Chapitre LXX : La mort de Lucius Caper


Le principal accéléra le pas. Il aurait dû savoir. Prévoir.

Il savait et il avait prévu. En vain.

Un voyage sans histoire qui finissait en fuite éperdue.

Il glissa dans une flasque nauséabonde, se rattrapa à un mur. Étouffa un hurlement de douleur. Il ne devait pour l'instant sa survie qu'à sa parfaite connaissance de la ville, à la rapidité de ses réflexes, à l'apparition de fêtards et à la chance. Les assassins avaient reculé, il avait pu fuir. Mais ils le retrouveraient. Ils savaient où il se rendait. Il devait se montrer le plus rapide. Ne pas se faire rattraper ni se faire barrer la route.

.

Le questeur l'avait envoyé avec des ordres précis. Il lui avait octroyé une escorte et dix mules. Il attendait l'occasion de se rendre à Patara depuis plus d'un an. Il avait promis à l'affranchi de Julia Metella Valeria de se présenter à la jeune femme dès que le questeur l'enverrait en mission de ravitaillement dans la capitale de la province de Lycie-Pamphylie. Mais rien ne s'était passé comme prévu.

Nouvellement assigné au service du questeur, Lucius Caper avait d'abord dû gagner sa confiance, faire preuve de ses compétences. Il n'avait pas bénéficié comme il l'avait espéré, de la liberté et de l'indépendance dont il jouissait auprès du tribun Kaeso Atilius Valens. Il n'avait même pas pu honorer la promesse qu'il avait faite à Marcia de venir la voir. Il n'avait pas pu se rendre à Sidé. Il ne savait rien d'elle. Il se sentait coupable. Impuissant. Il l'avait abandonnée.

Il n'avait pas pu non plus se rendre à Patara. Il avait été là où le questeur lui avait demandé de se rendre. Le principal avait suggéré à son supérieur de se fournir à Patara, mais celui-ci ne connaissait pas la ville, il préféra se ravitailler en Cappadoce, en Mésopotamie, en Assyrie ou en Arménie. En Cilicie, plutôt qu'en Lycie-Pamphylie. Caper avait obéi aux ordres, mais il entamé une correspondance d'affaires avec Julia Metella Valeria et son mari Quintus Valerius. Obtenu des garanties et des prix avantageux. Contacté d'autres commerçants, et enfin, si bien intéressé le questeur avec les offres qu'il avait habilement négociées à Patara et dans sa région que celui-ci avait fini par l'y envoyer.

Le principal ne s'y rendrait pas uniquement pour le seul bénéfice de la légion Fulminata. La visite d'Andratus l'avait intrigué. Il avait beaucoup réfléchi à ce qui aurait pu conduire à une mort programmée de Kaeso Valens. Il avait discrètement enquêté. Il n'avait rien trouvé de probant. Mais un soir, par hasard, il avait entendu un légionnaire parler de l'assassinat d'un courrier et de son escorte deux ans auparavant. Un meurtre inexpliqué. Tout comme celui de Valens. Commis peu de temps avant celui du tribun. Caper connaissait l'un des courriers couramment employé pour transporter les rapports de la légion à Rome. Il appris ainsi que les tablettes qui lui étaient remises étaient destinées au Sénat.

— Toutes ? voulut s'assurer Caper.

Oui.

Mais le courrier avait soudain froncé les sourcils.

— En fait, maintenant que tu en parles, avait-il repris. Il fut un temps où le légat me remettait une tablette que je devais spécifiquement remettre en main propre à l'Empereur Vespasien.

Ah bon ? s'était étonné Caper s'efforçant de cacher au mieux son intérêt.

Je ne sais pas pour l'autre courrier, nous sommes deux à nous relayer, précisa le légionnaire. Donc, je ne sais pas s'il transportait lui aussi une tablette pour l'Empereur, mais moi, pendant un temps, je l'ai fait.

Plus maintenant ?

Non, j'ai transporté la dernière deux ans avant la mort de Vespasien. Peut-être que Gnaeus en transportait une quand il est mort, je ne sais pas.

