Chapitre LXI : Entre les mains des soigneurs
Le ludus de Sidé. Son école, sa caserne, sa prison, sa maison.
Un ancien domaine agricole entouré de vergers. Figuiers, pruniers, grenadiers, pommiers, poiriers et des milliers d'oliviers. Téos avait engagé des ouvriers agricoles qui soignaient les arbres et récoltaient les fruits. Ils nourrissaient la familia et le laniste vendait certainement les surplus sur les marchés. Aeshma n'en savait rien. Les champs étaient en friche. Ils n'avaient pas été ensemencés au printemps ou au début de l'été. Des herbes folles poussaient en touffes et les ronces déjà, rampaient sur le sol.
La route était large et bien entretenue. Bordée d'arbres, elle offrait une belle perspective sur l'immense villa qui accueillait aujourd'hui le ludus de Téos. De loin, le visiteur distinguait les hauts murs ocres, la porte monumentale, le guichet où il devrait se faire reconnaître pour obtenir son droit d'entrer. De rentrer.
Mais Aeshma n'eût pas à se justifier comme elle avait été obligée de le faire au ludus municipal de Patara, quand elle était revenue de Myra avec Astarté. Elle n'eût même pas à frapper à la porte du ludus. Celle-ci l'attendait, grande ouverte, et le garde posté à l'entrée était l'un des deux seuls gardes, en sus de Tidutanus, qui avait survécu à l'abordage de l'Artémisia. Pas un étranger pour qui Aeshma ne représentait rien.
Quand la jeune gladiatrice arriva à un demi-mille du ludus, il sut qui elle était. Ce ne pouvait être qu'elle. Cette femme en tunique d'homme, serrée à la taille par une large ceinture de cuir. Ce pas ferme et souple de gladiateur.
Il resta un instant médusé. Vivante, elle était vivante et elle était revenue.
Une bordée de jurons lui échappa, il courut vers elle. S'arrêta. Tourna les talons. Leva les bras au ciel, prêt à débouler comme un boulet d'onagre dans la cour d'entraînement du ludus et à hurler qu'elle était là, qu'elle était revenue, qu'elle était vivante, que c'était elle, que Neptune l'avait épargnée, qu'Éole dans sa grande clémence, l'avait poussée de son souffle jusqu'à Sidé. Il s'arrêta une nouvelle fois. Tourna à gauche, à droite. Et puis, il oublia son devoir, sa place, qu'il était un homme libre, qu'elle était une esclave, qu'elle s'était compromise dans la gladiature, qu'elle n'avait jamais particulièrement aimé les gardes et qu'elle ne frayait que très rarement avec eux.
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Aeshma n'avait pas mis beaucoup de temps à rejoindre le ludus. Elle avait évité la ville, les faubourgs et elle n'avait pas été inquiétée par la milice ou par qui que soit. Elle s'était concentrée sur son pas. Elle combattait une certaine fébrilité. Elle aurait aimé que personne ne remarquât son retour. Elle fronça les sourcils. Un type courait dans sa direction. Elle n'arrivait pas à savoir qui c'était. Un garde ? Qu'est-ce qu'il foutait ? Il avait l'air d'un fou. Elle s'arrêta quand il ne fut plus qu'à une vingtaine de pieds d'elle. Il ne s'arrêta pas. Il lui rentra dedans et la serra follement dans ses bras en balbutiant des phrases incohérentes :
— Dieux, tu es là ! Par Némésis ! Il ne t'a pas gardée. La pièce ! Tu n'avais pas de pièce ! Ah, Aeshma ! Grâce soit rendue à ton avarice* !
Aeshma grogna, excédée par ses débordements et elle se dégagea brutalement. Le garde se recula d'un pas.
— Incroyable ! lâcha-t-il les yeux écarquillés.
Il la reprit dans ses bras.
— Mais merde, Ursus ! râla la jeune Parthe. Qu'est-ce que...
Le garde était parti avant qu'Aeshma n'eût achevé sa phrase.
— Pff, ça promet, maugréa-t-elle.
Elle se reprocha de ne pas avoir attendu la nuit. Elle se serait introduite d'une manière ou d'une autre dans l'enceinte du ludus. Avec un peu de chance, Téos n'aurait pas vidé sa cellule, ni logé quelqu'un d'autre dedans et elle se serait couchée. Si sa cellule était occupée, elle aurait dormi dans le réfectoire, dans l'infirmerie ou dans un coin de la cour. Et le matin...
