Chapitre LXIV : Des visites inattendues


Marcus Duvius Corvus entra dans le vestibule et s'avança lentement dans l'atrium. L'imperator s'était assagi, il ne courait plus après les eunuques, les fillettes et les jeunes garçons. Il ne passait plus ses nuits à boire et à perdre des fortunes aux dés. À se compromettre dans des rixes au beau milieu des quartiers les plus infâmes que Rome comptait. À dévaster des bouges et lancer sur des tables de jeunes enfants dont le joli minois avait attiré son attention. La peur des injustices, des dénonciations, des spoliations abusives, des condamnations et des confiscations de biens n'empêchaient plus de dormir des sénateurs ou des chevaliers qui avaient eu l'heur de déplaire ou d'attiser l'appétit de l'ancien préfet du prétoire. L'Imperator était craint, mais respecté. Il gérait avec sagesse l'héritage de son père. Marcus Corvus n'était qu'un soldat, mais en tant que prétorien, en tant que centurion, il fréquentait le palais impérial, le sénat, le forum et bien d'autres lieux où l'appelait son devoir. Il écoutait. Il savait. Titus était aimé. Et nettement plus généreux que ne l'avait été son père.

Un géant se dressa devant lui. Le genre d'homme qu'on engageait pour éloigner les importuns, pour impressionner et provoquer la peur. Le prétorien resta de marbre, il en avait vu bien d'autres.

— Qu'est-ce qui vous amène ? demanda le géant au prétorien.

Un message à l'intention de Gaïa Metella, de la part de l'Imperator Caesar Vespasianus Augustus, déclara militairement le centurion.

Antiochus fronça les sourcils.

— L'Imperator ?

Lui-même, déclara le soldat avec morgue.

Attendez ici.

Le centurion hocha la tête. Antiochus frappa des mains. Une femme apparut et il lui demanda de servir à boire au centurion et aux deux légionnaires qui l'accompagnaient avant de disparaître par un petit corridor.

Le prétorien reprit le fil de ses pensées. Titus avait renoncé à la débauche, mais il montrait toujours un goût certain pour les orientales. Les Juives. Bérénice et maintenant, cette Gaïa Metella. Un nom qui ne sonnait pas vraiment juif. La femme habitait pourtant le quartier juif et la maison... Sa décoration ne ressemblait en rien à celle qu'on s'attendait à trouver dans une maison romaine ou grecque. Les scènes peintes sur les murs de l'atrium étaient complètement étrangères à Marcus Corvus. Les personnages étaient bien habillés à la mode des grecs, mais on ne trouvait aucun motif mythologique propre à la culture civilisée et pratiquement aucune figure féminine.

Antiochus revint et invita le centurion à le suivre. Le prétorien donna l'ordre à son escorte de l'attendre. Guidé par Antiochus, il traversa le tablinium, une grande cour bordée d'un péristyle, emprunta un petit corridor sombre et déboucha dans un grand jardin lumineux. Le prétorien était impatient de rencontrer la destinataire du message de l'Empereur. Il apprendrait peut-être ce qu'elle pouvait être pour le Prince : une ancienne concubine, une future maîtresse, une espionne, autre chose ?

Le jardin était conçu pour ménager des surprises à qui en parcourait les allées. Contrairement aux jardins qu'on trouvait souvent dans les villas romaines, on n'y trouvait pas de grandes perspectives s'ouvrant sur une fontaine ou une sculpture, mais des bosquets et des chemins qui serpentaient entre des massifs d'arbustes fleuris ou des petits carrés de plantes médicinales et odorantes. Des espaces dégagés se présentaient parfois et ce fut ainsi que Marcus Corvus découvrit celle qui régnait sur cette étrange demeure.

La jeune femme se tenait à demi-allongée sur un divan installé sous un genévrier. Une table basse se trouvait devant elle, chargée d'une jatte de fruits et d'un plateau sur lequel étaient dressés une cruche et deux gobelets d'argent ouvragés. Elle lisait une tablette. Elle était plus âgée et moins jeune qu'il ne l'eût pensé. Plus de vingt ans, moins de trente. Trop vieille pour envisager une relation licencieuse, trop jeune pour être une ancienne maîtresse. Une relation d'affaires ?

