. Pour qui la prenait-il ?

— Trop facile, je te l'accorde, concéda le doctor.

Il la regarda.

— Tu n'as pas retiré ton casque.

Ah... fit la jeune Parthe en portant les mains aux attaches de celui-ci.

Laisse, je vais m'en occuper.

La gladiatrice se laissa faire. Le doctor défit les cordons et lui retira le casque. Son regard rencontra le visage fermé de la jeune femme.

— Je vais te retirer tes ocréas et ta manica aussi.

Mmm... grogna Aeshma sans protester.

Il commença par la manica, puis mit un genou à terre pour lui retirer les ocréas. Aeshma fronça les sourcils, un peu surprise par ces marques d'attention qu'elle ne méritait pas spécialement. Le doctor donna les pièces de son armure à un aide qui les emporta dès qu'il eût fini d'en libérer la jeune femme. Il se releva.

— Tu sais que de nombreuses invitations sont envoyées chaque jour au ludus ? dit-il lentement. Des invitations à des soirées.

Ouais.

Que Téos se garde le privilège de les accepter ou de les refuser ?

Ouais.

Tu ne peux pas répondre plus poliment ? se fâcha le doctor.

Euh... Oui, doctor.

Herennius soupira.

— Beaucoup de gladiateurs goûtent ce genre d'invitation, d'autant plus que Téos, quand il les accepte pour eux, en dicte les règles aux hôtes. D'ailleurs, l'Empereur délègue des gardes du prétoire à toutes ces soirées.

Je sais, il protège ses biens tout autant que Téos protège ses gains. Il en a accepté une pour moi ? Tu sais que je m'en fiche. Ce sera la troisième, voilà tout.

C'est une soirée un peu spéciale.

Téos a accepté qu'on y fouette ses gladiateurs ? Qu'ils s'y entre-tuent et l'Empereur a donné son accord ?

Non, vous êtes trop précieux pour cela.

Bon, ben, je ne vois pas le problème. Il veut que j'y aille, j'y vais. Je m'en fous. C'était assez sympa les dernières fois, pas au point que je saute de joie à l'idée de me rendre à une nouvelle soirée, mais au moins, la bouffe était correcte et les divertissements de qualité. Quant au reste... On sait ce que réserve ce genre de soirée. 

Des soirées d'aristocrates goûtant la débauche, des orgies en réalité. Mais de belles orgies, sans sauvageries. Des mets appréciables, du bon vin, des performances artistiques qu'Aeshma avait trouvées plaisantes à regarder. De l'ivresse et du sexe. Plus ou moins performant. De l'exhibitionnisme aussi. Rien de bien nouveau. La jeune Parthe se réservait pour le sable et les entraînements. Elle évitait les nuits agitées. Un peu de débauche n'avait pas spécialement été malvenue.

Quand Aeshma s'était parée pour se rendre aux deux soirées auxquelles elle avait été conviée, Atalante avait froncé les sourcils, contrariée. Marcia n'avait rien compris ou n'était pas là. La Parthe avait ignoré Atalante et son humeur chagrine, et elle avait profité de ce qu'elle avait pu au cours de ces soirées. Quand l'ivresse tenait les participants aux banquets et qu'on s'y abandonnait moins qu'eux, on pouvait les manœuvrer assez aisément et se détendre sans trop souffrir de désagréments. Plaisamment. Il suffisait seulement de fermer les yeux sur quelques regards déplaisants et quelques pratiques plus ou moins répugnantes et dégradantes. De les oublier très vite et de ne plus jamais y penser. De toute façon, on ne pouvait pas y échapper, cela faisait partie du métier, du statut de gladiateur. Atalante, Marcia et quelques rares gladiateurs, trop laids ou trop sensibles comme l'était la grande rétiaire, étaient les seuls à ne pas être conviés à remplir cette part du contrat.

— Atalante t'accompagnera.

Aeshma leva un regard interloqué sur le doctor.

— Doctor...

Elle a attiré l'attention d'un favori de l'Empereur. Téos a refusé plusieurs fois. Peut-être a-t-il été menacé. Quoi qu'il en soit, on viendra vous prendre ce soir. Ister et Ajax sont aussi de la partie.

Merde ! Doctor ! protesta Aeshma avec véhémence. Atalante... elle... depuis l'histoire de Pergame, personne ne l'approche, et elle est capable de vomir rien qu'à l'idée de participer à l'une de ces soirées. Elle ne me parle plus pendant des jours quand j'y vais et ensuite, elle menace de pleurer à chaque fois qu'elle me regarde.

Elle t'aime trop, elle est trop sensible. Et puis...

Et puis... ?

Elle n'est pas si farouche que cela.

Aeshma ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit.

— Du moins, elle ne l'était pas quand Astarté était encore là.

...

Elle fera bien un effort.

Doctor...

Ce n'est pas moi qui décide, Aeshma. Sois au moins heureuse de l'accompagner.

Amuse-toi bien à lui apprendre la nouvelle, se renfrogna la Parthe.

C'est toi qui le lui diras.

Quoi ?! C'est hors de question ! fulmina la petite thrace. Assume tes conneries, Herennius. Ce n'est pas moi qui apprendrai à Atalante qu'elle va servir ce soir la concupiscence d'aristocrates romains qu'elle hait. Débrouille-toi ! Je ne veux pas me faire dégueuler dessus.

Aeshma...

Accroche-moi à un palus, sors ton flagrum ! J'en ai rien à foutre ! Merde !

Herennius la toisa. Aeshma, le regard noir, soutint son regard. Elle avait raison. Il lui donnait raison.

— Je suis désolé, Aeshma.

Pas autant que moi ! rétorqua-t-elle hargneusement.

Retourne au ludus. Prends un bain. Demande à Saucia de s'occuper de toi. Dis-lui de s'occuper ensuite d'Atalante.

Je ne crois pas que...

La ferme, Aeshma ! aboya le doctor. Fais ce que je te dis !

Fais chier !

Dégage !

Ouais, je dégage !

Furieuse, la jeune gladiatrice traversa les couloirs sans voir personne. On se poussa sur son passage. Elle avait hurlé ses imprécations et la plupart de ceux qui la croisaient lui enviaient sa notoriété. Parler comme elle l'avait fait à son doctor méritait une punition exemplaire. Une main surgit, l'attrapa par le bras et la tira dans l'ombre d'un recoin. La réaction de la jeune Parthe fut immédiate, son poing partit. Il fut prestement contré.

— Aesh ! C'est moi.

Astarté ? Qu'est-ce que tu veux ? Ce n'est pas le moment. Je n'ai pas envie de parler.

Je t'ai entendue gueuler comme un putois, contre Herennius qui plus est. Et te voilà libre ? Même pas punie ? Qu'est-ce qui se passe ?

La grande Dace avait combattu après Aeshma. Elles s'étaient saluées amicalement en se croisant. Comme toujours. Sans trop d'effusion. Comme toujours. Astarté souffrait de la présence et de l'éloignement de ses camarades. Elle se sentait plus seule qu'elle ne l'avait jamais été et les étreintes amicales et désespérées de Lucanus ne faisaient que renforcer ce sentiment.

