Chapitre LXII : Melioras et mentors
Marcia arrivait aux limites de sa résistance. Elle n'avait pas encore perdu le rythme, elle contrôlait encore son souffle, mais si Atalante accélérait soudainement et fonçait, elle n'était pas sûre de pouvoir encore une fois la suivre. Caïus courait à ses côtés et partageait ses angoisses. Gallus soufflait, Ister menaçait d'exploser. Atalante le serrait de près et elle le talochait dès qu'il ralentissait. Galini résistait. Diodoros aussi. Les novices, excepté une fille répondant au prénom de Sara, avaient décroché depuis longtemps. Marpessa avait été chargée de veiller à ce que personne ne restât en arrière. Une tâche ingrate qu'elle partageait avec Velox le bien nommé. Ils étaient armés de baguettes souples et cinglaient les mollets et les épaules des traînards. Jambes et dos étaient striés de marques rouges. Les novices participaient à leur première grande course.
Le matin, ils avaient été heureux d'être confiés sur ordre d'Herennius à la grande rétiaire. La meliora bénéficiait d'une heureuse réputation parmi les novices. Elle se montrait exigeante, mais beaucoup moins brutale qu'Ajax, Euryale, Sabina ou Xantha. Être délivrés du regard attentif des deux doctors, leur paraissait aussi placer la journée sous d'heureux auspices. Tout à leur joie, ils ne remarquèrent pas les visages beaucoup moins enthousiastes des gladiateurs qui avaient eux aussi été confiés à la meliora : Caïus, Ister, Diodoros, Gallus et Marcia. La nomination de Marpessa et de Velox comme assesseurs de la grande rétiaire, les avaient encore plus inquiétés. Seule Galini n'avait pas exprimé de contrariété. Elle avait enfin récupéré sa condition physique et elle aimait courir. Courir dans la nature, sauter par-dessus les pierres, les ravines, les ruisseaux, traverser les broussailles, les bois, les rivières, dévaler les pentes douces des collines, celles escarpées des reliefs plus abrupts. Galini savait qu'Atalante allait les entraîner dans une longue course à travers la campagne et elle s'en était réjouie d'avance. Ils ne courraient peut-être pas au début de la journée, mais ensuite, quand ils auraient tous sué sur des exercices physiques. De la musculation, des exercices de frappes répétés à l'infini, des assouplissements et pour finir en apothéose, la course.
Après un déjeuner frugal, Herennius les avaient rassemblés et leur avait répété consignes et mises en garde. Quatre gardes montés à cheval assureraient l'encadrement et la sécurité du groupe.
Atalante avait d'abord emmené ses coureurs tranquillement, pour peu à peu accélérer le rythme. Ils avaient parcouru des milles pendant des heures. En moins d'un an, la grande rétiaire s'était familiarisée avec le pays. À croire qu'elle le parcourait chaque jour pendant des heures. Elle ménageait des pauses à des points d'eau. Les gardes transportaient des sacs de fruits secs. Une poignée à chaque gladiateur, à chaque novice, et ils repartaient non sans avoir rempli les petites gourdes qu'ils portaient accrochées à leur ceinture. L'eau était saine, ils pouvaient la consommer. Atalante avait vérifié.
Les murs du ludus.
— Marcia ! Caïus ! claqua soudain la voix d'Atalante
Elle s'était laissée dépasser par les autres pour se glisser à leur hauteur. Les deux jeunes gladiateurs allongèrent leur foulée.
— Allez ! Écoutez tous, cria la meliora. À mon signal vous accélérez. À fond, jusque dans la cour d'entraînement. En arrivant, vous continuerez tranquillement à en faire le tour, comptez au moins dix tours, à petites foulées en respirant lentement. Si j'en trouve un assis par terre, je le prends direct pour une séance de pancrace.
Où Atalante trouvait-elle l'énergie de courir, de parler, de changer de rythme à volonté et d'être ensuite partante pour un combat ? Marcia se désespérait à ses côtés d'être si faible.
— Respire, Marcia ! Tu t'étouffes. Caïus, même chose. Tu es thrace. Tu dois savoir contrôler ton souffle si tu ne veux pas mourir étouffé sous ton casque.
Elle resta un moment près d'eux, puis elle partit vers l'avant, dépassa Galini qu'elle félicita au passage et prit de l'avance. Elle s'arrêta soudain, et cria :
— Course !
Les gladiateurs et la jeune Sara bondirent en avant. Atalante fit un signe à un cavalier, il poussa sa monture vers elle.
— Tu peux rester ici et prévenir ceux qui passent à ta portée de courir à fond, que c'est mon ordre et que je saurai s'ils l'ont respecté ou pas ?
— Pas de problème, tu fais quoi ?
— Je n'ai pas fini mon entraînement, grimaça Atalante.
Elle prit son élan et s'élança à la suite des jeunes gladiateurs. Le garde admira sa course. Une fille si grande. Elle filait aussi vite qu'une flèche. Devant, Galini courait au coude à coude avec Diodoros. Marcia, Sara, Caïus et Gallus les talonnaient, Ister luttait pour ne pas se faire distancer. Atalante les rattrapa sans trop d'efforts. Elle lança un grand coup du plat de la main, juste sous la nuque d'Ister, alors qu'elle le dépassait. Le jeune rétiaire partit en avant, Atalante lui crocheta la jambe et il s'étala sur le chemin pierreux.
— On ne relâche jamais sa vigilance, Ister, le tança-t-elle.
Ister pestait déjà quand dans sa course, le pied de la grande rétiaire prit appui sur son dos. Il supporta d'un coup tout le poids de la jeune Syrienne et il s'écrasa face contre terre. Il cria et s'immobilisa le souffle coupé. Atalante se retourna.
— Non seulement on ne relâche pas sa vigilance, Ister, mais on évite aussi de s'étaler comme un sac quand on tombe en avant. En plein combat, tu serais mort.