Et tu as toujours été chargé de remettre une tablette à l'Empereur ?

Non, pas toujours. Avant comme maintenant, les tablettes étaient seulement destinées au sénat.

Tu te souviens de quand était la première fois ?

Pourquoi cela t'intéresse-t-il autant, Lucius ? demanda le courrier, soudain devenu suspicieux.

Caper avait hésité. Pouvait-il se confier à son camarade ?

— J'aimais Kaeso Atilius Valens.

Mmm...

Je me sens responsable de sa fille.

La petite Marcia ?

Elle n'est plus si petite que ça, maintenant.

Elle s'est mariée ? On ne l'a jamais revue après la mort du tribun. Je l'aimais bien, elle était amusante et très jolie. Tu sais ce qu'elle est devenue ?

Elle a rejoint des parents, avait menti Caper.

Et... tu veux savoir pour son père. Mais quel rapport avec les courriers ?

Je ne sais pas s'il y en a un. Tu ne te souviens pas alors à quelle époque tu as commencé à porter une tablette pour l'Empereur ?

Le courrier avait respecté Kaeso Valens, il aimait sa fille qui égayait parfois de sa présence la vie si morne et si ennuyeuse qu'on menait le plus souvent au camp de Mélitène. Il avait réfléchi un instant.

— Si, c'était justement l'année où le tribun Kaeso Atilius Valens a été envoyé en garnison à Patara.

Tu es sûr ?

Oui, parce que c'est lui qui m'avait personnellement remis la première tablette en présence du légat. Ensuite, les autres m'ont été données par le légat en même temps que celles destinées au Sénat. Valens était un homme bien. Gnaeus aussi.

Gnaeus ?

Gnaeus Menelius Lentulus, le courrier assassiné, c'était un bon camarade. Ce qui m'a toujours paru bizarre, c'est que l'un des hommes de son escorte n'ait pas été retrouvé. Ni mort ni vif.

Il était peut-être complice de son assassinat.

Pourquoi ? Gnaeus ne transportait rien de précieux, les messages des tablettes n'ont aucun caractère secret, elles ne contiennent que les comptes et des rapports d'effectifs. Et puis, Gnaeus était un gars facile et discret, tous les courriers le sont, cela fait partie du métier.

Et la tablette de l'Empereur ? Que contenait-elle ?

Je ne sais pas.


***


— Dominus, Lucius Cornelius Caper va venir en ville.

— Mmm...

— Lucius Cornelius Caper, l'ancien cornicularius de Kaeso Valens, l'ami de Marcia Atilia.

— Cette effroyable peste, se contenta de répondre Aulus Flavius. Une traînée déclassée. Je me demande quelle sommes de mensonges elle a pu déverser sur mon compte à Julia Metella.

Le ton était empreint de mépris et de contrariété. Le visiteur se garda d'en prendre ombrage. La fille n'avait aucune importance, elle ne s'apparentait qu'à un caprice, un moyen de souiller la mémoire de Kaeso Valens. Objectif atteint sans aucun doute :

— Ce n'est pas vraiment d'elle dont vous devriez vous soucier.

Tu penses donc que je devrais me soucier de ce petit sous-officier ? demanda distraitement le procurateur.

Il s'intéressait au corps d'une jeune esclave qu'il avait récemment acquise. Elle se tenait nue devant lui, les yeux baissés. Il passa un doigt le long de ses flancs, descendit jusqu'à l'aine, traça la ligne du bout de son ongle. Laissant une traînée rouge derrière lui. La jeune esclave serrait les dents, s'efforçant de ne pas réagir. De ne pas déplaire au maître qu'on disait cruel, ou généreux si on avait l'heur de lui plaire.

— Oui, dominus, acquiesça Claudius Numicius Silus.

Je croyais qu'il ne représentait aucun danger, répondit, sans lever les yeux vers son interlocuteur, Aulus Flavius d'une voix morne.

Il manœuvre depuis des mois pour venir à Patara se ravitailler.