Le secutor fantasmait sur Sabina. Il l'avait aperçue, son tourment s'était réveillé et le gladiateur rêvait d'elle toutes les nuits. Il n'avait pas repoussé Astarté. Il cherchait dans ses bras à retrouver la femme qu'il aimait. Il pouvait parler d'elle avec la Dace. Soulager son désir, même s'il en retirait autant de peine et d'amertume que de plaisir brut et animal.

Astarté avait entendu les éclats de voix, reconnu les voix d'Aeshma et d'Herennius. Elle savait qu'elle ne pourrait rien changer, mais elle voulait savoir ce qui avait mis sa camarade en colère et surtout pourquoi Herennius avait accepté qu'elle donnât libre-cours à celle-ci.

Aeshma chercha à se dégager. Astarté la plaqua contre le mur et se colla à elle. Leurs corps mêlèrent leurs sueurs et leurs odeurs. Celle du sang que les deux jeunes gladiatrices avaient fait couler, celle de leur effort, du sable chaud et de la poussière.

— Dis-moi, Aesh.

Je n'aime pas quand tu m'appelles comme ça...

Privilège d'Atalante ?

Ta gueule !

Dis-moi ce qui se passe.

...

Je veux savoir...

Téos a promis Atalante pour une soirée.

Astarté se décolla immédiatement de la jeune Parthe.

— Quel genre de soirée ?

Le genre à laquelle sont conviés les gladiateurs qui excitent la convoitise des spectateurs assez riches pour se les payer le temps d'une soirée.

Téos ne ferait jamais ça. Il sait qu'Atalante...

Ben, il l'a fait.

Quand ?

Ce soir.

Chez le sénateur Marcus Flavius Sisenna ?

Je n'en sais rien, je n'ai pas reçu de tablette.

Tu y seras ?

Oui.

Je vais aussi à cette soirée. Flavius Sisenna est de Capoue. Je le connais bien. Il aime les beaux objets.

Merci de la comparaison !

On est de beaux objets à ses yeux. Attends-moi ici.

Hein, mais où tu vas ?

Vérifier si vous allez vraiment au même endroit que moi.

Astart...

Mais la grande Dace avait déjà disparu. Aeshma s'appuya contre le mur et jura entre ses dents sans discontinuer. Le retour d'Astarté la fit sursauter et elle se mordit la langue.

— Vous allez au même endroit que moi, déclara Astarté. Je vais le tuer.

Qui, le sénateur ?

Non, Téos.

C'est devenu une manie chez toi.

Je...

Je sais, tu le détestes.

Ouais... mais pour Atalante... je la connais et, je sais comment se passera la soirée.

Comment ?

Bah, comme d'habitude. Flavius aime bien regarder aussi. Mettre ses esclaves en scène, exciter ses invités avec des tableaux lestes.

Ben, tu pourrais... Atalante et toi...

Brillante idée, Aesh. Tu vois Atalante baiser devant tout le monde ? Avec moi, en plus ?

Non. Tant pis, elle n'aura qu'à... Merde ! C'est une gladiatrice, elle pourrait prendre sur elle. Pourquoi est-elle toujours si sensible ?

Si seulement...

Astarté s'abîma dans une profonde réflexion. Aeshma se mordillait les lèvres et maudissait sa camarade trop sensible ; Téos trop avide ; Herennius trop lâche ; les Romains trop dépravés ; elle et le monde entier, trop stupides.

— Aeshma ? l'interrompit soudain Astarté dans ses sombres pensées.

Quoi ?

À Patara, il y a deux ans, pourquoi Gaïa Metella vous a louées toi et Atalante ?

...

Elle avait des vues sur l'une d'entre vous ? Sur toi ? Pourquoi Atalante, alors ? Elle vous voulait toutes les deux ?

Non.

Pourquoi, alors ? Vous ne m'avez jamais expliqué pourquoi elle vous avait emmenées chez elle.

Un notable voulait s'amuser avec moi et Julia Metella Valeria a demandé à sa sœur de me soustraire à sa convoitise.

Elle t'a louée pour te soustraire aux désirs d'un homme ?! s'exclama Astarté interloquée. Et Atalante ?

Elle voulait éviter qu'elle paye à ma place.

Elle est là, non ?

Qui ? demanda Aeshma sur ses gardes.

La domina qui t'avait louée, celle avec qui tu as passé un mois en mer, elle est présente ?

Qu'est-ce qui te faire croire cela ?

Je ne sais pas. Je suis sûre qu'elle t'aime bien, c'est quelqu'un de très en vue à Alexandrie, tout le gratin de l'Empire est présent. J'avais espéré que...

Elle est là, confirma Aeshma.

Demande-lui son aide.

Hein ?!

Elle peut aller à la soirée et réclamer Atalante pour elle.

C'est débile !

Je croyais que tu aimais Atalante ? Que Gaïa Metella t'aimait ?

Oui, ne s'en cacha pas Aeshma. Mais... Je ne peux pas...

Fais ce que tu veux, Aeshma. Je croyais que tu valais plus que cela. À ce soir. On va bien s'amuser, conclut acidement Astarté.

Mais merde, Astarté ! Je ne peux pas sortir du ludus et je ne sais même pas si je verrai Marcia avant ce soir !

La grande Dace ne répondit pas et se fondit dans l'obscurité qui régnait dans les coulisses du grand amphithéâtre.


***


La soirée s'apparentait à un véritable cauchemar et Aeshma se demandait si elle n'en verrait jamais la fin.

.

Il y avait eu son retour au ludus, son incapacité à affronter Atalante. Le sentiment de lâcheté et de trahison qui l'avait assailli, l'espérance folle et vaine que Marcia vînt pointer son nez. Le rappel innocent de Galini : Marcia s'était attirée les faveurs du bestiaire Carpophorus.

.

L'homme embrasait l'amphithéâtre à chacune de ses apparitions. Il déployait, malgré son aspect longiligne, une force et une agilité contre laquelle les ours et les taureaux ne pouvaient lutter. Il avait remarqué la jeune fille. Téos l'avait engagée dans trois chasses depuis son premier succès. Marcia n'avait plus revêtu sa tenue de rétiaire. Le laniste l'avait réservée aux venatios.

Carpophorus avait la peau tannée. La blondeur de Marcia le charma, plus encore son courage, sa vélocité et son adresse. Mais il avait senti la novice sous l'étoile montante de la jeune fille. Elle commettrait immanquablement une erreur fatale un jour ou l'autre.

Ce fut pourtant lui qui en commit une. Une erreur stupide. Il avait lâché son poignard, la seule arme qui lui restait. Marcia avait décroché deux traits, les bêtes avaient reculé, s'étaient détournées. Carpophorus n'avait pas vraiment compris ce qui s'était passé, mais tout à coup, la jeune cavalière blonde s'était penchée sur lui et lui avait tendu son poignard. Elle avait disparu ensuite. Elle avait risqué son avenir. Si elle perdait son arc, si elle mettait pied à terre, elle n'avait plus d'arme pour attaquer. Pour se défendre.

La venatio achevée, il était allé la trouver. Il ne savait pas trop ce qui lui était arrivé après qu'elle lui eut cédé son poignard, sinon qu'elle avait encore une fois gagné les faveurs du public, mais son médecin lui pansait la jambe. Il y avait beaucoup de sang sur les linges jetés au pied de la table. Carpophorus lui avait silencieusement rendu son poignard qu'il avait conservé et refusé de donner à son armurier. La jeune fille s'était fendue d'un sourire pâle et l'avait remercié. Carpophorus avait regardé sa jambe blessée et n'avait rien répondu.

