Chapitre LXVIII : Pugna !

NB : Je tiens à remercier les numéros 7 (7 et 72 !) et les autres lecteurs  ... pour leur fidélité.


***

L'après-midi, la foule revint nombreuse et curieuse. La matinée avait été splendidement surprenante. La chasse n'eût pas dû réserver la surprise qu'elle leur avait réservée. Le programme parlait d'animaux boréaux fantastiques, de gazelles bondissantes et du ballet de leurs fuites, pas de combats sanglants. Les chacals et les  hyènes n'avaient été lâchés sur le sable que pour mieux mettre en valeur la grâce des animaux à la belle robe couleur caramel. Mais les filles et cette Marcia surtout, avaient rendu la chasse excitante et héroïque.

Des gladiatrices étaient programmées en fin de journée. Six couples. Beaucoup de spectateurs n'avaient jamais assisté à des combats de gladiatrices. On savait que le ludus de Capoue en entraînait une vingtaine. On parlait aussi de ludus en Orient, dont celui de Sidé en Lycie-Pamphylie. Des Capouans louaient leurs prestations, d'autres spectateurs venus de la province d'Asie ne tarissaient pas d'éloge à leur propos. Les filles étaient jeunes, belles, athlétiques, ce qui répondait aux canons de la beauté féminine. Mais aussi, vives, violentes, courageuses, hargneuses et ceux qui les avaient déjà vu combattre assuraient qu'elles offraient toujours des prestations très techniques, ce qu'appréciaient particulièrement les amateurs de beaux combats. Le citoyen romain était avide de nouveauté et il avait hâte de vérifier si tout ce que déclaraient les provinciaux était réel ou ne s'apparentait qu'à un vaste tissu de mensonges.

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Atalante vérifiait les attaches de ses caligaes. Des pieds entrèrent dans son champ de vision et s'immobilisèrent à un pas devant elle. La grande rétiaire passa à son autre caligae. Les pieds ne bougèrent pas. Atalante sentait un regard peser sur sa tête. Son adversaire ? Elle était appairée à une secutor issue d'un ludus de la Narbonnaise, elle ne savait plus trop de quelle ville. Elle ne connaissait pas cette partie du monde. Elle enroula minutieusement les brins de ses lacets. L'autre ne bougeait pas. La jeune Syrienne laissa un soupir excédé lui échapper. Si c'était comme cela que la fille pensait l'impressionner. Elle allait juste l'énerver, ce qui ne serait pas à son avantage. Un pied s'avança, toucha le sien. Atalante se remit prestement debout et fixa l'importune d'un œil mauvais.

Une mirmillon. Pas son adversaire. La gladiatrice était casquée. Elle arborait même un magnifique casque de parade. On y voyait s'ébattre des animaux sauvages sculptés en ronde-bosse : des ours, des loups, des lynx, mais aussi des biches et des cerfs. Le cimier avait  l'apparence d'un ours qui bondissait en avant. La fille ne bougea pas, elle observait Atalante derrière les grilles de son casque.

Qu'est-ce qu'elle lui voulait ? Elle était grande, presque plus grande qu'elle et elle avait... les épaules très larges. Une taille fine et les hanches étroites, ce qui rendait ses épaules d'autant plus larges.

Les deux femmes restèrent face à face, immobiles, silencieuse. Stupide casque. Atalante ne distinguait rien du visage dissimulé derrière la grille de métal. Ses yeux dorés. Elle eût tant aimé savoir ce qu'ils exprimaient à ce moment-là. Atalante sentait son cœur cogner dans sa poitrine. Une rencontre si...

— Co...

Atalante referma la bouche. Évidemment qu'elle serait là. Comment n'aurait-elle pas pu être là ? Une juliana. Pourquoi n'avait-elle pas prévu cette rencontre ?

Aeshma arriva par derrière.

— Eh, Ata, qu'est-ce que tu...

Ses mots moururent eux aussi sur ses lèvres. Le casque de la mirmillon se tourna vers elle. Un doigt se tendit et un index passa doucement sur la cicatrice qui marquait laidement l'épaule d'Aeshma.

— C'est moche, laissa tomber la voix métallique derrière le casque de la mirmillon. Que t'est-il arrivé ? C'est la blessure que tu as reçue à Pompéi. Pourquoi n'a-t-elle pas été bien soignée ?

Les points ont sauté, répondit Aeshma d'une voix atone.

Avec qui t'étais-tu battue ?