Et ? interrogea le procurateur d'un ton désagréable qui exprimait son vif ennui. Rien ne me paraît étrange là-dedans, Silus.

Silus regarda avec intérêt le doigt du procurateur s'introduire entre les jambes de la jeune esclave, puis sa main toute entière. La fille laissa échapper un cri de douleur. Le procurateur lui pinça vicieusement un téton de sa main libre.

— Si tu cries encore, je te donnerai bien d'autres raisons de crier, tu as compris ?

Oui, dominus, murmura la jeune fille.

Écarte les jambes.

La jeune fille s'exécuta. La main du procurateur abandonna le téton et retomba sur sa cuisse. La main entre les jambes dut exercer une pression car l'esclave grimaça et se souleva légèrement sur la pointe des pieds.

— Silus ? le relança le procurateur.

Il a entretenu une nombreuse correspondance avec les commerçants de la ville, particulièrement avec les époux Valerius.

Le procurateur leva enfin son regard sur le chef de sa garde.

— Le ravitaillement est un prétexte, dominus.

Quand vient-il ?

Dans un mois, tout au moins. Mélitène est loin.

Je serai parti pour Rome. Titus m'a expressément invité aux jeux d'inauguration du nouvel amphithéâtre. Je me garderai bien d'ignorer une telle demande et un tel honneur.

Caper a posé beaucoup de questions à Mélitène. Et il compte un courrier parmi ses amis.

Tue-le. Il ne doit sous aucun prétexte rencontrer Julia Metella.

Et elle ?

Surveille-la.

Je ne viendrais pas avec vous à Rome ?

Non, je veux que tu restes ici à veiller sur mes intérêts.

Vous rencontrerez Téos à Rome ?

Il y sera, mais je ne vois pas l'intérêt de le rencontrer.

Vous devriez gentiment lui suggérer de se débarrasser de ceux qu'il avait envoyés en mission.

...

Vous tenez Téos, dominus. Il ne vous trahira jamais, mais ses sous-fifres ? L'échec subi à la villa des Valerius m'a toujours paru suspect.Ces deux gladiatrices survivantes, les Valerius sains et saufs...

Téos m'a assuré que...

Téos n'était pas avec elles, dominus.

Elles auraient menti ? Et leur camarade ?

Qui sait ce qu'il s'est passé ? N'oubliez pas que l'une d'entre elles avait passé dix jours à la villa de Julia Metella Valeria.

La thrace ?

Oui.

Aulus se souvenait très bien de la petite gladiatrice. De sa fierté. De la fierté qu'il avait eu le désir furieux de rabattre. De la jouissance qu'il avait espéré retirer de sa soumission, de ses gémissements. Rien que d'y penser... La conversation commençait à lui paraître fort longue, il avait hâte de profiter de sa nouvelle acquisition. La jeune esclave gémit. Fort hâte. Vraiment.

— Ne m'avais-tu pas dit que l'une des gladiatrices avait été vendue ?

Celle qui a quitté sa familia appartient au ludus de Capoue, les autres font toujours partie de sa familia.

Je m'en occuperai. Occupe-toi de Caper et laisse-moi maintenant.

Bien, dominus, salua Silus avec un rictus moqueur.

Il jeta un regard à la petite esclave. À la boîte qui se trouvait sur une table proche et qu'il savait contenir de graisse de marmotte. Il espérait que la nouvelle acquisition du procurateur aurait de la résistance. En fermant la porte, il entendit déjà, les gémissements de la fille et les grognements du procurateur. On ne le reverrait pas avant le lendemain matin, tout comme la fille. Si elle survivait à sa nuit.


***


Des coups sourds et répétés. Insistants. Le portier à moitié endormi bondit de sa couche. Qui osait ? En plein milieu de la nuit.

— Qui va là ?!

Par les Dieux, ouvrez ! répondit une voix pressante de l'autre côté du battant.

Un homme. Le portier ricana. Comme s'il allait ouvrir à un inconnu une fois la porte barrée. Les coups redoublèrent.