Mais deux jours auparavant, Marcia avait débarqué dans la cellule de ses camarades, l'air hautement réjoui. Carpophorus bénéficiait d'une longue permission après une blessure reçue contre un ours et il lui proposait de l'entraîner. La jeune fille rayonnait de fierté. Carpophorus était porté aux nues par les bestiaires de toutes les écoles de l'Empire aussi bien que par le public. C'était un véritable champion, une célébrité.

Quand elle l'apprit, toute la familia l'avait félicitée d'avoir obtenu son attention. Atalante l'avait serrée dans ses bras. Aeshma avait maugréé. La grande rétiaire l'avait accusée de jalousie. Aeshma s'en était défendue :

— Elle attrape la grosse tête, grogna-t-elle. Elle se voit déjà l'égale de Carpophorus. Tous ceux qui attrapent la grosse tête finissent par ressembler à des pastèques et toutes les pastèques finissent la gueule éclatée.

Je n'attrape pas la grosse tête, Aeshma, s'était vivement défendue Marcia.

Tu es en passe de devenir célèbre, tu n'as pas les épaules pour, rétorqua sombrement Aeshma.

Mais tu es là pour me remettre à ma place, non ? Je sais que si je perdais la mesure des choses, toi ou Atalante vous vous empresseriez de me donner une leçon. Je suis prête, Aeshma. Si tu veux me prendre au pancrace ou qu'Atalante le veut, je suis partante. Je ne me prends pas pour une meliora ni pour une vedette. Je sais que j'ai encore beaucoup à apprendre. Carpophorus veut bien compléter la formation que vous m'avez donnée. Tu m'as toujours dit qu'il ne fallait jamais négliger une occasion d'apprendre et de progresser. Atalante était la meilleure rétiaire de la familia, toi une des meilleures tout court. J'ai accepté son offre parce que je savais que vous m'auriez encouragée à le faire si vous aviez été présentes et que si j'avais refusé, vous m'auriez filé une correction pour m'apprendre à être si bête et si présomptueuse.

Aeshma s'était fendue d'un sourire. Elle avait affectueusement ébouriffé les cheveux de la jeune fille et l'avait assurée qu'elle la tenait à l'œil. Atalante avait repris Marcia entre ses bras et lui avait dit qu'elle était fière d'elle.

Marcia les adorait.

.

Herennius avait transmis l'invitation à Atalante et depuis, la grande rétiaire s'était enfoncée dans un sombre silence. Aeshma l'avait fuie. Atalante lui en voulait. Elle avait été malade. Et puis, Aeshma était réapparue dans sa vie. Un linge à la main. Le visage fermé, avec un regard désolé où combattaient la colère et la culpabilité.

— Tu n'y peux rien, Aesh, lui avait gentiment dit Atalante. Ce n'est pas de ta faute.

Aeshma commençait à comprendre la haine qu'éprouvait Astarté.

— Astarté sera là aussi... avait annoncé Aeshma sans trop savoir pourquoi.

Atalante s'enfonça encore un peu plus dans le silence. Elle luttait contre la nausée et une terreur rampante qu'elle n'arrivait pas à combattre. Elle se battait depuis des années sur le sable, elle affrontait courageusement la mort, mais la perspective d'une nouvelle soirée de débauche chez un aristocrate la terrorisait.

— Ata, pourquoi ? lui murmura Aeshma. À Patara, tu... Enfin, tu étais contrariée, mais pas dans cet état.

J'étais en colère, Aesh.

En colère ?

Contre toi. C'était de ta faute. J'avais tellement envie de te mettre une raclée que j'en ai oublié le reste. Et puis, on parlait de combats, pas de... pas d'une soirée amusante.

— Sois en colère contre Téos, alors.

— Je n'y arrive pas, avoua péniblement la jeune Syrienne. 

Saucia avait détendu Aeshma, mais tout son art n'avait suffi à faire de même avec Atalante. On les avait apprêtées. Les cheveux, le maquillage. Elles avaient été parées de bijoux. Des litières étaient venues les chercher. Une pour Ajax et Ister, une pour les deux jeunes gladiatrices. Aeshma avait trouvé le trajet très long.

.

La villa était magnifique. Ils traversèrent un jardin immense aux allées vivement éclairées par des torches. Ils gravirent des marches. La soirée se déroulait dans plusieurs pièces. Les peintures agressaient les yeux. Du cinabre*.

Des dizaines de convives, des millions de sesterces qui s'affichaient aux bras et aux cous des femmes, aux doigts des hommes, dans la vaisselle, les meubles. Tout. Il ne manquait plus que l'Empereur.

— Joli choix, fit une voix à l'arrivée des quatre gladiateurs de la familia de Téos. Le ludus de Sidé, n'est-ce pas ? Quatre gladiateurs seulement, Marcus ?

Pour votre plaisir, Imperator.

Et voilà, se dit Aeshma.

— Trois des meilleurs combattants appartenant à ce ludus et l'un des plus beaux qu'il accueille, expliqua le sénateur d'une voix suave. Les femmes sont hors de prix et malheureusement, le joyau de ce ludus est inabordable. Mais les juliani n'ont rien à envier aux autres. J'ai commandé quelques-uns, et quelques-unes surtout, des plus beaux champions de vos écoles, Imperator.

Ainsi tu n'as pu obtenir la présence de la fougueuse bestiaire de Sidé ?

Aeshma se crispa. Atalante se raidit encore un peu plus.

— C'est une auctorata, Imperator. On la dit aussi fille de chevalier. Je crois que son laniste la garde très jalousement.

Peut-être ne t'es-tu pas adressé à la bonne personne, Marcus.

Titus porta son regard vers un coin de la salle. Marcus le suivit, mais l'Empereur détourna prestement le regard et le sénateur ne sut pas qui avait le pouvoir de s'accorder les faveurs de la belle Marcia aux cheveux d'or, de la bestiaire que le poète Marcus Martialis* qualifiait, à qui voulait l'entendre, de nouvelle amazone. Celui-ci jurait d'ailleurs la faire passer à la postérité dans ses écrits, tout comme il louerait l'incroyable vaillance de Carpophorus. Marcus Martialis était amateur de belles chasses. À ses yeux, un homme s'illustrait plus à combattre et à vaincre une bête sauvage qu'un homme.

L'Empereur s'approcha des nouveaux arrivants. Il s'arrêta d'abord devant Ajax. Le secutor dégageait beaucoup de force, de puissance, et Titus grogna d'approbation. Il passa la main sur le biceps de l'homme, caressa sa poitrine. Ister l'intéressa pour sa beauté qui ne s'était pas encore fanée. Le jeune homme avait conservé, malgré les combats, l'entraînement et les deux années déjà passées au ludus, un air d'éphèbe innocent. Il aurait charmé Lysippe* par ses proportions et la finesse de ses traits. Les lèvres d'Ister s'étirèrent vers le haut, dévoilant une dentition parfaite. Les poings de Galini avaient brisé deux molaires et le beau rétiaire avait gardé intact son sourire charmeur. Titus regretta soudain d'être devenu si sage. Il ne lui eût pas déplu de profiter du jeune gladiateur, de prendre du plaisir en sa compagnie, de le plier à des pratiques que le gladiateur eût peut-être considéré comme dégradantes, mais dont l'Imperator eut retiré de multiples jouissances.

