Chapitre LIX : Escale à Tyr
La colonnade s'étendait, immense, témoignant de la richesse de la ville et de son commerce florissant. Elle partait de la côte et remontait lentement vers le forum, encadrant une large avenue bouillonnante de vie.
Gaïa marchait, à l'abri du soleil, aux côtés d'Andréas. Elle n'avait pas souhaité faire escale avant d'atteindre Patara, mais l'Artémisia devait répondre à des engagements qu'il lui était difficile d'ignorer. Violer des accords, exposait à ruiner des années d'efforts et de négociations. Si le navire lui appartenait, et si les accords étaient scellés en son nom, d'autres qu'elle y engageaient leur réputation : ses capitaines, ses commis, ses intendants, ses clients. Andréas et le capitaine lui avaient affirmé que certaines escales pouvaient être ignorées, mais pas celle prévue à Tyr. Ils ne s'arrêteraient pas à Sidon ni à Byblos. Les marchandises qui devaient y être embarquées attendraient et celles qui devaient être livrées le seraient par voie de terre à partir de Tyr. Gaïa avait proposé à Andréas de se charger elle-même des négociations et de trouver des convoyeurs. Sa présence accélérerait la résolution de tous les problèmes qui pourraient se poser. Gaïa connaissait beaucoup de monde, elle était aussi respectée et appréciée, pour sa grande probité et son aisance à négocier.
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Elle avait demandé sans détour ni fioriture à Aeshma de l'accompagner. Comme garde du corps.
— Tu es gladiatrice, Antiochus est resté à Patara auprès de Julia, je n'aime pas avoir à me garder des importuns ou des voleurs. Être accompagnée d'un garde du corps, me permet de ne pas m'inquiéter de ma sécurité ni de celle de ceux qui m'accompagnent et de m'imposer physiquement. Tu seras parfaite. D'autant plus parfaite que tu es une femme et que tu es... Mmm... jolie.
Gaïa arborait un sourire réjoui. Aeshma resta de glace.
— Bon, Aeshma, Je ne veux pas t'obliger à quoi que ce soit, mais accepterais-tu cette charge ?
— Évidemment, répondit Aeshma en haussant les épaules.
— Parfait, parfait, s'enthousiasma Gaïa. Il faut que nous soignions ton apparence pour que les gens ne se leurrent pas sur ta fonction auprès de moi. Tu as des idées ?
— Si vous êtes prête à tout, domina. J'en ai.
— Je suis toujours prête à tout avec toi, Aeshma, lui rétorqua Gaïa enlevant un sourcil provocateur. Et si tu exprimes des besoins trop spécifiques, j'enverrai Andréas chercher ce qu'il te faut avant de débarquer. Je ne veux pas manquer notre entrée !
— Je n'ai pas besoin de grand-chose, domina. J'ai une tunique, ma ceinture, un pugio, il me faudrait un bandeau pour les cheveux, un glaive et des caligaes. Je voudrais aussi de la teinture bleue pour la peau.
— De la teinture bleue ?
— Oui, pour qu'on m'identifie à une guerrière. Les peuples du nord arborent des tatouages et en Bretagne, les guerriers ont l'habitude de s'orner de peintures quand ils partent en guerre. Certains gladiateurs de ma familia se peignent ainsi le visage avant un combat. Ils m'ont expliqué que ces peintures servaient de protection contre les blessures et le mauvais sort, mais aussi à effrayer les ennemis. Seuls les rétiaires n'ont pas le droit de se grimer sinon pour se protéger les yeux de la réverbération du soleil.
— Comme Atalante et Marcia avec le khôl ? la coupa Gaïa.
— Oui, et pour les autres, ils sont casqués, donc l'effet sur les adversaires est plutôt nul.
— Tu utilises ces teintures quand tu vas te battre ?
— Je ne suis pas Bretonne, domina. Leurs significations n'ont aucun sens pour moi.
— Oui, mais si elle protège leur porteur ?
— Je ne crois pas aux pouvoirs des amulettes, des potions ou des prières. Sur le sable, on est seul. Il faut juste se garder des poisons.
— Des poisons ?!
— Ouais, ça arrive. Il n'y a pas qu'aux dés qu'on rencontre des tricheurs.
—Je peux te fournir le bandeau, Aeshma. Pour le glaive, il doit y en avoir sur l'Artémisia, mais s'ils ne te conviennent pas, je t'en ferai acheter un par Andréas. Pour les caligaes... Je suis désolée de ne pas avoir pensé à t'en racheter à Alexandrie. Tu as laissé les tiennes sur le lembos et elles ont sombré avec lui. Elles étaient à toi ?
— Oui, domina.
— Tu te les étais fait faire sur mesure ?
— Oui, domina.
Gaïa se mâchouilla l'intérieur de la bouche, se reprochant sa distraction et son impardonnable oubli.
— Je m'en referai faire d'autres, domina, une paire basique m'ira parfaitement. Je veux seulement des chaussures de soldats.
— Je te donnerai de quoi t'en payer une paire de neuves.
— D'accord, mais vous garderez les autres...
— Ah ? Et pourquoi ?
