Chapitre LXV : Une opportune invitation
On avait raconté à Julia l'assaut des pirates, mais chaque protagoniste l'avait perçu d'une manière différente. Marcia, Antiochus, le capitaine de l'Artémisia, Atalante avec qui elle avait parlé au Grand Domaine, Lucia qu'elle avait intégrée à sa familia à la demande de Marcia, Andréas, Spyros, tous racontaient un récit particulier.
Antiochus avait loué Gaïa et Marcia pour leur talent d'archères, admiré les gladiateurs, jugé téméraires les gladiatrices qui avaient sauté à bord du lembos, et maudit, à mots couverts, Gaïa pour sa folle imprudence. Il se sentait coupable et se donnait le mauvais rôle. Le capitaine adulait Gaïa et racontait le dévouement de ceux qui avaient sauvé son navire, puis de ceux qui avaient soigné les blessés. Le récit d'Andréas était embrouillé. Atalante racontait un combat épique, des trahisons et des faits d'armes. Chacun, selon la grande rétiaire, avait tenu un rôle bien précis qui avait contribué à sauver le navire. Mais le récit d'Atalante finissait sur la peur et un abandon. Sur un espoir qui se heurtait sans cesse à l'immensité de la mer. Au fait qu'Aeshma ne savait pas nager et qu'elle avait peur de l'eau. Marcia avait réussi à la sauver, mais l'Artémisia ne les avait pas abandonnées. Spyros avait été horrifié par le sang versé, par les râles des blessés. Lucia avait perdu son mari et elle louait les gladiateurs et Métrios pour leur dévouement, la gentillesse de Marcia et d'Atalante. Marcia... Marcia avait perdu son mentor et la sœur de Julia. Elle racontait des exploits, ceux des autres, mais revenait toujours aux disparues.
Gaïa raconta sa propre histoire, mais avec elle, tout finissait bien. Elle avait quitté le navire avant de compter les morts. Il y avait eu la fureur du combat, les hommes et les femmes sauvés, les lembos incendiés, les traîtres punis et puis, elle s'était jetée à l'eau. Elle avait sauvé Aeshma et elles s'étaient retrouvées à deux sur le lembos. À partir de ce moment-là, le récit de Gaïa n'avait plus rien de commun avec celui des autres. Son destin avait emprunté un autre chemin. Un chemin d'errance, de solitude, d'amitié, de fraternité, d'entraide, de respect, d'incertitudes et de confiance. Des aventures incroyables. Un engagement incroyable. Soigner, pêcher, préparer à manger, apprendre à nager à la jeune gladiatrice, s'entraîner avec elle, prendre soin d'elle et se reposer sur elle. La tendresse et l'affection transparaissaient dans chacune de ses phrases, dans le choix de ses mots, dans les intonations qu'elle donnait à son récit. Dans l'éclat que prenaient ses yeux quand elle parlait d'Aeshma. Elle attendit pourtant, le milieu de la deuxième veille pour avouer qu'elle avait dormi avec la jeune Parthe dès la première nuit qu'elles avaient passée sur le lembos, puis toutes celles qui avaient suivi quand Aeshma était tombée malade. Qu'elles n'avaient pas seulement dormi côte à côte, mais ensemble, et qu'après, Gaïa ne pouvait plus se passer de la présence d'Aeshma. Qu'elle dormait mal depuis qu'elle ne sentait plus le corps de la gladiatrice contre le sien. Julia lui posa peu de questions, Gaïa ne cherchait pas à lui dissimuler quoi que ce fût, sa sœur avait toujours été son unique confidente et elle lui accordait une confiance qui allait au-delà de ses doutes, de ses réticences, de ses hontes et de ses regrets.
— Parfois, je regrette de ne pas avoir cédé à mes désirs quand ils me tourmentaient sur le lembos et parfois...
Gaïa s'arrêta de parler et son regard se perdit dans le vide, ou plutôt, son esprit se plongea dans ses souvenirs, dans ce que ses sens se rappelaient encore des étreintes qu'elle avait partagées avec Aeshma, des moment où la gladiatrice s'isolait et de ceux où elles se tenaient épaule contre épaule. De ses sourires et leurs rires.
— Parfois ? la relança Julia
— Je regrette de l'avoir fait. Aeshma a hésité avant de sauter. Je lui ai dit que ça ne changeait rien. Elle m'a cru, elle m'a fait confiance et elle a cédé. Si je ne lui avais pas dit, elle nous aurait arrêtées. Je ne sais pas comment elle peut ainsi résister à son désir. Si elle en aurait été capable... Je suis sûre qu'elle l'aurait été. Elle a parfois une telle maîtrise de son corps. Elle s'impose une telle discipline. Je lui ai menti, conclut Gaïa en baissant la tête.
— Je ne crois pas.
— Si, Julia. Je ne sais pas pour elle, mais moi...
— Ça n'a rien changé et tu le sais très bien. Tout ce que tu m'as raconté prouve que vous étiez déjà très proches. C'est même étonnant que vous ayez attendu si longtemps pour tomber dans les bras l'une de l'autre. Comment peux-tu croire qu'il suffit de coucher avec quelqu'un, pour tout à coup développer une autre relation avec lui ? Tu n'as jamais couché avec quelqu'un d'autre avant Aeshma ?
— Euh, si...
— Tu étais amoureuse ?