Avec Ata tout d'abord.

Ah, ouais... J'avais oublié combien vous vous entendez bien toutes les deux, fit la voix narquoise. Atalante était bien touchée aussi. Pourtant...

Aeshma a fait naufrage, la coupa Atalante d'une voix qu'elle eût voulu plus assurée. Elle a été malade et elle n'a pas pu être bien soignée.

Naufrage ?

Une petite traversée sur un navire pirate à la dérive, expliqua Atalante.

C'était vrai alors ? murmura Astarté

Vrai quoi ? demanda Aeshma.

L'histoire de l'aristocrate et de la gladiatrice perdues en mer.

Hein? Qu'est-ce que...

Aeshma n'eut pas le temps de poser sa question. Les arbitres et les servants les appelèrent. La pompa commençait. Les doctors rassemblaient leurs gladiateurs. Astarté s'éloigna en courant.

— On se revoit après, souffla-t-elle par-dessus son épaule.

Tu savais qu'elle serait là ? demanda Aeshma.

Tu es aussi stupide que moi, Aesh.

Merci du compliment, maugréa la jeune Parthe.

Comment n'aurait-elle pas pu être là ? Tu l'avais enterrée ?

Hein ? Non ! protesta Aeshma.

C'est...

Ne va pas me dire que c'est génial, grommela Aeshma.

Pourquoi ?

Parce que c'est nul. Elle n'est même pas logée avec nous.

Quand vous aurez fini de papoter, tu pourras peut-être enfiler ton casque, Aeshma ! les invectiva Herennius.

Ah... Euh, ouais, fit la petite thrace en s'empressant d'obéir.

Doctor, l'appela Atalante. Tu as vu Astarté ?

Oui.

C'est...

Fiche le camp, Atalante ! Et redresse les épaules, la chassa Herennius.

Il ne pensait pas différemment d'Aeshma. Il regrettait Astarté. Il l'avait formée et entraînée pendant six ans. Elle avait gagné des dizaines de combats, il aimait la grâce avec laquelle elle se déplaçait sur le sable. Elle était puissante, mais il se dégageait toujours beaucoup de légèreté quand elle combattait. Xantha était lourde. Galini ressemblait à Astarté. La meliora l'avait encouragée à combattre comme elle et la jeune gladiatrice s'était montrée une excellente élève. Mais elle avait pâti de la perte de son mentor. Galini avait progressé, mais elle aurait progressé plus vite et beaucoup mieux si Astarté avait continué à l'entraîner. Jamais Téos n'aurait dû se séparer de la Dace.


***


Gaïa se mordillait l'ongle du pouce. Trente-six gladiateurs défilaient. S'exhibaient. Se vendaient. Plastronnaient. Vingt hommes. Douze femmes. Elle regarda son programme. Elle connaissait personnellement trois gladiateurs. Trois gladiatrices. Ce qu'elle ne comprenait pas, c'était pourquoi Astarté était associée aux juliani du ludus de Capoue. Son laniste l'avait vendue ? Quand ? Pourquoi ? Elle avait suivi la carrière de Marcia et d'Aeshma, mais elle ne s'était pas intéressée à celle d'Atalante et d'Astarté. On ne lui avait pas rapporté le départ de la Dace. L'amante de Marcia. Il fallait qu'elle voie la jeune fille.

Elle tourna la tête et se souvint qu'aucun de ses gens n'avait accès à la tribune impériale. Néria, Séléné, Sergios et Antiochus n'avaient pu l'accompagner qu'à l'entrée de la tribune. Gaïa leur avait permis d'assister aux jeux du haut des tribunes supérieures de l'amphithéâtre. Antiochus avait refusé. Gaïa avait insisté. Sergios avait proposé de rester à la disposition de la domina, tandis qu'Antiochus accompagnerait les deux jeunes femmes. Antiochus s'était rembruni. Gaïa avait envoyé Néria, Séléné et Sergios. Antiochus était resté. Néria avait alors déclaré qu'ils n'iraient pas assister aux jeux dans les tribunes. Si Gaïa avait besoin de leurs services, Antiochus prendrait trop de temps pour aller les chercher et les retrouver parmi la foule des spectateurs. Ils se feraient tout petit dans l'embrasure d'un accès aux tribunes. Le premier sur la droite. En moins d'une minute, Antiochus les préviendrait si la domina avait besoin d'eux.