Il passa aux deux gladiatrices.

Après l'examen d'usage, on leur avait retiré la tunique qu'elles portaient lors du trajet en litière. Elles portaient un pagne de lin blanc qui leur descendait à mi-cuisse, serré très bas sur les hanches par de magnifiques ceintures ouvragées. Chacune d'entre elles était parée de bijoux. Un grand collier de pierreries leur enserrait la taille, des brassards d'or leur ceignaient les avant-bras, des bracelets s'enroulaient sur leurs biceps noueux, de larges colliers entouraient joliment leur cou, des pendants d'oreilles ornaient leurs oreilles et des perles minuscules avait été tressées dans leurs chevelures qu'elles portaient libres et qui s'étalaient dans leur dos. Le maquillage choisi leur donnait un air précieux et sauvage : le khôl des guerrières, le rouge aux lèvres des courtisanes, du fard à paupières bleu, des pommettes rehaussées de traits larges et rouges.

Titus se souvenait d'avoir vu combattre les deux gladiatrices. L'une était très grande, et rares étaient celles qui atteignaient sa taille. Deux gladiatrices de haute taille se produisaient avec réussite sur le sable : une juliani de Capoue, une mirmillon qui était arrivée à la villa peu de temps avant les gladiateurs de Sidé, et la rétiaire de Sidé. Il avait hésité en voyant entrer la première, puis s'était rappelé de la largeur de ses épaules.

Celle-ci était donc la rétiaire. Elle avait les cheveux très noirs, la poitrine menue. Elle était belle et pâle. Très pâle. Il lui attrapa le menton et lui tourna la tête. Elle était plus grande que lui. Il se détourna. La deuxième gladiatrice était d'une taille nettement plus conforme à son sexe. Elle avait le regard intense et, contrairement à sa camarade, semblait détendue, terriblement présente et à son aise. Une thrace. Habile. Courageuse. Dommage que sa poitrine fut si généreuse, pensa Titus. Elle eut été plus menue, la femme eût été parfaite à ses yeux. Il aimait son visage, son corps souple et mince. Sa musculature. Son assurance. Ses cheveux. Ils lui rappelaient...

— De quelle province de l'Empire es-tu originaire ? lui demanda-t-il.

D'aucune, je suis née Parthe, répondit la jeune gladiatrice avec une impudence qui choqua tous ceux qui l'entendirent répondre.

Titus sourit, il n'en attendait pas moins d'une gladiatrice et il l'avait bien jugée, c'était une Orientale.

— Tu es née Parthe ? Et maintenant, qu'es-tu ?

Je suis gladiatrice.

Tu sais qui je suis ?

Oui.

Et ?

Et rien.

Titus rit et se retourna vers son hôte.

— Marcus, tu as magnifiquement choisi tes gladiateurs !

Vous me flattez, Imperator.

Il est des jours où je regrette ma jeunesse.

Il ne tient qu'à vous de la retrouver, Prince, lui suggéra obséquieusement le sénateur.

Je te remercie, mais le devoir m'appelle. Malheureusement. Les jeux m'obligent à reporter mes obligations le soir ou très tôt le matin. Je ne pourrais m'attarder bien longtemps sans que le remord defaillir à ma tache ne m'assaille.

C'est grand dommage, Imperator.

Parfois,il vaut mieux s'amuser loin de l'œil du Prince, déclara fielleusement Titus.

Il quitterait la villa sous peu, mais tout le monde savait qu'il laisserait derrière lui, des yeux et des oreilles fidèles. Attentives à lui rapporter, dans les moindres détails, le déroulement de la soirée.

De nouveaux arrivants détournèrent l'attention de l'Empereur et du sénateur. Les gladiateurs furent pris en charge par un affranchi qui leur remit des plateaux chargés de fruits confits et de pâtisseries. Ils reçurent des assignations et l'ordre de ne rien renverser. Si un convive leur faisait signe, ils devaient s'approcher et leur présenter le plateau. Aeshma aperçut Astarté et lui fit un signe de tête discret. Atalante gardait le regard fixé sur le sol et ne remarqua pas la présence de la Dace. Aeshma commençait à s'inquiéter, la Syrienne paraissait absente.

.

L'Empereur fit le tour des convives. Une petite opération de séduction et de diplomatie. Marcus Flavius n'avait pas dû seul financer la soirée. De nombreux sénateurs y assistaient, des procurateurs en poste en Gaule cisalpine, en Asie, en Lycie-Pamphylie. Il salua le préfet d'Égypte, un légat de Judée avec qui il discuta longuement. Des officiers en poste dans différentes légions se levèrent à son approche. Des chevaliers, pas spécialement les plus vertueux, mais des hommes influents.

Titus n'irait reprocher à personne ses écarts de conduite lors d'une soirée comme celle-ci. D'abord, pour des raisons politiques. Ensuite, parce qu'il se serait montré hypocrite et vainement puritain, sentiments qui seyaient peu à un Prince. Enfin, parce que depuis le début des jeux, ce genre de soirée avait été rare et qu'aucune n'avait suscité de scandale. Toutes à vrai dire, avaient été soumises au bon vouloir de l'Empereur. Si les lanistes privés faisaient ce qu'ils voulaient de leurs gladiateurs, personne n'oubliait que les juliani ou les nerioni appartenaient au Prince. Son accord était nécessaire pour les faire paraître à une soirée privée. Le Prince prêtait parfois ses gladiateurs, il les louait le plus souvent. Fort cher et il valait mieux ne pas les abîmer, encore moins les tuer. La somme demandée en réparation atteignait des sommets.

Toutes ces contraintes assuraient aux gladiateurs loués des garanties appréciables. D'autant plus que la soirée avait lieu alors qu'il ne restait plus que trente jours de jeux, trente-quatre, et que personne n'avait vraiment envie de voir un gladiateur de valeur mourir misérablement au cours d'un banquet privé. L'affaire se saurait et l'hôte s'attirerait la vindicte de la plèbe et des lanistes floués. De l'Empereur lui-même qui l'accuserait de vouloir gâcher ses jeux. Une accusation qui pouvait vite tourner à l'inculpation pour haute trahison. Personne ne voulait finir en exil, aux mines ou pire, sur le sable de l'arène. Titus pouvait parfois se montrer sans pitié. Un dresseur en avait fait l'amère expérience quand ses lions n'avaient pas voulu combattre et que, à la demande de Titus, furieux, il avait été égorger en représailles aux pieds de ses animaux.

Jugeant qu'il avait assez servi son personnage politique, l'Empereur dirigea ses pas vers l'une des salles adjacentes qui s'ouvraient par un portique sur la salle principale. Il s'était étonné de rencontrer la jeune femme qu'il désirait saluer dans un tel lieu. Si elle affectionnait les jeux et répondait parfois à des invitations, il savait qu'elle avait poliment repoussé toutes celles qui s'annonçaient sulfureuses. La jeune femme était belle, riche, célibataire, mystérieuse, et on l'avait rarement ignorée depuis qu'on savait que Titus lui accordait son attention sinon son amitié.

— Je ne m'attendais pas à vous rencontrer ici ce soir, lui déclara-t-il.