Il n'était pas venu de Rome expressément pour remettre un message personnel de l'Empereur à Gaïa Metella. Il portait avant tout des ordres à l'intention du préfet d'Égypte. Il avait débarqué deux jours auparavant après un rapide voyage de sept jours. Il avait été accueilli et logé au palais du préfet avec tous les égards qu'on devait à un prétorien, messager personnel de l'Empereur. Il avait accompli sa mission auprès du préfet avec célérité. Pris un peu de bon temps dans une ville réputée pour offrir des plaisirs variés à qui le souhaitait et puis, il avait mené une petite enquête sur Gaïa Metella. Une femme d'affaires. Riche et influente. Héritière d'un banquier juif, elle habitait au cœur du quartier delta. Le quartier juif. Des rumeurs couraient aussi sur son compte, mais laissèrent le centurion indifférent. Il avait traversé les règnes de Claude, de Néron, des trois Empereurs, de Vespasien, connu Titus quand il était Prince de la jeunesse. Les machinations, les manipulations, les meurtres et les mensonges faisaient partie de son quotidien ou en avaient fait partie. Il avait surtout appris à prêter prudemment allégeance à celui qui détenait le pouvoir, à fermer les yeux au bon moment, à devenir sourd quand la situation le demandait. Et à se méfier des rumeurs.

— Centurion, l'accueillit aimablement la jeune femme, en glissant dans une position assise. Je vous prie d'excuser ma tenue. J'étais sortie toute la matinée et vous me surprenez alors que je me détends.

La jeune femme était pieds nus et portait une simple, mais très jolie tunique de lin bleu azuré, serrée à la taille par une ceinture dont il admira discrètement la riche boucle d'or ouvragée. Ses poignets s'ornaient de larges bracelets du même métal et sur chacun de ses bras, s'enroulaient les corps enlacés de deux monstres marins qui s'affrontaient et tenaient dans leurs gueules ouvertes des lapis-lazuli taillés en boule. Ses cheveux étaient retenus levés par une longue épingle en bois d'ébène. Il lui trouva le teint mat, bien trop mat, pour répondre aux canons de beauté qui sévissaient à Rome parmi les élégantes. Elle n'avait pas cherché à corriger ce défaut par de la poudre de riz ou du talc, mais adapté son maquillage au teint de sa peau. Elle était séduisante malgré son aspect négligé, son teint de paysanne et sa taille bien trop élevée pour une femme. Elle avait le charme des orientales. Ce côté exotique et vénéneux, mystérieux, qui auréolait toutes les femmes nées à l'est d'Athènes ou au sud de la Crête.

Le centurion était originaire de Campanie et il vivait depuis vingt-deux ans à Rome. Pour lui, toutes les orientales s'apparentaient à Cléopâtre et Bérénice. Des femmes étranges, mais pas plus dépravées, quoi qu'en pensait la plèbe romaine, que les aristocrates qui s'étaient succédé à la tête de l'Empire. Il avait plutôt apprécié Bérénice. Une femme bourrée d'ambition, intelligente et retorse, certes, mais dénuée de cruauté. Bérénice avait cette grâce et cette assurance de fille de roi, de reine, qui la dispensaient de céder à de dispendieux caprices pour se persuader qu'elle régnait et qu'on la respectait. Elle avait grandi auprès d'un roi, elle en avait épousé un autre et quand elle avait rejoint son frère en Judée, celui-ci l'avait associée à son trône et, parce qu'elle était plus populaire que lui, il l'avait laissée régner et mener les affaires de son petit royaume à sa place. Bérénice était peut-être une barbare et une Juive, mais Marcus Duvius avait regretté son départ et il l'avait respectée.

Gaïa Metella tout comme Bérénice ressemblait à une barbare, mais son nom trahissait une toute autre origine. Il n'avait donc aucune raison de la mépriser.

— C'est à moi de m'excuser, madame, lui répondit-il avec déférence. Je savais que vous seriez occupée ce matin et que je ne vous trouverais pas chez vous. Je ne voulais pas non plus m'inviter à votre repas ou me présenter trop tardivement devant vous.

Recevoir un prétorien est considéré comme un honneur. Je n'en apprécie que plus votre délicatesse.

Marcus nota le choix du verbe. La jeune femme le remerciait de ne pas s'être montré arrogant et lui signifiait, sans en avoir l'air, que la visite d'un prétorien l'indifférait. Qu'elle n'avait rien d'un honneur à ses yeux.