— On a toujours besoin d'une paire de chaussures solide, domina. Si vous aviez été chaussée de caligaes à Darnis, vous n'auriez pas tant souffert des pieds.
— Il m'arrive rarement de marcher des milles sur d'inhospitalières routes, Aeshma.
— N'empêche, insista la jeune gladiatrice.
— On ne sait jamais ?
— Exactement.
— Pour la peinture corporelle... Je ne sais pas ce qu'Andréas pourra trouver à Tyr. Et je n'ai pas embarqué de bleu égyptien à bord. Tu la veux vraiment bleue ?
— Non, pas spécialement, je veux seulement qu'elle se voie.
— Tu veux avoir l'air d'une barbare ?
— Je veux impressionner, domina. Les barbares impressionnent les Grecs et les Romains.
— C'est vrai.
— Je suis une femme, je suis petite, je ne veux pas qu'on me prenne à la légère. Je veux qu'on me remarque.
— Mmm, un pigment rouge, ça t'irait ? Je pense que ce sera plus facile à trouver. Ils produisent de la pourpre à Tyr.
— On peut obtenir du bleu à partir du charbon issu de ceps de vigne, ça doit se trouver aussi. Je peux vous donner une liste d'ingrédients, domina. Je connais une recette, ce n'est pas très compliqué à réaliser. Et pour la couleur, du moment qu'elle se remarque...
— Prends une tablette vierge sur la table et écris ce dont tu as besoin.
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Gaïa s'attarda sur la foule qui l'entourait. Les regards. Surpris, anxieux. Aeshma tenait parfaitement son rôle. Trois marins ouvraient la marche, Aeshma assurait ses arrières. Elle avait demandé à Gaïa de sélectionner des hommes capables de se défendre, Gaïa l'avait renvoyée au capitaine de l'Artémisia.
Il avait mis à leur disposition son second Erys et deux marins qui avaient survécu à l'attaque des lembos crétois. Aeshma avait veillé à leur équipement et leur tenue. Elle les avait aussi grimés. Andréas avait trouvé du pigment bleu. Aeshma avait préparé la pâte. Elle avait tâtonné un peu pour arriver à la bonne consistance, mais elle avait souvent aidé Atticus à préparer des onguents et des potions, et elle obtint rapidement ce qu'elle souhaitait.
Elle ne s'était pas contentée d'appliquer ses peintures sur le visage. Les trois marins portaient des subligaculums blancs retenus par une ceinture d'étoffe pourpre foncée et une étroite ceinture de cuir à laquelle étaient suspendus un pugio et une arme plus longue. Erys portait un sabre recourbé, les deux autres marins respectivement un glaive et une épée plus longue. La jeune Parthe avait usé de ses talents de dessinatrice pour leur tracer sur le corps des motifs non-figuratifs. Des cercles mettaient leurs deltoïdes en valeur et des bracelets leur enserraient les biceps et les avant-bras. Elle avait souligné les côtes du second, devant comme derrière, et l'homme ressemblait à un spectre bleu. Il portait un nœud d'Hercule sur la nuque, et ses cuisses puissantes animaient, quand il marchait, des gaines bleues ajourées de motifs géométriques. Elle avait autant soigné le maquillage des deux autres marins, puis elle s'était occupée d'elle. Elle avait décidé de porter une tunique sans manches. Gaïa lui avait suggéré de ne porter qu'un subligaculum et un strophium. Aeshma possédait une musculature discrète au repos, mais dès qu'elle bougeait, ses muscles secs et puissants se dévoilaient et roulaient sous sa peau. Aeshma lui avait expliqué qu'elle ne voulait pas scandaliser, seulement impressionner.
— Si tu veux impressionner, Aeshma, fais comme je te dis. Une femme peinte en bleue, à moitié nue, armée et dotée de ta musculature ? Comment faire plus barbare ? Porter une tunique gâcherait tous les effets.
— Si vous allez dans ce sens, domina...
— ... on retire le strophium ?
— Oui, on se bat torse-nu dans l'arène. C'est barbare.
— Mmm, pas seulement barbare...
— C'est pour cela que vous appréciez tant les gladiatrices, domina ? demanda Aeshma d'une voix égale. Parce que cela satisfait votre goût pour le voyeurisme et l'érotisme ?
— Aeshma ! s'indigna Gaïa. Comment peux-tu dire ça ?!
La jeune gladiatrice avait haussé les épaules.
— Je sais très bien que nos combats excitent la libido des spectateurs, domina. Allument leurs désirs. Les femmes n'ont pas trop de problème pour le dissimuler, mais pour les hommes, c'est plus difficile, ils ban...
La jeune Parthe avait croisé le regard de Gaïa, sa tête penchée sur l'épaule, sa moue. Elle avait ravalé la suite de sa phrase. Mais quand elle avait fini de se préparer. Quand la jeune Alexandrine avait fini de lui appliquer de la peinture là où il était difficile à Aeshma de le faire, Gaïa avait posé ses mains sur ses épaules et l'avait lentement faite tourner sur elle-même. Elle s'était reculée pour vérifier que tout était parfait et ses yeux s'étaient allumés. Aeshma y avait décelé du désir. Gaïa n'aurait pu y échapper. La gladiatrice n'avait rien exprimé en retour. Elle attendait le verdict.
