Chapitre LVII : ... et mirages.
Elles se retrouvèrent pour le dîner. Gaïa prévoyait de se rendre au port ensuite. La domina convia Aeshma sur la terrasse. Elle se montra silencieuse et morose. Et elle évita comme le matin, les regards de la jeune gladiatrice.
Aeshma mangea de bon appétit. Tout était toujours bon ici, même un plat aussi simple que des poireaux frits ou une salade, chatouillait agréablement ses papilles. Elle croyait qu'elle n'apprécierait plus jamais les olives de sa vie. Elle avait eu tort, celles qu'on servait à la table de Gaïa Metella étaient délicieuses. La chair comme l'huile aromatisée dans laquelle elles étaient conservées.
Elle décortiquait distraitement une grenade en observant Gaïa. La domina n'avait pratiquement rien mangé.
— Domina ?
— Mmm ? fit Gaïa la tête baissée.
— Rien.
Aeshma se leva, la grenade à la main. Elle s'avança vers le bord de la terrasse et continua à manger. La domina devait regretter de quitter Alexandrie. Ou peut-être appréhendait-elle de revoir sa sœur. Ou autre chose. Les meurtres ou les tentatives de meurtres. Elles n'en avaient jamais reparlé depuis qu'Aeshma avait dessiné le sceau de l'homme qu'elle avait tué. Aeshma était impatiente de rentrer. De revoir Marcia, Atalante, Astarté, ce bavard de Lucanus. Elle voulait savoir si Sabina s'en était bien sortie et si elle ne souffrait pas de séquelles. C'était beau ici. Tranquille. Se battre lui manquait, le danger aussi peut-être, mais, d'un autre côté, elle appréciait de ne pas avoir à se méfier, de ne pas craindre la faute, les verges, les réprimandes. D'être libre. Gaïa lui avait offert une parenthèse de liberté qui se prolongerait sur l'Artémisia.
— Aeshma ?
La gladiatrice dissimula un sourire. Voilà pourquoi il ne servait à rien de poser des questions. Si une personne voulait parler, se confier, avouer des fautes, elle viendrait d'elle-même. Que lui raconterait la domina ? Quel aveu tenait-elle à lui faire ? Sur cette terrasse. Le dernier soir qu'Aeshma passerait de sa vie à Alexandrie dans la ville de la domina ? Dans cette ville que Gaïa aimait tant. Aeshma comprenait mieux son cadeau maintenant. Le tétradrachme. Gaïa s'était montrée présomptueuse en le lui offrant, mais aussi généreuse. Elle lui avait offert une partie d'elle-même.
— Tu aimes cette ville ? lui demanda Gaïa.
— Je ne sais pas trop, domina. Je ne la connais pas vraiment.
— Je suis désolée, je ne t'ai pas emmenée avec moi. En fait, je craignais qu'on te regarde comme une bête de foire.
— J'ai l'habitude, domina. Je suis gladiatrice. On me regarde toujours comme une bête de foire.
— Peut-être, mais je n'en avais pas envie.
— ...
— Comment trouves-tu mes gens, Aeshma ?
— Ceux que j'ai vus m'ont paru honnêtes et compétents, domina.
— Tu les aimes bien ?
— J'aime bien ceux qui travaillent aux cuisines parce que... et Néria est une fille bien. Elle est courageuse aussi. Et elle vous aime.
— Elle sera aux anges quand je lui dirais ce que tu penses d'elle, la taquina Gaïa.
— ...
— Aeshma ? murmura Gaïa
— Domina ?
Maintenant. Maintenant, Aeshma allait savoir.
— Tu pourrais rester ici, dit lentement Gaïa. J'aurais du travail pour toi. Je te confierais la sécurité de mes convois vers l'Arabie, la Cyrénaïque et la Nubie.
Elle s'anima, sa voix devint plus chaude, son ton plus passionné :
— Tu pourrais aussi former mes gardes, mes marins, mes convoyeurs, toute ma familia. Les femmes auraient souvent intérêt à savoir se battre, rien que quand elles se rendent au forum ou au marché.
Aeshma se retourna lentement. Les yeux de la domina brillaient dans la pénombre, la flamme d'une torche se reflétait dedans.
— Tu serais libre, murmura Gaïa.
— Non, domina, répondit Aeshma d'un ton neutre.
— Pourquoi ?