— Connasse ! cracha le garçon.
Atalante fronça légèrement des sourcils. Ister ne s'était jamais permis d'insulter la meliora. Du moins, pas quand il se trouvait à portée de voix. Elle ne l'appréciait pas, mais ils partageaient la même armatura et elle avait le devoir de l'entraîner. La familia ne possédait pas de très bons rétiaires chez les hommes. Seul, Ametystus, le gladiateur qu'avait recruté Téos à Pergame, ne s'en sortait pas trop mal. Ister avait donc, de grandes chances d'accéder rapidement au primus palus. Mais il ne possédait pas l'expérience de Margarita et encore moins la dextérité d'Atalante. Marcia, plus jeune que lui, lui faisait de la concurrence. Il se ménageait les grâces d'Atalante parce qu'elle était la meilleure et que c'était une grande tacticienne. Mais elle ne l'aimait pas et elle était dangereuse. Pas seulement sous son armatura de rétiaire. Au pugilat, au pancrace. Mieux valait ne pas la contrarier ni encourir sa colère.
Mais Ister était fatigué et Atalante l'avait poussé à bout toute la journée. Il s'était pris un nombre incalculable de taloches, il avait peiné à garder le rythme qu'elle avait imposé et en plus, il se traînait derrière les autres. Sans compter ses frustrations : il n'avait pas réussi à se taper Marcia, et Galini se défilait à chaque fois qu'il tentait de l'approcher. Ça ne lui avait pourtant pas déplu la première fois. Elle devrait être fière qu'un homme tel que lui se fût intéressée à elle.
Il se releva. Une pierre dans la main. Menaçant.
— Si tu le prends comme ça... dit froidement Atalante.
Elle marcha sur lui, rentra alors qu'il levait sa main armée. Les deux avant-bras dressés. L'un arrêta son coup, l'autre frappa la gorge. Violemment. Ister perdit tous ses moyens. Atalante saisit son poignet, l'entraîna dans une vrille. Le garçon se retrouva une nouvelle fois face contre terre. La prise qu'Aeshma avait apprise à Marcia et qui avait sauvé la vie à la jeune fille lors de son premier combat à Corinthe. Il cria quand Atalante exerça une pression sur son poignet retourné. Elle récupéra la pierre dans sa main ouverte et la lui plaqua sur la tempe.
— Tu sais que je pourrai te tuer, Ister, dit-elle d'un ton tranchant.
— Téos ne te le pardonnerait pas, crâna-t-il.
— Tu veux un conseil ? Ne t'en prends jamais à plus fort que toi. Tu n'es pas mauvais, Ister, mais tu es très loin de m'égaler. Il te faudra plus d'un contrat d'auctoratus avant d'avoir ta chance.
— Tu veux dire que tu te seras faite égorger d'ici là ?
— Peut-être, mais entre nous, tu as plus de chance de mal finir que moi.
— Je... aaaarg !
La pierre lui râpait la peau et Atalante appuyait sur sa clef.
— Je ne t'ai pas donné l'autorisation de parler, siffla la grande rétiaire. Et tu as dépassé tes prérogatives.
Une menace. Herennius avait transmis son pouvoir à la Syrienne. Quand elle sortait avec un groupe, elle endossait le rôle de doctor. Lui manquer de respect exposait à de graves conséquences. Ister était déjà allé trop loin.
— Pardon, Atalante.
La meliora se remit sur ses pieds. Sa voix claqua.
— À genoux !
Le jeune gladiateur s'exécuta. Blême de colère et de honte. Les novices arrivaient. Atalante les arrêta.
— Quelles sont les règles à respecter pour un novice comme pour un gladiateur s'il veut rester au ludus ? leur demanda-t-elle.
Les novices restèrent bouche bée. Particulièrement, les trois auctoratus recrutés à Capoue. Ister était un homme libre, Atalante une esclave. Ils étaient gladiateurs tous les deux. On louait Ister pour sa dextérité et sa vivacité. Il s'était forgé une aura héroïque auprès des novices. On admirait sa beauté, son sourire, sa façon de manier le trident et le poignard. Il attirait les regards et se vantait, sans mentir, de ses conquêtes amoureuses. Atalante impressionnait. Une meliora.
— Alors ?! cria-t-elle.
Les novices sursautèrent. Marpessa souriait en coin et Velox n'était pas fâché qu'Ister se fît rabattre son caquet. Le bellâtre ne manquait jamais une occasion de lui assurer qu'il le surpasserait. Ister était meilleur que lui, Velox le savait, mais ce n'était pas une raison.
— Marpessa ?
— Le respect de la discipline, répondit la gladiatrice.
— Quoi d'autre ?
— Le respect qu'on doit aux maîtres, dit timidement Eurgain, une jeune novice, destinée à embrasser l'armatura des mirmillons.
— Qui sont ?
— Le dominus, les doctors et les meliores, compléta Eurgain.
— Quoi encore ? demanda Atalante.
— Le courage.
— La ténacité.
— L'humilité.
— L'obéissance.
— La solidarité.
— Le travail.
— ...
— Mouais, apprécia Atalante. Il y a une chose que vous devez bien comprendre. Rien ne vous protègera jamais si vous fautez, ni au ludus ni sur le sable. Novice, melior, statut social, tout ça ne vaut plus rien si vous commettez une faute. Ister est un auctoratus, c'est un gladiateur, un bon combattant même s'il manque d'expérience. Mais tout ça ne lui évitera pas de se faire punir et humilier maintenant. Parce qu'il a oublié quelles règles élémentaires régissent la vie d'un gladiateur. Vous allez tous, les uns après les autres, le gifler.
Les novices échangèrent des regards inquiets. Elle plaisantait ?