— Le résultat est... curieux, avait murmuré Gaïa.
Et devant l'air interrogateur d'Aeshma qui appelait à une explication, Gaïa avait déclaré qu'il était difficile de décider en la voyant, s'il fallait fuir terrorisé ou céder aveuglement à l'attirance sauvage qu'elle inspirait.
— Sauvage, domina ? Vraiment ? n'avait pu s'empêcher de sourire en coin Aeshma.
— Oui, avait rougi Gaïa.
— Parfait, avait déclaré la jeune Parthe d'un air hautement satisfait.
Elle lui avait tourné le dos pour s'asseoir sur un divan et lacer ses caligaes.
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Parfait. Aeshma n'aurait pu mieux dire. La foule ne s'écartait pas à leur approche, elle se fendait. Erys marchait en tête, les deux marins légèrement en retrait derrière lui. Ils formaient une pointe qui ouvrait le chemin de la domina devant elle. Et quand la foule voulait se refermer derrière elle, elle tombait sur Aeshma. Glaive et pugio en main. Regard noir et menaçant fixé partout et ailleurs. Un coup d'arrêt, un prompt retrait.
Gaïa marchait dans une bulle. Antiochus impressionnait par sa stature et sa taille, mais Aeshma et les trois marins inspiraient la peur et le respect. Peut-être un peu trop, mais si Aeshma était restée à son service, si elle avait accepté sa proposition à Alexandrie, elles auraient pu faire des ajustements. Son idée d'en faire son chef de la sécurité et une instructrice était motivé par l'affection qu'elle ressentait pour la petite thrace, mais elle s'avérait plus que pertinente. La présence de la gladiatrice, les instructions qu'elle avait données au trois marins, les avaient proprement galvanisés. Ils marchaient péremptoirement devant Gaïa et celle-ci se demandait où ils avaient ainsi appris à se déplacer de cette manière si souple et si assurée. Aeshma avait transformé les hommes de l'Artémisia en guerriers barbares. Gaïa en reine.
Ses habituels contacts restèrent pétrifiés de surprise et répondaient distraitement et par l'affirmative à toutes ses demandes, les yeux braqués sur les marins, mais plus encore sur la petite gladiatrice.
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Gaïa regagna l'Artémisia d'excellente humeur, elle avait contracté de nouveaux accords dont Andréas n'arrivait pas à réaliser qu'ils eussent été acceptés et s'avérassent si favorables aux affaires de la domina. Les marins restés à bord de l'Artémisia s'égayèrent à leur retour de l'apparence de leurs camarades et, si Erys en tant que second se montra discret, les deux autres s'esclaffèrent de la peur qu'ils avaient inspirée aux bonnes gens de Tyr. Ceux-ci se vantaient toujours d'avoir résisté aux armées d'Alexandre* pendant sept mois, mais si eux et la gladiatrice s'étaient élancés sur eux en hurlant, ils auraient fui comme un tas de lapins affolés. Le capitaine souriait avec bonhomie, sans leur donner tort. Vingt-sept hommes d'équipage, dix gladiateurs et une poignée de gardes avaient repoussé deux cent pirates. Les vantardises de ses hommes n'étaient pas si infondées qu'elles en avaient l'air.
Gaïa annonça au capitaine qu'elle avait passé un accord avec un aubergiste. Il était prêt céder ses feux aux deux cuisiniers embarqués à bord de l'Artémisia, pendant deux heures. Néria fut chargée de partir acheter tout ce qu'il fallait au marché. La jeune fille rougit et s'embarrassa.
— Néria, la tança Gaïa. Je sais que tu as accompagné Rachel faire des achats en Italie, qu'elle t'a formée à marchander et à déjouer les escroqueries. Prends tes responsabilités.
— Mais, domina...
— Tu vas préparer une liste avec les cuisiniers et le capitaine. Ensuite, tu partiras au marché escortée de deux aides et de... Aeshma ? l'appela Gaïa. Tu consentirais à escorter Néria au marché ?
— Je suis à votre disposition, domina. Vous voulez que je me change ?
— Mmm... réfléchit Gaïa. Tu veux y aller seule ?
— C'est mieux si nous sommes trois.
— Tu prends les deux marins que tu as transformés en barbares ? Je pense que le capitaine aimerait récupérer son second.
— Ce sera parfait, domina.
— Aeshma ?
— Oui, domina.
— Mets une tunique. Tu pourras aider Néria. Tu sais négocier, n'est-ce pas?
— Je n'ai pas votre talent, domina, mais oui, je me débrouille.
— Ne prends pas sa place, mais aide-la si tu vois qu'elle est en difficulté. Néria ? Es-tu d'accord pour qu'Aeshma assure ta sécurité et t'aide en cas de problème ?
— Oh... euh, oh, oui, domina. Ce serait... euh, un grand honneur.
— Par contre, tu es en charge des achats, Néria. Tu m'as bien comprise ?
— Oui, domina.
— Aeshma, va t'habiller. Néria, tu sais écrire ?
— Oui, domina.