— Je serais une esclave fugitive, domina. On saurait. Combien de lanistes possèdent des gladiatrices dans l'Empire ? Combien de femmes savent se battre ? Je ne ressemble pas à une barbare du nord, à une Scythe ou à une Celte. Les femmes ne reçoivent pas d'instruction militaire en Égypte. Téos me retrouverait. Il ne me pardonnerait jamais une telle trahison.
— Ce n'est pas une trahison, protesta Gaïa.
— Même, domina. Même si c'était vrai, et ça ne l'est pas. Même si je pouvais disparaître, retrouver une vie libre, je... J'aurais trahi les autres. Je ne peux pas, domina.
— Tes camarades ?
— Oui, domina. Marcia, Atalante, les autres. Comment pourrais-je les trahir ? J'ai formé Marcia. Je l'ai protégée, je lui ai inculqué les règles qui régissaient la vie des gladiateurs, sur le sable comme au ludus. Tout n'aurait été que mensonge ? Et Atalante... Je ne sais pas vraiment pourquoi pour Atalante, mais c'est impossible. Je sais qu'elle... Marcia ne me pardonnerait pas de l'abandonner et de lui avoir menti. Atalante me pardonnerait, mais elle souffrirait de ma trahison. Astarté me haïrait. Vous abandonneriez Marcia, domina ? Vous la laisseriez sans vous retourner ? Je sais que vous ne l'aimez pas comme l'aime votre sœur, mais... Vous abandonneriez quelqu'un comme Atalante ? Vous laisseriez votre sœur derrière vous, sans un mot, sans un regard ?
— Non, avoua sombrement Gaïa.
— Vous ne devriez même pas m'avoir posé cette question. Vous auriez dû connaître la réponse avant de l'avoir posée.
Gaïa se rapprocha.
— Aeshma... murmura-t-elle
Ses mains se levèrent. La jeune Parthe recula d'un pas.
— Non, domina. Non. Ne faites pas ça.
Gaïa baissa la tête. Ses bras retombèrent le long de son corps. Inutiles.
— Je n'ai rien à vous donner, domina, lui dit sombrement Aeshma.
— Tu m'as pourtant beaucoup donné, Aeshma.
— Pourquoi vous faites ça, domina ? lui reprocha la jeune gladiatrice. Vous savez que ce n'est pas possible.
— Je hais l'Empire, grinça soudain Gaïa.
— Ce sont les hommes que vous devriez haïr, ce sont eux qui font les lois. Aux temps de l'Empire athénien, les choses n'auraient pas été différentes. Vous habitez Alexandrie, vous devriez le savoir. Vous croyez que c'est mieux ailleurs ?
— Je ne sais pas.
— Vous le savez très bien. On peut toujours violer les lois, domina, mais pour des gens comme moi, ça finit toujours sur la croix. Je suis esclave, je suis gladiatrice. Je ne veux pas être suspendue comme une charogne sur une croix, incapable de me défendre, de lutter. J'ai déjà vu des gens agoniser sur des croix. Ils étouffent, ils prennent appui sur leurs pieds pour respirer. Ils ne font que retarder l'heure de leur mort, ils prolongent leur agonie, parfois pendant des jours. J'ai appris à mourir la tête haute. Si un jour on me condamne à la jugula dans l'arène, je saurai me tenir. Je ne demanderai jamais à être épargnée. Je ne supplierai ni le public, ni le munéraire, ni la gladiatrice vouée à me plonger sa lame dans le cou. Mais la croix ? L'infamie suprême ? Je ne suis pas sûre de résister à l'attrait de pouvoir respirer, de prendre appui sur leur saleté de repose-pieds pour soulager mes poumons. Je ne vaux plus rien, domina. J'ai tout perdu, mais j'ai gagné l'honneur de mourir dignement. Le droit. Je ne veux pas y renoncer. Je ne veux pas être une gladiatrice déchue. Je ne veux pas jeter l'opprobre sur ma profession, sur mes camarades. On nous méprise déjà suffisamment comme ça. Je ne veux pas les trahir.
— Tu les aimes, déclara gentiment Gaïa.
La gorge d'Aeshma venait de se refermer, la jeune gladiatrice n'arrivait plus à déglutir. Elle sentait une crampe se former au niveau de son diaphragme. Sans y prêter attention, elle s'enfonça les doigts d'une main sous les côtes.
— C'est si douloureux que cela ? sourit tristement Gaïa.
— C'est juste une crampe, domina.
— Pas la crampe, Aeshma. D'aimer les gens ? C'est si douloureux pour toi ?
