Chapitre LXIII : L'honneur d'Astarté


Aeshma se réveilla la première le lendemain matin. Reposée, elle avait repris sans s'en apercevoir, l'habitude de dormir et de récupérer collée à un corps dans un lit. Une habitude de novice qu'elle avait perdue en devenant gladiatrice et en bénéficiant d'un lit ou d'un grabat pour elle toute seule, d'un peu plus de confort et d'espace que quand elle était novice. Sous la tente, elle avait toujours été soumise à la proximité, mais pas dans les ludus où, en tant que meliora, une cellule particulière lui était toujours attribuée. Pour Aeshma, dormir dans un lit rimait avec dormir seule et tranquille. Et puis, il y avait eu la domina. Elle avait partagé sa paenula comme elle avait partagé ses couvertures avec ses camarades, puis son lit, comme elle ne l'avait jamais partagé avec personne. En fin de compte, elle n'y avait trouvé aucune différence. Sauf que... sur l'Artémisiaelles avaient partagé autre chose que leur sommeil. Mais on s'en foutait, non ? C'était bien ce que lui avait assuré la domina ? Que rien n'avait changé. Sauf qu'elle n'avait pas eu l'envie de repousser Marcia. Et qu'elle ne pouvait invoquer pour excuse d'être épuisée par une nuit de sexe et de ne pas en avoir la force et la volonté.

Aeshma se leva en veillant à ne pas déranger la jeune fille. Elle s'habilla en silence. Marcia grogna et murmura son nom. Aeshma revint vers elle et lui caressa le front.

— Dors, Marcia. Je viendrai te chercher pour le déjeuner.

Mmm... Merci, Aeshma.

Mouais, heureusement qu'il n'a pas fait trop chaud.

Tu n'es jamais contente, murmura la jeune fille. Je suis tellement heureuse que tu sois rentrée. Tu m'as manqué.

Tu avais Atalante.

Oui, mais ce n'est pas pareil.

Tu crois que je ne peux pas courir comme elle ? plaisanta Aeshma.

Tu es plus méchante, mais je m'en fous.

Aeshma sourit. Marcia se retourna et se rendormit. La sortie d'Atalante l'avait épuisée.

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Aeshma revint avec de quoi manger et elles ressortirent ensemble de sa cellule.

Ister grimaça méchamment. Petite salope de Marcia ! Elle jouait aux prudes et aux amoureuses, mais il suffisait qu'Aeshma pointe son nez pour qu'elle saute dans son lit. Il se la serait bien faite aussi la meliora. Il n'en avait eu aucune. Sabina l'avait envoyé bouler, Xantha le dégoûtait, Atalante lui faisait peur, Aeshma aussi. Et Astarté qui baisait tout le monde quand elle était encore là, ne s'était jamais intéressée à lui. Il avait culbuté la plupart des novices quel que fût leur sexe. Du moins, les esclaves. Mais Caïus, pourtant auctoratus, n'avait pas non plus boudé son plaisir, même s'il l'évitait maintenant. L'auctoratus, quand ils étaient encore tous les deux novices, n'avait pas longtemps hésité à s'offrir à ses assauts et pas qu'une fois. Ister l'avait fait crier et gémir de plaisir. Soumis à ses désirs. Caïus l'avait supplié. Ister adorait qu'on le suppliât.

Il pouvait se targuer d'avoir défloré nombre de filles et de garçons. En très peu de temps. Il regrettait quelques échecs, mais sa plus grande frustration avait été de s'être fait souffler Marcia sous le nez par Astarté. La meliora avait joué de son statut. Elle avait profité du travail d'Ister. Il avait chauffé l'auctorata pour elle. Elle était frémissante et humide de désir sous ses doigts quand Astarté l'avait jeté pour prendre sa place à côté d'elle.

Ister était le seul gladiateur à s'être hautement réjoui de la vente de la grande Dace. Il n'avait pas été sensible à la leçon qu'avait voulu donner Téos à ses gladiateurs. Ister l'avait remercié du fond du cœur de s'être débarrassé de la gladiatrice qui lui ravissait ses conquêtes et lui faisait de l'ombre, et il s'était promis de soumettre un jour Marcia à ses désirs.

Le fiel lui inondait la bouche.