Un esclave apporta un siège dénué d'accoudoir. La maîtresse de maison invita le prétorien à s'asseoir et à se servir sans manière de ce qui était posé sur la table. La cruche fut remplacée par une autre. Un esclave remplit un gobelet et le lui présenta sur un petit plateau. Le vin était frais, peu miellé, agréablement épicé.

— Le vin vous convient-il ? s'inquiéta la jeune femme. Je l'aime léger en miel et fortement aromatisé de coriandre.

La coriandre est l'une des composantes principales de la posca, madame. Un soldat ne peut qu'en apprécier le goût.

À vrai dire, la cruche que j'ai fait remplacer contenait de la posca.

Le centurion leva les yeux sur elle. La jeune femme se mit à rire.

— Vous êtes décidément fort civil, centurion. Et vous savez admirablement bien dissimuler vos émotions !

Je suis prétorien, madame.

Elle balaya son explication d'un geste de la main.

— J'avoue qu'il est curieux... parce que vous trouvez cela curieux, n'est-ce pas ? Qu'une femme de ma condition boive de la posca.

Non, madame.

Oh, vous avez certainement vu des gens s'adonner à d'autres manies ou d'autres caprices bien plus étranges ou répréhensibles en exerçant vos fonctions, je n'en doute pas, mais je sais vous avoir surpris.

C'est vrai, avoua Marcus Corvus. On trouve peu d'aristocrates qui avoueraient goûter une boisson aussi vulgaire et à ma connaissance, si des hommes influents en ont bu lorsqu'ils assuraient des postes de centurion, de questeur ou de tribun au sein de la légion, tous s'honorent ensuite de ne plus avoir à boire de cette boisson. Quant aux femmes... Jamais une ne s'est vantée devant moi d'aimer la posca et je n'en connais aucune qui consentirait à en boire alors qu'elle a les moyens de se payer du vin.

Oui, la posca est une boisson vulgaire, mais c'est une boisson saine.

Si elle ne l'était pas, elle ne serait pas consommée par les légionnaires.

C'est vrai. Je ne bois pas de la posca par lubie ou pour satisfaire un caprice extravagant d'aristocrate ou de femme riche qui voudrait ainsi s'encanailler ou hypocritement faire croire à ses esclaves qu'elle n'est pas si éloignée de leur condition. J'y ai pris goût après avoir été contrainte, un mois durant, de ne consommer que cela. Je n'en suis pas morte et je crois même que boire de la posca m'a maintenue heureusement en bonne santé.

Gaïa ne mentait pas. Elle avait découvert les vertus médicales de la posca sur le lembos. Elle en avait consommé avant, mais n'aurait jamais échangé un gobelet de vin contre un gobelet de posca. À bord du lembos, elle avait apprécié l'acidité du breuvage et son goût prononcé de coriandre. La boisson s'était révélée désaltérante et digeste. Plus agréable que du vin coupé d'une grande quantité d'eau. La coriandre laissait un goût agréable en bouche et parfumait plaisamment l'haleine. Elle en avait retrouvé le goût quand elle avait embrassé Aeshma et elle avait beaucoup aimé. Le vin ne donnait pas cette impression de fraîcheur, il alourdissait l'haleine et laissait la langue pâteuse quand on en avait abusé, ou que celui ou celle qu'on embrassait en avait abusé. Penser à Aeshma la remplit de nostalgie. La petite thrace lui manquait et l'évocation de leurs aventures lui arrachât un sourire triste et empli de douceur.

Le centurion la trouva soudainement très belle.

— Alors, centurion ? se reprit-elle. Je ne pense pas que vous êtes venu discuter avec moi des vertus de la posca. Qu'est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite ? Vous ne vous êtes même pas correctement présenté.

Marcus Duvius Corvus, Madame. J'ai été envoyé auprès de vous pour vous remettre en main propre un message personnel du Prince.

Du Prince ?

Titus.

Gaïa garda un visage impassible. Que pouvait bien lui vouloir le Prince ? Il ne l'avait pas oubliée, pourtant ils ne s'étaient rencontrés que deux fois en deux jours. Gaïa se demanda un instant si elle ne s'était pas montrée par trop imprudente avec Vespasien. Titus s'était peut-être enfin rendu compte de ce que l'échange entre son père et l'Alexandrine qu'il avait croisée par hasard dans les jardins d'Aquae Cutiliae, avait eu d'étrange. Il s'était peut-être souvenu du regard que son père leur avait jeté à tous deux. Titus voulait peut-être maintenant savoir ce que Gaïa avait murmuré à l'oreille de Vespasien. Elle avait été la dernière personne à échanger des paroles avec l'Empereur.