— C'est une punition pour lui, une leçon pour vous. Exécution ! Et si vous retenez votre bras, je vous montrerai par l'exemple comme on gifle un imbécile et un insolent.
Septimus, l'un des trois auctoratus recrutés à Capoue, s'avança. Il leva le bras. La gifle claqua et Ister, sous la violence du coup, bascula sur le côté. Septimus était plus âgé que lui, il n'était pas sensible à son charme et ne bavait pas comme les autres devant lui. Il détestait sa morgue et ses vantardises de séducteur. Septimus n'avait rien d'un bel homme.
Les autres suivirent. Trois novices trop pusillanimes au goût d'Atalante, mordirent la poussière. Ister les maudit, parce que pour une gifle gentille, Atalante lui en asséna deux en réparation. Cette salope se vengeait.
Il était injuste, il le savait. Ajax, Euryale, Xantha ou Sabina, n'auraient pas agi autrement s'il les avait insultés alors qu'ils l'entraînaient, mais ils n'appartenaient pas comme lui et Atalante, à l'armatura des rétiaires. Il était jaloux. Jaloux de sa place au sein de la familia, de l'estime dont elle bénéficiait auprès des doctors, de Téos et des gladiateurs. Jaloux qu'elle accordât tant d'attention à Marcia, jaloux de son autorité.
Les novices restèrent jusqu'à la fin de la punition.
— Tu as compris la leçon, Ister ?
Il hocha la tête. Une nouvelle gifle.
— Tu as compris, Ister ? répéta Atalante.
— Oui, j'ai compris.
— Bon, les autres aussi ?
— Oui, répondirent-ils avec empressement.
— Relève-toi, Ister. Tu les emmènes jusqu'au ludus. Tu aspires à grimper dans les palus ? Montre-toi en digne.
Le gladiateur se releva, il chancela, mais personne ne fit un geste vers lui. Atalante le regardait d'un air mauvais. Velox souriait méchamment, Marpessa n'exprimait aucun sentiment. Cette imbécile se prenait pour Aeshma. Les novices fixaient leurs pieds, pas un, même Septimus, ne souhaitait s'attirer sa vindicte. Il inspira profondément et s'élança. Les novices lui emboîtèrent le pas.
— Quand je pense qu'il vise le premier palus, maugréa Velox.
— Il en a les capacités. Et tu n'es pas si mauvais que cela, Velox.
— Tu ne m'as vu combattre à Capoue, Atalante.
— Si tu n'es pas déjà mort, c'est que tes prestations plaisent au public, lui déclara gentiment Atalante.
— Je n'ai pas ton niveau, Atalante, et je ne l'aurais jamais. Ametystus et Margarita sont meilleurs que moi. Marcia aussi.
— Mais tu ne fais pas honte à notre armatura.
— J'aime notre armatura.
— C'est une belle armatura, confirma Atalante. On méprise les rétiaires, pourtant, nous on ne se planque pas sous des casques et des ocréas.
Elle jeta un regard entendu à Marpessa. La jeune thrace ne répliqua rien, elle savait qu'Atalante plaisantait. Il était habituel que les gladiateurs louassent leur armatura et dénigrassent celles des autres. Il n'y avait rien de méchant à cela ni de méprisant. Même s'il existait un classement et qu'on taxait souvent l'armatura des rétiaires d'armatura vulgaire. Un bon rétiaire valait n'importe quel thrace, n'importe quel mirmillon ou secutor, ces trois armaturas adulées par les spectateurs.
***
Trois semaines sans entraînement au palus. Elle le sentait. Elle s'était servie du mat comme d'un palus à bord du lembos, mais une fois qu'elle l'avait quitté, elle n'avait plus pratiqué. Elle ne s'était pas entraînée en Cyrénaïque, ni sur le navire qui les avait transportées à Alexandrie. Chez la domina et sur l'Artémisia, elle s'était contentée d'exercices de musculation et d'assouplissement.
— Plus fort, Aeshma ! beugla Herennius. C'est fini le bon temps.
La jeune Parthe redoubla de force et de vitesse. Atticus qui la connaissait bien, lui avait conseillé de se présenter à Herennius sans tarder, en tenue, prête à reprendre l'entraînement. Il savait qu'elle détestait se faire remarquer et qu'elle redoutait les effusions.
Aeshma avait suivi le conseil du médecin. Un bon conseil. Son arrivée avait vite été remarquée, mais, sur l'ordre sec d'Herennius qui invita tous les gladiateurs à ne pas cesser leur entraînement, personne n'osa bouger. Enyo seule arrêta de frapper son palus et resta les bras ballants. Elle allait se précipiter sur la petite thrace quand le fouet claqua à deux pouces de son visage. Elle recula vivement.
— Enyo, travaille ! lui intima Herennius.
Aeshma lui dédia une grimace. Cela suffit au bonheur d'Enyo. Elle s'empressa de suivre l'ordre du doctor et, le cœur battant, elle remit à plus tard, son désir de souhaiter, comme elle le méritait, la bienvenue à la meliora qu'elle avait crue perdue. À sa meliora.
— Tu es revenue, déclara Herennius à Aeshma.
— Tu en as douté, doctor ?
— Non.
Aeshma sourit en coin.
— Tu t'es entraînée durant ton absence ?
— Un peu.
— Au palus ?
— Les quatre premières semaines, oui. Après, je n'en avais pas à ma disposition.
— Hélios ! cria Herennius. Laisse ton palus à Aeshma et viens me voir.
— Oui, doctor, répondit le gladiateur.
— Un nouveau ?
— Un hoplomaque, Téos l'a acheté à Capoue.
— Mmm.
— Il y a beaucoup de nouveaux. C'est bien que tu sois rentrée.