— On ne peut pas aimer, domina.
— Ça n'empêche pas que tu les aimes. On peut aimer des gens même si on sait qu'ils vont mourir, qu'on va les quitter.
— Moi, je risque un jour de les égorger.
— Je suis désolée, Aeshma. Oublie.
Gaïa sentait ses larmes monter. Elle avança dans l'ombre, passa Aeshma et se tint debout sur le bord de la terrasse. Aeshma serra soudain les poings. Et sa respiration s'accéléra. Pourquoi la domina l'avait-elle poussée à lui faire des aveux, à défendre si passionnément son honneur de gladiatrice ? Que ferait-elle si un jour elle devait égorger Atalante... Marcia ?
Si on lui avait demandé d'égorger Atalante à Patara ou à Pompéi ? Astarté ? Elles avaient tout donné pour le public. Mais si elles l'avaient déçu ? S'il avait exigé le sang ? Un gladiateur ne pouvait pas se poser ce genre de question. Aeshma avait déjà égorgé des gladiatrices. Elle n'en avait jamais fait un cas de conscience. C'était juste un aspect du métier. Enfin, pas juste. Marcia avait souffert de sa première mise à mort. Aeshma avait failli devenir un monstre sanguinaire. Égorger, devenir un bourreau, un assassin. Il fallait pourtant s'y résoudre si tel était la décision du numéraire ou du public. Ou alors on finissait comme Daoud. Misérablement.
Gaïa n'était pas gladiatrice, bien qu'Aeshma ne fût pas certaine que les pirates eussent été ses premières victimes. Elle tirait trop bien à l'arc pour cela. Elle avait ce regard aussi. Dur, froid, indifférent, quand elle tuait. Quand elle avait planté son poignard dans l'œil de Jason.
La domina était une femme libre, une femme reconnue et considérée. Elle pouvait aimer qui elle voulait, l'avouer, s'adonner aux joies d'une liaison. Se montrer tendre et niaise. Stupide et naïve. S'enfermer dans la chambre de celui qu'elle aimait sans s'inquiéter de ce qu'en pensaient les autres. Se conduire aussi bêtement que Marcia et Astarté. S'afficher sans risquer d'être fouettée, lancée dans un amphithéâtre pour y être massacrée par plus fort qu'elle, d'être séparée de celui qu'elle aimait, vendue. C'était une domina. Elle prenait, et jouissait de ce qu'elle désirait. Quand elle le voulait. Où elle le voulait. Avec qui elle voulait. Sauf que...
Que devait-elle faire ? Et qu'attendait vraiment Gaïa ? Elle ne jouait plus à souffler le chaud et le froid avec elle, mais Aeshma ne comprenait pas plus ce qui la motivait maintenant qu'avant. Elle se retourna et vint se placer à côté d'elle, épaule contre épaule. Elle espérait renouer avec tout ce qui les avait gardées proches l'une de l'autre durant leur odyssée. Gaïa se détendit.
Elle avait blessé la jeune gladiatrice, elle l'avait offensée. Il lui restait peu de jours à passer en sa compagnie. Elle venait de tout gâcher. Aeshma regardait la tour de Pharos.
— On ne devait pas embarquer sur l'Artémisia ce soir, domina ?
— Si.
— On part toutes les deux ?
— Non, j'ai demandé à Néria de m'accompagner. Andréas repartira avec moi, lui aussi, et j'ai volé son second à mon cuisinier. Mais seule Néria m'attend. Les autres sont déjà à bord de l'Artémisia.
— Vous emmenez toujours un cuisinier avec vous ?
— Ça m'arrive, mais cette fois, il est là pour toi.
— ...
— Je voulais que tu profites encore un peu de la cuisine d'Alexandrie avant de rejoindre ton ludus. Tu es de meilleure humeur quand tu manges bien, rit Gaïa.
— ...
— Je te taquine, Aeshma. Je voulais seulement t'être agréable.
— Mmm.
— Tu pourrais me remercier au lieu de te contenter de grogner, lui suggéra Gaïa.
— Euh... merci, domina.
— Si je te donne ma main, tu la baiseras ?
— Si vous me l'ordonniez...
— Mmm, tu le ferais, mais ça te déplairait, en jugea Gaïa.
— Mais vous me demanderez peut-être d'autres séances d'entraînement, domina, insinua Aeshma.
— Et... ?
— Je suis votre maître durant celles-ci, grimaça Aeshma.