Un intérêt particulier m'a conduite à accepter l'invitation de Marcus Sisenna .

Ah, oui ? Et pourrais-je savoir lequel ?

La jeune femme soupira.

— Les gladiateurs.

Ce n'est pas la première fois que des gladiateurs participent à une soirée. Oh ! Mais peut-être êtes-vous intéressée par un gladiateur en particulier.

Titus se retourna et dévisagea les gladiateurs présents.

— Quatre de vos favoris sont présents. L'une retient peut-être un peu plus votre attention quand elle se bat sur le sable, mais... il me semble pourtant que, comme elle, tous aient déjà participé à des soirées. Alors, pourquoi ce soir ?

L'une des gladiatrices n'a jamais participé à ce genre de soirée.

Une femme ?

Oui.

Je croyais que vous aviez déjà votre protégée.

La jeune femme fronça les sourcils.

— La belle bestiaire, précisa Titus.

Marcia ?

Oui. Elle est très recherchée, intouchable. Sauf pour vous. Elle passe beaucoup de temps chez vous. Certaines nuits même.

Kittos ne vous a pas rapporté qu'elle possédait sa propre chambre ?

Si, rit de bon cœur Titus. Je n'en suis que plus intrigué depuis le début.

Vous n'aviez qu'à demander, Prince.

Je vous le demande maintenant.

C'est une amie de ma sœur.

Étrange amitié.

C'est une auctorata. Elles se sont connues avant que la jeune fille n'entre en gladiature.

La seule auctorata recensée parmi les gladiatrices.

Elle n'en est que plus précieuse.

Vous la connaissez bien ?

Pas autant que ma sœur, mais oui, je la connais bien.

Est-elle vraiment fille de chevalier ?

Oui.

Qui ? 

Un de vos compagnons d'armes.

Pardon ? s'exclama l'Empereur interdit.

Marcia est la fille de l'un de vos vieux compagnons d'arme.

Qui ?

L'instant est mal choisi et le sujet délicat.

Je veux bien vous être agréable pour ce soir, mais n'espérez pas fuir de nouveau cette conversation.

Je ne la fuirai pas, d'ailleurs j'espérais bénéficier de vos conseils à ce propos.

J'en serai ravi, d'autant plus si cela concerne l'un de mes compagnons d'armes, qu'importe si ce n'était qu'un simple centurion.

Ce n'était pas un simple centurion.

Titus tiqua.

D'accord, le cas m'intéresse... et vous tourmente à ce que je devine.

C'est vrai.

En attendant, il me plairait d'adoucir votre soirée et vos pensées.

La jeune femme le regarda d'un air intéressé.

— Mes discussions m'ont entraîné plus tard que je ne le voulais dans la nuit.

Il jeta un regard vers la salle où s'ébattaient les convives. L'ambiance s'échauffait peu à peu, les rares femmes qui restaient dévoilaient des épaules et beaucoup de peau nue, le regard des hommes brillait.

— L'ivresse gagne peu à peu l'assemblée. Les performances de bons goûts sont achevées et vont laisser place à des divertissements plus...

Vulgaires ? suggéra la jeune femme.

Si vous voulez. Je ne vais pas tarder à me retirer, dit-il d'un air pensif.

J'aurais aimé faire de même, soupira la jeune femme.

Mais vous regretteriez de partir seule. Et si je vous offrais votre gladiatrice ?

Elle n'appartient pas à l'un de vos ludus, Imperator.

Ne suis-je pas l'Empereur ? Si vous me garantissez qu'elle sera sauve et que vous la retournerez à son laniste demain, disons dans la soirée, j'arrangerai volontiers votre affaire.

Pourquoi un tel ennui ?

Vous me distrayez. Vous me plaisez. Vous me changez des femmes d'ici.

La jeune femme sourit.

— L'Orient vous manque, Imperator ?

La question ressemblait plus à une affirmation qu'à une question.

Oui.

Alors, je profiterai sans vergogne de votre générosité, décida la jeune femme qui ne savait pas trop depuis son arrivée quelle stratégie adopter pour atteindre l'objectif qu'elle s'était fixé en se rendant à cette soirée.

Dépêchons-nous, la pressa Titus. Les gladiateurs seront bientôt mis aux enchères. Claudius compte ainsi rembourser leur location. Je sais aussi qu'il goûte aux spectacles, et pour l'instant, j'ai l'impression qu'ils se disputent plus pour appairer les gladiateurs que pour se payer leurs faveurs.

Je croyais qu'il n'y aurait pas de combat, s'étonna la jeune femme en se levant.

Pas de combat en effet, mais des ébats. Histoire de mettre tout le monde en appétit.

La jeune femme fronça les sourcils.

Ces petits plaisirs n'ont pas cours à Alexandrie ? lui demanda Titus.

Si, mais pas devant une si grande assemblée.

Le temps est à la liesse, pas à la retenue. Suivez-moi, si vous désirez pour vous seule jouir de votre gladiatrice.

Titus se fraya un chemin vers le centre de la salle principale. La jeune femme dans son sillage. Quand ils les rejoignirent, les gladiateurs, hommes comme femmes avaient été dénudés et le Prince ne s'était pas trompé, on préparait des scénettes érotiques. L'arrivée de Titus égaya l'assistance.

Imperator ! s'écria Marcus Sisenna passablement gris. Que Jupiter soit béni de votre présence ! Vous allez nous aider.

Je m'en garderai bien, Marcus. Cette soirée est la vôtre et je vais malheureusement m'éclipser sans plus tarder.

Des voix protestèrent.

Je ne vous demanderais qu'une faveur sénateur.

Tout ce que vous voulez ! braya celui-ci.

J'ai une dette envers cette jeune dame et j'aimerais lui offrir un cadeau pour cette nuit.

Toute l'assemblée tourna ses regards vers Gaïa Metella. Tout le monde sauf une personne. Atalante. La grande rétiaire vivait dans un autre monde. Aeshma avait fini par se dire qu'Atticus l'avait droguée et que la Syrienne avait consommé de trop fortes doses de chanvre ou d'autre chose. Pourtant, elle se déplaçait sans vaciller et si ses yeux semblaient fixer le vide, ils n'avaient rien de glauque. Aeshma avait envie de la secouer. Astarté s'inquiétait aussi de son côté et lançait sans cesse des regards à la grande rétiaire que celle-ci ignorait complètement. L'arrivée de l'Empereur et de la domina lui redonnèrent espoir. Astarté espérait que Gaïa Metella méritait sa réputation et l'amitié que lui vouait Aeshma. La Parthe n'avait rien voulu lui dire, mais Astarté était persuadée qu'elle estimait la domina et qu'elle lui faisait confiance. Elle pria le Dieu-ours qui avait été si bon avec les hommes de ne pas s'être trompée. De protéger Atalante.

Décidément, certaines femmes s'attirent toujours les faveurs des puissants et s'octroient sans égards pour les autres les plus belles pièces d'ornementations, s'écria soudain une voix narquoise.

Titus se retourna.

Aulus !

L'homme s'avança et l'Empereur le serra chaleureusement dans ses bras.

Heureux de te revoir, continua Titus.

Moi aussi, Imperator.

Serais-tu jaloux de mon amie ? demanda Titus.

Je te sais généreux, mon Prince, éluda habilement le procurateur.