Pff ! Le matin ? Qu'est-ce que cela aurait changé ? Rien. Depuis qu'elle le connaissait, Ursus ne lui avait jamais adressé la parole que pour lui transmettre des ordres. Et maintenant, il lui sautait dans les bras, aussi ému et bien plus incohérent que ne l'avait été la petite Néria à Alexandrie. Tout cela parce qu'ils avaient étripé sur le même navire quelques pirates que Gaïa Metella disait Crétois ? C'était n'importe quoi.
Elle se remit en marche, l'air mauvais et s'attendit à ce qu'à tout moment le ludus lui vomît dans une éructation incontrôlée toute sa familia d'un seul coup dans la gueule. Mais rien ne surgit. Personne ne franchit la porte grande ouverte du ludus, sinon elle. La cour qui s'ouvrait derrière était vide et silencieuse.
Une porte claqua. Un esclave apparut, il regarda curieusement la jeune gladiatrice. Il ne la connaissait pas. Il la trouva étrange et puis, son regard se chargea d'indifférence. Qu'avait-il à faire de sa présence ? Son rôle se limitait à nettoyer les communs et les cours, pas à s'occuper des visiteurs. Il se traîna un peu plus loin, ramassa un balai et disparut aussi silencieux et apathique qu'il était survenu.
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Ursus cherchait Publius Tidutanus. Sans méthode ni logique. Sans s'enquérir auprès de personne du chef de la garde. Sans penser à demander où il pouvait se trouver. Un de ses camarades s'étonna de sa fébrilité, Ursus l'ignora. Tidutanus était absent et Ursus continua à errer dans le ludus sans que personne ne sut la nouvelle qu'il apportait.
Aeshma ouvrit la porte qui donnait accès à la cour où se déroulaient les entraînements. Elle déboucha dans la galerie couverte. Elle resta dans l'ombre. De nouveaux gladiateurs avaient intégré la familia. Téos et Herennius avaient aussi recruté des novices. Des hommes et des femmes. Elle observa l'entraînement, apprécia certains nouveaux, se fendit d'une moue dépréciative pour d'autres, d'un rictus quand elle vit Sabina d'un grand coup de parma étaler une novice à terre. Astarté avait fait des émules. Mais la novice l'avait mérité, elle avait perdu l'équilibre, avait désolidarisé ses mains de ses hanches, levé les coudes, Sabina n'avait eu qu'à lui rentrer dedans et à frapper. La fille se relevait péniblement, une plante de pied la renvoya à terre et au lieu de rouler et de se dégager, elle resta immobile. Le bâton de Sabina l'atteignit au plexus, elle cria de douleur, un cri qui tourna au râle quand la pointe du bâton écrasa sa trachée artère. La fille leva la main. Sabina s'adressa à elle. Des critiques, peut-être des conseils. La meliora avait l'air contrarié. Des reproches. Elle consentit seulement après, à relâcher la pression sur la gorge de la novice. La fille s'assit maladroitement, une main sur la gorge. Si elle ne se bougeait pas un peu plus vite, pensa Aeshma. Gagné ! Excédée par sa lenteur, Sabina revint à la charge. Elle empoigna les cheveux de la novice et tira dessus. La fille se remit sur ses pieds et partit en avant emportée par l'élan que lui avait imprimé la meliora. Elle passa en catastrophe devant Sabina qui lui appliqua une violente taloche sur la nuque. La novice accéléra, trébucha en direction de Xantha qui se retourna brusquement à l'appel de Sabina. Un poing partit. La course de la novice se brisa dessus. Elle s'écroula au sol. La correction était sévère. Aeshma souhaita à la novice de ne partager ni l'armatura de Sabina ni celle de Xantha. Celle d'Astarté ou la sienne. Elle accumulait les fautes et les erreurs. De placement, de comportement. Si Aeshma devait la former, elle lui apprendrait durement à bien se tenir et si elle ne progressait pas, la fille s'en repentirait amèrement.
Sabina salua Xantha d'un signe de tête, la Germaine lui répondit en levant le menton d'un air complice. Comme si... elle assurait le rôle d'une meliora ? Où était Astarté ? Et les autres ? Atalante, Marcia, Galini, Caïus, Gallus ? Lucanus ? Elle repéra Ajax, Euryale, Diodoros, Dyomède, Penthésilée, Lysippé, Anté...