— Non, pas vraiment. Tu le sais très bien, Julia. Pourquoi me demandes-tu cela ?
— Oui, je le sais. Donc, tu n'as pas seulement coucher avec ces gens parce que tu étais amoureuse, on est bien d'accord ?
— Oui.
— Mais après, parce que tu as trouvé ton plaisir avec ces personnes, tu t'es réveillée le matin follement amoureuse d'elles, c'est ça ?
— Hein ? Mais non ?! protesta vivement Gaïa.
— Pourquoi serait-ce différent avec Aeshma ? Sans rire, Gaïa, toutes personnes qui ne se seraient pas égorgées sur ce lembos, auraient fini par coucher ensemble. C'est naturel. Vous étiez seules, perdues en pleine mer, inquiètes. C'est humain. J'aurais été à ta place avec n'importe qui, que j'aimais ou que je n'aimais pas avant de tomber sur ce lembos, j'aurais fini par tomber dans ses bras et par coucher avec.
— Ah...? Tu crois que je me fais des idées sur Aeshma, que c'est juste une question de circonstances ?
— Non, justement, non. Tu l'aimais bien avant ça et en plus, vous n'êtes même pas tombées dans les bras l'une de l'autre durant votre périple. Vous dormiez ensemble et vous n'avez jamais... Jamais, vraiment ?
— Oui, vraiment. Elle m'a troublée au début, mais je n'ai pas osé et puis après... Je ne sais pas, pourquoi.
Julia se mit à rire avec indulgence.
— Gaïa, je t'ai dit que j'aurais couché avec n'importe qui si j'étais restée un mois coincée en mer avec une seule personne sans savoir si je m'en sortirais vivante. En fait, ce n'est pas vrai. Si j'avais été avec Gaïus, je ne me serais pas certainement laissée aller à commettre un inceste. L'idée ne m'aurait même pas effleurée. Et si j'avais été avec toi, ça aurait été pareil. Je n'aurais pas eu besoin de faire l'amour avec toi pour combler mon besoin d'affection, pour apporter un soulagement à mes souffrances. Pour être proche de toi et me sentir en confiance.
— ...
— Vous n'aviez pas besoin de ça, c'est tout. Tu en as eu envie parce que tu ne savais pas ce qu'Aeshma pensait de toi, que tu avais peur qu'elle soit ton ennemie et que tu savais que tu ne survivrais pas sans son soutien. Quant à Aeshma, elle vit sans cesse avec l'idée qu'elle peut mourir demain, que son destin est suspendu à sa condition physique, à l'appréciation de son laniste, de son doctor ou du public devant qui elle combat. Elle a des amis au sein du ludus. Je pense qu'elle aime profondément Marcia, mais aussi sa camarade Atalante et son médecin. C'est quelqu'un qui connaît le prix de l'amitié, contrairement à toi. Je crois qu'elle et Atalante sont très proches l'une de l'autre et je sais que Marcia l'aime. Beaucoup. Aeshma n'avait pas besoin de se sentir plus proche de toi qu'elle ne l'était déjà, de se rassurer sur le lien que vous entreteniez. Comment ça s'est passé à Alexandrie ?
— J'ai eu beaucoup de travail. Je ne la voyais pas beaucoup.
Julia haussa un sourcil.
— Je n'ai pas réussi à dormir seule la première nuit. J'ai lutté pour ne pas aller la retrouver, mais... J'y suis allée.
— Et ?
— Elle n'a rien dit, elle m'a juste invitée à venir me coucher auprès d'elle. Je me suis endormie tout de suite. Après, à Alexandrie comme sur l'Artémisia, nous avons toujours dormi ensemble.
— Qu'est-ce qui a changé, alors ? Le désir vous a surprises la nuit ? Quand vous étiez à moitié nues et enlacées l'une à l'autre ?
— Non, ça s'est passé... Je ne sais pas. Elle était en face de moi, elle avait joué au barbare l'après-midi, c'était tellement amusant. Elle était tellement troublante à moitié nue avec ses peintures de guerre et son air farouche. Et puis, la soirée d'hommage sur l'Artémisia. Elle est tellement... Je me sentais grise, je la trouvais tellement belle, tellement touchante, tellement incroyable. Je me suis approchée d'elle et après... Je ne sais pas.
— Mmm. Il est difficile de résister à quelqu'un qui dégage autant de charme qu'Aeshma, d'autant plus si on l'a un jour désirée, d'autant plus si on a déjà goûté aux plaisirs de la chair avec elle. J'ai cru comprendre que tu avais apprécié la première fois...
Gaïa rougit.
— Mmm, tu avais apprécié, confirma Julia. Jusqu'à ce qu'elle refuse de te dire son nom et qu'elle t'appelle domina...
— ...
— Alors, elle s'appelle comment ? sourit Julia d'un air complice.
— Je ne sais pas.
— Elle ne te l'a pas dit ?! s'étonna Julia.
— Non. Je ne lui ai pas demandé et... euh... ben...
— Elle t'a appelée domina, réalisa Julia ébahie. Ce n'est pas vrai, Gaïa ?! Combien de fois avez-vous... ?
— Je n'ai pas vraiment compté.
— Combien de jours ?
— Cinq.
— Elle t'a appelée domina à chaque fois ?
— Oui.
— Et tu n'as rien dit ?
Gaïa soupira.