Il attendit patiemment. La journée passa. Et puis, le soir, Aeshma s'attarda avec Sara, la novice promise à embrasser l'armatura des thraces. Atalante s'était lancée dans une passe d'armes avec Sabina. Ajax comptait les points avec Xantha. Herennius avait retenu les thraces auprès de lui. Gallus, Diodoros, Marpessa, Caïus, Enyo, Euryale, Héraclidès et Lempado observaient Aeshma et bénéficiaient du cours qu'elle donnait à Sara. Le reste des gladiateurs était parti aux bains et quand ils se rendirent au réfectoire, les meliores et les thraces qui avaient fini leur entraînement, les remplacèrent.

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Ister s'installa en face de Marcia. Au milieu du repas, il avança le pied et lui caressa la jambe. L'auctorata lui lança un regard noir.

— Tu recommences et je t'éclate la gueule, Ister.

Wooo ! Tu n'as pas toujours dit ça, plaisanta Ister.

Je t'emmerde.

Il s'esclaffa.

— C'est marrant comme tu prends toujours exemple sur celles que tu baises. Maintenant que tu te tapes Aeshma, tu parles comme elle. Comme quoi, Astarté ne valait pas tant que ça.

Un silence glacial accueillit ses propos.

— C'était quoi le truc avec elle ? Ben, quoi, les gars ? dit-il aux gladiateurs qui l'observaient muets de surprise. Combien d'entre vous sont passés dans son lit ? Toi, Velox, qu'est-ce qui te faisait bander chez elle ? On l'a vue sortir de ta piaule à Pompéi. Et toi, Dyomède ? Tu lui as servi de casse-croûte à Capoue ? C'est toi qui l'as baisée le dernier ?

Ta gueule, Ister, le mit en garde le mirmillon qui avait gardé un très mauvais souvenir de la vente de Lucanus et d'Astarté.

Mais quoi ? les apostropha Ister. Astarté s'est taillée une réputation en tapant tant qu'elle pouvait sur la gueule des novices pendant toute leur formation. Tous ceux qui l'ont été quand elle était gladiatrice, se sont fait tabasser par elle parce qu'elle usait de son droit de meliora pour ça. Et ensuite, une fois qu'ils étaient gladiateurs, elle abusait encore d'eux pour satisfaire ses appétits sexuels. C'était une brute, doublée d'une maquerelle. Elle a manipulé tous ceux qu'elle a mis dans son lit, elle en a fait ses esclaves en leur faisant croire qu'elle les aimait ou qu'elle les respectait. Et en plus, elle avait ses rabatteurs.

Il se tourna vers Marcia.

— Tu ne crois pas qu'elle t'aurait baisée sans l'accord d'Aeshma et d'Atalante ? Tu as cru que tu étais spéciale à ses yeux ? Elle se tapait des gars quand tu la croyais seulement à toi. Je ne sais pas combien, mais il suffirait de demander. Dyomède a déjà répondu présent. Tu crois qu'elle aurait renoncé pour toi à tous ses amants ? À l'athlétique Ajax, au blond Germanus, à la jolie Galini, à Atalante et aux autres ? C'était une vraie chienne en chaleur et Téos l'a vendue parce qu'elle déshonorait la familia.

Marcia s'accrochait à la table. Profondément humiliée par les propos d'Ister, par ses révélations. Sa crudité, son mépris, l'étalage qu'il faisait de la vie d'Astarté, des sentiments que Marcia éprouvait pour la Dace aux yeux dorés. Comment savait-il. Qui savait ?

Ister ricanait. Qui pouvait remettre en cause sa parole ? Il n'avait pas proféré un seul mensonge.

— Vous croyez que Téos s'en est débarrassé sur un coup de tête ? Il l'a fait parce qu'elle n'avait plus rien à faire parmi nous. Elle a commis une faute, elle s'est montrée stupide et faible. Elle n'était pas digne de vivre dans la familia, c'était une gladiatrice de merde. Téos savait qu'elle ne valait rien et qu'elle finirait par jeter l'opprobre sur toute la familia.

Il fut soudain violemment tiré en arrière. Dégagé du banc. Plaqué sur le sol. Au-dessus de lui se dressait Galini, le visage déformé par la haine.

— T'es qu'un chien, cracha-t-elle.