— Aeshma !
Pas un cri, un souffle. Un murmure. Chloé. La bavarde. Muette d'émotion.
— Dieux, dieux, dieux... murmura encore la masseuse. Viens vite !
Elle lui attrapa la main et la tira derrière elle. Aeshma souffla de dépit, mais la suivit sans protester, désireuse de passer le plus longtemps possible inaperçue.
Chloé l'entraîna aux bains. Le personnel qui y travaillait commençait à s'activer. Des gladiateurs étaient sortis courir sous la direction d'Atalante. Ils reviendraient épuisés, en sueur et sales, et l'entraînement finirait bientôt. Herennius enverrait les gladiateurs par petits groupes avec des instructions précises. Un bain froid rapide, un bain chaud, un débarbouillage, des massages spécifiques ou complets, l'infirmerie.
Des esclaves chargeaient du bois dans les fourneaux, remplissaient d'eau les baquets, préparaient les savons, les linges, les huiles et les onguents. Dans un premier temps, personne ne remarqua l'arrivée de Chloé et d'Aeshma.
— Une cuve ! De l'eau chaude ! Tout de suite ! lança Chloé à la volée.
— Mais... tenta de protester un employé des bains.
— Tout de suite !
— Pff, souffla l'homme. Pour qui ?
— Pour elle, déclara Chloé comme si Aeshma avait été une reine.
L'homme ouvrit la bouche. Il était au service de la familia depuis des années.
— Si tu l'ouvres... le menaça Aeshma.
— C'est prêt dans deux minutes, dit-il précipitamment.
Il s'empressa de préparer un baquet, veilla à la température, houspilla un jeune garçon qui traînait.
Chloé retourna son attention vers Aeshma.
— Je m'occupe de toi, lui dit-elle d'un ton sans réplique.
Aeshma se garda bien de protester. Si elle usait parfois des poings pour faire taire un gladiateur qui l'irritait, elle savait qu'on ne retirait jamais d'avantages à molester les gens qui prenaient soin de votre corps. Elle avait toujours ployé aux injonctions de Samia, de Gyllipos et plus encore à celles de Saucia. Atticus pouvait la contraindre physiquement ou moralement sans craindre de sa part des gestes violents ou une réponse brutale. Les soigneurs, parce qu'Aeshma voyait les masseurs comme des soigneurs, étaient les seuls à dispenser du bien-être et de la douceur au sein de la familia. Dans un monde, dominé par la violence et la brutalité, le sang et la sueur, la peine et les souffrances, les blessures et les coups de verges, leurs mains apaisaient, déliaient, soignaient. Respecter un soigneur assurait délassement et félicité après une journée d'entraînement ou un combat difficile disputé sur le sable.
La masseuse dégrafa la ceinture d'Aeshma :
— C'est une neuve, observa-t-elle.
— Euh, oui. Le mienne était rongée par le sel.
Elle lui délassa ensuite ses caligaes.
— Ce ne sont pas les tiennes, celles-ci sont trop larges.
— J'ai perdu les miennes.
— Il faudra que tu t'en fasses refaire. Saucia dit que c'est important d'être bien chaussé pour un gladiateur.
— Je sais, mais je n'avais pas le temps, grommela Aeshma.
— Pourtant, la ceinture...
— La mienne a servi de modèle.
— Mmm, un bon artisan, apprécia Chloé en jetant un coup d'œil sur la ceinture qu'elle avait posée sur une table.
— Ouais, confirma Aeshma d'un air satisfait.
— Ta tunique est...
— Dis, Chloé ? la coupa Aeshma d'un ton revêche. Tu vas détailler mes affaires une par une ?
— Lève les bras, lui enjoignit Chloé sans répondre à sa question.
Aeshma leva les bras, Chloé lui fit passer sa tunique par-dessus la tête. Elle la plia soigneusement, appréciant l'étoffe, le tissage. Puis elle se retourna vers la jeune Parthe.
— Tu as maigri, dit-elle.
— Pff... Chloé, maugréa la jeune Parthe.
La masseuse s'approcha, elle dégagea l'extrémité du strophium que portait Aeshma et le déroula. Elle passa soudain un doigt sur l'une des cicatrices qu'Aeshma avait gagnées à Pompéi. La petite thrace frissonna.