— J'ai passé un mois et demi à lui demander d'arrêter de m'appeler comme cela. En vain. Je n'allais pas me quereller avec elle là-dessus alors que... hésita Gaïa
— Vous étiez si bien ? compléta Julia pour elle.
— Euh, oui.
Julia prit le visage de Gaïa entre ses deux mains et lui déposa un baiser sur le front.
— Tu vois, rien n'a changé entre vous, tu ne lui as pas menti. Tu l'aimais bien avant cela et elle aussi. Je ne saurais t'affirmer qu'Aeshma t'aime comme tu l'aimes, elle a une expérience très différente de la tienne en ce qui concerne les relations humaines. Par contre, je suis sûre qu'elle te considère digne de partager sa vie, de t'intégrer dans le cercle qui compte déjà Atalante, Marcia et son médecin, peut-être d'autres.
— Tu crois qu'elle couche avec eux ? Avec Marcia, ou Atalante ?
— Avec Marcia, non. Avec les autres, je n'en sais rien et je ne suis pas sûre que cela ait beaucoup d'importance pour elle.
— Oh !
— Je crois qu'il est plus important à ses yeux d'avoir des camarades sur qui elle puisse compter que des amants. Et je pense que tu as gagné ce titre dans son cœur. Tout ce que tu m'as raconté prouve qu'elle te respecte et qu'elle t'estime.
Julia remarqua la mine anxieuse de sa jeune sœur.
— Qu'elle t'aime, Gaïa. Je ne sais pas comment, mais elle éprouve de l'affection pour toi. Mieux, elle te fait confiance.
La joie, le bonheur, mais aussi le soulagement s'inscrivirent sur les traits de Gaïa. Elle ne remettrait jamais en question une affirmation de Julia. Son aînée ne lui avait pas réellement fait de grandes révélations, Gaïa savait tout cela, mais elle avait besoin d'un regard extérieur et objectif, d'être rassurée et de sentir confortée dans ce à quoi elle croyait.
Gaïa se mit alors à raconter les petits détails qui avaient rendu leur vie, à elle et Aeshma, parfois si difficile, si amusante, si pleine de complicité. Gaïa parla du poisson qu'elle pêchait et préparait pour la gladiatrice, de la joie qu'elle ressentait quand celle-ci lui faisait des compliments. Elle parla de ses leçons de natation et s'enthousiasma pour les leçons qu'Aeshma avait pu lui donner. Elle parla de Marcia aussi, du rôle qu'Aeshma avait eu auprès d'elle, de celui qu'elle soupçonnait de tenir auprès d'elle Atalante et la gladiatrice qui avait accompagné Aeshma à Bois Vert.
— D'après ce que m'a dit Aeshma... murmura Gaïa.
— Marcia est amoureuse, affirma Julia. Pas comme toi d'Aeshma. Passionnément amoureuse.
— Oui, c'est aussi ce que j'ai cru comprendre quand Aeshma m'a parlé d'elle. Marcia t'a parlé ? Pourquoi est elle devenue gladiatrice ? Aeshma n'a pas su me répondre à ce sujet.
— Elle ne l'a dit à personne.
— Mais à toi, elle te l'a dit.
— Oui.
— Et ?
— Je n'étais pas là, Quintus non plus. Si nous avions été là, elle n'aurait jamais signé un contrat d'auctoratus.
— Mais quand ?
— Au moment de l'attaque de Bois Vert.
— Que s'est-il passé ?
— Elle voulait que Quintus l'adopte.
— Pourquoi n'a-t-elle pas attendu ?
— Elle a eu peur.
— Peur ?!
— Aulus Flavius lui a proposé de se marier avec lui, enfin proposé...
— Qui est-ce ?
— Tu ne te souviens pas de lui ?
— Le procurateur de Lycie ? Celui qui avait des vues sur toi et qui voulait se payer Aeshma ?
— Oui.
— Je ne comprends pas.
— Elle a paniqué, elle ne l'aime pas, elle a cru qu'elle serait obligée de l'épouser, elle s'est souvenue d'Aeshma et d'Atalante, et voilà.
Julia ne se sentait pas prête à avouer à Gaïa qu'elle savait qui était le commanditaire de l'attaque de Bois Vert et que, ce même commanditaire avait fait assassiner le père de Marcia. Pas après tout ce que Gaïa venait de lui confier sur Aeshma. Sa sœur aimait profondément la gladiatrice. Elle l'estimait et d'une certaine manière, elle l'admirait. Elle avait annihilé la face sombre de la jeune Parthe. Oublié que la société la considérait comme une meurtrière, qu'elle l'était deux fois : comme gladiatrice et comme exécutante des basses besognes de son laniste. Par deux fois, et cela Gaïa le savait, Aeshma et Astarté avaient été envoyées tuer des innocents. Elles avaient rempli leur contrat la première fois et si elles n'étaient pas allées jusqu'au bout la seconde fois, c'était simplement parce que Aeshma avait reconnue Julia et qu'elle se sentait redevable envers elle de son hospitalité. Peut-être aussi parce que Aeshma était incapable de trahir quelqu'un qui s'était battu à ses côtés. Quelqu'un dont la sœur lui avait sauvé la vie.