Marcus Corvus sortit une tablette de la sacoche qu'il portait en bandoulière et la lui tendit.

— L'Empereur attend une réponse de votre part.

Maintenant ?

Je repars pour Rome dans six jours. Je loge au palais du préfet. Envoyez-moi un messager quand votre réponse sera prête et je viendrais personnellement la chercher au jour et à l'heure que vous m'indiquerez. La tablette est scellée par le sceau du Prince, veillez à ce que votre réponse soit de même scellée par votre sceau personnel.

Je vous remercie, Marcus. Nous ferons comme vous l'avez dit.

Gaïa se garda de prendre connaissance du message devant le prétorien. C'était un agent de Titus. Qui savait ce que le Prince avait demandé à son homme ? Il était peu probable qu'il ne fut qu'un simple messager, sa mission ne constituait certainement pas à se contenter de transporter des tablettes.

En Égypte, Marcus Duvius Corvus était les yeux, les oreilles et l'intelligence du Prince. En rentrant, Titus le convoquerait et l'écouterait longuement lui raconter tout ce qu'il avait vu et entendu au cours de son voyage. S'il était venu chez elle, le prétorien rapporterait à son Empereur, la richesse de ses possessions, l'agencement de sa villa, la tenue de ses serviteurs. Il avait certainement mené une enquête à son endroit. Titus, s'il ne la connaissait jusque-là que par ce qu'elle avait bien voulu lui dévoiler à Aquae Cutiliae, aurait, grâce au centurion, une idée très précise des affaires et de la réputation de la jeune femme qui l'avait agréablement charmé sous une treille de chèvrefeuilles.

Elle discuta un moment avec le prétorien comme le voulaient l'usage et la politesse, puis celui-ci demanda à prendre congé. Gaïa le raccompagna jusqu'à l'atrium où l'attendait son escorte. Elle apprécia le plateau posé à leur intention sur une table basse. Les deux soldats s'étaient vus gratifiés de vin léger, de fruits et de légumes découpés en bâtonnets, d'une assiette de fromage, de fruits secs et d'olives. Les légionnaires se levèrent immédiatement à l'arrivée de leur officier. Marcus Corvus remercia Gaïa pour son hospitalité et donna à son escorte l'ordre du départ. Ezra apparut dès qu'ils furent sortis.

— Ezra, tu te renseigneras sur cet homme. Où il loge, ce qu'il fait de son temps libre, ce qu'on pense de lui au palais du préfet.

Ce sera fait, domina.

Et fais fermer les portes, je ne veux plus recevoir personne.

Bien, domina.

C'est toi qui as fait préparer le plateau pour les légionnaires ?

Antiochus a donné l'ordre de leur apporter de quoi boire et manger, mais c'est Néria qui s'est chargée de le préparer et de l'apporter.

Tu la féliciteras.

Bien, domina, répondit en souriant Ezra.

Pourquoi ce sourire ?

Néria a beaucoup profité de ses voyages en votre compagnie, domina.

C'est-à-dire?

Si je n'étais pas aussi sûr de mes qualités, je m'inquiéterais pour ma place, domina.

Ezra, le morigéna Gaïa. Tu es mon intendant.

Néria est jeune et n'a rejoint votre service que depuis trois ans. C'était, à l'époque de son arrivée, une esclave timide et craintive. Elle l'est restée jusqu'à ce que vous l'emmeniez avec vous en Italie l'année dernière. Elle avait beaucoup changé quand elle est rentrée sans vous d'Alexandrie et que nous croyions vous avoir perdue. Et puis, vous l'avez emmenée en Lycie quand vous êtes allée voir votre sœur. Et depuis...

Elle te déplaît ?

Oh, non, domina, se récria Ezra. C'est une jeune personne précieuse. Elle est restée discrète et elle vous est très dévouée. Ce qui a changé, c'est que je sais pouvoir lui confier n'importe quelle tâche et l'envoyer au marché ou au forum sans craindre qu'elle ne s'y perde ou qu'elle ne s'y fasse voler. Vous en avez fait l'une de vos esclaves attachée à votre service personnel et elle tient ce rôle à merveille.