— Bien, va voir les cuisiniers, faites votre liste et tu pars tout de suite après. Ils te retrouveront à l'auberge des Argonautes. Elle est réputée. Tu loueras en route des porte-faix ou un chariot. Passe me voir avant de partir, je te donnerai de quoi payer tes achats et je superviserai votre liste.
— Bien, domina.
— Andréas, tu viens avec moi, nous avons du travail.
— Oui, domina.
— Capitaine, l'appela Gaïa en sortant sur le pont.
L'homme veillait au déchargement des marchandises. Il s'approcha rapidement.
— Domina ?
— Quand aurez-vous fini de décharger ?
— Je pense qu'il nous faudra encore deux à trois heures, domina.
— Nous repartirons demain ?
— Dès que les vents seront favorables, domina.
— Tu préviendras l'équipage que je ne veux pas de débordement. Tu leur donneras quartier libre ce soir ?
— Personne n'est autorisé à débarquer, domina. Les hommes sont tenus comme d'habitude de rester à bord jusqu'à la fin de notre voyage. Ils bénéficieront de quatre jours de relâche à Patara. Domina ? Pourquoi ce dîner ?
— Il fait beau, je ne vous ai pas remerciés d'avoir sauvé l'Artémisia et je crois que nous nous devons aussi d'honorer la mémoire de ceux qui n'ont pas survécu.
Le capitaine hocha gravement la tête.
— Nous sommes vivants, capitaine. Vous comme moi. Et tous, nous avons combattu aux côtés des uns des autres.
— Vous...
— Garde cela pour ce soir, le coupa Gaïa. M'autorises-tu à servir du vin ?
— S'il n'est pas trop fort, oui, domina.
— Merci, capitaine.
— C'est un honneur de vous servir, domina.
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Néria volait sur un petit nuage. Les marchands lui parlaient avec une déférence qu'elle pensait réservée aux seuls gens riches et puissants, on lui cédait le passage comme si elle avait été une aristocrate, et la gladiatrice, si elle l'impressionnait, la rassurait et se montrait extrêmement attentionnée. Néria sentait son regard peser sur les gens qui l'approchaient de trop près, sur les marchands qui tentaient de la mettre en difficulté ou espéraient profiter de sa jeunesse pour monter les prix ou lui vendre des produits de basses qualité au prix des mets les plus fins. Aeshma grommelait dans son dos. Le marchand jetait un œil dans sa direction, pâlissait, abandonnait prestement toute velléité de tromper la jeune esclave et s'empressait de proposer aux meilleurs prix, ses meilleurs produits.
— Sois ferme quand tu parles avec eux, lui conseilla Aeshma. Moi, je leur fais peur, mais regarde la domina, elle use d'autres moyens tout aussi efficaces, sinon plus efficaces. Tu es jeune et jolie, tu n'es pas stupide, use de tes talents. Toi seule les connais. Tu as aimé accompagner Rachel en Italie ?
— Oui, j'ai beaucoup aimé.
— Si tu aimes quelque chose, ne gâche pas ton plaisir, Néria. Améliore-toi et aie confiance en toi.
— D'accord.
— La domina te fait confiance, elle sait juger les gens, ne la déçois pas. Je ne crois pas qu'elle se montre très indulgente avec les gens qui la déçoivent.
— Non, rit Néria. Pas vraiment. Pour le peu que je la connaisse, elle se montre même très dure.
— Bon, je suis là. Profites-en pour t'aguerrir sans crainte.
— Merci, Aeshma.
— J'ai été novice, grimaça la jeune Parthe. Tu ne risques pas de te retrouver attachée à un palus et de recevoir les verges ou de devoir marcher des kilomètres les chevilles entravées, mais décevoir son maître, je sais ce que c'est. Apprendre aussi. J'ai beaucoup travaillé et je travaille encore beaucoup. Au début, on se trouve un peu nul, mais il faut aller au-delà de ça.
— Je ne croyais pas les gladiateurs si gentils.
— Je ne suis pas gentille.
— Je les croyais brutaux et cruels.
— Je suis...
— La domina ne t'aimerait pas si c'était vrai, la coupa Néria.
Aeshma fronça les sourcils et s'arrêta. Néria fit trois pas avant de s'en apercevoir. Aeshma arborait une mine fâchée et contrariée. Néria revint sur ses pas.
— Elle ne garde pas les gens brutaux ou cruels à son service, affirma Néria. Elle n'accepte pas qu'on traite mal ses gens aussi. On raconte que... qu'elle a déjà remis en place des gens qui avaient osé se montrer brutaux ou injustes avec ses clients. Je l'ai déjà vue mettre un homme à terre.
— Ah, oui ? réagit vivement Aeshma.
— Oui, je ne sais pas comment elle a fait, ni ce qui s'était passé, mais l'homme était à ses genoux, elle lui tenait une main et lui gémissait à ses pieds et la suppliait de le lâcher. Je crois qu'elle lui a brisé le poignet.
Une clef qu'avait dû lui enseigner Antiochus.
— Elle t'a déjà mise à genoux ? demanda Néria.
— Elle m'a déjà placé un poignard à égorger les porcs sous la gorge.
— Oh ! Qu'avais-tu fait ?
— Elle trouvait que je lui avais manqué de respect.
— Ah... fit Néria d'un air dubitatif.