Gaïa avait donné son accord à cette sage décision. Mais elle se retrouvait seule dans la tribune. Elle se sentait isolée. Les invités de la loge impériale l'avaient regardée curieusement quand elle s'était présentée le matin. Plus encore, quand Titus l'avait courtoisement saluée et lui avait plus tard adressé la parole. Personne ne la connaissait et personne n'avait réussi à obtenir d'informations sur elle. Tout ce qu'ils avaient pu apprendre, c'était qu'elle était une invitée personnelle de l'Empereur et que celui-ci l'avait logée plus que décemment dans le quartier des palais. Qu'elle venait d'Alexandrie. Rien d'autre.

Personne n'avait encore osé l'aborder. Seul Titus lui avait parlé.

Ses yeux parcouraient la file des gladiatrices, elle repéra Atalante sans difficulté, devina l'identité d'Astarté à sa carrure. Où se trouvait Aeshma ? Là. Il n'y avait que deux thraces engagées parmi les femmes. Elles combattraient l'une contre l'autre. Gaïa sourit soudain. Aeshma remporterait son combat. Son adversaire se déplaçait sans grâce. La petite Parthe la balayerait.

— Que nous vaut ce sourire si confiant, Gaïa ?

La jeune femme tourna la tête. Titus s'était tourné vers elle.

— Auriez-vous engagé des paris sur l'un des combattants ? demanda-t-il.

J'attendais de me faire d'abord une idée de la valeur des combattants et de celle des ludus avant de me décider à parier.

Prudente ?

Je ne parie jamais pour perdre, Imperator.

Comme vous ne vendez jamais à perte.

C'est exact. Vendre à perte est une marque de faiblesse.

Et votre sourire ?

J'ai souri de ma bêtise. Certains combats sont déjà gagnés d'avance.

Sa déclaration piqua la curiosité de l'Empereur :

— Vraiment ? demanda-t-il.

Oui.

Qui ?

Les gladiateurs du ludus de Sidé remporteront tous leur combat.

Mmm... réfléchit l'Empereur.

Il se tourna vers un homme. Un affranchi. Un favori.

— Astanyax ? demanda Titus.

Le secutor Ajax, l'hoplomaque Germanus, le rétiaire Ametystus. Il y a aussi deux gladiatrices : la rétiaire Atalante et la thrace Aeshma.

Le ludus de Sidé est celui à qui appartient la bestiaire qui, ce matin, a soulevé tant d'enthousiasme, n'est-ce pas ?

Oui, Imperator.

Seriez-vous prête à parier sur eux ? demanda Titus à Gaïa.

Oui, Imperator. Sans aucune hésitation.

Les hommes et la thrace combattent des gladiateurs formés dans les ludus impériaux, observa-t-il.

Je pourrais peut-être perdre pour les gladiateurs, concéda Gaïa diplomate. Mais pas pour les gladiatrices. Aeshma et Atalante remporteront la victoire et, pour ne pas avoir l'air de vous offenser, Imperator, je donne aussi gagnante la juliana de Capoue, Astarté.

Vous les avez déjà vues combattre ?

Oui.

Où ?

Elles ont soulevé l'enthousiasme à Patara. À Pompéi, aussi.

Qui veut parier contre Gaïa Metella ? lança Titus à la ronde.

La mirmillon de Narbonnaise possède une impressionnante carrière, remarqua un homme au front dégarni en parlant de la gladiatrice opposée à Atalante.

La thrace ne pourra pas vaincre une juliana, renchérit un tribun d'un air condescendant.

Les juliani sont les meilleurs combattants de l'Empire, rajouta un homme ventripotent.

Et bien, pariez contre notre amie, Claudius.

L'homme fronça les sourcils.

— Je croyais... commença Titus d'un ton narquois.

Je prends le pari, se lança Claudius.

Moi, aussi ! s'écria le tribun.

L'empereur appela un affranchi et lui ordonna de prendre les paris en note.

— Vous ne pariez pas, Imperator ? demanda innocemment Gaïa.

Il n'est pas juste que le munéraire parie contre des combattants. On risquerait de l'accuser de tricherie. J'attends des gladiateurs qu'ils combattent avec fougue, qu'ils se dépassent pour le plaisir du public. J'aime être surpris.

Les paris furent pris. Des sommes folles furent engagées, pour plaire à l'Empereur puisqu'il l'avait demandé. On en savait un peu plus sur la jeune étrangère : Gaïa, une femme d'affaires. Il serait facile de compléter ces informations obtenues grâce à Titus. Riche. Les sommes dont Gaïa se porta garante n'avaient rien d'anecdotique.