Gaïa semblait si douce pour une fois. Aulus Flavius traînait des relents de fosse d'aisance derrière lui. Julia n'avait pas envie de briser la quiétude qui habitait le cœur de sa sœur. De jeter une ombre sur la relation qu'elle partageait avec la petite thrace. Julia aimait aussi la gladiatrice. Celle-ci s'était occupée de Marcia avec gentillesse et dévouement et sans elle, Gaïa ne serait pas entrain de lui parler. Comment une femme comme Aeshma pouvait-elle s'être attirée un destin aussi tragique et sanglant ?
La gladiature.
Marcia avait plongé de la même façon. À moins que ce soit leur laniste ou Aulus Flavius ou l'Empire. Comment avait-on pu transformer Marcia en tueuse ? Aeshma en meurtrière sans âme ? Toutes deux étaient pourtant dotées d'un cœur et d'une âme généreuse. Atalante était pareille et Marcia n'avait pas parlé d'Astarté différemment.
— Mais tu n'as pas essayé de racheter son contrat ? s'étonna Gaïa.
— Quintus a essayé. C'était impossible, Marcia s'était arrangée pour qu'il soit inattaquable. Ne me demande pas comment, si tu veux avoir des détails, il te faudra les demander à Quintus.
— Elle s'est bien battue sur l'Artémisia. Je n'aurais pas pu aider l'équipage comme nous l'avons fait ensemble, même si deux frondeurs nous ont aussi prêté main forte. Les flèches occasionnent plus de dégâts que des billes. Elle a beaucoup mûri.
— Oui...
— Cela t'attriste ?
— Je n'imaginais pas un tel destin pour elle.
— Aeshma la protégera, les autres aussi.
— Oui, c'est la seule chose qui me rassure un peu, quoique... euh...
Julia se mordit la lèvre et regarda sa sœur d'un air coupable.
— Julia ?
— Rien, soupira Julia.
— C'est Astarté ?
— Oui. Je ne reproche pas à Marcia de l'aimer, j'ai seulement peur que cette histoire la fasse souffrir. Tu es plus âgée, Gaïa, tu sais et tu acceptes, ou du moins tu es consciente qu'Aeshma...
— Que je ne la reverrais peut-être jamais ? Qu'elle risque de mourir ?
— Oui, je suis désolée, c'est cruel, mais même si tu n'as pas envie d'y penser, si tu espères la revoir, tu le sais. Marcia ? Je ne crois pas qu'elle ait vraiment réalisé cela. Elle sait que le métier de gladiateur est dangereux, qu'on peut en mourir, mais elle pense que ceux qu'elle aime sont immortels. Ce n'est pas seulement Astarté, les autres aussi. Mais...
— ...mais elle aime passionnément Astarté.
— Oui, elle ne l'avoue pas vraiment, mais...
— Il suffit de l'écouter parler d'elle.
— Exact, elle t'en a parlé ?
— Je connais Astarté aussi bien qu'Aeshma ! rit Gaïa.
— Je suis inquiète.
— Tu ne peux rien y faire.
— Je sais.
— Aeshma m'a confié un pugio. Elle m'a dit de le garder pour elle.
— Et tu espères qu'elle viendra un jour te le réclamer ?
— J'aimerais seulement qu'un jour, elle vienne le récupérer.
.
Elles avaient longuement parlé et si elles n'y prenaient garde, le soleil se lèverait sans qu'elles ne se fussent reposées. Gaïa vint poser sa tête sur la poitrine de Julia et sa sœur l'accueillit avec tendresse. Elle lui caressa les cheveux.
— Julia, tu veux bien chanter pour moi ? murmura Gaïa.
Julia hocha la tête contre elle et elle sentit monter ses larmes. Elle avait envie de la serrer contre elle, de lui montrer l'amour indéfectible qu'elle lui portait, qu'elle comprenait et ressentait sa peine. Gaïa avait eu du temps pour faire ses adieux à la jeune gladiatrice, mais elle n'avait pas eu assez de temps pour vivre avec elle tout ce qu'elle aspirait à vivre avec elle. Leur naufrage les avait irrémédiablement liées, autant que l'enfance et les massacres auxquelles elles avaient échappés avaient lié Julia et Gaïa. Gaïa avait perdu trop gens dans sa vie. Ensuite, elle avait évité de nouer de nouvelles amitiés, de nouvelles affections, de peur de les perdre elles aussi. Elle avait gardé Julia et elle seule. Aeshma lui était tombée dessus sans crier garde et Gaïa ne pouvait pas l'éviter. Même si elle l'avait voulu, elle n'aurait pas pu lui échapper. Le destin les avaient jetées dans les bras l'une de l'autre et ni Gaïa ni Aeshma n'auraient pu s'y soustraire.
Gaïa savait. Aeshma vivait dans un monde à mille milles du sien. Elle sn'auraient jamais dû ainsi se rencontrer ni développer la relation qui les unissait. Amitié, estime, affection, respect, désir, amour, confiance, tendresse et complicité. Comment vivre cela quand l'une était libre, riche, respectée, Romaine, aristocrate et l'autre, esclave, gladiatrice, frappée d'infamie, Parthe ?
Gaïa savait. Elle espérait. Mais son espoir était ténu, aussi mince et fragile qu'une aile de papillon. Julia chanta. Un chant de leur enfance. Elle chanta jusqu'à ce que Gaïa s'endormit entre ses bras. Elle s'installa un peu plus confortablement sur le divan, Gaïa marmonna de vagues excuses, mais Julia lui murmura des mots doux et la jeune femme se rendormit.