— Atticus va être fâché, dit pensivement Chloé. Tidutanus a failli étrangler Atalante après le combat contre les pirates. Tous ses points de suture avaient sauté et elle saignait de partout. Marcia a été chargée de la surveiller. Métrios lui a refait ses points, mais toi...
— J'ai été malade, la domina n'a pas pu les refaire avant qu'il ne soit trop tard.
— Je vais te donner ton bain.
— Hein ?! Ce n'est pas ton travail, Chloé ! protesta Aeshma.
— Je veux m'occuper de toi. Si Saucia apprend que tu es rentrée, elle ne me laissera pas te masser.
— Je ne te raconterai rien, maugréa Aeshma.
— Ton corps parle pour toi, Aeshma.
La cuve était pleine et Aeshma monta dedans. Le ludus possédait des thermes privés dotés d'un caldarium et d'une piscine assez large pour que plusieurs gladiateurs pussent se tenir dedans ensemble, mais la familia était trop importante pour que son usage fût vraiment pratique. Téos avait fait aménager des bains dans des anciens entrepôts qui longeaient une grande cour jadis ouverte sur l'extérieur avant qu'il ne la fermât par un haut mur. Les bâtiments présentaient une série de pièces ouvertes dans lesquelles se dressaient de grandes cuves pour les bains chauds, une petite piscine d'eau froide et des salles aménagées pour que les gladiateurs y reçussent des soins. Une porte donnait accès à l'infirmerie.
Les cuves étaient assez grandes pour que trois gladiateurs pussent y tenir légèrement à l'étroit, mais tous n'avaient pas le droit de se rendre aux bains chaque jour. Les gladiateurs s'y rendaient généralement une fois par semaine. S'ils avaient donné satisfaction au laniste et sur recommandation des doctors. Le reste du temps, ils se lavaient avec l'eau du puits qui se trouvait au milieu de la cour et dont le pourtour avait été recouvert de dalles qui, légèrement posées en pente, entraînaient l'eau dans un puisard. Une rivière coulait à proximité du ludus. Parfois Herennius y envoyait les gladiateurs. L'eau était fraîche, mais profonde et les gladiateurs ne boudaient jamais le plaisir de pouvoir s'y baigner après une longue et chaude journée d'entraînement.
Aeshma se glissa dans la cuve avec délice et elle grogna de plaisir.
— Depuis quand n'as-tu pas pris de bain ? demanda Chloé alors qu'elle versait une cruche d'eau sur la tête de la gladiatrice.
— Une dizaine de jours.
— Seulement ? Où as-tu pris ton dernier ?
— Si on te le demande...
— Oh... rit Chloé. Tu reviens avec de petits secrets, Aeshma ?
— Chloé...
— Dis-moi, la supplia la soigneuse.
— Pff, souffla Aeshma irrité par sa curiosité. À Alexandrie.
— À Alexandrie ! Tu es allée là-bas ?
— Mmm.
— Avec le lembos ?
— Mais non, comment veux-tu qu'on dirige un truc pareil à deux ?
— Tu es restée avec la domina ?
— Oui.
— Vous avez été sauvées par un navire marchand ?
— Non.
— Ah, bon ? Comment êtes-vous arrivées à Alexandrie alors ?
— En bateau, comme passagères payantes.
— Ah... Et avant cela ?
— Chloé ! Si tu continues à soumettre Aeshma à la question, elle va te noyer dans son bain ou se noyer elle même pour ne plus t'entendre !
— Salut, Saucia, dit Aeshma.
— J'étais sûre que tu reviendrais, déclara la nouvelle venue avec émotion. Tu as maigri et ta cicatrice sur l'épaule est très laide, comment sont les autres ? Atticus va...
— ... être furieux, termina Aeshma pour elle. Oui, je sais.
— Elle a été malade, expliqua Chloé.
— Qu'as-tu attrapé ? s'inquiéta Saucia.
— Rien, j'ai seulement eu froid, c'est tout.
— Qui t'as soignée ?
— Personne.
— La domina, c'est Gaïa Metella, je suis sûre que c'est elle qui l'a soignée, souffla Chloé toute excitée. Celle qui a sauté à l'eau pour la sauver. Tu sais, Saucia. C'est elle qui avait loué Aeshma et Atalante l'année dernière.
— L'Amazone ?
Aeshma sourit en entendant le surnom.