— Par pitié, ouvrez. Au nom de Julia Metella !

Comment oses-tu invoquer le nom de la domina, chien !

Alertés par le bruit, des esclaves apparurent.

— Qu'est-ce qui se passe ?

Le portier n'eut pas l'occasion de répondre. De nouveaux coups résonnèrent.

— Pour l'amour de votre domina !

Qui es-tu ? demanda l'un des nouveaux arrivants.

Un ami... Dites-lui, Marcia Atilia...

La voix semblait faiblir. Une querelle éclata à l'intérieur de la villa. Une demi-douzaine de personnes se tenait maintenant dans l'atrium et s'opposait à la décision du portier.

— Ouvre ! dit une femme au portier. Marcia Atilia est une amie de la domina.

N'importe quoi ! rétorqua le portier. Tout le monde sait ça !

La domina ouvrirait, le menaça une esclave déjà âgée. Elle ne laisserait jamais personne à la porte en plein milieu de la nuit.

Je suis le portier !

Si tu n'ouvres pas, tu ne le seras plus demain.

Ouvre ! répéta l'esclave d'un certain âge.

Non ! refusa le portier.

Le ton monta.

— Qu'est-ce qui se passe ? résonna soudain une voix ferme.

Le silence tomba instantanément. Tout le monde se retourna. La domina se tenait au milieu de l'atrium, la clarté ténue de la lune suffisait à éclairer sa tunique de lin blanc. Son visage restait dans l'ombre, mais personne n'avait besoin de le voir parce que sa voix seule suffisait à l'identifier. Le ton de sa voix. Son timbre.

De nouveaux coups. Un nouvel appel :

— Ouvrez ! Par tous les dieux, ouvrez !

La voix de Julia claqua.

— Ouvrez !

On se précipita. Et ce fut le chaos. Un homme, appuyé sur la porte à l'extérieur, bascula en avant. Il fut rattrapé par deux gens de la villa, mais l'un d'entre eux cria soudain et tomba à terre. Des ombres surgirent, suivies de râles, de cris.

— On nous attaque ! On nous attaque !

Aux armes !

On n'en a pas ! répondit une voix affolée.

Qu'est-ce qui avait poussé Julia à s'armer d'un poignard en entendant le vacarme que faisaient ses gens au rez-de-chaussée ? Elle dormait sereinement dans les bras de Quintus, bercée par le souffle sonore de Gaïus qui reposait entre ses deux parents. Les cris l'avaient tirée de son sommeil. Elle n'avait pas pris le soin de ramasser une lampe. Elle avait pris le soin d'ouvrir un coffre. De s'armer. Prudente. Inconsciemment. L'attaque de Bois Vert. La mort de Valens. Les gladiatrices. Les leçons d'Aeshma. Les manigances mortelles d'Aulus Flavius. Quintus. Gaïus. Ses instincts protecteurs.

Elle bouscula ses gens. Sans égard. Franchit la porte. Dégaina le long poignard. Ignora les deux hommes à terre. Des ombres. Le poignard brilla. Siffla. Un cri de surprise.

— Achevez-le ! cria un homme. Vi... Rhaaa !

Il recula, porta la main à sa joue.

Les gens de la villa se bousculaient pour refluer à l'abri de l'atrium, pour refermer la porte.

— La domina ! cria soudain une femme. Elle est dehors !

Il eut un instant de flottement, un râle dans la rue.

— Chien ! cria Julia.

Sa voix suffit à galvaniser les couards.

— Sus aux brigands !

L'atrium s'était rempli de nouveaux arrivants. Tous se lancèrent en avant dans la rue. Il restait trois attaquants. Julia en avait tué un. Surpris par le déferlement soudain, les assassins perdirent tous leurs moyens.