Elle avait l'avantage de la surprise et de la position. Elle fléchit les jambes au-dessus de lui et enchaîna les coups de poing au visage. L'intervention de la jeune mirmillon avait pris tout le monde de court. Et puis, ceux qui n'avaient pas apprécié les propos du jeune rétiaire commencèrent à encourager la jeune gladiatrice. Celtine voulut intervenir. Galini lui intima l'ordre de se mêler de ses affaires et la gladiatrice recula. Des gladiateurs, prudents, se poussaient déjà vers la sortie. Mais Pikridis se moqua d'eux et les traita de lâches. Il s'en prit aux filles présentes. Lysippé lui envoya son poing dans la figure. Hélios qui venait comme Pikridis du ludus impérial de Capoue vint à sa rescousse. Ils se liguèrent contre elle. Penthésilée rétablit l'équilibre et les quatre adversaires se lancèrent dans un furieux pugilat.

Une bagarre ! Les nouveaux jubilaient. Des assiettes volèrent. Ametystus, le rétiaire de Pergame décrocha un coup de pied à Galini qui l'envoya s'écraser sur un banc. Marcia retrouva enfin ses esprits. Elle bondit par dessus la table et sauta sur l'agresseur de sa camarade. Ils roulèrent sur le sol. Il y eut une bousculade. Ister se releva à moitié sonné, mais encore assez conscient pour repérer Galini accrochée à une table et lui foncer dessus. Il allait lui défoncer la gueule. Elle lui avait arraché au moins deux dents et elle lui avait cassé le nez.

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Aeshma ouvrit la porte et reçut Lysippé dans ses bras, elle jura et recula de deux pas sous le choc, les bras passés sous les aisselles de la secutor.

— Ah, merci, Aeshma, rit la secutor. J'y retourne, ces petits cons de Capouans méritent une bonne leçon.

Quoi ? Mais, euh... Lysippé, tu...

Après...

La gladiatrice se projeta sur Pikridis et son retour fut chaleureusement salué d'encouragements par Penthésilée.

— Mais qu'est-ce qu'ils foutent ? grommela Aeshma.

Germanus et Bellone naviguaient vers la sortie. Ils se protégeaient mutuellement des coups perdus. Aeshma les arrêta.

— Qui a commencé ? exigea-t-elle de savoir

Galini.

Galini ?! s'étonna Aeshma qui avait toujours trouvé la jeune fille sage et très respectueuse du règlement.

Ister a insulté Marcia, expliqua Germanus. Galini a attaqué Ister et après... Enfin, tu vois le résultat. Il vaut mieux partir avant que les gardes n'aient eu le temps de prévenir les doctors et Téos.

Il faut les arrêter, fit Aeshma.

T'es folle ! lui rétorqua Germanus. Ils ne se battent même plus pour la même chose. Galini et Marcia se battent pour Astarté, Ister par jalousie, Lysippé et Penthésilée par fierté face à deux extérieurs, et les autres pour le plaisir.

Je suis revenue hier. Et pas pour voir la familia se mettre sur la gueule.

Aeshma, tu n'as pas été la dernière à t'impliquer dans des bagarres lui rappela Germanus.

Ouais, je sais. Mais je n'ai pas envie d'assister à une séance de flagellum demain matin. Vraiment pas.

Tu sais que si on s'interpose, ça risque de dégénérer encore plus ?

On peut essayer.

Comment ?

On casse la gueule à tout le monde.

T'es dingue.

On arrête d'abord les deux reines des Amazones et ensuite... j'improviserai.

D'accord.

Je ne marche pas, dit Bellone.

Tu sais pourquoi Galini s'en est pris à Ister, lui dit Germanus. Si tu devais prendre parti ? Tu te rangerais de quel côté, Bellone ?

La mirmillon soupira.

— Astarté avait des défauts, mais c'était une bonne meliora.

Tu viens, alors ?

Ouais, d'accord, céda la gladiatrice.

Aeshma avait relevé l'emploi du passé. C'était ? Merde, merde, merde. Lysippé les bouscula. Elle avait une lèvre fendue.

— On y va, annonça Aeshma. En formation. Je suis en pointe.

Germanus et Bellone se placèrent derrière elle. Ils défoncèrent les deux gladiateurs de Capoue qui s'écrasèrent à terre avant de se voir sommés d'arrêter les frais. Les deux hommes levèrent la main en signe de renoncement. Aeshma et ses deux camarades rallièrent Lysippé et Penthésilée, et ensemble, ils traversèrent le réfectoire comme un ouragan. Les cinq gladiateurs écrasèrent tout sur leur passage. Un poing sur une mâchoire, un coup sur la nuque, une cruche qui se brise sur le sommet d'un crâne. Deux trois coups de pieds décrochés à droite et à gauche. Des bagarreurs qui roulent par terre et partent s'étaler avec fracas sur les tables et les bancs.