Je n'ai pas à m'en plaindre, il est vrai, sourit Gaïa.

Elle montre une grande assurance quand elle mène une affaire pour vous, domina. Je n'aurais jamais cru cela d'elle quand je l'ai achetée.

Tu l'avais achetée cher ?

On me l'avait cédée pour un prix raisonnable.

Pourquoi l'avais-tu choisie ?

Elle était jeune, en bonne santé, elle semblait modeste et innocente, et on avait besoin d'une jeune fille pour aider à la villa.

Tu as donc fait une bonne affaire.

Vous avez transformé du cuivre en or, domina.

Ezra... Chercherais-tu à me flatter ? Ce sont les gens de la maison qui l'ont formée.

— Non, domina. C'est vous. Pendant vos voyages. Elle a souffert de vous avoir crue perdue et l'abordage de l'Artémisia lui a laissé de mauvais souvenirs, mais le dernier voyage, domina. Depuis...

Il n'y pas que moi, Aeshma lui a dispensé, je crois, quelques conseils. Avoir une gladiatrice de sa trempe comme mentor te change une personne, Ezra.

Néria me donne toute satisfaction, domina.

Il en va de même pour moi aussi, sourit une fois encore Gaïa.

Ezra salua. Gaïa regagna pensivement le jardin. Les compliments d'Ezra à propos de Néria, lui faisait plaisir. Elle aimait beaucoup la jeune esclave. Un sentiment curieux par ailleurs. Gaïa n'avait jamais méprisé ses gens, mais elle n'avait jamais éprouvé non plus, un grand attachement à leur endroit. Sauf peut-être envers Antiochus et le vieux précepteur qui s'était occupé d'elles et de Julia quand elle étaient jeunes. Les autres faisaient partie de sa familia et elle les traitait en conséquence

Néria n'avait pas été la seule à bénéficier de l'influence d'Aeshma. Andréas et Antiochus gardaient un souvenir très vif des combats qui avaient eu lieu sur l'Artémisia. Andréas s'était battu et il avait été blessé. Lui, un comptable, un négociant. Il n'en revenait toujours pas. Les deux hommes avaient mal vécu l'abandon de Gaïa. De leur domina. Antiochus était un combattant, mais il prenait très à cœur son rôle de protecteur. Bien plus encore maintenant qu'avant. Quant à Andréas, parfois Gaïa se demandait s'il n'était pas tombé amoureux d'elle tant ses yeux brillaient quand il la voyait. Mais leur attitude était dictée par les événements qu'ils avaient vécus, pas par leur rencontre avec Aeshma, même si les deux hommes lui vouaient une reconnaissance infinie pour leur avoir ramené Gaïa. Antiochus regrettait de ne pas avoir remercié la gladiatrice pour avoir tenu sa place auprès de Gaïa, pour l'avoir sauvée. Il espérait un jour pouvoir lui témoigner sa reconnaissance. Andréas avait revu Aeshma, mais impressionné par la petite thrace, il n'avait pas osé la remercier comme il aurait aimé le faire.

Néria, plus jeune, plus spontanée, plus émotive, avait sauté dans les bras de la gladiatrice. Xantha et Rachel avaient alimenté de leurs affirmations et du récit des exploits de la petite thrace dont elles avaient été témoins, son espoir. Toute sa retenue avait sauté quand elle avait eu la preuve qu'elles n'avaient pas menti. La gladiatrice n'était pas morte et elle avait ramené la domina chez elle. Saine et sauve. Gaïa l'avait ensuite assignée au service personnel d'Aeshma quand la jeune Parthe était à Alexandrie et Néria en avait retiré des leçons et de l'assurance.

Aeshma.

Gaïa la reverrait-elle jamais ? Elle se sentait coupable envers la jeune gladiatrice. Elle avait voulu repartir pour Sidé, lui parler. Julia l'en avait dissuadée. Elle était tellement heureuse d'annoncer à sa sœur qu'elle était vivante, qu'elle avait vécu une incroyable aventure, qu'elle n'aurait jamais cru survivre. Elle avait eut ellement hâte de tout lui raconter, même si elle ne savait pas trop comment. De revoir Gaïus.

Julia l'attendait à Patara. Et Julia savait. Du moins, elle savait que sa jeune sœur était vivante et en bonne santé, et qu'elle était revenue à Alexandrie accompagnée d'une gladiatrice.