— Aeshma, c'est vrai ces histoires ? Marcia et la domina perçant de leurs flèches des dizaines de pirates sanguinaires ?
— Oui, c'est vrai. Elles nous ont sauvés la mise. Sans elles, on se serait fait déborder.
— Mmm... Je suis si contente, Aeshma, déclara sincèrement Saucia. Sors de là-dedans, je vais m'occuper de toi.
— Tu vois pourquoi je voulais te donner ton bain ? bouda Chloé. Saucia, je peux venir ? Je veux connaître toutes ses aventures. Je suis sûre qu'elles seront aussi passionnantes que celles qu'Homère a pu narrer !
— Pas maintenant, le silence est de mise lors des massages, sinon tous les bénéfices en sont perdus. Après. Je suis sûre qu'Aeshma se fera un plaisir de nous raconter ses exploits en long et en large ce soir.
— Mouais, vous pouvez toujours rêver, ronchonna la jeune Parthe en sortant du baquet.
— Si Atalante ne t'embête pas, Marcia et Galini s'en chargeront.
— Comment vont Sabina, Enyo et... c'était qui l'autre blessée ? demanda Aeshma.
— Galini justement. Elle a souffert longtemps de manque de concentration et de pertes d'équilibre, mais Marcia et Sabina ont veillé sur elle et elle va bien maintenant. Enyo s'est vite remise. Herennius ménage encore Sabina. Elle ronge son frein, mais il a su l'occuper. Il n'a pas été facile de remplacer...
Saucia s'arrêta, regarda Aeshma et se pinça les lèvres.
— Remplacer quoi ?
— De te remplacer, Aeshma. Tu as beaucoup manqué à la familia.
— Je ne suis pas indispensable.
— C'est vrai, consentit Saucia. Mais tu n'as jamais fui ton rôle de meliora. Il y a beaucoup de novices et ton absence s'est fait sentir.
Elle ne lui dirait pas pour Astarté et Lucanus. Chloé ne dirait rien non plus. La jeune masseuse regrettait le gladiateur qu'elle aimait beaucoup, c'était une bavarde impénitente, mais elle savait tenir sa langue dans certaines circonstances. Ce n'était pas à elles d'annoncer à Aeshma que deux de ses camarades avaient été vendus par Téos. Qu'il s'en était débarrassé. La perte de Piscès avait endeuillé la familia, Lucanus était aimé pour sa gentillesse et sa bonne humeur, pour ses qualités humaines aussi bien que martiales. Astarté...
Rares étaient ceux qui s'étaient réjouis de son départ. Même ceux qui lui gardaient une dent pour ses coups de scutum. Les autres avaient fait profil bas. Astarté avait plus d'admirateurs au sein de la familia qu'elle même ne le soupçonnait, et quelques jaloux qui s'étaient aperçus que rares étaient ceux qu'elle avait exclus de sa couche et qui en concevaient un ressentiment empli d'amertume.
Chloé et Aeshma n'avaient pourtant jamais partagé sa couche, sans que Saucia ne pût s'expliquer pourquoi. Astarté appréciait Chloé. La masseuse était mignonne et amusante. Quant à Aeshma... Qu'Astarté eût évité les femmes des auctoratus, les doctors, Téos ou Atticus, elle comprenait. Qu'elle eût rejeté l'idée de coucher avec Perseus, Euryale, ce sale gamin bouffi de vanité qu'était Ister, elle comprenait encore mieux, mais Chloé et Aeshma ? Particulièrement Chloé, elle ne comprenait pas.
Elle remarqua elle aussi la ceinture d'Aeshma, la qualité de sa tunique, ses nouvelles caligaes. Elle s'étonna pour la première, admira le travail du cuir et la tunique. Elle conseilla néanmoins à Aeshma de ne pas tarder à se faire refaire une paire de caligaes à ses mesures. Aeshma ne commenta pas, contrairement à Chloé qui s'écria quand Saucia eut évoqué les caligaes :
— Qu'est-ce que je t'avais dit ?!
Saucia lui fourra les affaires d'Aeshma dans les bras. Et, pour la faire taire, elle lui ordonna de lui trouver une nouvelle tunique et des sous-vêtements propres et de se charger elle-même de laver le reste. Chloé prit un air embarrassé et se mit à balbutier :
— Ah, euh, oui... N'importe quoi ?
— Comment ça, n'importe quoi ? s'impatienta Saucia.