Et puis, Aeshma atteignit le centre du cyclone. Galini et Ister, le visage en sang, étaient engagés dans une lutte au sol. Ametystus et Marcia se tenaient enlacés l'un à l'autre comme des lutteurs, les jambes écartées. Les Amazones séparèrent Ister et Galini. La jeune mirmillon se débattit. Bellone la gifla et Galini ne bougea plus. Germanus d'un violent coup de poing au plexus solaire plia Ister en deux.

— Histoire que tu comprennes qu'on n'espionne pas ses camarades et qu'on ne parle pas sans leur permission de leurs aventures.

Il appuya son discours par un nouveau coup. Ister râla et tomba à genoux. Dans le même temps, Aeshma, les deux poings joints, avait asséné un véritable coup de massue sur le dos de type qui se battait avec Marcia. Les deux combattants enchaînés l'un à l'autre, s'écroulèrent par terre. Ametystus lâcha Marcia et voulut se relever. Une manchette l'envoya sur le dos. Un pied se posa sur sa gorge.

— Tu ne bouges plus, le menaça Aeshma. C'est fini. Compris ?

L'homme acquiesça dans un râle en bougeant frénétiquement les paupières.

— Où est ce salaud ? siffla Marcia derrière elle.

Aeshma se retourna et son poing jaillit. Marcia partit en arrière, ses jambes rencontrèrent un banc et elle bascula sur une table. Avant qu'elle n'eût esquissé un geste de défense, Aeshma était sur elle. Une main crochetée sur sa mâchoire.

— Tu arrêtes ça tout de suite, Marcia.

Mais...

Tout de suite, fit Aeshma d'un ton qui se voulait sans réplique.

Compris, Aeshma. J'arrête.

Merde ! Qu'est-ce qui t'a pris ?

Marcia n'eut pas le temps de lui répondre, Aeshma la lâcha et bondit sur la table.

— Vous avez une minute avant que les doctors et Téos ne rappliquent et que les punitions ne tombent, cria-t-elle à l'assemblée. Vous rangez tout, vous reprenez vos places et vous souriez !

C'était débile. Tant pis.

Les gladiateurs se rallièrent immédiatement à son idée. Les punitions édictées par Téos, n'avaient rien d'agréables et les rixes étaient sévèrement punies. Ils mirent une incroyable célérité à lui obéir. Les valets présents leurs prêtèrent main forte. Assister à des flagellations n'avait rien d'amusant, par contre, aider les gladiateurs pouvait se montrer payant. Ils se montreraient peut-être moins indifférents, moins brutaux, plus gentils avec eux, parfois même, généreux.

En un temps record, les bancs et les tables furent relevés, ré-alignés, les assiettes, les gobelets, les jattes et les cruches cassées débarrassés et emportées, le sol nettoyé.

— Ne laissez qu'une lampe par table, conseilla encore Aeshma.

Les gladiateurs qui trouvèrent une assiette s'assirent devant et se mirent à manger. Ceux qui saignaient allèrent s'asseoir dans des coins sombres et sortirent des dés. Aeshma prit le temps d'évaluer l'état des gladiateurs les plus touchés. Elle envoya Penthésilée et Lysippé se cacher dans un coin. Les deux secutors se congratulaient benoîtement de la correction qu'elles avaient donnée aux deux Capouans. Aeshma ne put s'empêcher de sourire en coin.

— Vous êtes débiles, je ne connais pas ces gars, mais...

Ils ont eu ce qu'ils méritaient, Aeshma, lui assura Lysippé. Ils ont traité les gladiatrices de lâches et de lavettes. Tu aurais fait pareil.

Ouais, heureusement que vous êtes là, ironisa Aeshma.

Exactement, sourirent d'un air hautement satisfait les deux gladiatrices.

Allez vous planquer. Téos se montrera nettement moins content de vos exploits que vous s'il en prend connaissance.

Les deux filles partirent s'installer dans l'ombre. Aeshma dispersa deux, trois autres gladiateurs. Elle attrapa ensuite Ister par le menton. Le traita d'abruti et lui remit d'un coup sec le nez en place.