Gaïa lui donna un coup de coude dans les côtes.
— Tu te vengerais ! s'exclama-t-elle. Je ne te croyais pas si mesquine.
— Ce n'est pas de la mesquinerie, domina.
— Ah non ? C'est quoi alors ?
— Une leçon.
— Une leçon ? Rien que ça ! Et de quoi ? ne put s'empêcher de demander Gaïa alors qu'elle savait qu'Aeshma n'attendait que cela.
— D'humilité, domina. Une qualité qui vous fait souvent cruellement défaut.
Gaïa lui donna un coup de poing dans le haut du bras.
— Tu peux parler !
— Je sais reconnaître mes limites, domina.
— Ah, oui ? Je t'ai vue un jour prête à te noyer pour relever un défi que je t'avais lancé.
— J'étais en colère, domina. Et c'était un défi, protesta vivement Aeshma. On se doit de relever les défis.
— Vraiment ? la taquina Gaïa
— Oui, se renfrogna Aeshma. De toute façon vous n'attendiez que ça. Que je me noie.
— Le plaisir de te sauver ensuite, Aeshma !
— Vous êtes vraiment débile, domina, grommela la jeune gladiatrice. La prochaine fois que je me retrouve perdue dans le désert avec vous, je vous laisse rôtir au soleil.
Gaïa sentit un énorme poids quitter ses épaules. La petite gladiatrice n'avait pas pris ombrage de ses déclarations. Elle mélangeait titre et familiarité. Deux éléments incompatibles, inacceptables en société. Irrecevables de la part d'une esclave. Déférence et insolence. Jamais personne n'avait jamais osé lui parler ainsi. Aeshma ne se rendait pas toujours compte de ce qu'elle disait et quand elle s'en rendait compte, elle se noyait littéralement dans des déclarations embarrassées. Selon les jours, Gaïa riait ouvertement, lui signifiait d'un signe de la main ou d'un sourire qu'elle n'y voyait pas offense, ou bien la laissait s'enfoncer et s'embarrasser plus encore. Gaïa la reprenait toujours sur son habitude de l'appeler domina, mais elle n'y voyait plus vraiment un affront. Le vouvoiement, le titre, s'effaçaient derrière le discours de la jeune Parthe. Elle ne se montrait pas insolente ou irrespectueuse. Insolente, si, parfois. Irrespectueuse jamais. Elle se montrait familière. Comme on se montre familier envers un camarade avec qui on a traversé des épreuves, auprès de qui on s'est battu. Un camarade pour qui on éprouve de l'affection. Gaïa n'avait jamais partagé une quelconque camaraderie depuis Gerasa, mais elle l'avait vue s'exercer dans sa familia, parmi ses gens, ses marins, ses vendeurs, parmi les soldats. Entre Aeshma et Atalante au Grand Domaine. Elle était très fière qu'Aeshma se montrât familière avec elle. D'avoir elle aussi gagné le droit d'avoir une camarade, une amie.
.
Alexandrie n'était pas une ville plus sûre la nuit qu'une autre. Il y avait peu d'établissements de plaisir dans le quartier juif, mais il en y avait suffisamment pour jeter sur le pavé quelques ivrognes ou jeunes gens ivres.
Gaïa se résolut à prendre une litière. Néria y prendrait place avec elle. Pas question par contre d'y inviter Aeshma. Elle lui avait remis sa nouvelle ceinture, avait attendu son verdict. Le sourire heureux d'Aeshma avait suffi.
— J'ai aussi ça pour toi, dit-elle en lui remettant un magnifique pugio. Je connais ton métier donc, j'ai veillé à ce que la lame soit digne de toi.
Aeshma ouvrit la bouche. La gaine en métal ouvragé, l'ours et la tête de lion gravés en médaillon sur les bandes de renfort qui supportaient les anneaux d'attache en haut et au milieu de la gaine, la poignée. Elle dégaina la lame. Une belle lame damasquinée, droite et plus étroite que celles que portaient habituellement, les romains ou les légionnaires. Elle vérifia le fil des tranchants. La pointe. La tint en main, testa son équilibrage.
— Ce n'est pas une arme d'apparat, c'est une véritable arme, spécifia Gaïa. Je ne voulais pas te froisser en t'offrant un bijou. Je savais que tu ne l'apprécierais pas et que tu trouverais mon présent ridicule. Je voulais que tu puisses te battre avec. Qu'elle te serve. C'est une arme que j'ai voulu t'offrir. Elle a été forgée par un grand maître armurier. Il m'a garanti une lame solide et souple, un fil aiguisé et facile à entretenir.