— Pour le change, je prends n'importe quoi ?
— J'ai des vêtements, maugréa Aeshma. Va les chercher.
— ...
Chloé prit un air catastrophé et Aeshma se renfrogna.
— Il m'ont déjà enterrée ?
— Non, non, mais euh... c'est que...
Chloé, du regard, appelait désespérément Saucia à l'aide.
— Téos a refusé que ta cellule reste inoccupée, expliqua Saucia.
— Qui a-t-il logé dedans ?
— Galini.
Un regard noir.
— Mais elle a refusé. Enfin, elle a préféré échanger de chambre avec Marcia.
— Marcia occupe ma cellule ?!
— Non.
— Mais tu viens de me dire que Galini avait échangé avec elle.
— Téos n'a pas accepté. Quand il s'est aperçu de leur échange, il les a convoquées et leur a demandé depuis quand elles donnaient des ordres. Elles ont eu droit aux verges.
Aeshma soupira, les deux jeunes gladiatrices avaient mérité leur punition.
— Donc, Galini occupe ma cellule ?
— Oui.
— Et mes affaires, elle les a gardées ?
— Je ne sais pas.
— Non, intervint Chloé.
— Elle a balancé mes affaires ?!
— Non, Atalante garde ton coffre dans sa cellule.
— Comment tu sais cela, Chloé ? s'étonna Saucia.
— Je l'ai vu.
— Tu vas chez Atalante ?
— Je...euh... je voulais m'assurer qu'elle allait bien.
Elle rougit.
— Je voulais parler avec elle de... de toi et des autres, avoua Chloé.
— Atalante n'est pas très bavarde pourtant, observa Saucia.
—Oui, mais elle est gentille. Marcia refuse de parler, Galini est gaga et les autres... Atalante est la seule à accepter de parler de ce qui s'est passé sur l'Artémisia.
Aeshma fronça les sourcils.
— C'était horrible... expliqua Chloé dans un murmure.
Chloé était attachée à une école de gladiateurs, mais elle n'avait jamais su se faire à la violence, au sang, aux cris de haine. Elle n'assistait jamais aux combats et ses yeux se remplissaient de larmes quand elle voyait un gladiateur en sang et couvert d'ecchymoses. Elle n'avait rien laissé paraître sur l'Artémisia, prise dans l'action, dans l'urgence.
Elle revoyait sans cesse les cadavres, parfois horriblement mutilés, valdinguer d'un bord à l'autre dans la tempête. Les blessures, le sang, les râles. La mort d'Aper, les larmes de sa femme, les délires de Galini, ceux de Sabina qu'elle avait cru perdue. Et puis, après, la peine de Marcia, le rétablissement difficile de Galini. Celui non moins facile de Sabina, le silence des autres. Toutes ses épreuves, pour arriver au ludus et découvrir que Lucanus et Astarté avaient été vendus. Et encore une fois, la peine. Celle de Saucia qui n'avait pas accepté la perte des deux meliores après que celle d'Aeshma l'eut déjà assombrie. Celle d'Atticus.
La seule qui débordait de confiance était Xantha. Xantha, la Germaine, la bourrue, avec qui Chloé n'avait aucune envie de parler. Elle était allée se confier à Atalante sans y réfléchir, parce que son chagrin débordait, parce qu'elle dormait mal et que des cauchemars la réveillaient. La meliora l'avait écoutée et lui avait ouvert sa porte. Chloé en était restée muette de surprise, pas très sûre d'avoir bien entendu ou bien compris. Atalante était sérieuse. La première fois, Chloé s'était rendue chez elle prudemment. Atalante l'accueillit gentiment. Elle l'encouragea à venir si, la nuit, des cauchemars la réveillaient. Chloé avait trop peur, elle était venue et avait découvert qu'Atalante avait installé une deuxième paillasse dans sa chambre. Atalante savait écouter, mettre en confiance et trouver les paroles qu'il fallait pour que les peurs et les angoisses de Chloé reculassent.
— Euh... tu veux que j'aille les chercher ? proposa-t-elle à Aeshma.
— Ouais, mais pas maintenant. Attends que...
— Je te dirai quand j'aurai fini de m'occuper d'elle, dit Saucia.
— Ouais, approuva la gladiatrice.
— Aeshma... tu as prévenu que tu étais ici ?
— Ursus, le garde. Il m'a vue arriver.