— Dégage maintenant. T'as la gueule défoncée. Et ne t'avise pas de faire le malin. Tu es à l'origine de la bagarre et personne ne te défendra. En tout cas pas moi. Et moi, contrairement à toi, rien ne prouve que je me suis battue. Tu paieras chèrement le plaisir d'avoir insulté Marcia, Ister. Je te le promets.

Le garçon ne protesta pas. Il aurait pu s'en sortir avant l'entrée en scène d'Aeshma, mais maintenant ? Il alla s'asseoir avec les deux Capouans et sortit des dés de sa ceinture.

— Marcia ! Galini ! les appela Aeshma. Venez ici, vite !

Elle inspecta leurs visages.

— Galini, tu m'expliqueras, parce que si on ne se fait pas punir par Téos, je te jure que je vais m'occuper de ton cas.

C'est un sale con, cracha la jeune fille. Il profite de ce qu'Astarté ne soit plus là pour l'insulter. Il crache sur elle, il n'a pas le droit. C'est lâche et...

La jeune fille s'étouffait de rage. Aeshma la gifla. Galini accusa le coup. Quand ses yeux se reposèrent sur Aeshma, elle pleurait.

— C'était... et c'est si injuste. Ce chien... Elle était... balbutiait Galini incapable de finir ses phrases.

Aeshma se tourna vers Marcia en quête d'une explication. La jeune gladiatrice fuit son regard.

— Mais... commença Aeshma.

La porte du réfectoire s'ouvrit brusquement.

— Ils arrivent ! alerta un valet à qui Germanus avait eu la présence d'esprit de demander de faire le guet.

Tenez-vous à carreau et donnez-leur un spectacle digne de vous si vous tenez à votre dos, fit Aeshma. Galini, Marcia, asseyez-vous dos à la porte. Germanus, Bellone, à côté de moi.

Les gladiateurs bondirent.

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La porte s'ouvrit. Bagarre générale, avaient annoncé les deux gardes en poste au réfectoire. Téos fronça les sourcils. Le réfectoire respirait le calme et la tranquillité. Des gladiateurs mangeaient toujours, en silence ou en discutant avec leurs voisins. D'autres avaient débarrassé les tables et jouaient aux dés ou à la mourre. Quelques-uns discutaient tranquillement dans un coin. Il s'avança plus en avant. Herennius fut le premier à noter la pénombre inhabituelle qui régnait dans la pièce. Il s'approcha d'un petit groupe de gladiateurs qui parlaient dans le noir presque complet. Il reconnut Penthésilée, Lysippé, Dyomède et Velox. Lysippé détourna la tête quand elle sentit le regard du doctor peser sur elle. Velox salua Herennius, Dyomède fit de même. Penthésilée marmonna une vague politesse. Le regard du doctor fit le tour de la salle. Les novices n'étaient pas présents. La deuxième veille avaient sonné et ils étaient déjà couchés.

— Qui se battait ? demanda sèchement Téos à l'un des gardes qui l'avait prévenu.

Personne, assura une voix ferme avant que le garde ne répondît.

Téos leva les yeux. Aeshma.

— C'est vrai, dominus, confirma Germanus à côté d'elle.

Ursus ? demanda Téos au garde.

Ursus se pinça les lèvres. Aeshma le dardait du regard. Aeshma, l'héroïne, la naufragée, la protégée des dieux. Sinon, comment serait-elle rentrée ? Et maintenant, que devait-il répondre ? Aeshma vint à son aide.

— Je suis arrivée avant que cela ne dégénère, dominus. Ursus était déjà parti avec Calvinus.

Qui et pourquoi ?

Ce n'était pas une bagarre, dominus. Juste une querelle stupide.

Qui, Aeshma ! beugla Téos.

Marcia et Galini.

Les deux jeunes gladiatrices courbèrent le dos. Pourquoi Aeshma les dénonçait-elle ?

— Ursus et Calvinus ont eu raison d'avoir peur. Elles gueulaient comme des putois, continua Aeshma.

Pourquoi ?

Je ne me suis pas posée la question, dominus. J'avais envie de manger tranquille. Des abrutis se réjouissaient déjà de les voir se sauter dessus et les encourageaient à le faire. Je suis arrivée et j'en ai pris une pour taper sur l'autre. J'ai gueulé à tout le monde de retourner à ses occupations et voilà. Fin de l'histoire.

Tu leur as tapé dessus ?