Hélios arriva, Herennius lui demanda de remettre son épée de bois à Aeshma et la jeune Parthe partit se mettre au palus. Elle croisa le regard heureux d'Ajax, celui de Sabina complice, celui revêche et grognon de Xantha, quelques autres qui la saluèrent discrètement. Ensuite, plus rien n'exista que son palus.
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À la pause, Ajax vint lui donner un grand coup de poing dans le défaut de l'épaule.
— On m'a parlé de tes exploits, Aeshma. Tu es un vrai melior. Je suis content que tu sois rentrée.
Aeshma avait grogné, Ajax était une brute. Sympathique. Sabina se montra plus caustique.
— Tu es comme la peste, on ne se débarrasse jamais de toi !
— J'ai cru comprendre que tu n'avais rien à m'envier.
— Comment sais-tu ça ?
— L'esclave de la domina, Néria.
— Ah, ouais.
— Chloé aussi m'a raconté.
— C'était épique au moins ?
— Pas trop. Me revoir leur a cloué le bec.
— Tous des... grmeeuleubeleu, grommela soudain Xantha à côté d'elles.
Aeshma se fendit d'un sourire. Elle n'en attendait pas moins de la Germaine.
— Te marre pas, Aeshma. Je leur ai dit que tu reviendrais. Personne ne m'a crue, tu devrais tous leur casser la gueule.
Xantha lui tourna le dos et partit à grand pas lourds en balayant tout ce qui se trouvait sur son passage.
— Je n'ai rien cru du tout, se défendit Sabina. Je me suis contentée d'agoniser.
— Tu te portes plutôt pas mal pour une agonisante, ironisa Aeshma.
— Tu peux remercier Julia Metella Valeria. Je lui dois une vie. Enyo et Galini aussi d'ailleurs. Tout comme Lucia.
Aeshma fronça les sourcils.
— La femme d'Aper, précisa Sabina.
— ... ?
— Il est mort sur le bateau. Julia Metella l'a prise à son service. Aper avait demandé à Atalante de s'occuper d'elle, mais je crois que c'est Marcia qui en a parlé à la domina. Téos ne l'aurait pas gardée, sauf comme ludia et je ne crois pas qu'Aper pensait à cela en demandant à Atalante de parler à Téos.
— C'est elle qui t'a raconté ça ?
— Non, je les ai entendus parler.
— Mmm.
— Qu'est-ce qui t'est arrivé, Aeshma ? demanda Anté venu aux nouvelles.
— Rien de spécial.
— À d'autres, fillette ! intervint Ajax. Tu as la tête d'une personne qui a vécu de terribles aventures.
— Et tu as maigri, observa Sabina. Tu n'as pas mangé à ta faim.
— Combien de temps tu es...
La reprise des entraînements interrompit les questions. Sabina tapa sur l'épaule d'Aeshma.
— Si tu crois qu'on va te laisser tranquille... Il va falloir que tu nous racontes tout, Aeshma. Un mois et demi. Tout ce que tu as fait pendant un mois et demi.
— Pff, souffla la jeune Parthe.
— On te coincera et tu parleras.
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Aeshma retrouva son palus avec soulagement, mais Téos fut mis au courant du retour de l'enfant terrible de sa familia et il demanda à la voir. Il avait reçu des instructions concernant ceux qui étaient allés remplir les missions du procurateur. Il avait pu transmettre un rapport sur Saucia, Typhon, Marpessa et Rigas. Ces quatre-là n'avaient jamais rencontré ni fréquenté les sœurs Metella. Astarté ne faisait plus partie de la familia. Restait Aeshma qui, si elle était encore vivante, avait peut-être survécu en compagnie de la plus jeune des deux sœurs, avec Gaïa Metella, celle-la même qui l'avait louée pour une somme folle l'année dernière.
Téos savait pour le domaine de Bois Vert. Pour Kaeso Atilius Valens. Mais il feignait de l'ignorer et il n'était pas assez fou pour croire tenir le procurateur. L'homme le tenait, lui. La parole d'un laniste ne valait rien. Et puis, l'avenir de son ludus lui importait plus que n'importe quoi. Il se moquait des manœuvres d'Aulus Flavius, des guerres d'influences politiques, commerciales ou amoureuses. Il savait que le procurateur avait des vues sur Julia Metella. Ou qu'il en avait eu. Il se conduisait autant comme un adversaire commercial et politique envers elle que comme un amoureux éconduit. Les histoires d'amour ! La concupiscence abaissait le plus noble des hommes à se conduire comme le plus parfait imbécile.
Le retour d'Aeshma ne l'étonna pas, mais Téos devrait répondre à des questions. D'abord, prévenir Silus, puis raconter ce qu'il savait sur sa meliora. Sur ce qu'elle voudrait bien lui raconter. Aeshma n'était pas Sabina qui avait raconté les aventures de l'Artémisia avec force détails. Et quand elle n'avait pas été présente, Chloé, Métrios et les autres avaient complété les trous de son récit.
L'amitié qu'entretenaient Marcia et Julia Metella l'inquiétait. Qu'Aeshma se fût retrouvée à l'eau avec Gaïa Metella aussi. Parfois, il se demandait si la Parthe savait à qui elle s'était attaquée à Myra. Ses gladiatrices s'étaient trouvées mêlées à des meurtres qui impliquaient personnellement les sœurs Metella. Le père de Marcia avait été tué par l'une des gladiatrices qu'elle admirait le plus et par celle avec qui elle s'était engagée dans une ridicule relation amoureuse.