Héllènis n'entendant plus les dominas discuter, osa venir s'enquérir de leurs besoins. Elle les trouva endormies. Elle débarrassa la table et revint avec un flacon de vin bouché, des gobelets qu'elle posa à l'envers, une jatte de fruits et une couverture dont elle recouvrit avec précaution les deux jeunes femmes. Julia se réveilla.
— Héllènis ?
— J'avais peur que vous ne preniez froid, domina.
— Merci, va dormir.
— Je vous ai apporté du vin et des fruits.
— Merci, Héllènis.
— Bonne nuit, domina.
.
Le jour suivant, Julia avait décidé de distraire Gaïa et elle l'entraîna dans une course folle à travers la campagne. Gaïa retrouva Tempestas avec plaisir et les deux chevaux rivalisèrent de vitalité, leurs deux cavalières de folie.
Quintus s'inquiéta de ne pas les voir rentrer le soir. Gaïus était venu avec ses trois protecteurs et Julia ne lui donnait plus le sein que le soir et le matin. L'enfant survivrait à une diète si sa mère s'absentait pour un jour ou deux, mais ce n'était pas une raison pour partir sans prévenir. De plus, elle et Gaïa pouvaient se montrer imprudentes. Où avaient-elles donc disparu ?
Berival le forgeron, se présenta devant lui à l'heure du dîner.
— Dominus, la domina m'a demandé de vous prévenir si elle n'était pas rentrée à l'heure du dîner qu'elle ne dormirait pas à la villa cette nuit.
— Bien... je suis flatté qu'elle ait pensé à me prévenir, grommela Quintus contrarié par la légèreté dont sa femme pouvait faire preuve.
— Elle est partie très tôt ce matin, dominus. Elle ne voulait pas vous déranger.
— Mais toi, tu étais levé ?
— L'écurie se trouve à côté de la forge. Je devais me rendre au pressoir pour effectuer des réparations avant que la récolte des olives n'ait lieu. La domina sortait les chevaux.
— Elle est partie seule avec sa sœur ?
— Oui, dominus.
— Avec Bruna ?
— Oui, dominus.
— Et Gaïa, quel cheval lui a réservé Julia ?
— Tempestas.
— Telles cavalières, tels chevaux, soupira Quintus plus amusé qu'il ne voulait le laisser paraître.
Le forgeron sourit.
— Tu t'appelles Berival, n'est-ce pas, lui demanda Quintus qui ne connaissait pas bien le personnel du Grand Domaine ?
— Oui, dominus.
— Tu as participé l'année dernière à la lutte contre les loups ?
Les yeux du forgeron s'allumèrent.
— Oui, dominus.
— Je n'ai pas envie de dîner seul. Assieds-toi, Berival, et raconte-moi ce combat épique.
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Tandis que le forgeron prenait place à la table de Quintus, Julia et Gaïa partageaient leur repas avec les bergers qu'elles avaient secourus un an plus tôt. Elles furent accueillies à grands cris et avec beaucoup d'égards et de sympathie. On tua une chèvre et on leur offrit les abats crus qu'elles mangèrent encore tièdes avec du sel, un peu de cumin et des feuilles de menthe. On demanda des nouvelles d'Atalante et d'Aeshma, et Gaïa se lança dans le récit de l'abordage de l'Artémisia. Puis elle raconta son odyssée en compagnie d'Aeshma. Les bergers l'écoutaient la bouche ouverte et les yeux écarquillés. Gaïa profita de leur naïveté pour rajouter des éléments merveilleux : Zeus avait foudroyé le mat d'un lembos, Némésis avait guidé le bras d'Atalante et aveuglé le gladiateur qui avait voulu l'assassiner. À bord du lembos, une néréide les avait éloignées d'une île maudite qui les attirait sur son rivage et la corne de Triton les avait réveillées pour les prévenir que la terre était proche. Au milieu des vagues gigantesques, un dauphin avait porté Aeshma sur la grève et l'avait sauvée de la noyade.
Julia s'amusa beaucoup. Elle se félicita d'être venue et d'avoir sollicité l'hospitalité des bergers pour la nuit. Le récit de Gaïa perdit de son amertume quand elle leur raconta son périple et les bergers rirent aux éclats quand elle leur assura que tous les habitants de Tyr avaient été terrorisés par la jeune gladiatrice grimée en barbare. Que celle-ci s'était promenée à moitié nue et armes à la main sur le forum en plein jour. La reconnaissance qu'ils éprouvaient pour la jeune gladiatrice se changea en vive sympathie. Elle était comme eux : sauvage et barbare.
Plus tard, quand elles s'allongèrent dans une hutte que leur avaient réservé les bergers, Gaïa glissa une main dans celle de Julia. Elles rirent de l'odeur de suif qui leur emplissait les narines et les étouffa à moitié avant qu'elles ne s'y habituassent et puis, elles s'endormirent côte à côte, heureuses et en paix.
— Merci, Julia, chuchota Gaïa à sa sœur avant de s'abandonner au sommeil.
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Elles revinrent à la villa le soir suivant, échevelées et fourbues, les vêtements sales et plein d'accrocs et, quand Julia débarqua comme un ouragan dans le salon où Quintus jouait avec Gaïus, son mari fronça le nez.