Euh... seulement pour qu'elles ne gâchent pas mon repas avec une bagarre générale.

Galini, Marcia ! La raison de votre querelle ?

Je me suis moquée de son armatura, dominus, répondit sans se retourner Galini d'un air coupable.

Pff... Je verrai cela demain, souffla Téos consterné par la bêtise dont pouvaient parfois faire preuve ses gladiateurs. Aeshma, j'espère que tu ne les as pas trop abîmées. Je ne veux plus un bruit ce soir. Le premier que j'entends élever la voix sera suspendu à un palus demain matin.

Téos sortit, énervé d'avoir été dérangé. Il ne croyait qu'à moitié aux explications de la meliora, mais il n'avait pas envie de s'y attarder ce soir. Herennius et Typhon crurent moins encore aux déclarations d'Aeshma que le laniste. La Parthe avait retourné son attention vers son écuelle et arborait une mine impassible.

Typhon frotta le sol du pied. Il était gras. Ametystus planqué dans l'ombre portait une tunique déchirée. Marcia et Galini avaient les cheveux en bataille. Il était curieux de voir quelle tête elles avaient. Si leurs visages étaient seulement marqués d'ecchymoses ou de bien d'autres choses. Aeshma, Germanus et Bellone se trouvaient en pleine lumière. Et rien n'indiquait qu'ils eussent participé à la moindre rixe. Un mensonge. Ou un demi-mensonge.

— Très belle prestation ! ironisa soudain Herennius. Je crois que vous pouvez remercier Aeshma. Mais ne vous croyez pas tirés d'affaire. Vous paierez ce que vous devez à l'entraînement.

La porte se referma et les gladiateurs soufflèrent de soulagement, certains se mirent même à rire.

— Où est Astarté ? demanda Aeshma.

Un silence gêné lui répondit.

— Elle est morte, c'est ça ? Elle s'est fait égorger à Capoue ? Comment est-ce possible ?

Marcia se courba sur la table. Bellone et Galini échangèrent un regard. Germanus se fit tout petit à côté d'Aeshma, espérant qu'elle oublierait sa présence. Galini prit son courage à deux mains :

— Elle n'est pas morte, murmura-t-elle.

Où est-elle alors ? s'énerva Aeshma. Pourquoi parlez-vous toujours d'elle au passé ?

Téos...

La jeune mirmillon inspira longuement.

— Téos, il l'a vendue. Elle et Lucanus. À Capoue. Au ludus impérial.

Aeshma resta saisie par l'annonce. Elle regarda Marcia. La jeune fille semblait complètement abattue. Elle comprenait mieux maintenant sa visite nocturne, ses larmes, son besoin d'affection. Les salauds ! Téos, Marcia et tous les autres. Elle se leva furieuse et se dirigea sans un mot vers la sortie. La porte s'ouvrit une nouvelle fois. Atalante, Sabina, Xantha, Ajax et les thraces sortaient du bain. Ils avaient même gentiment convié Sara à les accompagner. La jeune novice n'avait pas dîné et elle avait bien travaillé.

Atalante entra en tête. Elle vit arriver Aeshma trop tard. Le poing l'atteignit sous le menton et elle décolla du sol. Ajax et Sabina qui venaient derrière elle, la reçurent dans leurs bras.

— Vous êtes tous des salauds ! cracha Aeshma. Pourquoi personne ne m'a rien dit ?!

Aeshma bouscula les nouveaux arrivants et sortit.

— Parce que tu n'es une brute et qu'on savait que tu le prendrais mal, grogna Xantha tandis que la porte claquait derrière son dos.

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Atalante retrouva Aeshma sur un toit. La jeune Parthe manipulait un objet entre ses doigts. Elle s'arrêta un instant. Si la colère d'Aeshma n'était pas retombée, elle en ferait les frais. Mais elle ne pouvait pas lui reprocher son attitude. Elle n'avait pas eu le courage de lui dire qu'Astarté avait été vendue, pas plus que les autres. Elle s'approcha lentement.

— Tu aurais dû me le dire, Ata.

Je sais, mais...

À quoi bon invoquer des excuses.

— Et Marcia ? Comment ça va ? demanda Aeshma.

Pas génial, comme tu as déjà dû le constater. Mais elle s'est occupée avec dévouement de Galini, ça lui a un peu changé les idées et elle travaille très bien, mais de temps en temps... Il lui faudra du temps, je crois.

Ouais.