La gladiatrice montrait beaucoup de respect pour la domina, il était évident qu'elle l'estimait et Gaïa Metella la traitait comme si la jeune femme n'avait pas été esclave, n'avait pas été gladiatrice. Leur relation avait interloqué Néria. Elle les avait trouvées très proches l'une de l'autre. Elle connaissait la domina depuis peu de temps, celle-ci se montrait toujours charmante envers ses visiteurs, mais elle ne l'avait vue aussi détendue, aussi naturelle qu'avec une seule personne en dehors de la gladiatrice. Avec sa sœur et dans une moindre mesure avec le mari de celle-ci. Avec personne d'autre. Pourquoi Aeshma serait-elle fâchée que la domina lui accorde son amitié ? Elles avaient combattu ensemble contre les pirates, elles avaient dérivé un mois sur un navire, sans secours. Comment ne pas aimer quelqu'un avec qui on a surmonté de telles épreuves ? Peut-être était-ce leur différence de statut qui contrariait la gladiatrice. En tout cas, elle imaginait mal Aeshma manquer de respect à la domina.
— C'était vrai, lui expliqua pourtant Aeshma. En fait, non, j'étais juste fâchée contre une camarade et en colère. On se battait, moi et ma camarade, méchamment. Elle nous a ordonné d'arrêter, ma camarade a tout de suite obtempéré, elle avait baissé sa garde, je l'ai frappée et la domina s'est placée entre nous. Atalante, ma camarade s'est excusée, mais moi... euh... j'avais encore envie de lui taper dessus.
— C'est avec elle que tu as été condamnée aux fers sur l'Artémisia ?
— Oui.
— Tu la détestes ?
— Non, je l'aime bien, c'est quelqu'un de bien.
— Alors, la domina a bien agi envers toi et ta camarade, dit pensivement Néria.
Aeshma la regarda.
— Elle a soustrait ta camarade à ta colère et elle t'a empêchée de commettre un acte que tu aurais regretter plus tard.
— Tu sais quoi, Néria ? grommela Aeshma. Je ne vais plus t'aider à partir de maintenant, parce que tu as toi aussi un foutu talents pour embrouiller l'esprit. Alors, au lieu de t'exercer sur moi, tu vas le mettre au service de ta domina.
— Tu vas me laisser ?! s'affola la jeune esclave.
— Non, je vais te servir de ce que je suis censée être, de garde du corps et c'est tout.
— La domina t'a demandé de me venir en aide si je rencontrais des difficultés.
— Ben, je vois pas comment tu peux rencontrer la moindre difficulté avec des marchands dont le seul but est de te vendre autant de marchandises qu'ils peuvent pour gagner de l'argent. En fin de compte, ils ne dépendent que de ton bon plaisir, si tu ne leur achètes rien, ils ne gagneront rien.
Néria aurait bien serré une fois encore la gladiatrice dans ses bras. Mais son air revêche l'arrêta dans son élan. Aeshma avait l'art de la rendre confiante en l'avenir, en elle-même, dans la terre entière. La jeune Parthe soupira. Néria n'affichait pas une mine moins réjouie qu'un novice quand elle lui faisait un compliment ou qu'il lisait dans ses yeux que sa prestation lui avait plu. S'il n'y avait que les novices en plus.
— Bon, on y va ? grogna-t-elle. Parce que si on traîne encore, on est pas prêt de manger ce soir.
Néria acquiesça et elles se remirent en chemin.
Aeshma tint parole. Elle n'intervint plus. Néria n'eut pas non plus besoin de ses services, galvanisée par le discours que lui avait tenu la gladiatrice, elle s'acquitta parfaitement de sa tâche. La domina l'avait bien jugée et les marins la remercièrent autant que la domina ou les cuisiniers.
Ils la remercièrent parce que, quand ils rendirent grâce à Gaïa pour sa générosité, elle leur renvoya d'abord le compliment pour le courage dont ils avaient fait preuve lors de l'attaque des lembos, elle rendit hommage à leurs camarades disparus, puis les encouragea à remercier, leur capitaine pour lui avoir permis d'organisé ce repas à bord de l'Artémisia, les deux cuisiniers pour la confection des plats et Néria pour leur avoir fourni tout ce dont ils avaient besoin.
La jeune esclave rougit de bonheur quand les rudes marins lui rendirent hommage et rappelèrent qu'elle était présente sur l'Artémisia quand les pirates avaient attaqué et qu'elle n'avait pas démérité. Qu'elle s'était dévoué aux blessés, qu'elle avait écopé à leurs côtés et contribué à sauvé le navire.
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Au cours de la soirée, un homme lui offrit un collier de pierreries
— En souvenir, lui dit-il ému. Tu m'as tenu la main et c'est ainsi que tu as empêché ma vie de partir.
Néria se souvenait du marin. Il avait été blessé au cours de l'abordage et elle l'avait soutenu alors qu'il perdait espoir, qu'il sentait que sa vie le quittait et qu'elle ne reviendrait jamais. Le collier était modeste, mais il l'avait choisi avec soin et il était très beau. Néria ne put contenir ses larmes. C'était trop, elle n'avait fait que son devoir, suivi ce que son cœur lui avait soufflé, elle n'avait pas agi différemment des autres femmes présentes, du médecin.