— Quand ?
— Tout à l'heure.
— Pourquoi personne n'est venu alors ?
— Je ne sais pas, il est peut-être allé boire à ma santé.
— Chloé, où l'as-tu trouvée ?
— Dans la cour d'entraînement.
— Tu étais là-bas et personne ne t'a vue ?! s'exclama Saucia.
— Je sais me faire discrète, grimaça Aeshma. Il n'y avait pas tout le monde en plus et je n'avais pas envie qu'on me saute dessus.
— Tu préfères les fers et la prison.
— Pour le coup, oui.
Saucia sourit.
— C'est ce que tu risques en restant avec nous, tu le sais ?
— Mmm.
— Je suis touchée par ton choix, Aeshma.
— Entre une main de fer et une main de soie, le choix est vite fait.
— Oh... un compliment ?
— Je ne vous ai jamais caché que j'appréciais vos soins, se renfrogna la jeune Parthe.
— Tu ne l'as jamais caché, c'est vrai, mais quant à le dire autrement que par des grognements et des gémissements...
— Bon, ben, je me casse, se renfrogna la jeune gladiatrice.
Saucia et Chloé se récrièrent :
— Non, non, Aeshma ! On ne dit plus rien, et tu ne vas pas sortir toute nue !
— Je ne vois pas le problème.
— Laisse-moi m'occuper de toi, la supplia Saucia. Nous ne t'importunerons plus.
— Bon, d'accord.
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Gaïa massait bien, elle avait appris avec Aeshma, et la jeune Parthe l'avait guidée quand ses gestes ne lui convenaient pas ou manquaient de précision. Mais Saucia... Personne ne surpassait Saucia. Aeshma ne savait pas qui lui avait enseigné l'art du massage et des manipulations. Elle exerçait son art dans la familia bien avant l'arrivée d'Aeshma. Elle était pourtant encore jeune, peut-être un peu plus d'une trentaine d'année, guère plus. Elle avait formé Gyllipos, Samia, Chloé, d'autres masseurs qui étaient depuis partis et trois aides pratiquaient sous son œil vigilant. Saucia avait des mains bénies des dieux et plus encore bénies des gladiateurs. Être l'objet de ses attentions était un privilège hautement apprécié et très recherché. Aeshma n'avait jamais boudé son plaisir à s'abandonner à ses mains, que ce fût pour la détendre ou lui remettre les os en place. Saucia exprima sa joie et l'émotion qu'elle avait soigneusement dissimulées de revoir la jeune Parthe vivante dans le soin qu'elle prit d'elle, exactement comme Aeshma l'avait prédit. Et elle goûta d'autant le temps que lui accorda Saucia que le reste du personnel au bain se tint coi.
Saucia découvrit sous ses mains les épreuves qu'avaient traversées Aeshma, les blessures creusées par le sel, adoucies avec de l'huile, la peau tannée par des heures et des heures passées sous un soleil brûlant, les privations, le vent, les côtes qui saillaient un peu trop, mais aussi des soins. Saucia devinait des applications de potions, d'huile.
— Qui s'est occupé de toi, Aeshma ?
— Personne, souffla la jeune Parthe.
— Mmm, tu peux raconter ce que tu veux, ton corps ne peut pas me mentir. Tu as été soignée et on a pris soin de toi. Chose dont tu aurais très bien pu t'acquitter toi-même, mais je ne crois pas, malgré ta souplesse, que tu puisses atteindre certains endroits qui manifestement n'ont pas été oubliés par des mains attentionnées. Celle de la domina tout d'abord, mais y en a-t-il eu d'autres ?
Aeshma tourna la tête, mal à l'aise. Chloé tint sa promesse de ne pas parler, mais cela ne la dispensa pas de se poser des questions. Qu'est-ce que la domina avait fait ? C'était une belle femme, élégante, riche. Une aristocrate. Pourtant... elle portait des tuniques courtes sur l'Artémisia, tout le monde lui avait vanté ses talents d'archère et elle avait sauté à l'eau pour sauver Aeshma. Qu'est-ce qui pouvait lier une esclave, une gladiatrice, à une aristocrate romaine ?
— Détends-toi, Aeshma, la rassura Saucia. Tu peux garder tes secrets si tu en as. Ton corps a souffert, je suis heureuse que quelqu'un s'en soit occupé, c'est tout. J'espère que tu as su remercier cette personne ou ces personnes.