Ah ! Ah ! C'est vrai ! s'égaya Titus.

Gaïa pâlit. Aulus Flavius ! Elle ne le savait pas en ville.

Alors, Marcus ? Aurais-je ma faveur ? demanda Titus.

Autant de faveurs qu'il vous plaira, dit obligeamment Marcus.

Titus se tourna vers Gaïa.

Votre choix, madame.

Il savait qui elle choisirait. Elle assistait à de nombreuses journées de jeux, mais Titus savait par ses informateurs qu'elle ne ratait jamais ni une prestation de la bestiaire blonde ni celle d'une petite thrace appartenant au ludus de Sidé. Il avait suffi de recouper les informations. Une de ses esclaves portait souvent des plats au ludus Aemilius. Ils étaient toujours destinés aux mêmes personnes.

Gaïa se pinça les lèvres. Elle avait parfois l'impression de passer pour ce qu'elle n'était pas vraiment. Ces gladiatrices avaient le don de ruiner sa réputation de femme honorable.

Elle s'approcha. Astarté. Atalante. Aeshma. C'était la première fois qu'elle se retrouvait face à la jeune Parthe. Depuis deux mois qu'elle se trouvait à Rome, elle ne l'avait jamais rencontrée. Jamais tenté de le faire. Les bijoux et le maquillage dont était affublée la jeune gladiatrice, la troublèrent. Son regard la rassura. Elle jeta un coup d'œil sur Astarté.

La gladiatrice lui avait fait parvenir une lettre rédigée en grec. Un texte dramatique. Une supplication. Au nom de l'amitié qu'elle vouait à Aeshma. Au nom d'Aeshma. Elle écrivait bien. Trop bien peut-être. Gaïa n'avait pas eu le courage de lui refuser sa requête. Mais elle n'avait pas prévu que les trois gladiatrices se trouveraient présentes. Qu'Aeshma serait là. Qu'Aulus Flavius serait là. Pourquoi Astarté lui avait-elle fait cette demande ? Elle avait écrit qu'il fallait soustraire la grande rétiaire à la soirée, qu'elle ne supporterait pas de se voir devenir la proie du désir de gens qu'elle ne connaissait pas. Qu'on la briserait. Que Gaïa devait, comme elle l'avait déjà fait deux ans auparavant à Patara, sauver Atalante. Qu'Aeshma, si elle en avait eu la possibilité, lui aurait elle-même envoyé la lettre qu'elle tenait dans les mains. Qu'elle l'aurait suppliée de sauver sa camarade. Elle n'avait pas précisé qu'Aeshma participerait à la soirée.

Gaïa s'approcha. Elle se planta devant la jeune Parthe. Avança la main, passa un doigt caressant sur la cicatrice qu'elle n'avait pu soigner sur le lembos. Aeshma planta son regard dans le sien. Bougea imperceptiblement la tête, désignant Atalante qui se tenait droite à ses côtés. Gaïa serra les dents, le regard d'Aeshma devint noir, suppliant, insistant. Gaïa comprit qu'Aeshma ne lui pardonnerait jamais de ne pas céder à sa demande. Qu'Astarté n'avait pas menti en lui assurant qu'elle écrivait au nom de la petite thrace. Gaïa se pencha sur elle.

Aulus Flavius, murmura-t-elle en faisant mine de l'embrasser sur l'oreille.

Atalante, répondit Aeshma dans un souffle où dansait déjà la colère.

Gaïa se redressa et fit un pas de côté, elle se retrouva face à la grande rétiaire. Elle posa une main possessive sur son épaule et tourna la tête vers Titus.

— Me l'accordes-tu, Imperator ?

L'Empereur s'étonna de son choix, mais il fit en sorte de n'en rien laisser paraître. La jeune Alexandrine connaissait visiblement la petite gladiatrice. Il présumait une histoire entre elle et la thrace, et il se demandait pourquoi le choix de Gaïa Metella se portait sur une autre.

Marcus ? demanda-t-il.

Si la gladiatrice s'en montre digne ! déclara le sénateur sur un ton égrillard et bien plus gris que le prince ne l'avait pensé. Je m'en voudrais de décevoir une si charmante personne.

Gaïa jura entre ses dents. Ce chien ! Il en voulait pour son argent. Une petite scène scandaleuse pour échauffer les esprits. Qu'allait-il exiger ?

Commande, Marcus, céda Titus. Elle t'appartient.

Le sénateur se fendit d'un rictus. Aulus l'imita. Il connaissait Marcus, la scène promettait d'être intéressante.

Testez la gladiatrice, déclara Marcus à Gaïa. Qu'elle vous montre au moins que vous pourrez compter sur ses talents. Nous nous en voudrions qu'elle vous déçoive et nous vous céderons une autre gladiatrice si tel est le cas.

Des murmures approbateurs accueillirent la proposition du sénateur. Gaïa pouvait difficilement refuser. Se donner en spectacle lui déplaisait, mais Titus lui-même avait croisé les bras et attendait la suite avec bonhomie. Atalante semblait étrangère à la scène.

Gladiatrice, l'interpella Marcus. Cette dame souhaite t'emmener chez elle, mais tu dois lui démontrer que tu en vaux la peine et l'argent que j'ai dépensé pour toi. Tu m'entends ?

Atalante leva un regard éteint sur le sénateur.

Embrasse-la. Enlace-la. Montre à la dame que tu es l'amante dont elle rêve pour cette nuit.

Des gens gloussèrent, d'autres rirent plus franchement. Sans retenue. Ravis de l'aubaine qui leur était offerte. Les Orientales ajoutaient toujours du piment à tout ce qu'elles entreprenaient : guerre, commerce, soirées, banquets, on ne s'ennuyait jamais avec elles. Gaïa rougit.

Allez-y, Gaïa, l'encouragea Titus.

La salle retint son souffle. La jeune femme s'approcha d'Atalante. Elle passa une main derrière sa nuque, l'autre se posa au creux de ses reins. Elle promena ses lèvres sur son cou, monta à son oreille.

— Atalante, aide-moi, s'il te plaît, lui souffla-t-elle.

La grande rétiaire restait les bras ballants et Gaïa la sentit se raidir sous ses mains.

— Ata ! cracha Aeshma à côté d'elle.

Atalante secoua la tête. Gaïa se redressa et plongea son regard dans le sien.

— Embrasse-moi, exigea-t-elle.

La grande rétiaire sembla enfin comprendre ce qu'on exigeait d'elle et reconnut confusément la personne qui lui faisait face. Elle jeta un regard affolé à Aeshma, lui prit inconsciemment la main. Aeshma la serra à lui en briser les doigts et la relâcha sitôt après. Atalante posa les yeux sur Gaïa.

— Je te veux dans mon lit, ce soir. Montre-moi que nous pouvons. Maintenant, dit-elle en insistant sur le mot... quitter la soirée et aller passer la nuit ensemble chez moi.

Le discours enchanta les convives. Des sifflements jaillirent. Des paroles d'encouragement. Les pensées se bousculaient dans l'esprit d'Atalante. Elle ne comprenait rien. Ce discours insane, prometteur de plaisirs charnels, la réaction d'Aeshma qui l'encourageait à y répondre, l'invitation de la domina. Atalante croyait que la domina aimait Aeshma. Pourquoi la choisir elle ?