— Accepte, Néria, l'encouragea Gaïa. On ne refuse pas un présent aussi généreux et aussi bien mérité.
Elle avait tendu les mains et le marin lui avait souri.
— Il l'a monté lui-même, lança un marin. Et il a agencé les pierres pour leur beauté et leur vertu.
— Merci, souffla Néria.
On ne lui avait jamais rien offert et elle ne possédait aucun bijou. Aeshma leva les yeux au ciel. Gaïa se pencha sur elle.
— Tu ne l'as pas montré, mais tu étais aussi émue que Néria quand je t'ai offert le pugio. Et mes raisons de te l'avoir offert ne sont pas très différentes de celles qu'a invoquées le marin.
Aeshma haussa les épaules.
— Je te dois la vie, Aeshma.
— Je vous dois aussi la mienne, domina, et je ne vous ai rien offert en retour.
— Tu m'as payé une tunique, une ceinture, des sous-vêtements, des sandales et les bains à Darnis.
— Ouais, je vous les ai payés. Pas offerts.
— Mmm, c'est vrai, reconnut Gaïa. Ah ! Aeshma ! soupira-t-elle soudain d'un ton taquin. Tu n'es qu'une ingrate.
Aeshma ignora sa plaisanterie.
Gaïa ne lui avait pas offert le pugio pour la remercier. Elle lui avait offert parce qu'elle voulait lui faire plaisir. Parce qu'elle l'aimait et que c'était une manière de lui exprimer ce qu'elle ressentait pour elle. Gaïa n'avait pas besoin de la remercier et Aeshma n'avait pas besoin de la remercier non plus. La jeune Parthe l'aimait aussi, différemment peut-être, tempéra-t-elle, mais elle n'avait pas besoin ni l'envie de le lui exprimer concrètement. De se l'attacher. Elle ne garderait pas le pugio, mais elle avait conservé le tétradrachme. Elle n'avait jamais pu s'en débarrasser. Gaïa le savait et en retirait une fierté déplacée qui énervait Aeshma. D'autant plus qu'elle se jugeait sentimentale et ridicule.
La soirée déborda d'émotion et finit par plonger Aeshma dans de sombres pensées.
Au début du repas, le capitaine et Gaïa avaient rendu un hommage émouvant aux morts. Gaïa, en tant qu'armateur, avait pris la parole en premier. Un hommage général au courage, à la loyauté et à l'entraide. Le capitaine avait nommé par leur nom les marins qui avaient été tués au cours du combat, qui avaient plus tard, été emportés par la tempête ou qui avaient succombé à leurs blessures. Et puis, il s'était tourné vers Aeshma, avait rappelé que sans l'aide de sa familia, le combat eût été perdu, que la victoire n'eût pas été possible, et il l'invita à se lever. Aeshma suivit l'exemple du capitaine : elle nomma le valet qui avait été emporté par une lame, les cinq gardes qui n'avaient pas survécu. Ensuite, elle rendit un vibrant hommage à Aper, un plus vibrant encore à Piscès. Elle détailla leur carrière, raconta les victoires qu'ils avaient remporté sur le sable, vanta leur caractère, leur courage, leur esprit. Elle évoqua des anecdotes à propos de Piscès, les coups de poing qu'elle avait pu échanger avec lui. Son discours déclencha rire et sourire. Puis, elle cracha sur la lâcheté et la fourberie de ceux qui s'étaient retournés contre l'Artémisia. Elle fustigea l'infamie dont ils s'étaient rendus coupables à ses yeux en trahissant leurs hôtes :
— Nous étions vos passagers. Nous avions payé notre droit de passage, mais vous étiez pour nous des hôtes attentifs. Notre vie sur la mer, ne dépendait que de vous, capitaine, et de vos hommes. Poignarder un hôte dans sa maison est un acte indigne. Les deux gladiateurs coupables de cette action inique ont souillé votre navire et ma familia. Il est juste que l'un ait été tué par la main d'un de ses camarades et que l'autre l'ait été par Gaïa Metella. J'espère que leur sang a racheté la trahison dont ils se sont montré coupables. S'il n'a pas suffi, je suis prête à en assumer les conséquences et à me soumettre à votre jugement. Je maudis leur souvenir et resterai à jamais fière d'avoir combattu à vos côtés. Que les dieux en qui vous croyez accueillent avec bienveillance ceux qui sont morts pour que nous restions vivants et plongent les traîtres dans un monde de souffrances. Que notre mémoire chérisse ceux qui sont tombés en combattant bravement et oublie les misérables.
Aeshma leva son gobelet. Elle en versa ensuite le contenu sur le pont. Le capitaine fit un signe, et des marins, désignés par avance, s'emparèrent de plateaux chargés de victuailles et de gobelets devin. Ils partirent en direction du bastingage, face au large. Le capitaine appela au repos de l'esprit des hommes courageux qui n'avaient pas reçu de sépulture et les marins jetèrent fruits, viande, légumes et vin à l'eau.
Cet hommage rendu, la soirée commença réellement. Sans débordement. Le banquet était donné en mémoire des morts. Mais il fut joyeux. Les marins se lancèrent dans le récit de leurs aventures, des rencontres improbables qu'ils avaient pu faire en mer comme sur terre.