***


Astarté retira son casque et s'apprêtait à le confier à son armurier quand une main arrêta son geste.

— On peut voir ?

Aeshma. Atalante.

— Oui.

Aeshma s'empara du casque de la Dace aux larges épaules. Du doigt, elle en caressa doucement les figures.

— Il est très beau, apprécia-t-elle sincèrement.

Merci, sourit Astarté.

C'est ton dieu-ours ? demanda Aeshma en passant un doigt sur le cimier. Euh...

Oui, c'est Zalmoxis, répondit Astarté touchée qu'Aeshma se souvînt de ce qu'elle lui avait raconté.

Tu l'as fait faire sur mesure ?

Oui.

Le prix de ta vente ?

Entre autre.

Atalante s'approcha et détailla le casque.

— J'aurais préféré que tu attendes un peu pour te le payer, déclara-t-elle.

J'aurais préféré ne jamais posséder un si beau casque, répliqua Astarté avec une pointe d'amertume dans la voix.

Aeshma lui rendit son casque.

— Astarté ! cria soudain une voix virile.

Un grand type, une accolade brutale. Ajax n'avait aucune délicatesse, grimaça Aeshma. Il se recula et donna un coup de poing au défaut de l'épaule découverte de la Dace.

— Comment vas-tu ?

Bien.

Tu nous manques, dit-il bougon.

Ouais ?

Ouais.

Salut, Astarté, lui sourit timidement Germanus lui aussi venu s'enquérir de l'ancienne meliora de la familia.

Toi, aussi, Germanus ? Je te manque ?

Mmm, acquiesça l'hoplomaque blond.

Je ne t'ai même pas dit au revoir comme il le convenait, fit Ajax sombrement.

Astarté plongea ses yeux dans le regard du melior. Elle y lut de la peine et de la honte.

— Tu n'y étais pour rien.

Je sais, mais même. Il faut qu'on vous laisse, les filles, on doit se préparer. Vous passez les dernières, vous avez le temps de... Astarté, je suis heureux de t'avoir revue.

On se reverra à l'occasion.

Mouais, mais quand tu étais là, c'était...

Il surprit le sourire en coin de la Dace aux larges épaules. Il se racla le fond de la gorge pour donner le change et acheva :

— Bien. Ouais, c'était bien.

Il entraîna Germanus à sa suite pour se préparer. Astarté souriait.

— Pff, souffla Aeshma.

Quoi ? fit Astarté. Tu es jalouse ? Si tu voulais...

Ouais, ben, je ne veux pas. Alors, oublie.

Astarté tourna les yeux vers Atalante. La grande rétiaire arborait un sourire triste. La jeune Dace leva une main et lui essuya une larme qui menaçait de couler sur sa joue. Voilà pourquoi Astarté avait autant de pouvoir sur Atalante. Elle se montrait toujours attentive, attentionnée et tendre. Atalante avait la furieuse envie de poser la tête sur son épaule.

— Toujours aussi sensible, Atalante ? lui dit gentiment Astarté.

La grande rétiaire balaya sèchement son bras d'un revers de main. Astarté sourit, mais ne dit rien. Elle préféra retourner son attention sur Aeshma.

— Alors, Aesh ? C'est toi la fameuse gladiatrice ?

De quoi tu parles ?

Venez avec moi vous asseoir. Là-bas, dans le coin, je vais chercher à boire.

Tu as soif ?

Non, pas spécialement.

  Alors reste ici, maugréa Aeshma.

Les trois gladiatrices partirent s'asseoir dans un coin de la pièce, pas vraiment à l'écart, mais suffisamment à part pour se ménager un peu d'intimité.

— Alors ? demanda Aeshma.

Alors quoi ? Tu veux savoir pour Capoue et le ludus, ou tu veux savoir les légendes qui courent sur ton compte ? la taquina Astarté et, avant qu'Aeshma ne pût répondre, elle continua. Le ludus est bien, les doctors sont pas mal, la discipline est aussi dure que chez nous, mais le laniste est moins pervers que Téos. Lucanus est toujours vivant, il est toujours amoureux et c'est le seul gars avec qui je m'entends vraiment bien. Les gladiatrices sont potables, mais aucune ne vous arrive à la cheville et si vous les rencontrez, vous les vaincrez facilement. Même chose pour Sabina. Je ne vais plus marcher en forêt et ça me manque. Par contre, je peux sortir en ville et je gagne nettement plus d'argent qu'avec ce pingre de Téos. Je suis toujours meliora, j'ai aligné des tas de victoires en Italie, je suis allée en Gaule. Il y a de beaux amphithéâtres là-bas. J'ai vu le Vésuve sauter aussi. On a vu la fumée, il y eu un tremblement de terre. Si vous aviez vu les gens hurler de terreur et crier au ciel qu'ils n'avaient rien fait de mal, rit Astarté. Et puis...