— Embrasse-la, lui souffla soudain une voix dans l'oreille.

Aesh.

— Ouais ! Baise-la ! fusa une voix vulgaire.

Atalante reconnut la voix d'Astarté. Une gifle claqua au milieu des rires. Une façon de montrer à la juliana qu'on se passait très bien de ses commentaires.

— On ne t'a rien demandé, esclave.

Astarté ne répondit rien. Mais à quelques pas d'elle, Atalante réagit enfin. Elle se colla au corps de Gaïa, ferma les yeux, posa ses mains sur sa taille et chercha ses lèvres. Gaïa ferma elle aussi les yeux. Elles se cherchèrent doucement, s'effleurèrent timidement. Atalante se sentait sombrer, Gaïa n'arrivait pas à se départir d'un malaise rampant. Elle était allée trop loin, mais ce n'était pas le moment de tout gâcher. Elle prit l'initiative du baiser, encouragea Atalante à plonger, à se détendre, à partager. La rétiaire ne pouvait pas être innocente, si ? Non, pas à son âge, c'était impossible. Elle s'obligea à faire abstraction des regards qu'elle sentait peser sur elle, des sourires vicieux, des halètements qu'elle distinguait, de son malaise, du fait qu'elle ne connaissait pas la grande rétiaire et qu'elle n'éprouvait aucun désir pour elle, de la présence d'Aeshma, de l'amitié qu'elle savait qu'elle et Atalante partageaient. Elle se concentra uniquement sur le corps collé à elle et les lèvres pressées contre les siennes. Atalante se plia à la caresse, au baiser, y répondit. Ses mains pressèrent Gaïa contre elle. Des commentaires graveleux accueillirent l'initiative de la gladiatrice.

Si elles continuent, elles n'iront certainement pas ailleurs, lança une voix avinée.

Une nouvelle page d'amours illicites est en train de s'écrire, se félicita une autre en riant.

L'étreinte des deux jeunes femmes, leur baiser voluptueux, captaient toute l'attention et menaçaient de glisser rapidement vers un ébat qu'attendaient impatiemment les convives. Une scénette pornographique d'autant plus excitante que les protagonistes défiaient la vertu de par leurs conditions sociales et qu'elles cédaient peu à peu au désir. La gladiatrice tirait sur les vêtements de l'Alexandrine et l'une de ses mains en remontant sa robe, haut sur sa cuisse, avait dévoilé bien des charmes de la jeune femme qu'elle embrassait sensuellement et sans beaucoup  de retenue. Aeshma se renfrogna. Astarté commençait à se sentir mal. À quoi jouait Atalante ? La grande Syrienne ne l'avait pas habituée à se conduire de la sorte.

Gaïa décida que la démonstration avait assez duré, elle plaça ses mains sur les épaules de la grande rétiaire et la repoussa fermement. La jeune gladiatrice gémit de frustration.

— Je crois que tu as montré à tout le monde que tes talents méritent mon attention.

Atalante leva un regard halluciné sur la jeune femme. Gaïa remarqua ses pupilles dilatées. Le plaisir, peut être, se dit-elle contrariée, la drogue plus certainement. Elle se félicita qu'Antiochus fût présent. Gaïa ne se sentait pas la force d'affronter physiquement la gladiatrice. Elle s'adressa à Marcus Flavius :

La gladiatrice m'a apporté toute satisfaction, déclara-t-elle.

Vous pouvez rester si vous voulez, proposa le sénateur.

J'aime mon intimité.

Je peux mettre une chambre à votre disposition.

Je préfère avoir mes aises chez moi.

Désirez-vous une escorte ?

La mienne suffira, je vous remercie.

On rapporta sa tunique à Atalante et on dut pratiquement la lui enfiler. Elle restait les yeux brûlants fixés sur Gaïa Metella. Elle avait perdu tout sens des réalités. Aeshma allait tuer Atticus.

— Je vous accompagne, déclara Titus.

Il fit signe à des légionnaires de la garde prétorienne qui l'avaient accompagné. Les quatre hommes entourèrent Atalante. Gaïa lui intima l'ordre de se mettre en marche. La grande rétiaire s'exécuta et quitta la salle sans même jeter un regard à ses camarades.

.

Au moment de la quitter, Titus salua aimablement la jeune Alexandrine, puis d'un ton qui ne souffrait aucune protestation, il la prévint qu'elle lui devait une petite explication.

— Les rapports que vous entretenez avec les gladiateurs du ludus de Sidé m'intriguent depuis le premier jour, Gaïa. Mais ce soir... Je n'ai jamais pris le temps de vous interroger à ce propos. Ne croyez pas que vous échapperez encore bien longtemps à ma curiosité. Je veux savoir qui est Marcia et ce qui vous lie à ces gladiatrices. Je veux aussi savoir pourquoi vous avez choisi cette femme, fit-il en désignant du menton Atalante. Ce n'est pas elle qui vous intéressait à la soirée.

Gaïa se pinça les lèvres.

Je ne vous ai jamais rien caché, Imperator.

Mais vous êtes pleine de mystères.

Ne suis-je pas une Orientale ? sourit Gaïa en coin.

Vous êtes aussi Romaine.

Oh ! Titus prenait la discussion au sérieux. Il ne badinait plus.

— Je ne dissimule pas de noirs desseins, Imperator. Je suis seulement une personne discrète. Je n'aime pas me donner en spectacle. Marcia est la fille d'un homme honorable, ma sœur l'aime beaucoup et m'en voudrait si je ne veillais pas sur elle. Je dois une vie à cette gladiatrice et plusieurs vies à celles que j'ai laissées là-bas, dit elle en regardant dans la direction où se trouvait la salle de banquet. C'est à moi que la petite thrace doit d'avoir une cicatrice si laide à l'épaule.

Votre vie me semble incroyable. J'ai hâte de vous l'entendre me la raconter.

Je suis à votre disposition, Imperator.

Gaïa le salua respectueusement et rejoignit Antiochus. Elle décida qu'Atalante marcherait avec l'ancien lutteur et qu'elle monterait seule dans la litière. La grande rétiaire lui semblait passablement droguée. Loin de son état normal. Elle ne voulait prendre aucun risque. Pas au milieu des rues de Rome. Elle avait eu son compte de scandale pour la soirée.

.

Dans la villa du sénateur, Aulus Flavius s'approcha d'Aeshma.

— Tu me reconnais ? lui dit-il avec un sourire cruel.

Non, dominus.

Elle savait très bien qui il était. Gaïa l'avait prévenue.

— Je t'ai désirée il y a deux ans à Patara lors de la soirée privée qu'avait donné chez lui le propréteur Sextus Baebius. Tu aurais dû finir dans ma couche, mais Gaïa Metella et sa sœur m'ont privé de la jouissance de ton corps. Je suis heureux de t'avoir retrouvée. Après tes petites performances en compagnie de tes camarades, j'obtiendrai ce qu'on m'a refusé il y a deux ans.

— Vous avez de la chance, dominus, fit Aeshma d'un ton égal. Il y a deux ans, je n'aurai pu vous contenter comme ce soir. J'étais blessée et quand la domina m'a ramenée chez elle, j'ai perdu connaissance et j'ai dormi pendant deux jours.

— Tu n'aurais pas dormi avec moi.