Aeshma écouta un peu surprise et plus que dubitative des récits de dauphins qui parlaient, de monstres marins qui avaient avalé, puis recraché des hommes. Des histoires que Daoud lui avaient déjà narrées. Il adorait l'histoire d'un type à qui cette aventure étaient arrivée. Une réalité, lui avait-il affirmé, alors qu'elle émettait des doutes quant à la véracité de son récit.
— C'est écrit dans les textes sacrés, Shamiram. Ce n'est pas une légende. Iounan a été avalé par une baleine et elle l'a recraché trois jours plus tard*.
Les marins étaient pétris de superstitions, le dieu de Daoud était désespérant de bêtise, Aeshma n'avait pas cherché à discuter. Entre les gladiateurs et les marins, elle se demandait qui d'entre eux étaient les plus naïfs. En tout cas, les marins étaient plus amusants. Leurs monstres marins et leurs histoires merveilleuses se revêtaient d'une certaine poésie.
Des hommes vinrent lui demander de leur raconter des combats. Aeshma grogna son désaccord, mais Gaïa intervint :
— Tu as su parler avec feu de tes camarades gladiateurs, nous dînons avec eux ce soir, Aeshma. Ne serait-ce pas leur faire offense que de refuser de rappeler les exploits qu'ils ont accomplis durant leur vie ?
— Oui, oui, s'il te plaît, raconte-nous un beau combat, la supplièrent les hommes.
Aeshma accepta. Elle réfléchit un instant. Aper était un jeune auctoratus, il n'avait combattu que trois ans et il n'avait pas spécialement brillé sur le sable. Ses combats avaient été honnêtes, sans plus. Téos ménageait les auctoratus et ne les appairait qu'avec prudence. Piscès était melior. Elle se lança dans un récit de ses exploits. Elle planta le décor. Éphèse. Le public bruyant. L'excitation. Piscès le mirmillon contre Icare le thrace. Le sang, les coups, les passes d'armes, Icare qui vole, Piscès qui glisse comme un poisson, les hurlements. Les pauses, les reprises, l'orchestre qui joue, le cornu qui se prend les pieds dans le sable, qui trébuche et qui tombe, les rires et les quolibets, Piscès qui faiblit, Icare qui fond sur lui, mais le poisson saute, s'échappe, se transforme en requin...
— En baleine ! cria un marin.
— Ouais, d'accord, en baleine, lui accorda Aeshma conciliante.
Elle obtint un franc succès. Icare avait perdu, épuisé, il avait reculé, était tombé à genoux et avait levé la main pour solliciter l'arrêt du combat. Fait très rare, le munéraire, séduit par la prestation des deux gladiateurs, avait accordé à Piscès le droit de décider du sort de son adversaire. Les marins s'ébaudirent. Était-ce possible ? Cela arrivait-il souvent ? Avait-elle été confrontée à ce cas de figure ? Aeshma balaya les questions d'un geste impatient de la main.
— On s'en fout et non, il est rare qu'un munéraire accorde à un combattant de décider lui-même du sort de son adversaire. Ça arrive quand il s'est montré particulièrement brave, ce qui avait été le cas de Piscès ce jour-là.
Il avait accordé la missio au thrace. Les marins applaudirent et levèrent leur gobelet à la mémoire de Piscès le généreux. Aeshma sourit. Piscès aurait aimé ce surnom.
—Piscès le généreux a de la chance de t'avoir comptée dans sa familia, Aeshma, déclara solennellement Erys, le second de l'Artémisia.
— C'était un bon camarade, se justifia Aeshma.
Elle leva son gobelet et le vida d'un trait. Ouais, Piscès avait été un bon camarade, il avait été frappé en traître, mais elle ne permettrait à personne de remettre en cause sa valeur. Il était mort honorablement. Comme il serait mort sur le sable si tel avait été son destin.
L'attention des marins se détacha d'Aeshma et elle put enfin, se consacrer à son repas. Gaïa ne commenta pas son intervention. Aeshma l'avait impressionnée, aussi bien lors de son hommage officiel que lors de son récit épique. Le Vieil Aveugle ne l'aurait pas reniée. Aeshma avait l'air détendue et heureuse. Gaïa lui posa une main sur l'avant-bras. La jeune gladiatrice tourna la tête vers elle pour s'enquérir de ce qu'elle voulait. Gaïa lui sourit amicalement et retira sa main.
Gaïa ne s'était pas trompée, Aeshma avait trouvé auprès des marins, un semblant de familiarité. Quand un gladiateur de la familia mourait sur le sable, il était rare qu'on l'oublia. Sa mort présageait la mort des autres et on soignait son départ. Le gladiateur bénéficiait d'obsèques convenables, une stèle était gravée à son nom pour évoquer sa gloire et sa mémoire aux passants, on organisait des libations et un dîner en son honneur. Les marins n'affrontaient pas des hommes, armes à la main dans des amphithéâtres, mais ils risquaient la mort à chaque fois qu'ils s'embarquaient sur un navire. Et s'ils basculaient dans l'eau, ils erreraient à jamais de ne pas avoir été ensevelis sous terre.