Julia Metella connaissait personnellement Atalante et Aeshma. Aeshma qui avait été envoyée pour la tuer. Si le procurateur lui avait dévoilé le but exact de leur mission, Téos n'aurait jamais envoyé la petite Parthe à Myra. Il ne voulait pas savoir ce qui s'était réellement passé là-bas. De toute façon, ni Astarté ni Aeshma n'auraient jamais rien dit. Elles ne diraient rien. Téos les soupçonnait parfois d'avoir assassiné les brigands et leur camarade Galia. D'avoir sauvé Julia Metella et Quintus Valerius. Aeshma avait une haute idée de la loyauté et de l'honneur. Elle avait été reçue chez Julia Metella, soignée. Il voyait mal la jeune gladiatrice l'oublier et assassiner une femme envers qui elle pensait être redevable. Aulus Flavius était un imbécile. Téos ne voulait rien savoir, mais il devait jouer serré et ne pas éveiller la suspicion du procurateur et de son sbire.
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— Aeshma, dominus, annonça Herennius.
— Merci, doctor. Tu peux nous laisser.
Le laniste se retourna et dévisagea la jeune gladiatrice.
— Déshabille-toi. Entièrement.
Aeshma retira sa tunique et ses sous-vêtements. Elle ne garda que ses caligaes. Téos s'approcha et l'examina de la tête aux pieds.
— Enlève tes caligaes, je veux voir tes pieds. Atticus t'a vue ?
— Oui, dominus.
— Que t'a-t-il dit ?
— Que les cicatrices de Pompéi étaient laides, mais qu'elles avaient été correctement soignées, que j'avais maigri et euh... c'est tout. Il était content, sinon... euh, de mon état physique.
— Qui t'a soignée ?
Aeshma se mordit la lèvre inférieure et choisit d'être honnête. Rien ne servait de mentir de toute façon.
— Moi et la domina.
— Gaïa Metella ?
— Oui, dominus.
— Comment ça s'est passé ?
— On a survécu, dominus. Il y avait à manger et de quoi se soigner sur le lembos. Ensuite, on a abordé en Cyrénaïque, on a marché jusqu'à Darnis. La domina a rencontré quelqu'un qu'elle connaissait et nous sommes rentrées à Alexandrie. Elle a attendu qu'un de ses navires soit disponible et nous avons embarqué pour la Lycie.
— Tu l'as accompagnée à Patara ?
— Non, dominus, j'ai été débarquée à Sidé.
— Combien de temps es-tu restée chez elle à Alexandrie ?
— Quatre jours.
— Qu'est-ce que tu as fait là-bas ?
— Je me suis entraînée et j'ai couru.
— Où ?
— Dans la campagne, au alentour de la ville.
— Elle t'a laissée sortir ?
— Oui, dominus.
— Elle avait confiance en toi ?
— On a passé un mois seules sur un bateau, dominus. Si j'avais voulu la tuer ou fuir en Cyrénaïque, rien ne m'en aurait empêché.
— Elle est comment ?
— La domina ?
— Oui.
— Euh... Ben, elle est courageuse et pas trop chiante.
— Et sa villa à Alexandrie ?
Pourquoi Téos lui posait-il ces questions ?
— Elle possède une belle villa, dominus.
— Qu'est-ce que tu penses d'elle ?
— Rien de spécial, mentit Aeshma sans vergogne.
— Elle t'a pourtant sauvé la vie, non ? Et vous avez passé un mois et demi ensemble.
— C'est une domina, je suis une esclave, dominus.
— Tu as pris du bon temps avec elle ? Tu l'as baisée ?
— ...
— Aeshma ?
— Euh, on n'avait pas vraiment la tête à ça, dominus. Dériver en pleine mer ne donne pas vraiment l'envie de baiser comme un lapin, se renfrogna Aeshma.
— Tu baises bien avant les munus. Ça te détend.
— Avec des inconnus, des mecs que je suis sûre de ne pas avoir sur le dos ensuite, pas avec quelqu'un dont je ne sais pas quand je vais en être débarrassée.
— Mais si elle te l'avait demandé ?
— Elle ne me l'a pas demandé, dominus, répondit aigrement la jeune Parthe.
La discussion déplaisait à Aeshma, mais pour le coup, elle n'avait pas menti en répondant à la dernière question. La domina ne lui avait rien demandé. Aeshma non plus. C'était juste arrivé comme ça. Gaïa l'avait manipulée au Grand Domaine, mais pas sur l'Artémisia. Peut-être qu'elle en avait eu envie, mais elle n'avait pas tenté de la séduire. Aeshma aurait été incapable de dire qui avait fait le premier pas. Si c'était elle qui s'était hissée jusqu'à sa bouche ou si c'était la domina qui s'était penchée sur la sienne. Elles avaient dormi un mois et demi ensemble sans jamais esquisser le moindre geste équivoque l'une envers l'autre — une aberration quand Aeshma y pensait — et, sans que rien ne le laissât présager, elles étaient soudain tombées dans les bras l'une de l'autre. De toute façon, cela ne changeait rien. Si ? Gaïa Metella lui avait assuré que non. Elle mentait ? Pourquoi aurait-elle menti ? Est-ce que c'était si important d'ailleurs ? Qu'elles eussent couché ensemble ? Au Grand Domaine, elles avaient bien couché ensemble, pour ce que cela avait eu comme conséquence...
— Tu l'aimes bien ? la coupa Téos de ses pensées.
— Elle a l'âme d'une guerrière, répondit spontanément Aeshma d'un ton convaincu et admiratif.
— Mmm.
Aeshma jura en silence. Elle en avait trop dit.
— Les autres se sont étalés sur ses talents d'archère et le sang-froid dont elle a fait preuve durant l'attaque des pirates, je comprends qu'elle ne te soit pas indifférente. Comment est sa sœur ?
— Sa sœur, dominus ? demanda Aeshma décontenancée par sa question.
— Oui, Julia Metella Valeria. Tu es bien allée chez elle l'an dernier ?
— Euh, oui. Elle tire très bien à l'arc elle aussi, dominus.
— Si vous n'avez pas baisé qu'est-ce que vous avez fait sur le lembos ?
— On s'est entraînées, on a péché.
— Tu lui as donné des cours ?