Atalante s'assit à côté d'Aeshma et attrapa la pièce entre les doigts de sa camarade.

— Et toi, Aesh ? Comment tu vas ?

Bien.

Atalante caressa la pièce avec son pouce.

— Tu es restée avec elle durant tout ce temps ?

Oui.

Et...?

Rien.

Aesh...

C'est quelqu'un de bien.

Mmm.

Je ne pensais pas que... je me suis trompée sur son compte. Je ne serais pas revenue sans elle.

Et elle serait revenue sans toi ?

Non.

Vous êtes restées longtemps sur le lembos ?

Presque un mois.

Atalante en resta muette de surprise.

— Elle cuisine bien et elle est courageuse, continua Aeshma.

Oh, elle a tout pour te plaire alors ? la taquina Atalante.

Tu ne cuisines pas et je t'aime bien, ronchonna Aeshma.

Oh ! Je retiens ta déclaration, sauf que je n'ai jamais couché avec toi.

Qu'est-ce que ça change ? Tu couchais bien avec Astarté, c'est pas pour cela que tu l'aimais plus pour autant.

Mmm, pas faux, reconnut Atalante.

C'est vrai ?

Quoi ?

Que ça ne changeait rien ?

... ?

De coucher avec elle, ça ne changeait rien ?

Pas vraiment, enfin si, d'une certaine façon.

Comment ?

Je ne sais pas trop. Je me sentais plus proche d'elle quand nous passions la nuit ensemble. Je la sentais différente aussi. Sur le moment, c'était différent... Aesh, que s'est-il passé durant tout le temps que tu as passé avec elle ?

Rien et des tas de trucs. Dériver sur un bateau en pleine mer, ce n'est pas vraiment excitant. Elle m'a appris à nager. Tu devrais apprendre aussi. Tu pourrais demander à Marcia.

Si j'ai du temps de libre. Mais tu sais... Si je n'en ai pas beaucoup et si j'en ai, je préférerais le consacrer à l'écriture et à la lecture.

...

Enfin, si tu acceptes de continuer à me donner des leçons.

On peut toujours se débrouiller pour avoir du temps de libre, suggéra Aeshma sur le ton de la plaisanterie.

Téos isole toujours les condamnés au ludus. Chacun a sa cellule et ses fers.

On peut toujours s'arranger.

Tu es d'accord ?! s'enthousiasma la jeune Syrienne ravie.

Ouais.

Atalante passa un bras autour des épaules d'Aeshma et la serra contre elle en l'embrassant sur la tempe.

— Tu es presque la fille la plus géniale que je connaisse, Aesh.

Ah, ouais ? Et qui sont les autres ?

Moi, tout d'abord, répondit gaiement Atalante. Et puis, selon tes dires, Gaïa Metella !

Aeshma chercha à se dégager de son étreinte. Atalante ne la laissa pas lui échapper.

— Ata ! râla Aeshma.

Je te lâche si tu me promets de ne pas me frapper. Après ton coup de poing, je ne suis même pas sûre de pouvoir manger autre chose que de la soupe demain. Parfois, je regrette que tu ne me détestes pas, tu me frapperais moins souvent. Je plains Gaïa Metella.

Je ne l'ai jamais frappée.

Non ? Ah, ben, je l'envie, alors.

C'est une domina, Ata.

Et tu l'as encore appelée comme ça quand vous êtes retombées dans les bras l'une de l'autre ?

Oui... euh, ben... s'embarrassa soudain Aeshma qui avait répondu spontanément à sa question et s'apercevait maintenant de ce que son acquiescement impliquait.

Atalante lui donna une bourrade amicale.

— Comment tu... qu'est-ce que... balbutia Aeshma.

Aeshma la séductrice qui balbutie comme une jeunette ! plaisanta la grande rétiaire

Mais...

Quand ?

Euh, mais...

Quand Aesh ? insista sévèrement Atalante.

Sur l'Artémisia en rentrant, entre Tyr et Sidé.

Seulement ? s'étonna Atalante.

Euh, oui, je ne sais pas pourquoi on a ... Je ne voulais pas... mais...

Arrête de paniquer, Aesh, lui dit gentiment Atalante. C'est à moi que tu parles. L'imbécile qui tombait dans les bras d'Astarté dès que celle-ci en avait envie et lui faisait signe. Et elle ne t'a pas jetée de l'avoir appelée domina ?