Julia protégeait les deux hommes blessés et elle se trouvait engagée dans une passe d'armes avec l'un des brigands. L'homme en face d'elle esquissa un mouvement de recul quand il vit la foule franchir la porte de la villa. Profitant de sa distraction, le bras de Julia dessina une large courbe, l'homme hurla, la jeune femme vit un brigand attaquer sur sa droite, elle s'effaça à gauche, se retrouva aux cotés de l'homme dont elle venait d'entailler la figure, elle passa son poignard dans sa main gauche et poignarda l'homme à l'abdomen. Il se plia en deux. Des gens l'entourèrent.

— La domina est blessée !

La colère se déchaîna. Des armes improvisées apparurent comme par enchantement : des bâtons, des cuillères, des pots en fonte, des piques. Quand les gardes parurent enfin, il ne restait plus personne à défendre. Plus personne à tuer.

— Conduisez les morts et les blessés à l'intérieur, nettoyez tout, ordonna Julia. Vite, avant que quelqu'un ne survienne.

Domina...

Laissez, je n'ai rien, se débattit Julia avec exaspération. J'aimerais bien savoir pourquoi on n'a pas ouvert à un homme que poursuivaient des assassins et qui demandait de l'aide.

Je ne savais pas, domina, répondit le portier d'un ton penaud.

Tu n'es qu'un imbécile, lâcha Julia. Où est l'homme qui était poursuivi ? Amenez de la lumière.

Julia ! Julia ! Où es-tu ?

Quintus. 

Le jurisconsulte s'était lui aussi levé. Gaïus dormait, il avait déposé l'enfant dans son berceau, puis s'était précipité aurez-de-chaussée. La voix de Julia, les cris, l'annonce que sa jeune femme était blessée. Un cauchemar.

— Je suis là, Quintus, fit Julia d'un ton paisible.

Dieux, mais que se passe-t-il ?!

Un homme a frappé à la porte, expliqua la jeune femme. Il était poursuivi, le portier a refusé de lui ouvrir. Une querelle a éclaté, j'ai fait ouvrir les portes et nous nous sommes retrouvés face à des assassins.

Des assassins ?! Mais pourquoi cet homme est venu frapper chez nous ?

Il a donné votre nom, domina, et celui de Marcia Atilia, annonça un homme qui avait été l'un des premiers à s'opposer à la décision du portier.

Marcia ?! Alors, ces lumières ?! s'impatienta Julia.

On apporta des lampes. Des exclamations consternées et horrifiées jaillirent. Quintus se précipita sur sa femme, la figure blême.

— Julia, par tous les dieux, tu es blessée, tu saignes.

Ce n'est rien.

Domina, souffla Andratus qui venait d'arriver.

Vous allez me laisser ! fulmina Julia. Je veux voir l'homme ! Le premier qui m'approche ou m'empêche de lui parler, je le fais garrotter.

Quintus se mordit violemment la lèvre inférieure. Le ton de Julia indiquait qu'elle ne souffrirait aucune contrariété, qu'elle ne mettrait peut-être pas sa menace à exécution, mais qu'elle se débarrasserait sans l'ombre d'un regret de quiconque circonviendrait à ses ordres. Quintus lui-même ne se risquerait pas à se dresser contre elle. Julia l'aimait, mais il savait qu'il y avait certaines limites à ne pas outrepasser avec elle. Un nœud douloureux se forma au creux de son ventre. L'aspect de Julia. Elle portait une courte estafilade sur la joue gauche. Courte, mais qui saignait abondamment. Une autre beaucoup plus longue allait d'une clavicule à l'autre et lui avait déchiré le haut de sa tunique. Les deux blessures impressionnaient, mais ce qui inquiétait plus sérieusement Quintus, c'était la tache brune qui s'élargissait au-dessus du sein gauche de la jeune femme.

Julia s'agenouilla auprès de l'homme qui avait été allongé sur une couverture. Elle le reconnut aussitôt.

— Lucius Caper, souffla-t-elle avec émotion.

Julia...

Qui... ? Pourquoi... ? Caper ?

Elle se retourna et lança par-dessus son épaule :

— Vous êtes allés chercher un médecin ?

Oui, domina.