— Oui.
— Elle te doit de l'argent, alors ?
— ...
— Je plaisante, Aeshma, rit Téos. J'ai un engagement pour un munus dans trois semaines à Xanthos. Je veux que tu y participes. Tu sais ce que ça veut dire ?
— Oui, dominus.
— Tu peux disposer.
— Merci, dominus.
Aeshma ramassa ses affaires et sortit. Elle se rhabillerait dehors. Téos se félicita de son petit entretien. La Parthe n'était pas revenue diminuée, elle n'avait pas non plus exprimé de sentiments déplacés à propos des sœurs Metella. L'admiration et le respect qu'elle témoignait à Gaïa Metella étaient justifiés et ne présentaient rien d'inquiétant.
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Aeshma déboucha dans la cour, ses affaires encore sous le bras, elle avait entendu sonner la fin des entraînements, elle irait se laver, peut-être même qu'Herennius lui permettrait-elle de retourner aux bains, elle ne voyait donc pas l'intérêt de se rhabiller. Le cri jaillit :
— Aeshma !
Et mer... Aeshma n'eut même pas le temps de finir de jurer. Elle se retrouva percutée par une furie qui la serra à l'étouffer entre ses bras. Aveugle et sourde, Aeshma l'aurait reconnue. Seule Marcia était capable de tels débordements. Et puis, d'autres se jetèrent dans ses bras : Galini, Caïus. Ils cacardaient et riaient comme des oies, Aeshma n'arrivait pas à se dépêtrer de leurs embrassades ni à se faire entendre. Ils empestaient la poussière et la sueur, d'où sortaient-ils ? Et comment Caïus et Galini pouvaient-ils se comporter comme des débiles et aussi familièrement ? Gallus, amusé et heureux de la revoir, vint aussi en rajouter et lui donnait de grandes tapes amicales dans le dos. Diodoros plus méfiant resta en arrière, il se souvenait qu'Aeshma avait les poings durs et qu'elle en usait facilement. Quant à Sara, la petite novice, elle ne connaissait pas Aeshma, sinon par ce qu'on lui en avait raconté et elle nota, inquiète, son regard courroucé.
On racontait dans la familia qu'Aeshma était une incroyable gladiatrice. Marpessa lui vouait un culte et l'attendait impatiemment. Enyo pensait de même. La dernière thrace, Lempado, ne l'aimait pas particulièrement, mais elle reconnaissait ses qualités martiales et ne s'était jamais permise, d'une façon ou d'une autre, de les remettre en question. Euryale, parmi les garçons, la jalousait. Mais Caïus et Gallus parlaient de ses combats avec passion. Le combat contre une ancienne meliora à Patara et ses combats contre Atalante pouvaient occuper des soirées entières et on n'entendait pas seulement les thraces louer ses mérites. Les meliores en rajoutaient, les mirmillons et les rétiaires défendaient leurs melioras, les hoplomaques et les secutors participaient aux récits et se lançaient dans d'autres récits qui mettaient en scène des gladiateurs disparus ou mythiques. On parlait d'autant plus des gladiateurs absents : Lucanus, Astarté, Aeshma, Lydia, Castor, Scylas...
— Vous avez fait vos dix tours de cour ? claqua soudain une voix.
Les apostrophés se figèrent. Atalante ! Sara se mit à courir, Diodoros la rejoignit. Gallus, Marcia, Galini et Caïus lâchèrent prestement Aeshma et s'embarrassèrent d'excuses auprès d'Atalante qui les en houspilla d'autant plus durement.
— Vingt tours ! Toilette au puits. Pas de dîner au réfectoire !
— Doctor, Atalante ? lui lança Aeshma en s'essuyant d'un air dégoûté comme si on l'avait recouverte de boue nauséabonde.
Atalante prit le temps de s'assurer qu'elle ne rêvait pas, qu'Aeshma était bien vivante et en bonne santé, qu'elle l'avait retrouvée. Ses yeux brillèrent et elle retint un sourire. Mais tout son visage s'illumina, ses lèvres s'étirèrent, ses joues remontèrent, ses paupières se plissèrent. Elle exprimait sans vraiment en être consciente, une joie brute et pudique. Aeshma eut soudain soif, mais Atalante qui avait peut-être remarqué son émotion, reporta son attention sur ses élèves et son sourire prit un pli narquois quand elle répondit enfin à la question que lui avait posée sa camarade :
— Meliora, Aesh. Seulement meliora.
— Tu t'amuses ?
— J'aime courir et je leur apprends à gérer leur effort, à respirer. À travailler leur résistance. La fatigue tue autant que l'épée sur le sable.
— Ouais, c'est vrai.
— Tu as maigri, ne put s'empêcher de remarquer Atalante.
— Ouais.
— Mais tu en jettes toujours autant, plaisanta-t-elle.
— Et toi, tu es toujours aussi con.
— Tu pensais que j'aurais changé ?
— Non.
— Tu... Excuse-moi.
Les novices arrivaient, précédés par Ister, serrés de près par Marpessa et Velox.
— Les novices ! les apostropha Atalante. Dix tours tranquilles en soufflant, je vous surveille. Vous venez me voir quand vous avez fini. Sara, ne rêve pas, ajouta-t-elle à l'intention de la novice qui avait tourné la tête vers elle, dans l'espoir qu'elle la compterait parmi les novices. Tu restes avec les autres. Ister, tu fais vingt tours et tu rejoins tes camarades, même punition, tu leur demanderas. Marpessa, Velox, vous êtes libres, merci de votre aide.
Marpessa tourna la tête vers Atalante et elle la vit. Elle s'illumina. Atalante entendit Aeshma souffler de dépit à côté d'elle.
— Elle t'adule trop pour se permettre de se jeter dans tes bras, mais elle t'attend depuis son retour de Capoue.