— Dieux, Julia ! Où étais-tu avec ta sauvage de sœur ? Tu sens le bouc à trois milles à la ronde.
— Comment va Gaïus ?
— Ahan ! cria l'enfant en tendant les mains vers sa mère.
Julia rit et se précipita sur lui. Quintus l'arrêta.
— Je t'interdis de le toucher avant d'être allée te décrasser.
— Quintus ! protesta Julia. Je ne l'ai pas vu depuis deux jours.
— On se demande bien pourquoi ? rétorqua-t-il goguenard.
— Tout s'est bien passé ?
— Je suis un bon père. Je ne vais pas faire le fou sur une jument sauvage contrairement à toi. Où avez-vous passé la nuit ?
— Dans un campement de bergers.
— Ah, je comprends mieux ta douce odeur. Julia Metella Valeria, la maîtresse des élégances de Patara ! Ah, ben, ils seraient bien surpris tes admirateurs, de te découvrir ainsi, puante et sale !
— Tu es vilain, Quintus, bouda Julia. Et puis, je ne suis pas sûre que ta désapprobation soit si honnête que cela.
Quintus lui jeta un regard interrogateur. Julia s'approcha, un sourire séducteur aux lèvres.
— Pose Gaïus, Quintus, lui ordonna Julia fermement.
Le jurisconsulte lui obéit sans y prendre garde. Il déposa l'enfant sur le sol. Julia enfourcha ses genoux.
— Julia...
— Chuuuut, murmura la jeune femme.
Elle referma les bras autour de son cou et commença à l'embrasser, dans le cou, sur les joues, sur les yeux, puis ses lèvres descendirent sur sa bouche. Ses ongles courts s'enfoncèrent dans le cou de Quintus. Il laissa échapper un soupir et répondit au baiser de sa femme. Elle sentait vraiment mauvais, mais...
Julia le sentit s'abandonner. Elle se colla à lui.
— Ahan ! Aha ! protesta soudain Gaïus qui se sentait abandonné par les deux adultes.
Julia se redressa les yeux brillants.
— Je savais que tu faisais des manières, grimaça-t-elle à l'intention de Quintus.
— Ahan !
— Va prendre un bain, Julia, grogna Quintus. Ton fils réclame après toi.
— Seulement lui ?
— Je t'aurais accompagnée au bain, si tu avais besoin de moi, mais je sais que tu as d'autres priorités.
Julia lui plaqua un baiser sur les lèvres.
— Tu es trop gentil !
— Comment va-t-elle ?
— Bien. Mieux.
— Bon, ne t'inquiète pas pour Gaïus. Je suis là et Routh, Tovias et Pagona aussi si tu as besoin de nous.
— Je sais, Quintus. Merci. Je le garderai avec moi cette nuit.
— Tu fais comme tu veux, Julia.
— Je viendrais te voir aussi.
Elle se pencha sur son oreille :
— Tu me manques aussi, lui chuchota-t-elle langoureusement.
Il frissonna.
— Je vois que je ne suis pas la seule à me languir ! rit-elle mutine.
Quintus grommela, Julia l'embrassa sur la joue et le libéra de son emprise. Elle s'accroupit pour parler à Gaïus qui se traîna vers elle. Julia lui tendit les bras, mais Quintus l'arrêta dans son mouvement en lui enjoignant fermement de filer se laver avant de toucher son fils. Julia s'excusa auprès de Gaïus et lui déposa un baiser sur le front, elle lui adressa ensuite une grimace idiote et l'enfant rit. Julia quitta le salon ravie.
.
Ce fut Gaïa qui amena Julia à enfin lui révéler tout ce qu'elle savait. Elle avait apporté avec elle le dessin qu'Aeshma avait réalisé du sceau de l'officier qu'elle avait assassiné. Elle le posa sur la table et le déplia.
— Aeshma l'a dessiné pour moi.
Julia s'étonna qu'une gladiatrice possédât autant de talent.
— Elle m'a raconté qu'elle dessinait pour son père quand elle était jeune, lui expliqua Gaïa.
— Elle a beaucoup de talent, dit pensivement Julia le cœur serré.
S'il lui était resté un mince espoir de s'être trompée, le dessin venait de le briser. Elle reconnut sans erreur possible le sceau de Kaeso Atilius Valens. Elle l'avait vu au doigt du tribun et Marcia lui en avait parlé. Son père avait redessiné son sceau quand elle était née. Le sceau représentait des attributs du dieu de la guerre, Mars, mais il évoquait surtout, aux yeux de l'officier supérieur, sa fille. Il avait choisi le motif de la primevère en son honneur.
— Alors ? l'interrogea Gaïa. Ça te dit quelque chose ? Tu as déjà vu quelqu'un porter ce sceau.
Julia resta sans répondre.
— Julia ?
— ...
— Tu sais à qui il appartenait ?
— Oui.
— Qui ?
— J'aurais tant voulu que tu ne m'apportes pas la confirmation de mes soupçons, Gaïa.
Gaïa fut sensible à la tristesse et la détresse qui transparaissaient dans le ton de sa sœur.
— Qui, Julia ?
— Valens.
— Valens ? répéta Gaïa à qui le nom n'évoquait rien.
— Le tribun Kaeso Atilius Valens.
Gaïa fronça les sourcils et puis, elle pâlit brusquement.
— Ce n'est pas vrai... murmura-t-elle d'une voix blanche.