Euh, non, elle n'a jamais rien dit.

Tu es incroyable.

Elle m'a demandé de rester, à Alexandrie, murmura sombrement Aeshma. Elle voulait que j'assure la sécurité de ses convois en Afrique et en Arabie, et que je forme sa familia au combat.

Mais tu as refusé.

Oui.

Atalante l'embrassa une nouvelle fois. Elle n'avait pas besoin de lui demander pourquoi. Elle la connaissait assez pour savoir ce qui avait motivé son refus. Elle n'aurait pas agi différemment et ce, pour les mêmes raisons qu'Aeshma. Elle aimait aussi la jeune Parthe pour cela.

— Tu regrettes ta décision ? voulut-elle néanmoins savoir.

Non. Je suis contente d'être rentrée. Enfin, je suis contente de...

De nous avoir retrouvés ?

Oui.

Atalante la lâcha. Elle regarda la pièce dans sa main. Gaïa Metella avait peut-être plus d'importance qu'Aeshma ne le pensait dans sa vie. Malgré les épreuves, Aeshma avait conservé le tétradrachme et elle jouait toujours avec. Pourtant, la jeune Parthe n'avait pas oublié ses camarades. Elle lui rendit la pièce. Aeshma la manipula un moment avant de reprendre la parole :

— Entre la sixième et la neuvième heure, tous les jours. Atticus veut me voir si Herennius ne m'a pas prévu d'entraînement particulier, mais je lui demanderai une demi-heure de liberté. Tu viendras à l'infirmerie.

Atalante sourit. Elles avaient beaucoup de choses à se dire. Aeshma n'avait pas vraiment raconté son périple en compagnie de la domina. Et puis, il y avait Marcia, Astarté, les novices, les nouveaux gladiateurs qui avaient rejoint la familia. Des histoires de melioras, de travail à se partager. Les projets de Téos. La construction d'un amphithéâtre dans une cour du ludus, l'engagement de toute la familia pour les jeux qu'organiserait l'Empereur Titus dans deux ans à l'occasion de l'inauguration de son amphithéâtre à Rome*. Mais là, ce soir, elle avait seulement envie d'être à ses côtés, de profiter de sa présence. De mesurer pleinement la joie qu'elle ressentait de la connaître, de partager sa vie, de ne pas être repoussée en dehors de celle ci, de savoir qu'elle pouvait compter sur elle. D'être sa camarade. D'avoir, grâce à elle, retrouvé une famille.

Rien n'expliquait ses sentiments pour Aeshma. Ils étaient là, comme une vérité, un fait qu'on ne pouvait nier. Depuis longtemps. Mais seulement, maintenant, Aeshma les acceptait et d'une certaine manière, la jeune Parthe y répondait elle aussi. Si un jour, le sable les séparait...

Il ne les séparerait jamais. Atalante ne voulait pas y penser.

Aeshma s'allongea sur le dos à côté d'elle. Atalante l'imita et elles restèrent ainsi à regarder les étoiles.

Un peu sur leur gauche, la lune dessinait une serpe de lumière. Un mois et demi s'était écoulé depuis leur séparation. Un nouveau cycle commençait.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

L'inauguration de l'amphithéâtre Flavien était prévue dans la troisième année du règne de Titus. Mais des événements catastrophiques précipitèrent les festivités avant l'achèvement complet de l'édifice :

En Automne 79, le Vésuve explosa et provoqua la destruction des villes de Pompéi et d'Herculanum.

Pendant l'hiver 79-80, un gigantesque incendie embrasa une nouvelle fois la capitale de l'Empire romain. Il fit autant de dégâts que l'incendie qui avait eu lieu en juillet 64 sous le règne de Néron. L'histoire retint l'incendie de 64 parce qu'on accusa l'Empereur d'en être à l'origine et que pour éloigner les soupçons, on rejeta le crime sur les chrétiens et qu'il s'ensuivit une sanglante répression. Des auteurs contribuèrent aussi à alimenter la légende du grand incendie de 64, bien que rien ne prouva que Néron l'eut programmé. :

- Quo vadis de Henrik Sienkiewicz (prix Nobel de littérature), 1905. Œuvre adaptée au cinéma en 1951 par Melvyn Leroy. Avec : Peter Ustinov (Néron), Robert Taylor (Marcus Vininicius) et Deborah Kerr (Lydia).

- Néropolis de Hubert Monteihlet, 1984.



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