— Génial.
— Tu l'aimes bien, Aesh. Je le sais, pas besoin de jouer à l'ours devant moi.
Les novices ne purent s'empêcher de regarder la nouvelle venue. De s'interroger sur son identité. Une gladiatrice. Elle se tenait nue et on distinguait ses cicatrices même de loin. Elle discutait familièrement avec Atalante.
— Qui est-ce ? souffla Eurgain.
Deux auctoratus se rentrèrent dedans en bavant à moitié sur le corps dénudé exposé devant leurs yeux. Ils adoraient cette familia. Les filles possédaient toutes des corps plus beaux les uns que les autres et quand elles ne se baladaient pas à moitié nues, elles étaient carrément à poil. C'était génial ! Les gladiatrices n'étaient pas toujours faciles à approcher et elles les considéraient comme des novices méprisables et indignes de leurs faveurs, mais les novices les regardaient avec plus d'indulgence. Malheureusement, les doctors et Atalante veillaient jalousement sur elles et leur vertu, et tant qu'ils n'auraient pas fait leurs preuves sur le sable, ils ne bénéficieraient pas de la liberté octroyée aux autres gladiateurs.
Ister ne se gênait pas pour profiter des charmes des novices et ils s'impatientaient de l'imiter. Mais qu'importait pour l'instant, ces femmes leur offraient matière à fantasmer et ils avaient la possibilité, quand on le leur permettait, de se rendre à Sidé et de se payer du bon temps dans des auberges qui proposaient repas, boissons et prostitués. Les filles étaient souvent moins désirables que les gladiatrices, mais ils se promettaient, une fois leur noviciat terminé, d'en mettre quelques-unes dans leur lit. Ister racontait à qui voulait l'entendre ses conquêtes et l'ombre d'Astarté planait sur le ludus, même s'ils n'arrivaient pas à vraiment savoir ce que cette fille avait eu de si exceptionnel.
— Septimus, Nério, les réprimanda Atalante. Si vous continuez à courir comme des canards, vous courrez jusqu'à la deuxième veille.
Les deux auctoratus arrêtèrent de loucher sur la jeune Parthe.
— Tu les distrais, Aesh.
— Je n'ai rien fait, protesta la jeune Parthe.
— Franchement, tu n'as pas besoin de faire quelque chose pour distraire des mâles en manque de sexe.
— C'est peut-être sur toi qu'ils fantasment.
— Je suis habillée et ils ont peur de moi.
— Ouais, ben, s'ils se font des idées, ça ne va pas durer longtemps.
— Je n'en doute pas, rit Atalante.
— Je vais au bain.
— Mmm, répondit distraitement la grande rétiaire les yeux fixés sur ses novices.
— Ata ?
— Mmm ?
— Il y a des thraces dans le lot ?
— Sara, celle qui court avec Galini. Tu as de la chance, elle promet beaucoup. Euryale est melior. Il y a un nouveau thrace parmi les gladiateurs que Téos a achetés à Pergame, je te le présenterai.
— Qui a remplacé Piscès ?
— Personne. Herennius a confié l'entraînement des mirmillons à Ajax. Mirmillons et secutors ne se distinguent que par leur casque et leur appariement.
— Bon, je te revois plus tard.
— Mmm... Aesh ?
— Ouais ?
— Tu ne dormiras pas seule ce soir.
La petite thrace fronça les sourcils, cherchant à comprendre le sous-entendu. Non, pas le sous-entendu, Atalante n'avait pas pris un ton qui allait dans ce sens. Elle était sérieuse.
— Marcia, lâcha Atalante.
— ...
— Tu lui as beaucoup manqué. J'ai fait ce que j'ai pu, mais...
Aeshma hocha la tête, contrariée. Elle aurait bien posé des questions, mais elle n'avait pas envie d'en entendre les réponses. Atalante souffla soudain de dépit et partit en direction des coureurs.
Une sourde inquiétude s'était abattue sur la jeune Parthe.
.
Marcia. Elle était venue une fois dormir avec elle. Elle avait pleuré. Elle lui avait aussi promis de ne pas revenir. Alors pourquoi ? Et où étaient Lucanus et Astarté ? Aeshma en ne les voyant pas lors de l'entraînement avait pensé qu'ils se trouvaient avec Atalante. Marpessa et Velox étaient revenus avec la grande rétiaire, pas les deux meliores. Elle aurait pu demander à Atalante, mais sans trop savoir pourquoi, elle n'avait pas envie d'entendre ce que la grande rétiaire lui répondrait.
Atalante n'avait pas non plus voulu lui en parler. Pas comme ça. Au milieu de la cour, devant les novices et le reste de la familia. La vente de Lucanus n'affecterait pas Aeshma, mais celle d'Astarté ? Atalante ne pouvait se défendre d'un sentiment de culpabilité. Elle aurait dû s'apercevoir plus tôt des relations que la grande Dace et Marcia entretenaient. De leur passion. Elle n'aurait jamais dû les pousser dans les bras l'une de l'autre. La peine de Marcia ne s'était pas estompée, pas encore. Elle ne surmontait pas l'absence d'Astarté.
Atalante redoutait la réaction d'Aeshma quand elle saurait. Elle n'avait pas eu le cœur de le lui dire maintenant. Elle se retourna. La petite Parthe était partie. Et si elle l'apprenait par quelqu'un d'autre ? Atalante jura entre ses dents. Elle venait de se montrer stupide. Elle n'avait même pas su souhaiter la bienvenue à Aeshma. Elles'était tellement inquiétée, elle avait tellement eu peur de la perdre.
.
Les craintes d'Atalante se vérifièrent. Ce serpent d'Ister.