Mais merde ! la coupa durement Aeshma. Tu parles toujours autant. On ne peut pas en placer une avec toi.

Pourquoi ? Tu veux me faire une déclaration, Aeshma ?

Pff,  souffla jeune Parthe.

J'eusse été flattée à vrai dire, s'amusa Astarté. Recevoir une déclaration de la légendaire gladiatrice perdue sur l'Océan... Quel honneur !

Mais c'est quoi cette histoire, Astarté ?

Une rumeur qui fait le tour des ludus. Une gladiatrice perdue sur un navire en mer en compagnie d'une aristocrate romaine. Une année passée à dériver sans jamais pouvoir toucher terre. Une malédiction. Des dieux qui se battent..

Astarté se fendit d'un sourire malicieux.

— On dit que la gladiatrice a entraîné l'aristocrate aux pires dépravations.

N'importe quoi, se renfrogna immédiatement Aeshma. Je n'ai jamais fait ça.

Alors c'est vrai. Avec qui étais-tu ?

Aeshma la regarda par en-dessous.

— Aeshma... la supplia la jeune Dace.

Avec Gaïa Metella.

Ah... On ne raconte pas ça, Aesh, lui dit rapidement et sérieusement Astarté. Je voulais juste te charrier. On raconte qu'un dieu vous a maudites et qu'un autre vous a sauvées.

Et ? demanda agressivement Aeshma.

Je n'y crois pas, je ne crois pas aux dieux romains et à toutes leurs histoires ridicules. Et si, c'est toi et elle qui étiez sur ce navire, je crois juste que si vous vous en êtes sorties vivantes, c'est que vous avez travaillé ensemble pour.

Aeshma lança un regard de reconnaissance à Astarté.

— Je t'ai fréquentée huit ans, Aeshma. On ne passe pas un an à dériver avec toi sans être mort ou avoir collaboré avec toi.

On n'y est restées qu'un mois.

Un an, un mois, c'est pareil, fit Astarté en haussant les épaules.

Elle leur sourit. Puis son regard s'assombrit.

— Et... euh. J'ai entendu que Marcia avait soulevé l'enthousiasme à la venatio, ce matin. Téos en a fait une bestiaire ? C'est dommage quand même.

Occasionnellement seulement, l'informa Atalante. Il veut toujours l'engager dans des munus comme rétiaire.

Qu'est-ce qui s'est passé ce matin ?

On ne sait pas, on ne l'a pas revue. On a juste entendu l'amphithéâtre scander son nom.

Marcia est géniale, souffla Astarté.

Ouais, confirma Aeshma.

J'espère que je pourrais la revoir.

Elle est libre de se déplacer comme elle veut. Tu es logée au Vestitus ? On peut lui dire de passer te voir, proposa Atalante.

Astarté baissa la tête.

— Je ne sais pas, murmura-t-elle.

Tu... commença Aeshma.

Atalante posa une main sur son genou, l'incitant à se taire.

Marcia avait pleuré pendant des mois. Pendant six mois. Un peu moins. Tous les jours. Puis son chagrin s'était tari. Elles avaient participé à un munus à Ancyre et Téos avait décidé qu'elles rejoindraient Héraclée du Pont à pied. Une longue marche. Deux cents milles*. Un munus éprouvant à l'arrivée et puis, le retour. Pergame, Éphèse, Rhodes. Marcia n'avait pas oublié la Dace aux larges épaules, mais le temps et les milles parcourus, l'amitié de ses camarades, ses engagements, avaient déposé un voile sur sa tristesse. Transformé sa peine, en nostalgie. La douleur, en souvenirs qu'elle chérissait. Atalante ne l'avait plus retrouvée en larmes, cachée dans un coin. Marcia n'était plus venue chercher le réconfort et l'affection dans les bras d'Aeshma. Depuis sept mois, la jeune Parthe n'avait plus une seule fois entendu sa porte grincer, ni le souffle court de la jeune fille qui n'osait pas la déranger et attendait anxieuse son invitation à venir dormir avec elle. Elle ne l'avait plus recueillie contre elle. Lui offrant son silence et sa présence.