***


Gaïa avait oublié l'Andromède. La petite coque ronde qui appartenait à sa flotte et sur laquelle elle n'avait pas voulu s'embarquer. Le navire était parti avant la tempête qui avait retenu l'Artémisia dans le Magnus Portus. Il faisait voile pour la Grèce et rien ne nécessitait qu'il fît escale avant de rejoindre les Cyclades, mais le capitaine avait cru de son devoir de donner des nouvelles de Gaïa à Julia Metella Valeria. Il avait dévié sa route et jeté l'ancre au large de Patara. Il avait alors envoyé une tablette à Julia. Le canot de l'Andromède était revenu avec la domina à son bord. Elle avait pressé le capitaine de questions, il ne savait pas grand-chose, mais des marins qui avaient aperçu Gaïa sur le port ou dans ses entrepôts confirmèrent qu'elle était en bonne santé. Julia s'était montrée particulièrement généreuse avec l'équipage pour lui avoir fait part d'une si bonne nouvelle.

.

Gaïa se trouvait dans sa cabine quand on avait frappé à sa porte. Néria venait certainement la prévenir que le canot était prêt ou que le navire allait enfin accoster. Elle lui cria d'entrer. Les coups redoublèrent. Gaïa se dirigea vers la porte en pestant. Elle l'ouvrit et resta figée de surprise.

Julia.

Julia et son immense sourire.

— Julia !

Gaïa !

Elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre.

— Comment savais-tu que j'étais à bord ?

— L'Andromède a fait escale à Patara.

— L'Andromède ? Mais... ? Il n'était pas censé venir ici.

Une idée du capitaine.

Il m'a ôté le plaisir de te surprendre.

Mais m'a donné celui de te surprendre, toi, rit Julia. Viens un peu par ici que je te voie. Où est Aeshma ?

Elle a débarquée à Sidé.

Oh... fit Julia déçue. J'aurais aimé la voir.

Elle m'a demandé de te saluer

Mmm... Oh, Gaïa ! s'exclama soudain Julia. Je me suis tellement inquiétée.

Comment es-tu venue ?

En canot. Viens, Antiochus se languit de toi. Il voulait venir. Il n'a rien dit, mais je le sais.

Et il n'est pas venu ?

Je te voulais pour moi toute seule. Je ferai prendre tes affaires quand l'Artémisia aura accosté. Rentrons. Tu es d'accord ?

Oui. Je me suis imposée comme passagère pour ce voyage. Le capitaine et Andréas ont leurs propres affaires à mener.

Bien, bien. Tu verras comme Gaïus a grandi.

.

Julia avait écourté les scènes de retrouvailles, Antiochus avait salué sa jeune domina et lui avait demandé si la gladiatrice avait survécu. Il l'avait louée et avait ensuite assuré à Gaïa que, si elle souhaitait, il était à sa disposition.

— Douterais-tu de mon attachement pour toi, Antiochus ?

Je ne saurais m'imposer si vous avez trouvé quelqu'un de plus efficace que moi pour assurer votre sécurité, domina.

Tu parles de la petite gladiatrice ?

Oui.

Elle est partie, Antiochus. Elle a rejoint la familia à laquelle elle appartient, dit sombrement Gaïa. Et puis, même si elle était restée à mon service, je n'aurais pas renoncé pour autant à ta présence, à moins que Julia ne veuille que tu restes avec elle.

Tu m'as déjà donné des gens pour s'occuper de Gaïus, réponditJulia.

Pour s'occuper de Gaïus, pas de toi.

Je te remercie, mais je crois Antiochus très attaché à ta personne.

Je te garde alors, Antiochus, lui dit gentiment Gaïa.

Merci, domina.

Ensuite, il y avait eu Quintus. Le gros Quintus qui ne savait pas s'il était heureux que la jeune femme fût sauve parce qu'il l'aimait ou parce que la savoir en vie rendait Julia heureuse. Et enfin, il y eut Gaïus. Lui ne manifesta qu'une simple curiosité d'enfant pour un nouveau visage et la joie inconsciente de sentir sa mère heureuse. De sentir que la femme qui le prenait dans ses bras et dont il aimait l'odeur salée des embruns, apaisait sa mère, qu'elle jouait dans sa vie, un rôle qui la rendait plus vive et plus enjouée. Qui éloignerait les nuages noirs qui, parfois, s'accumulaient dans les yeux de sa mère et rendaient son père silencieux.