— Si.
— Ça veut dire que... ?
— Oui.
— Ce n'est pas possible...
— Si Gaïa, c'est le père de Marcia qu'Aeshma a été envoyée assassiner. Aeshma et Astarté ont assassiné le tribun Kaeso Atilius Valens. Marcia aime les deux personnes à qui elle doit d'être entrée dans la gladiature. Même si elles n'avaient rien contre Valens, même si elles n'étaient que des exécutantes, ce sont elles et leurs camarades qui l'ont tué lui et toute son escorte.
— C'est... Pourquoi m'as-tu parlé de confirmation ? Tu le savais ?
— Oui. Andratus a rencontré le cornicularius de Valens. Entre ce qu'il lui a raconté et ce qu'Aeshma nous avait raconté, tout concordait.
— Qui ? Tu sais qui est le commanditaire ?
— Oui.
Le regard de Gaïa se durcit.
— Qui, Julia ?
— Le procurateur Aulus Flavius.
— Pourquoi ?
— Ça, je n'en sais rien.
— Attends... Tu disais que le même commanditaire avait envoyé Aeshma tuer les légionnaires et attaquer Bois Vert ?
— Oui.
— Pourquoi en voudrait-il à ta vie ou à celle de Quintus ?
— La jalousie. S'assurer aussi de posséder Marcia.
— Comment ça la posséder ?
— Tu te souviens pas de ce que je t'ai dit ? Il voulait l'épouser.
— Il tue le père et veut épouser la fille ?
— Oui, une vengeance.
— Je vais le tuer, siffla Gaïa.
— C'est un homme difficile à approcher, plus encore à surprendre. On ne peut pas lui envoyer un simple assassin pour l'égorger dans une ruelle sombre. Et si tu crois que l'évocation même de son nom ne me donne pas des envies de meurtre, tu te trompes lourdement.
Gaïa la fixa l'air inquiet.
— Toi, Julia ? Tu rêves de vengeance ?
— J'aime Marcia, Gaïa. Et Quintus est le père de mon enfant. Aulus Flavius s'en est pris aux gens que, toi mise à part, j'aime le plus au monde. Je détruirai cet homme. Je ne veux pas seulement qu'il meure, je veux l'écraser, l'humilier, ruiner sa vie et sa réputation.
Julia n'avait jamais tenu un tel discours, c'était elle, Gaïa, qui parlait ainsi depuis des années, qui poursuivait sa vengeance, qui avait déjà tué et détruit des hommes qu'elle tenait pour responsables du massacre de Gerasa. Julia avait toujours été la voix de la sagesse, d'une tempérance à laquelle Gaïa n'avait jamais voulu se résoudre.
— Il est allé trop loin. Il détruit tout ce qu'il approche. Il a même réussi à... à retirer le peu qu'il restait d'honneur à quelqu'un comme Aeshma. Si Marcia le sait, si Aeshma et Astarté le savent... Il ne peut pas continuer en toute impunité à se pavaner en public au nom de son amitié avec l'empereur tandis qu'il assassine ceux qui le gênent.
— Marcia ne le sait pas ?
— Non. Je ne pouvais pas le lui dire.
— Et Quintus ?
— Je n'ai pas osé le lui dire non plus. Je ne veux pas qu'il s'inquiète ou qu'il commette une imprudence. Quintus peut se montrer très protecteur. Nous sommes les seules à le savoir, Gaïa.
***
Depuis, Gaïa se reprochait sa lâcheté. Elle serait bien allée débusquer le procurateur dans sa villa et l'aurait étranglé de ses propres mains avec plaisir. Elle aurait pu l'empoisonner. Un poison lent qui brûlait les entrailles. Il méritait de mourir en souffrant mille douleurs.
Et puis, Aeshma. La jeune gladiatrice avait le droit de savoir. Gaïa redoutait qu'elle apprît la vérité par la bouche d'un autre qu'elle. Elle n'était pas sûre de la réaction qu'aurait la jeune femme en découvrant l'horreur de son crime, mais Gaïa espérait que sa présence l'aiderait à y faire face. Au lieu de cela, elle était rentrée à Alexandrie. Elle avait laissé Julia seule, le procurateur en vie, et n'avait pas revu Aeshma.
Elle retourna sous le genévrier, s'assit et brisa le sceau de l'Empereur. Elle ouvrit la tablette.
Une invitation.
Une très courtoise invitation à se rendre à Rome assister à l'inauguration tant attendue du nouvel amphithéâtre. Si tôt ? Gaïa avait entendu dire que la construction du bâtiment avait pris beaucoup de retard. À moins que la décision de Titus ne fût d'ordre politique. Le début de son règne avait été marqué par de terribles événements et on s'interrogeait parfois à Rome sur la légitimité du nouvel empereur.
À l'automne dernier, le Vésuve avait explosé et noyé sous une pluie de pierres et de cendres brûlantes une partie de la Campanie. La si florissante Pompéi n'existait plus. On n'y produirait plus de garum, les aristocrates de Rome n'y viendraient plus en villégiature pour se reposer du bruit et de la vie trépidante qu'ils menaient dans la capitale. D'autres cités de moindre importance avaient subi le même sort. Pline l'ancien était mort en voulant porter secours à la population. Il ne vanterait plus la gloire de Rome, ce qui ne chagrinait pas Gaïa plus que cela.