Tout le monde savait que Marcia passait certaines nuits dans la cellule d'Aeshma, mais les deux gladiatrices n'avaient pas encouru la colère de Téos. Le laniste savait que Marcia souffrait et que s'il la voulait forte et volontaire sur le sable, il devait la laisser rejoindre Aeshma. La jeune auctorata trouvait la paix auprès de la petite thrace, comme Chloé en avait trouvé auprès d'Atalante.  Les filles de la familia entretenaient parfois de curieuses relations. Téos cassait les histoires d'amour. Surveillait les autres, mais Marcia n'avait que peu d'influence sur Aeshma et celle-ci en avait une grande sur l'auctorata. Une grande et bonne influence. Chloé avait surmonté son angoisse. Marcia avait surmonté son chagrin.

Mais comment savoir ce qu'avait vécu Astarté ? Si elle avait souffert ? Si elle avait été en colère ? Si la perte de Marcia avait surpassé d'autres sentiments que sa vente n'avait certainement pas manqué de susciter.

Aeshma et Atalante envisageaient une consommation accrue d'amants ou peut-être, au contraire, un arrêt de ses activités nocturnes. De la morgue et de la brutalité. La Dace aux yeux dorés semblait sereine, mais c'était une gladiatrice expérimentée et elle savait très bien dissimuler ses émotions.

.

Les trois melioras remportèrent leur combat.

La mirmillon à laquelle Atalante était appairée, quelle qu'eussent été sa réputation et son palmarès, ne mit jamais la grande rétiaire en difficulté. Atalante fit semblant de l'être, elle retarda autant qu'elle put sans que cela ne parût suspect, l'issue du combat. Elle donna sa chance à la juliana de perdre honorablement et celle-ci ne la laissa pas passer. Elle finit à genoux, le poignard de la grande rétiaire posé sur la gorge, mais le public ne lui en tînt pas rigueur et elle quitta l'arène la tête haute.

Astarté, opposée à une hoplomaque venue d'Alexandrie parut plus légère qu'elle, mais ce fut son scutum qui lui donna la victoire. L'hoplomaque, frappée au ventre, à la poitrine, à la tête, se retrouva le souffle coupé et l'esprit embrumé. Un dernier coup la fit reculer de cinq pas. Elle vacilla, Astarté lui arriva dessus, mais l'hoplomaque était tombée à genoux. Son torse était marqué par de vilaines marques rouges et noires, elle respirait difficilement, les côtes endolories. Elle lâcha sa petite parma ronde et tendit la main. Elle eût été incapable de se relever. Astarté leva les bras au ciel comme elle aimait tant le faire. L'hoplomaque l'entendit murmurer quelque chose, mais elle ne comprit pas.

— Je vous offre ma victoire. À ma familia. Mais pas à toi, Téos. Toi, je te crèverai ! siffla Astarté entre ses dents.

Elle n'avait toujours pas pardonné au laniste de l'avoir vendue. De l'avoir rabaissée à un tas de viande sans cœur et sans âme. Sans mémoire. Elle avait pleuré Marcia pendant des mois, mais la jeune fille n'était pas la seule qu'elle avait regrettée. Astarté avait réalisé qu'on n'effaçait pas aussi facilement six ans de sa vie. Qu'elle était attachée à sa familia, que le sexe seul n'avait pas été tout ce qui la liait à elle. Elle savait qu'elle aimait certaines personnes. Ce qu'elle ne savait pas, c'était qu'elle y était attachée, qu'elles lui manqueraient.

Aeshma s'amusa beaucoup. La thrace qui l'affrontait, manquait de technique et d'expérience, mais elle palliait cela par une extrême mobilité. Ses attaques se révélèrent peu dangereuses, mais elle esquivait diantrement bien. Aeshma assura elle aussi le spectacle. Si la juliana se contentait d'esquiver, elle s'attirerait la colère du public. Aeshma l'encouragea à attaquer. À s'engager dans des passes d'armes. Les spectateurs ne furent pas vraiment dupes, mais ils apprécièrent. D'autant plus que le sang coula. Aeshma pour les besoins de sa stratégie n'hésitait pas à commettre des fautes, à ouvrir sa garde. La sica de son adversaire fendit ses chairs. La pointe accrocha ses côtes. La juliana tira. Le sang gicla.