Julia examina le principal. Sa respiration sifflante, le sang qui coulait à la commissure de ses lèvres.

— On va vous transporter sur un lit.

Non, Julia. Juste... vous pourriez me soutenir ? Ça me soulagera.

On voulut l'aider, mais Julia repoussa tout le monde. Tout le monde, sauf Quintus et Andratus. L'intendant chassa tous ceux qui n'étaient plus d'aucune utilité. Quintus s'agenouilla devant Lucius Caper. Le principal lui adressa un signe de tête. Il appréciait le jurisconsulte pour sa probité, son honnêteté et sa gentillesse. Il avait approuvé le choix de Marcia de faire de lui son tuteur. Il regrettait que l'affaire ne se fût pas conclue. Quintus était un homme bon, Julia Metella aimait Marcia. Ils l'auraient protégée, aimée. Marcia aurait été heureuse avec eux. Qu'était devenue la jeune fille rieuse et fougueuse ? Une gladiatrice. Dieux ! Tout cela à cause de ce chien de procurateur.

— Domina, qu'est-ce que vous savez sur le meurtre de Kaeso Valens ?

Julia se pinça les lèvres. Elle regarda Andratus qui se tenait devant elle. Quintus. Elle soupira.

— Il a été assassiné.

Vous savez par qui, n'est-ce pas ?

Oui.

Quintus regarda Julia. Pourquoi ne lui avait-elle jamais parlé de cela ? Pourquoi lui avoir caché cette information ? Et comment pouvait-elle savoir ce que la légion et les autorités ignoraient.

— Comment ?

Je le sais, c'est tout.

Qui l'a fait assassiner ?

Tu ne le sais pas ?

Non.

Julia hésita une demi-seconde.

— Le procurateur Aulus Flavius.

Caper, Quintus et Andratus accusèrent le coup.

— Vous savez pourquoi ? reprit le principal

Non, c'est pourquoi je voulais te rencontrer.

Kaeso Valens envoyait des rapports à Vespasien. Un courrier a été assassiné peu avant la mort de Valens. Des tablettes ont disparu. Un homme de son escorte aussi.

Une quinte de toux interrompit le légionnaire. Il cracha du sang. Julia resserra ses bras contre lui.

— Un médecin va arriver, lui dit-elle d'un ton rassurant. Tu parleras ensuite.

Non, refusa Caper. Je suis soldat. Je sais que je suis condamné.

Qui t'en voulait, Caper ?

Lui, peut-être. Je n'ai pas été assez prudent. Je croyais que je l'avais été, mais si Aulus Flavius tire les ficelles de tout cela... Julia, il a des espions partout. Vous... vous devez faire attention.

De quoi parlaient les rapports de Valens ?

Du procurateur. Si c'est lui qui l'a tué, ce ne pouvait être que cela. Valens détestait le procurateur, il l'accusait de corruption et d'abus. De meurtres et d'injustices. Je n'étais pas avec lui à cette époque, mais il m'a raconté la campagne de Judée. Il méprisait profondément Aulus Flavius. Il disait qu'il déshonorait l'Empire et la légion, qu'il était indigne de la confiance que lui accordaient Vespasien et Titus. Kaeso Valens envoyait certainement des rapports qui dénonçaient les exactions du procurateur en Lycie. Ils devaient être suffisamment détaillés pour décider Aulus Flavius à faire taire Valens. On ne trouve pas beaucoup d'hommes honnêtes. Il n'a pas été remplacé.

Valens était un homme bien, il aurait dû finir légat.

Oui... Julia, Marcia... Elle... Elle est devenue....

Je sais, Caper, je l'ai revue.

Quand ?

L'année dernière.

Comment va-t-elle ?

Des gens veillent sur elle.

Qui ?

Des gladiatrices. Je les connais, ce sont des femmes, euh...

Comment expliquer à un Romain que des esclaves condamnés à l'infamie par les lois et la morale étaient dignes de confiance. Que les gladiatrices étaient des femmes honnêtes et honorables ?