Après son récit, on n'enjoignit pas Aeshma à raconter une autre histoire. Les marins souhaitèrent seulement avoir la chance, un jour, d'assister à l'un de ses combats. La jeune Parthe les invita à la prévenir si, un jour, leur souhait se réalisait. Elle leur dédierait son combat et sa victoire.
Aeshma aurait regagné la cabine de la domina, heureuse d'avoir rendu hommage à ceux auprès de qui et pour qui elle s'était battue, pour qui elle avait risqué de mourir noyée et s'était ensuite retrouvée durant un mois à dériver sur un lembos dépourvu de voile, si les marins n'avaient sorti une flûte et des cistres, s'ils ne s'étaient mis à chanter. Il y avait bien longtemps qu'elle n'avait pas écouté de chants marins. Malgré les voyages en mer, elle n'en avait plus entendu ou n'y avait peut-être plus prêté l'oreille depuis le départ de Daoud. Les chants épiques l'amusèrent, mais quand la deuxième veille arriva, les chants s'emplirent de nostalgie. Pour les rivages lointains où le marin avait laissé sa femme et ses enfants. Ils évoquèrent une mère aimée, une fiancée abandonnée, des camarades disparus, l'exil et le regret, les retours ratés.
Aeshma s'assombrit. Elle se leva et partit vers la poupe, sur la plate-forme où elle avait avoué à Atalante la nature de ses missions. Elle sombra un peu plus. Qu'était devenue Atalante ? Tous ces gens qu'elle avait quittés, abandonnés, déçus. Qu'auraient pensé d'elle sa mère, son père, son frère et sa sœur s'il la revoyait maintenant ? Qu'aurait pensé Daoud quand il aurait su qu'elle avait consenti à assassiner des gens en dehors de l'arène ? Même Atalante avait été horrifiée. Atalante qui pardonnait tout. Que penserait Marcia si elle savait que son mentor et la fille qu'elle aimait, avaient vendu leur corps à des légionnaires pour mieux les assassiner ensuite. Marcia était fille de tribun, elle avait été élevée au milieu des légionnaires. Avant de rejoindre la familia, elle avait aimé Julia Metella et un légionnaire, ce Caper qui semblait tant compter pour elle. Aeshma et Astarté avaient massacré sans pitié des hommes que Marcia considérait comme appartenant à sa familia. Elles avaient été prêtes à égorger Julia Metella.
Aeshma était fière d'être gladiatrice, de remporter des victoires, de braver la mort, de montrer ses compétences, d'être applaudie, encensée par un public de connaisseurs. Les marins l'auréolaient d'actions héroïques, Néria l'admirait, la domina l'estimait.
Elle les abandonnerait comme tous les autres.
Atalante lui manquait. La petite gardienne de chèvre. La grande rétiaire. La fille du désert. Sept ans. Elles appartenaient à la même familia depuis sept ans. Aeshma l'avait ignorée pendant six ans. Et maintenant ? Un combat, une bravade, une punition cruelle, un combat privé pathétique, une autre bravade, une attaque de loups et onze jours de villégiature avait suffi pour qu'Atalante s'introduisît dans son monde bien agencé de solitaire. Qu'elle lui déclarât son affection et lui dérobât la sienne. Et maintenant, elle lui manquait.
Aeshma soupira. Onze jours avec Atalante. Quinze avec Astarté. Huit mois d'efforts avec Marcia. Vingt-sept jours en tête à tête avec Gaïa Metella.
Elle se mit à jurer entre ses dents. Elle se sentait vide et perdue. Seule.
Seule ? Non, pas tout à fait.
Elle entendit son pas léger. Gaïa vint se tenir près d'elle. Sans la toucher. Aeshma passa le poids de son corps sur sa jambe gauche et son corps vint frôler celui de la jeune Alexandrine. Elle jura plus fort, mais silencieusement cette fois. Parce que la présence de la domina la soulagea, même si Gaïa ne tenterait jamais, comme le ferait immanquablement Atalante, de savoir ce qui la contrariait ou la préoccuperait. Qu'Aeshma serait incapable de lui parler et de s'expliquer. Pourquoi Atalante avait-elle pris tant d'importance dans sa vie ? Pourquoi la présence de la domina l'apaisait-elle ?
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Tyr (détail), A. Poidebars, photo extraite de l'ouvrage : Un grand port disparu, Tyr, recherches aériennes et sous-marine, 1934-1936, ed. librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris.
Tyr et Alexandre le Grand : En 332 av JC, après sa victoire sur les Perses, Alexandre, en route pour l'Égypte, parcourt la Phénicie (l'actuel Liban, Tyr se trouve à 25 km au nord de la frontière israélienne.). Les cités phéniciennes se rallient au conquérant, excepté Tyr.
Bâtie sur une île et protégée par d'imposantes murailles, la ville résistera sept mois aux assauts des armées d'Alexandre. La ville succombera finalement après qu'Alexandre eut fait élever une digue reliant la ville à la côte (725 mètres de long).
L'homme avalé par la baleine : Daoud a raconté à Aeshma le récit biblique de Jonas (Iounan est le nom qu'on lui attribut au Proche-Orient)
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