Et comme si cette punition du ciel n'avait pas suffi à ternir l'accession au pouvoir de Titus, Rome avait une nouvelle fois été la proie d'un vaste incendie. Plus terrible encore qu'avait été celui qui avait dévasté des quartiers entiers de la capitale durant le règne de Néron, cet Incendie dont la rumeur avait d'abord accusé l'Empereur d'en être à l'origine avant d'en rejeter la faute sur une secte issue du judaïsme dont les adeptes se faisaient appeler chrétiens ou nazaréens. Ils étaient innocents, tout autant que l'était Néron.
Gaïa s'était rendue dans certains quartiers populaires lors de son bref séjour à Rome. Les insulas bâties les unes sur les autres, hautes de plusieurs niveaux, le bois de construction omniprésent. Le moindre incident menaçait de tourner au drame. Une lampe oubliée, un brasero renversé et tout un quartier flambait, si ce n'était toute la ville. Néron n'avait pas plus mis le feu à la cité pour la reconstruire à son idée, qu'un dieu vengeur ne l'avait fait pour punir Titus de quelque méfait qui lui aurait déplu. Titus méritait une punition, mais Gaïa ne voyait pas l'intérêt de condamner au brasier des milliers de gens qui n'avaient que peu à voir avec les exactions dont s'était rendu coupable leur prince. D'autant plus si le feu épargnait le coupable et ne lui roussissait pas même un poil ou un cheveu.
Titus voulait faire oublier ces malheurs. L'inauguration du tant attendu amphithéâtre promettait une liesse ininterrompue de spectacles sanglants : chasses exotiques, naumachies, affrontements de gladiateurs, meridiani, courses de chars. Et puis, les cadeaux dont le Prince ne manquerait pas d'inonder la foule. Titus prévoyait certainement des réjouissances innombrables et inoubliables qui renverraient aux oubliettes de la mémoire irruptions volcaniques mortelles et incendies ravageurs.
Mais pourquoi cette invitation ? Gaïa pouvait difficilement s'y soustraire. Elle médita un instant et prit soudain sa décision. Titus la conviait à venir à Rome sans préciser de date. Il parlait de la fin de l'été, de l'automne et de l'hiver. Il lui assurait un logement et une place dans la tribune d'honneur durant son séjour, quelle qu'en fût la durée. Un honneur insigne.
Cent jours de jeux. Des milliers d'animaux. Des milliers de gladiateurs. Les ludus impériaux ne suffiraient pas à fournir le nombre de gladiateurs nécessaires. Titus devrait s'allouer les services des ludus privés. De tout l'Empire, des gladiateurs viendraient assurer le spectacle à la gloire de Titus. Des gladiateurs et des gladiatrices. L'occasion lui serait enfin donnée de revoir la petite Parthe. L'hiver avait empêché les voyages. Elle avait eu des nouvelles au printemps. Le ludus de Sidé commençait à se tailler une belle renommée en Orient. On vantait la force d'un secutor de la familia, la beauté d'un auctoratus, le courage d'un hoplomaque. On dégoisait sur les femmes et la qualité de leurs prestations. La blondeur de Marcia menaçait de devenir légendaire et le nom d'Aeshma revenait souvent quand on parlait de combats violents et virevoltants. Gaïa avait compté neuf combats. En huit mois. Téos ne ménageait pas ses gladiatrices. Marcia n'en avait disputé que quatre. Julia lui avait dit que son contrat limitait ses engagements sur le sable à six par an, mais Gaïa doutait que le laniste respectât cette clause si Marcia ne s'y opposait pas. Téos les avait engagés à Xanthos, à Ancyre, à Éphèse, à Pergame, à Héraclée du Pont, à Rhodes, à Corinthe. Le laniste débordait d'ambition. Il irait à Rome.
Gaïa pensa qu'elle pourrait peut-être aussi avancer ses pions. Julia l'avait pratiquement chassée de Patara et les deux sœurs s'étaient durement querellées avant que Gaïa ne cédât aux arguments de son aînée et ne rentrât sagement à Alexandrie. Aulus Flavius et son centurion l'intéressaient depuis longtemps, depuis qu'elle connaissait leur implication dans la mise à sac de Gerasa. Elle les haïssait bien avant qu'ils n'eussent programmé les meurtres de sa sœur et du père de la jeune Marcia. Ils avaient osé s'en prendre à Julia. Une deuxième fois.
Julia enquêtait discrètement en Lycie-Pamphylie. Si Gaïa était reçue par le Prince en personne, elle pourrait évoquer le sort du père de Marcia, celui de sa fille, orienter doucement Titus à s'intéresser au procurateur de Lycie. Julia lui avait annoncé que son mandat s'achevait bientôt, il fallait le coincer avant qu'il ne revînt à Rome et renouât ses liens d'amitié avec l'Empereur.
.
Elle racla la tablette que lui avait envoyée Titus, s'empara d'un calame et rédigea une aimable réponse. Elle se dit flattée de son invitation, lui annonçait sa venue, avant les meditrilianis au plus tard, et l'assurait de son plus grand dévouement et de ses meilleurs souvenirs. Elle finit par les salutations d'usage et un appel aux grâces divines. Elle scella la tablette avec son sceau personnel et monta l'enfermer dans un coffre de sa chambre. Elle enverrait demain matin un affranchi prévenir le prétorien.
***
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