Aeshma serra ses paupières, puis elle se détendit et s'efforça de ne penser à rien.
Plus à rien.
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Des doigts attentifs traçant le dessin de ses cicatrices. Sur l'épaule, le dos, la cuisse. Sa main jaillit. Un cri de surprise et de douleur.
— Dieux, Shamiram ! C'est moi ! protesta vivement Atticus.
— Oh, désolée medicus. Mais quelle idée aussi de m'examiner quand je dors.
— Tu n'es qu'une brute, râla le médecin en se frottant le poignet. Tourne-toi sur le dos.
Aeshma se retourna lentement. Saucia faisait toujours ce qu'elle voulait des corps dont elle s'occupait. Aeshma n'avait pas pourtant éprouvé l'envie de se reposer en arrivant au ludus.
— Je comprends que tu ne passes jamais la nuit avec ceux que tu as choisi de rejoindre dans leur lit, grommela le médecin. Si tu leur tapes dessus au réveil dès qu'ils te touchent...
Aeshma pâlit, rougit et prit un air stupide.
— Je surveille tous mes protégés, Aeshma. Je sais tout sur eux.
— Euh... Oui, je sais, mais... balbutia Aeshma.
— Mais ne sois pas timide, tu n'étais même pas pubère quand tu es arrivée ici. Et c'est moi qui t'ai fait ton éducation sexuelle. Téos m'en voudrait si l'une d'entre vous tombait enceinte.
— Euh, ça n'est jamais arrivé.
— Si, c'est arrivé, mais Téos l'avait décidé ainsi. Je peux t'examiner sans que tu ne m'étrangles maintenant ?
— Ici ?
— C'est juste un examen de contrôle. Tu ne boîtes pas ? Tu n'as pas de douleurs particulières ?
— Non.
— Bon.
Atticus lui reprocha la laideur des cicatrices qu'elle avait attrapées à Pompéi, sa perte de poids. Il exigea de connaître le régime alimentaire qu'elle avait suivi depuis qu'il l'avait quittée. Avec exactitude.
— Je vais donner des ordres à la cuisine. Je t'interdis de boire du vin et tu vas manger des fruits à chaque repas. À chaque pause. Je préviendrai le personnel.
Il posa une main sur son épaule et la regarda. Aeshma serra les mâchoires, mal à l'aise. Elle lisait de l'affection et de l'émotion dans le regard du médecin.
— Je déteste perdre des gladiateurs, dit-il sobrement. Tu transmettras ma reconnaissance à Gaïa Metella quand tu la reverras. Je t'attends à l'infirmerie quand tu auras du temps libre. Et si tu veux un bon conseil : ne tarde pas trop à te présenter devant Téos. S'il apprend que tu prends du bon temps sans en avoir référé à personne, je vais encore être obligé de te soigner. Tu as le dos déjà très abîmé, Shamiram. Il serait bon de ne pas encore le soumettre aux verges ou au flagellum.
Il serra son épaule entre ses doigts, remercia Saucia et Chloé, et s'éclipsa. Aeshma tourna la tête vers Chloé.
— Ne lui reproche rien, intervint Saucia. C'est moi qui ai fait chercher Atticus. Il s'est beaucoup inquiété pour toi. Je crois que tu lui as manqué. Après tout, tu es son disciple préféré.
Plus que le reste, l'évocation de Gaïa avait perturbé la jeune Parthe. Par deux fois, on venait de louer sa personne devant elle. Saucia n'avait pas vraiment spécifié qu'il fallait la remercier, Atticus, si. Peut-être parce qu'il savait que les soins avaient été donnés très tôt, peu de temps après leur naufrage et que seule Gaïa Metella avait pu ainsi la soigner. Aeshma s'assit sur le bord de la table.
— Je t'ai apporté une tunique propre, lui annonça Chloé. Une tunique d'entraînement et des sous-vêtements.
— Tu as vu Atalante ?
— Non, elle est partie courir avec des gladiateurs et elle n'est pas encore rentrée.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
L'obole à Charron : Une pièce qu'on plaçait dans la bouche des morts pour qu'ils puissent payer le passage au batelier et que celui-ci les conduisent au delà du Styx, le fleuve qui partage les monde des vivants du monde des morts. Sans pièce, le mort ne peut rejoindre les enfers et vivre en paix.
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