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Gaïa laissa échapper un murmure :

— Aeshma...

Le combat d'Atalante lui avait plu. Celui d'Astarté l'avait amusée. Mais Aeshma prenait des risques. Par goût du spectacle. Son adversaire ne possédait pas ses qualités martiales, mais la jeune Parthe ne voulait pas donner au public un combat qui montrait combien les forces en présence étaient inégales. Elle s'était arrangée pour mettre son adversaire en confiance, elle avait joué de ses qualités et s'efforçait de gommer ses défauts. Aeshma surpassait de très loin la juliana à laquelle elle était appairée, elle ne s'en cachait pas, mais ne voulait pas non plus se montrer arrogante et gâcher le plaisir du public.

— La thrace prend beaucoup de risques, dit Claudius, l'homme qui avait parié contre elle. Elle vient de le payer.

Pourtant, elle est bien meilleure que son adversaire, dit son voisin.

Mmm, approuva Claudius. Elle s'efforce de plaire et de montrer l'étendue de ses talents sans trop diminuer ceux de son adversaire.

Il serait intéressant de la voir appairée à quelqu'un d'un niveau supérieur.

En attendant, si elle continue à ainsi se découvrir, elle va bêtement perdre son combat. Elle a été sérieusement touchée. Qu'en pensez-vous, madame ? demanda-t-il à Gaïa.

Depuis que l'Empereur lui avait amicalement adressé la parole, les invités avaient sorti Gaïa de son ostracisme. On savait qui elle était, on savait que l'Empereur l'appréciait. Il eût été offensant de continuer à ignorer sa présence.

— Elle aime prendre des risques et briller sur le sable, mais je ne la crois pas assez stupide pour perdre ce combat.

Vous ne la croyez pas assez stupide ou vous ne l'espérez pas assez stupide ? intervint Titus.

Gaïa le regarda. L'Empereur avait le regard clair, mais aussi menaçant. Il était toujours dangereux de mentir à un homme aussi puissant et bien informé que l'était Titus. Gaïa choisit d'être honnête.

— Les deux, Imperator.

Vous avez presque remporté votre pari, Gaïa. Les trois gladiateurs de Sidé ont gagné leurs combats, tout comme la rétiaire et la juliana de Capoue. La thrace est la dernière de la liste que vous avez donnée gagnante.

Elle gagnera, Imperator.

Vous serez riche ce soir.

Jamais je n'aurais cru qu'un ludus de la lointaine province de Lycie-Pamphylie présente d'aussi bons gladiateurs, avoua Claudius. Madame, je me fierai dorénavant à vos jugements, dit-il galamment à Gaïa.

Gaïa se fendit d'un sourire forcé.

— Il me semble, cher mon Claudius, que Gaïa Metella s'intéresse moins à l'argent qu'elle va vous soutirer, qu'à gagner ce pari.

Ah... répondit stupidement l'interpellé.

Me tromperais-je, Gaïa ?

Non, Imperator.

Toute la loge tourna un regard curieux vers la jeune femme. Que sous-entendait le Prince ? Le ludus de Sidé appartenait-il à l'Alexandrine ? Il était pourtant situé bien loin de chez elle. Ou bien... Entretenait-elle une relation amoureuse avec un membre de cette familia gladatorienne ? Des frissons parcoururent agréablement les membres de ceux que les scandales excitaient. Les histoires d'amour entre gladiateurs et aristocrates étaient tellement scandaleuses, tellement amusantes.

Titus de son côté se promit de soutirer des confidences à la jeune femme. Son intérêt pour cette familia était curieux. La bestiaire ce matin, les gladiateurs cet après-midi. Gaïa Metella ne s'intéressait pas à un seul gladiateur ou une seule gladiatrice, mais à plusieurs. Il retourna son attention sur l'affrontement encours. Il saurait.

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Aeshma avait décidé de cesser de jouer. Elle saignait beaucoup et si elle faisait durer le spectacle trop longtemps, elle finirait par faiblir. Elle se lança en avant. Pressa son adversaire de près. La juliana recula, tenta d'esquiver, de lui échapper. Aeshma ne lui laissa plus aucune ouverture, aucune chance. Sa sica passa derrière la parma, entailla le biceps. La juliana contre-attaqua, mais Aeshma avait déjà bondi en arrière, ré-attaqué avec sa parma. Touché une nouvelle fois. Son adversaire combattit courageusement. Et puis, Aeshma lui rentra dedans et elle tomba sur le dos, roula sur une épaule. Mais c'était trop tard. D'un coup de pied, Aeshma fit voler sa sica, puis la frappa durement de sa parma sur la tête. La Juliana bascula une dernière fois sur le dos. Leva la main. Elle avait perdu. Aeshma se recula et leva les bras au ciel.