Caper se souciait peu d'explication, il ne releva pas l'énormité de la déclaration de Julia, ce qu'elle pouvait avoir d'inquiétant. La mort le tirait par la manche et seul lui importait de savoir que Marcia allait bien.

Elle était comment ?

Que lui répondre, que dire à un homme à l'agonie qui s'inquiétait d'une jeune fille qu'il considérait pratiquement comme sa fille ? Caper devina ses réticences.

— Elle est devenue dure ? Elle est triste ? Elle a changé ?

Dure, oui. Triste ? Non, pas vraiment.

C'est...

Toujours elle, Caper. Elle n'a pas changé, elle s'est simplement endurcie pour survivre.

Domina, quand... vous... elle... s'il vous plaît...

Quand elle aura honoré son contrat d'auctorata, je ferai ce qu'elle attendait de moi il y a deux ans. Et si elle y consent, je l'adopterai, intervint Quintus.

Caper leva un regard reconnaissant sur le jurisconsulte. Le cœur de Julia cogna un peu plus fort dans sa poitrine.

— Merci... Je... Vous savez... Marcia... J'aurais tant... Je ne savais pas...

Tu n'as rien rien à te reprocher, Caper. Marcia t'a demandé conseil, elle t'a fait confiance, elle t'aime beaucoup.

Elle est si... Je regrette tant...

Le cornicularius ferma les yeux un instant. Julia le sentait faiblir.

— Je n'ai rien, dit-il faiblement.

La scène était pathétique. Caper rouvrit les yeux, ses mains montèrent sur sa poitrine. Fébrilement, il chercha à les passer sous sa tunique.

— Mon collier, donnez-le-lui...

Caper tira sur le lien de cuir qu'il portait autour du cou. Julia l'aida à dégager le médaillon qui y était accroché. Une pièce de monnaie enserrée dans un cercle d'argent. La lumière chiche des lampes à huile ne lui permit pas vraiment de distinguer ce qui y était gravé. Un portrait comme c'est toujours le cas et, sur l'envers, un temple et des inscriptions.

— Je... c'est... Dites-lui, domina.

L'homme s'accrochait à elle, il dispensait ses dernières forces à léguer un message d'amour à la jeune fille qui avait ensoleillé ses journées quand il les passait avec elle.

— Je lui dirais, Caper, je te le promets.

Mer...

Il ne finit pas son mot, une quinte de toux le prit et le sang lui envahit la bouche. Julia le releva le plus qu'elle put.

— Vengez-la, dit-il soudain dans un dernier sursaut.

Il s'affaissa ensuite dans les bras de Julia, incapable de se battre encore. Le médecin arriva. Il était trop tard. Les poumons étaient atteints en deux endroits. Le praticien n'eût rien pu faire. Le principal ne mourut pas immédiatement, il agonisa quelques heures, mais il ne reprit pas conscience. Il finit par s'étouffer, les poumons remplis de sang. Julia refusa de le laisser. Quintus eut beau la morigéner, elle ne céda pas. Le jurisconsulte finit par s'énerver :

— Reste, Julia. J'expliquerai plus tard à Gaïus comment sa mère est morte, stupidement vidée de son sang parce qu'elle était trop bornée pour se soigner ou même penser qu'elle pourrait manquer à ceux qui l'aimaient. Son fils, sa sœur, ses amis, son mari, elle s'en fichait !

Julia avait pâli et laissé le médecin l'examiner, mais elle avait refusé de quitter le chevet du légionnaire. Sans qu'elle pût se l'expliquer, elle sentait que c'était important, qu'elle aurait manqué à son devoir si elle l'avait fait. Les estafilades étaient bénignes, la blessure au-dessus de la poitrine beaucoup moins. Un coup de poignard avait porté. Il avait heureusement ripé sur une côte et il s'était enfoncé au défaut de l'épaule. Julia n'aurait jamais dû soutenir le principal aussi longtemps.


***

NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Illustration : Le denier d'argent que portait Lucius Caper autour du cou. Espagne 19-18 av.JC, collection Frédéric Weber.

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