— C'est... ?
— Il est à toi, Aeshma. Je te devais la ceinture, tu me l'as d'ailleurs payée et je te dois encore de l'argent. Mais le pugio, c'est un présent. Pour te remercier.
— Je ne peux pas accepter, domina.
— Tu m'offenserais et de toute façon, tu ne vas pas m'escorter sans armes jusqu'au port. Prends-le.
— Merci, domina. C'est une très belle arme. Euh, je pourrais en avoir une seconde ?
— Une seconde ?!
— Euh, pas une comme ça, domina, un poignard simple. Je préfère en porter deux pour vous escorter.
— Ah... Je peux te prêter l'un des miens si tu veux.
Gaïa partit le chercher dans un coffre. Aeshma admira. La poignée, le pommeau et la garde niellés d'argent. La courbe de la lame. Elle frotta son doigt sur le fil des lames. Apprécia l'affûtage. Gaélig n'aurait pas fait mieux. La domina savait mêler efficacité et beauté.
— Il te convient ?
— Il est parfait, domina.
— Je peux donner l'ordre du départ ?
— Oui, domina.
— Tu n'as rien oublié ?
— J'ai juste à récupérer quelque chose dans ma chambre.
Gaïa sourit. Aeshma se troubla et détourna le regard. Le sourire de Gaïa s'épanouit.
— Vas-y vite, nous t'attendrons dans l'atrium.
— Merci, domina.
Aeshma partit au pas de course. Gaïa savait très bien ce qu'elle allait chercher. Aeshma n'avait aucune possession en arrivant à Alexandrie, sinon sa ceinture et les pièces qu'elle contenait. Elle avait donné sa ceinture à Gaïa, il ne restait que les pièces. Quelques as et ce qu'Aeshma, Gaïa en était absolument sûre, était allée chercher. Le tétradrachme.
Aeshma ne l'aurait jamais laissé. Elle l'avait gardé jusqu'ici, elle avait compris ce qu'il représentait pour la domina. Il était le seul présent qu'elle pourrait garder. Elle ne pourrait pas garder le pugio. Il lui serait retiré au ludus. Elle ne le reverrait jamais. C'était un bien trop bel objet. Elle n'avait pas voulu le refuser ce soir. Gaïa avait voulu la remercier, l'honorer et lui faire plaisir. Depuis qu'elle était gladiatrice, Aeshma rêvait de posséder un pugio personnel. Un beau pugio. Celui-ci était magnifique. Plus beau que ceux qu'elle avait enviés à certains aristocrates. Gaïa l'avait comblée. L'intention seule comptait. Le geste. Et le soin qu'avait portée Gaïa Metella à son choix.
.
Aeshma dégaina son pugio, menaça un groupe de joyeux fêtards qui se prenaient pour les rois du monde et avaient peut-être trop entendu parler des frasques de l'Empereur Néron quand il descendait hanter les rues de Rome avec ses Augustiani et attaquaient les citoyens attardés et les litières de riches aristocrates. Qu'ils battaient les laids et violaient les beaux. Les fêtards d'Alexandrie ne bénéficiaient pas de l'impunité du Prince, des glaives de ses favoris et surtout, contrairement à eux, l'Empereur n'était jamais tombé sur une litière escortée par une gladiatrice sauvage qui se moquait éperdument du statut de ceux qui osaient s'attaquer à la domina dont elle assurait la sécurité. La jeune Parthe ne tua personne. Le sang coula, mais son attitude et ses deux pugios dégrisèrent les joyeux drilles avant que l'irrémédiable ne fût arrivé. Aeshma poussa deux cris sauvages, gronda qu'elle allait tous les égorger, toucha deux hommes, l'un à la joue, l'autre à la poitrine et elle se retrouva soudain seule au milieu de la rue. Ils n'avaient pas approché la litière à moins de dix pas.
— Aeshma ? Ça va ? s'inquiéta Gaïa
— Ouais, domina, les loups n'étaient que des lapins.
— Dis plutôt qu'un démon mazdéen leur a flanqué la frousse de leur vie, plaisanta Gaïa.
— Possible, concéda Aeshma goguenarde.
— La voie est libre ?
— Oui, domina.
.
— Rien n'a changé, dit pensivement Gaïa.