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Dans la loge impériale, Gaïa sourit.

Titus avait tourné son regard vers elle. La belle Alexandrine avait gagné son pari. Le tribun la félicitait de bonne grâce. Celui-ci, amateur de femmes et de gladiature, considérait en avoir eu pour son argent. Il commentait les combats des champions qu'avait soutenus Gaïa Metella, s'étonnait que ses faveurs allassent aussi bien aux armatures lourdes qu'aux armatures légères et s'informait auprès d'elle de tout ce qu'elle pouvait savoir à propos du ludus de Sidé qu'elle semblait si bien connaître. Gaïa répondait avec amabilité et compétence. Civilement. Trop. Elle cachait beaucoup plus de sentiments qu'il n'y paraissait.

Claudius Pera dissimulait sa contrariété sous des sourires et une affabilité forcés. Il avait espéré que la thrace de Sidé perdît son combat. Que ses imprudences et son désir de plaire lui coûtassent la victoire. Espoir stupide de ne pas perdre la face devant une étrangère, une femme. La juliana n'avait jamais eu l'ombre d'une chance. Son adversaire la surpassait en force, en célérité, en technique, en légèreté et pire que tout, en intelligence. La fille de Sidé avait su mettre un terme au combat quand il en était encore temps.

Les yeux de Titus pétillaient. Claudius Laelius Pera n'avait jamais caché combien il méprisait Bérénice, il avait œuvré des années au sein du sénat pour se débarrasser de la reine juive et il venait de perdre contre une femme qui ressemblait à l'Orientale honnie. Le Prince se réjouit d'avoir enfreint les règles de bienséance en invitant Gaïa Metella à siéger dans la loge impériale. Il ne pourrait réitérer trop souvent ce manquement scandaleux aux usages imbéciles édictés par Auguste et respectés depuis à Rome, mais il pourrait invoquer quelques circonstances exceptionnelles pour bénéficier de la présence de femmes triées sur le volet pour lui tenir compagnie. Une fois par mois peut-être. Astanyax trouverait bien une idée ou deux. Il plaisait à Titus de braver parfois encore, la moralité bien-pensante et puritaine du sénat, de l'aristocratie et de la plèbe. Plèbe qui ne semblait pas lui en vouloir plus que cela pour ses écarts. À ce même moment, elle saluait avec enthousiasme la sortie des deux gladiatrices. Titus avait accordé la missio à la juliana et son jugement avait été chaleureusement approuvé. Bien plus que quand il l'avait accordée à six des gladiateurs qui avaient fini à genoux. Autant que quand il avait exigé la jugula pour quatre autres.

Sa décision de ne pas accorder la missio avait provoqué une vive émotion et des cris de joie. Un message pour les quatre-vingts seize jours à venir. Un moyen de faire oublier le terrible préfet du prétoire qu'il avait été, d'effacer ses années de débauche, d'éloigner les nuages noirs qui s'étaient accumulés sur l'Empire tout au long de sa première année de règne.

L'expiation. Le don à la plèbe.

Le don du sang. Le don de gladiateurs.

Il perdrait des fortunes, mais il obtiendrait l'adoration du peuple de Rome.

Il jeta un regard à Gaïa. Elle avait été plus sensible aux exploits des gladiatrices que des gladiateurs, même de ceux sur qui elle avait parié. Les femmes étaient précieuses. Peu nombreuses aussi. Leurs combats excitants. Le matin, la bestiaire de Sidé, l'auctorata, avait déclenché un enthousiasme que tout le monde avait pensé être réservé pour les venatios au célèbre Carpophorus dont le public attendait impatiemment l'entrée sur le sable dans deux jours. Cet après-midi, les six paires de gladiatrices avaient admirablement assuré le spectacle.

Il ménagerait les femmes, tout comme les grands champions jusqu'à la fin. Les jeux pourraient alors finir en apothéose.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE : 

Illustration : Le colisée, restitution de JC. Golvin  

Distance Ancyre- Césarée du Pont : Deux cent milles = environ 300 kilomètres.

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