Quintus ne s'était pas attardé auprès des deux sœurs, il avait proposé à Julia de prendre Gaïus avec lui et à sa grande surprise, elle avait accepté.

— Pourquoi ne partiriez-vous pas au Grand domaine ? avait-il proposé. Je peux venir avec vous. Je ne vous embêterai pas, mais je pourrais m'occuper de Gaïus.

Julia avait regardé Gaïa. Elles s'étaient ralliées à son idée et, à peine une heure plus tard, le carpentrum des Valerius passait les murs de Patara. Bruna suivait derrière.

Julia soupçonnait des révélations, Gaïa des secrets.

L'une se confia durant la première nuit. L'autre attendit un moment favorable.

Quintus disparut à peine arrivé. Il se retira au rez-de-chaussée dans un petit appartement qui disposait d'un salon, de deux chambres et d'une grande terrasse s'ouvrant sur un jardin privatif.

Gaïa rêvait d'un bain. Son dernier datait d'Alexandrie et ses cheveux lui pesaient sur la tête. Julia avait précédé ses vœux et quand elles arrivèrent, le bain les attendait. Héllènis avait tout préparé au mieux et assura à la domina qu'elle restait à sa disposition.

Julia voulait retrouver sa sœur. S'occuper d'elle. Elle l'avait observée pendant le trajet en carpentrum. Elle l'avait trouvée amaigrie, rêveuse, épanouie, joyeuse et pensive. Heureuse de la revoir, mais pas seulement. Distraite aussi. Alanguie. Elles se déshabillèrent et rentrèrent dans le bassin.

— Tu es chez moi, Gaïa. Tu es ma petite sœur. Je m'occupe de toi.

Comme si j'allais te refuser ce genre de chose. Je m'abandonne à toi. Je me sens sale et poisseuse.

Le voyage a été difficile jusqu'à Patara ?

Non, il a été parfait, soupira voluptueusement Gaïa alors que Julia lui massait le cuir chevelu.

Vous avez mis combien de temps ?

Mmm, il nous fallut onze jours pour atteindre Sidé.

Onze jours ! Tu appelles ça un voyage parfait ?

Nous avons fait escale à Tyr. Nous y sommes restés deux jours.

Vous avez eu des vents contraires ?

Oui, entre Tyr et Sidé.

Vous avez louvoyé ?

Mmm, c'était agréable, avoua Gaïa en soupirant.

Seulement parce que tu as pu profiter de sa compagnie, n'est-ce pas ?

Gaïa se troubla. Les doigts de Julia, l'eau chaude et parfumée, l'avaient détendue et elle n'avait pas pensé à ce qu'elle disait.

— Ah... Euh... Qui ?

Gaïa... Aeshma n'était-elle pas avec toi ?

Si.

Les vents t'ont été cléments alors ?

Euh... Oui, c'est vrai. Je voulais qu'elle m'accompagne jusqu'à Patara.

Seulement jusqu'à Patara ?

Je lui ai proposé d'entrer à mon service à Alexandrie.

Mais elle a refusé.

Oui, souffla Gaïa.

Elle est trop fière et trop honnête pour accepter une telle proposition. Trop prudente aussi.

Je me suis montrée stupide avec elle.

Vous vous êtes quittées fâchées ?

Non, j'ai été stupide avant. Je n'aurais pas dû lui demander de rester à Alexandrie. C'était insultant.

Elle l'a mal pris ?

Non, mais je l'ai blessée.

Gaïa, tu peux fermer les yeux et renverser ta tête en arrière, s'il te plaît ?

Gaïa s'exécuta et leur conversation s'arrêta là. Julia prit soin des cheveux de sa sœur. Sa petite sœur. Elle avait bien changé pour se montrer si attentive aux sentiments de quelqu'un qui n'était ni sa sœur aînée ni elle-même. Pour avouer si humblement ses erreurs. Derrière les paroles de Gaïa, Julia devinait beaucoup d'estime pour la jeune Parthe et beaucoup de regrets.

Elle savait qu'elle aurait des réponses et ne poussa pas Gaïa à se confier plus en avant. Elles dînèrent sur la terrasse qui s'ouvrait sur la chambre de Gaïa au premier étage. Et Julia sut.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Illustration : Génévrier de Phénicie (Juniperus phoenicea), Wadi Fara, Liban. Photo prise par l'auteur.

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