Elle jeta un regard autour d'elle.
— Sauf les tapis, ajouta-t-elle.
— C'est à cause du sang, domina.
— Je suis contente de voyager sur l'Artémisia.
— Les marins qui ont survécu vous regardent comme une héroïne.
— Tu n'es pas en reste de ce côté-là. Mais toi, tu es blasée, plaisanta Gaïa.
— Et vous, ça vous plaît.
— J'avoue, rit Gaïa. Mais ce n'est pour cela que je suis contente d'être ici. On s'est battues pour ce navire. On l'a sauvé. On a survécu. J'aime voyager avec des gens qui ne me sont pas étrangers. Des gens que...
— Que vous contrôlez ? Sur qui vous savez pouvoir compter ?
— Mmm.
— Vous les appréciez peut-être aussi un peu, non ?
— Oui, c'est vrai. Toi, en particulier.
Aeshma grimaça. Un message à l'intention de Gaïa : Trop facile, domina, trop facile.
Gaïa ne poussa pas plus loin, elle n'avait pas envie de s'engager dans une passe d'armes avec la gladiatrice, de l'entraîner sur une pente glissante sur laquelle Aeshma finissait toujours par trébucher et s'enfermer dans son statut d'esclave. Elle se rendit à son bureau, brassa des papiers, des rouleaux, des tablettes, ouvrit un coffre. Farfouilla dedans.
— Domina, vous ne voulez pas dormir ? Il est tard.
Gaïa lui fit face en se mordant un coin de la lèvre inférieure.
— Si vous avez du travail, ne vous inquiétez pas de moi, mais je peux me coucher ?
— Oui, bien sûr. Euh... Aeshma, ça te dérangerais de dormir ici ?
— Je dors où vous voulez, domina.
Gaïa prit un air triste.
— Il fait chaud, domina, ajouta Aeshma. Ça vous dérange si je dors torse nu ?
Gaïa s'efforça, sans trop de réussite, de ne pas prendre l'air d'une parfaite abrutie.
— Non, tu peux même dormir nue si tu veux. Enfin, je ne veux pas dire que... mais si... euh...
Un petit sourire étira la bouche d'Aeshma. Pour une fois que la domina s'empêtrait dans ses paroles, elle n'allait certainement pas l'aider. Gaïa se troubla, rougit, se racla la gorge.
— Je... euh... Je dors souvent nue aussi, continua à s'enfoncer Gaïa.
Aeshma leva un sourcil.
— Aeshma, non, je... euh.
Le sourire de la gladiatrice s'accentua.
— Aeshma, la morigéna soudain Gaïa. Tu te moques de moi.
— Je n'oserais pas, domina, répondit sérieusement la jeune Parthe.
— Espèce de menteuse ! rit soudainement Gaïa.
Aeshma grimaça une fausse excuse.
— Nue ou pas, ça ne change rien, domina, déclara-t-elle. C'est parfois seulement mieux quand il fait trop froid, ou trop chaud, comme ce soir. Où dois-je ranger mes affaires ?
— Dans le coffre, là, lui dit Gaïa en désignant un coffre arrimé au plancher du salon. Aeshma se défit de sa ceinture et la rangea soigneusement. Elle retira sa tunique et ses sous-vêtements. Garder un subligaculum serait ridicule et inconfortable. Gaïa avait étalé un drap sur l'un des deux divans qui meublaient la cabine et elle s'était plongée dans la lecture de feuilles de papyrus et de tablettes. Aeshma se coucha sous le drap et s'endormit. Elle protesta dans son sommeil quand Gaïa vint la rejoindre un peu plus tard. Gaïa n'avait pas osé se coucher nue. Elle avait revêtu une légère tunique de lin. Aeshma bougea et son front vint s'appuyer sur le haut de son épaule. Gaïa resta sur le dos.
Une semaine. Il lui restait une semaine. Plus, moins. Une traversée. Peut-être plus si la jeune Parthe consentait à l'accompagner à Patara. Aeshma refuserait. Mais Gaïa pouvait toujours se bercer d'illusions. Elle éviterait ainsi de penser à leur séparation et elle profiterait pleinement de sa présence. De son amitié simple et sincère. Aeshma n'avouerait jamais. Mais elles étaient au moins cela. Gaïa aurait peut-être aimé aller plus loin. Mais elle ne pouvait exiger plus que ce que la gladiatrice lui offrait déjà si généreusement.
***
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top