Aeshma n'apprit rien le premier soir. Personne n'osa évoquer devant elle la vente des deux meliores. Tout le monde voulait oublier. Aeshma refusa de se prêter aux joies de son retour. Ceux qui essayèrent de lui arracher le récit de ses aventures se firent vertement rabrouer. Euryale lança une plaisanterie sur ses petits secrets. Aeshma le regarda froidement et le menaça :
— Si tu ouvres encore ta gueule, je vais la réduire en bouillie, Euryale. Tu as beau te targuer d'être un melior, tu ne fais pas le poids face à moi et tu le sais très bien, lança-t-elle cinglante.
Le thrace avait pâli sous l'insulte. Le silence devint pesant. On s'attendit à ce que les deux meliores se sautassent au cou. Les anciens savaient combien ils se détestaient. Ils savaient aussi qu'Aeshma surpassait Euryale dans toutes les disciplines. Les nouveaux espéraient une bagarre. Pour le plaisir et pour vérifier les assertions des anciens qui portaient la petite thrace aux nues. Ils devraient attendre une autre occasion. Euryale serra les dents et ne répliqua rien. Aeshma l'oublia. Typhon présent lors de la courte altercation, sourit. Elle revenait comme elle était partie. Égale à elle-même.
Aeshma s'isola après le repas. Elle monta sur une terrasse. Et sans y penser, elle sortit le tétradrachme de sa ceinture et se mit à jouer avec. Personne ne vint la déranger. Elle avait du mal à penser. Son retour, la domina, Atalante, Marcia, la familia, les questions étranges de Téos, l'affection dont elle était l'objet, l'absence de la domina, d'Astarté. Où était cette abrutie ? Elle vida son esprit.
Quand elle redescendit, le ludus était calme. Tout le monde dormait. Elle s'étonna qu'Herennius ne se fût pas inquiété de savoir où elle était. Qu'il ne lui eût pas envoyé une gladiatrice ou un garde. Elle ne savait même pas où elle dormait. Elle pouvait retourner dans sa cellule et virer Galini. La jeune gladiatrice trouverait bien à dormir ailleurs. Une forme se leva au moment où elle traversait la cour, pas vraiment décidée.
— Aeshma ? Euh...
— Galini ? la reconnut la jeune Parthe. Qu'est-ce que tu fous encore debout ?
— Atalante m'a dit de t'attendre. Herennius est au courant.
— Qu'est-ce que tu veux ? maugréa Aeshma.
— Te prévenir que ta cellule était libre et que ton coffre était dedans.
— Tu vas dormir où ?
— On m'a attribué une nouvelle cellule.
— Mmm.
— Bonne nuit, alors, lui dit timidement la jeune fille.
— Galini ? la rappela Aeshma.
— Oui ?
— Tu as été nulle sur le bateau. Tu n'aurais jamais dû faire confiance à Jason, relâcher ton attention.
— Oh... euh. Je ne pensais pas qu'un gladiateur pouvait me trahir.
— Tout le monde peut trahir.
— Non, Astarté ne m'a pas appris ça.
— Elle s'est montrée stupide. Lors d'un combat, tu ne peux faire confiance à personne.
— Atalante te fait confiance. Et j'ai vu comment se battaient Sabina, Xantha, Enyo et Penthésilée contre les pirates.
— Ouais, bon... mais ce n'est pas une raison. Tu ne peux pas relâcher ta vigilance sous peine de le payer très cher. Tu l'as payée très cher d'après ce qu'on m'a raconté ?
— Oui.
— Je demanderai à Herennius de travailler avec toi si Astarté est d'accord.
— Ah, euh, balbutia Galini, mal à l'aise.
Mais Aeshma avait envie de dormir et elle ne remarqua pas l'embarras subi de la jeune gladiatrice.
— Bon, salut, Galini, et merci de m'avoir attendue.
— Euh... bonne nuit, Aeshma.
Aeshma ramassa une lampe dans une niche. Elle grimaça de plaisir en entrant. La chambre était propre, les draps aussi. Elle alluma une lampe posée sur la table et repartit remettre celle qu'elle avait empruntée à sa place. Elle se déshabilla rapidement et se coucha. Un quart d'heure plus tard, sa porte d'entrée grinça. Deux fois. Puis, plus rien.
— Marcia, grommela Aeshma.
— Euh, Aeshma, je... Tu... je suis désolée, je m'en vais.
Une voix mal assurée, un reniflement. Aeshma jura.
— Reste.
— ...
— Reste, Marcia.
— ...
— Bon, tu te décides ? Soit tu viens, tout de suite, soit tu dégages, râla la jeune Parthe.
Marcia s'approcha rapidement, elle s'assit, retira ses sandales et se coucha à côté d'Aeshma. La gladiatrice était nue et la main de la jeune fille chercha vainement un habit autour duquel refermer son poing. La jeune Parthe souffla et bougea, encourageant Marcia à venir poser sa tête sur son épaule. Celle-ci enfouit son nez dans son cou. Aeshma sentit ses larmes et ses bras se refermèrent autour de la jeune fille. Marcia laissa sa peine déborder. Son corps fut parcouru de spasmes et elle déversa autant de larmes que de morve dans le cou de la jeune Parthe. Elle ne savait même pas pourquoi elle pleurait. Elle sentait les bras affectueux et légers d'Aeshma l'enserrer. Tendrement.
Tendrement ? Où Aeshma avait-elle appris à être tendre ? Ses sanglots redoublèrent. Astarté. Astarté était tendre.
Aeshma ne savait pas quoi dire, elle se contenta d'être là et cela sembla suffire à Marcia. La jeune fille serra la jeune Parthe dans ses bras et elle s'endormit en reniflant, le corps encore secoué par sa peine. Aeshma ne comprenait pas. Marcia avait peut-être eu peur, mais la retrouver ne pouvait pas être la seule raison qui l'avait jetée dans ses bras.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
illustration : reconstitution des jeux olympiques. crédit photo : inconnu.
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