— Mais je n'étais pas avec vous, rétorqua Aeshma avec insolence.

— Il n'est pas trop tard, pour me rattraper.

— L'Imperator a édicté des règles très strictes en ce qui concerne l'utilisation des gladiateurs lors de ces soirées.

Aeshma tourna un regard entendu vers les gardes du prétoire qui veillaient attentivement à ce que les gladiateurs sortissent tous indemnes et en bonne santé de la soirée. On pouvait s'amuser avec eux, mais il ne fallait pas abîmer le bien de l'Empereur, ceux qui servaient la gloire du prince. Lui seul avait loisir de les mettre hors-jeu. Tout contrevenant s'exposerait à de terribles représailles.

Elle affronta du regard Aulus Flavius. Il lui ferait peut-être regretter de l'avoir provoqué. Bah, se rassura t elle, il ne pouvait pas lui faire beaucoup du mal. Ce n'était qu'un homme après tout et ce soir, il n'aurait pas plus que ses prétentions de mâle pour la torturer.

Elle grimaça de mépris. Il ricana. Il la baiserait jusqu'à plus soif ce soir et se chargerait plus personnellement d'elle plus tard. Silus la lui livrerait et, à eux deux, ils lui feraient regretter son insolence. Très longtemps.

On l'appela et Aeshma se détourna du procurateur. Le sénateur l'avait appairée à un julianus. Ister maugréa contre sa malchance, il se retrouvait appairé à une fille qu'il jugeait laide et grossière. Pour une fois qu'il aurait pu se taper les meliores. Astarté soupira de soulagement. La prestation d'Atalante l'avait désagréablement surprise et elle avait redouté se retrouver ensuite appairée à Aeshma. Elle avait heureusement hérité d'Ajax et se félicita d'avoir évité Ister. Elle connaissait bien Ajax, ce ne serait pas non plus leur première étreinte. Le côté exhibitionniste ne lui plaisait pas trop, mais pour ce genre de prestation, Ajax serait parfait, par contre, le type qui parlait à Aeshma ne lui revenait pas du tout. Il avait une sale gueule. Il faudrait qu'elle parle avec la Parthe. Au moins pour lui expliquer la présence de Gaïa Metella à la soirée. Aeshma ne lui en voudrait pas, mais Astarté estimait qu'elle lui devait des explications.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE

Illustration : Romains de la décadence, Thomas Couture, XIXe sc.

Le cinabre : Sulfure de mercure utilisé pour obtenir un pigment rouge très prisé dans l'antiquité (ce qu'on appelle aujourd'hui le rouge de Pompéi). On extrayait à cette époque le cinabre sous forme rocheuse en Espagne et en Géorgie, sous forme sableuse dans la région d'Éphèse.

Les prix du cinabre atteignaient des sommes astronomiques, et pour faire face aux trafics et aux imitations (dont le minium, carbonate de plomb appelé Céruse), seuls quelques ateliers installés à Rome avaient l'autorisation de transformer le cinabre en pigment de couleur.

Le cinabre a été longtemps utilisé en peinture bien qu'il noircisse à la lumière du jour. Pour pallier cet inconvénient, on apposait sur les murs des glacis protecteurs.

On découvrit au XVIIe siècle un procédé de fabrication artificielle, qui constituait à chauffer un mélange de souffre et de mercure qui par réaction, produisait du sulfure de mercure. Le piment ainsi obtenu fut appelé vermillon.

Le cinabre et le vermillon sont incompatibles avec le plomb, car le mélange est hautement toxique. Jusqu'au XIXe siècle ce fut pourtant le cas. Le plomb servait à la fabrication des peintures à l'huile et on le mélangeait sans précaution au cinabre et au vermillion.

Le cinabre fut utilisé comme drogue et comme médicament contre la syphilis. la fabrication de pigment fut interdite au XIXe siècle. Les chinois en fabrique toujours, mais quelques soient les principes de précaution le produit fini est toujours toxique. On la retrouve en autre dans les encreurs utilisés pour les sceaux (dont l'usage perdurent en Chine dans la vie courante.)


Martial : Connu aujourd'hui sous le nom de Martial, Marcus Valerius Martialis louera effectivement la valeur d'une bestiaire dans ses épigrammes consacrés à l'inauguration de l'amphithéâtre Flavien, même s'il compara alors celle-ci à Vénus, plutôt qu'à une Amazone (Aeshma n'avait pas eu tort de dire à Marcia que les spectateurs verraient en elle une incarnation de Vénus lors de la première céna à laquelle participa Marcia). Il s'extasia de même sur les exploits de Carpophorus.

Extraits du Liber Spectaculorum :

VI. - SUR UN COMBAT DE FEMME CONTRE DES BÊTES.

César, ce n'est point assez que le belliqueux Mars déploie pour toi sa valeur invincible ; pour toi, Vénus elle-même se montre. Vaillante.

VII. - SUR LE MÊME COMBAT.

La renommée célébrait le lion terrassé dans la vaste plaine de Némée, comme un des nobles travaux d'Hercule. Que l'antique crédulité se taise ; car dans cet amphithéâtre, dû à ta munificence, ô César, nous avons vu pareille-chose accomplie par la main d'une femme.

XVII. SUR LE CHASSEUR CARPOPHORUS.

La gloire immense que tu as acquise, ô Méléagre ! en tuant le sanglier de Calydon, n'est qu'une portion bien petite de celle de Carpophorus. Il perça de son épieu un ours qui se précipitait dans l'arène, et le premier de ceux qui furent jamais sous le pôle arctique ; il terrassa un lion d'une taille inconnue jusqu'alors, et dont la défaite aurait illustré la main d'Hercule ; enfin, il étendit mort le plus agile des léopards. Et, après ces victoires, quand il en recevait le prix, il était encore tout dispos.

XXV. SUR CARPOPHORUS.

Avec quelle assurance la main vigoureuse et jeune encore de Carpophorus dirige les coups d'un épieu dorien ! Il porte sur sa tête, et sans se gêner, deux taureaux ; il immole le féroce bubale aussi bien que le bison. Le lion fuit devant lui, et court tomber sous les traits d'autres chasseurs. Va maintenant, peuple impatient, et plains-toi qu'on te fasse attendre !

XXX. SUR CARPOPHORUS.

César, si l'antiquité eût vu naître Carpophorus, l'univers eût été plus facilement délivré de ses fléaux : un taureau n'eût point effrayé Marathon, un lion la forêt de Némée, un sanglier le Ménale. Cette main armée eût d'un seul coup abattu toutes les têtes de l'hydre ; elle n'eût frappé qu'une fois la Chimère. Elle eût vaincu, sans le secours de Médée, les taureaux aux pieds de feu, et, seule, brisé les chaînes d'Hésion et d'Andromède. Comptez les travaux qui font la gloire d'Hercule : n'est-ce pas les surpasser que de vaincre en une fois vingt animaux féroces ?


Lysippe : sculpteur et bronzier grec (395-305 av. JC). Portraitiste officiel d'Alexandre le Grand, on lui attribue 1 500 œuvres dont ne sont conservées que des copies romaines en marbres. Son style a durablement influencé la sculpture antique. Il propose de nouvelle proportion à la représentation du corps humain (le corps est égal à huit têtes, contre sept auparavant), et il est considéré comme le fondateur du style dit hellénistique.



Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top