Chapitre LIII : Hier et demain


À des milliers de milles du ludus de Sidé, allongée sur sa paillasse, Astarté pleurait. Elle pleurait comme chaque soir avant de s'endormir depuis qu'elle appartenait au ludus impérial. Les entraînements épuisants auxquels elle s'astreignait chaque jour faisaient l'admiration des femmes de sa familia et lui avaient assuré le respect des hommes, mais ne ils suffisaient pas à l'abrutir assez pour qu'elle s'écroulât le soir sur sa couche et qu'elle s'endormît comme une masse d'un sommeil lourd et sans rêves. Et si seulement, elle ne pleurait que le soir sur son grabat. Les larmes la prenaient parfois lors d'une pause, au petit déjeuner, au déjeuner, au dîner. Dès qu'elle se retrouvait seule. Pas de sanglots, pas de cris, pas de nez qui se chargeait de morve, non, juste des larmes qui coulaient, silencieuses et abondantes. Personne ne les avait jamais vues. Si elle n'avait pu les cacher, pour les empêcher de couler, Astarté se fût profondément scarifiée.

Elle avait tenté d'oublier, de pallier le manque plus que la peine. Sa nouvelle familia la pensait enjouée et bonne vivante. Elle buvait, bavardait, plaisantait. Elle avait recommencé à se choisir des partenaires pour agrémenter ses nuits solitaires, mais elle ne les gardait plus jusqu'au matin et, contrairement à son habitude passée, elle ne les accueillait jamais dans sa cellule. Elle comprit à cette occasion, pourquoi Aeshma agissait ainsi, c'était tellement plus impersonnel.

Astarté s'était souvent ébattue par simple plaisir, par simple satisfaction, mais pas avec tout le monde. Elle ne se payait pas seulement un corps quand elle ramenait un homme ou une femme dans sa couche. Elle recherchait une personne. Lucanus, Atalante, le gentil Gallus, la jeune Galini, l'athlétique Ajax, Saucia, Métrios, elle prenait, mais sans mépris, avec attention et souvent beaucoup de gentillesse. Astarté aimait dormir avec ses amants, se réveiller auprès d'eux le matin, qu'importait si ce n'était jamais les mêmes, s'ils ne revenaient qu'une fois par an. Plus maintenant. À présent, elle partait dès qu'elle considérait ses désirs satisfaits. Pauvres désirs. Pauvres dérivatifs.

Elle était devenue aussi indifférente aux corps qui suaient sur elle, aux râles de plaisir susurrés à son oreille, que l'avait toujours été Aeshma. Elle avait évité la petite thrace pour cette raison. Elle n'aurait jamais supporté l'indifférence d'Aeshma à son égard. Elle aurait voulu l'atteindre alors qu'elle savait pertinemment que c'était impossible. Elle s'était interdite Aeshma parce que la Parthe l'aurait ignorée, qu'Astarté en aurait souffert et lui en aurait voulu.

Elle s'essuya le visage sur ses draps, ils étaient trempés. Comment Marcia pouvait-elle autant lui manquer ? Elle ne pouvait plus se passer d'elle, pensa-t-elle pleine d'amertume. Comme elle regrettait cette pensée stupide qu'elle avait eue quand elle lui avait cédé une dernière fois :

Tant pis pour les promesses, tant pis pour le danger, son désir était plus fort.

Son horrible justesse. Les larmes d'Astarté se remirent à couler. Astarté la séductrice ? Elle haïssait sa propension à séduire, ses yeux dont on lui disait souvent qu'ils étaient irrésistibles, ses épaules que Marcia trouvait si confortables. Laide, stupide et ignorante, Astarté aurait été ignorée par les autres, Marcia l'aurait repoussée avec dégoût et serait allée jouir sous les assauts de ce sale petit con d'Ister.

Astarté détestait le jeune auctoratus. Un dépravé. Heureusement qu'Aeshma gardait un œil sur Marcia et qu'Atalante aimait Astarté. Elles avaient sauvé Marcia des assauts libidineux du rétiaire imbu de lui-même. Il aurait abîmé Marcia. Il l'aurait traitée comme sa chose et se serait vanté de ses exploits le lendemain matin, fier d'avoir soufflé la jeune fille à tous ceux qui la désiraient. Plus fier encore d'avoir été le premier.

— Pff, quel crétin ! pensa Astarté avec mépris.

Comme si cela avait une quelconque importance. Cela en avait juste pour Marcia, parce que cela lui laisserait selon son partenaire, un souvenir agréable ou désagréable. Qu'elle serait déçue ou pas. Peut-être dégoûtée. Galini s'était laissée piégée par Ister. Ce qu'elle en avait raconté à Astarté, avait fini de convaincre la Dace qu'Ister était un sale type qui, sous ses dehors de bel éphèbe, n'était qu'une brute perverse et sans cœur. La douceur et les remerciements de Galini après leur nuit passée ensemble avaient touché Astarté. Un baiser dans le cou et un simple murmure :

— Merci.

Astarté avait demandé pourquoi et c'était alors que Galini s'était confiée à elle. La jeune fille la considérait comme son mentor, elle la craignait, mais pas après cette nuit au cours de laquelle Astarté avait pris soin d'elle. Galini avait appris que, si la meliora ne concédait aucune faiblesse sur le sable, elle les acceptait sans les juger dans le secret d'une étreinte. Galini lui avait parlé franchement. Elle avait l'âge de Marcia, elle n'avait pas été abîmée par l'esclavage, mais elle avait déjà connu avant Ister, les étreintes forcées, brutales et égoïstes. Elle s'était laissé aveugler et berner par la beauté du garçon, par leur statut partagé de novice. Elle avait cru qu'il se montrait doux et respectueux, tendre peut-être. Il l'avait traitée comme une esclave. Avec mépris. Comme les autres avant cela. Plus méchamment encore, parce que les autres, au moins, se s'étaient pas rengorgés de l'avoir sautée comme une pouliche en chaleur et n'avaient pas eu l'indécence de décrire en détail le moindre de leurs soi-disant exploits de petits coqs.

.

Au travers de ses larmes, un sourire naquit sur les lèvres d'Astarté. Marcia. Son sourire lumineux, la fossette amusante qui lui coupait le menton, sa politesse, sa gentillesse et sa sensualité. Son enthousiasme. Son courage.

Salaud de Téos.

Astarté ne lui devait plus rien, si un jour, l'occasion se présentait, elle l'égorgerait.


***


La mer bleue sur sa droite, la plaine semée de broussailles sur sa gauche, la route qui serpentait sans fin devant elle et, derrière elle, le chemin parcouru, marqué de sang. Un paysage magnifique. Un chemin de souffrance.

Aeshma marchait d'un pas assuré devant elle et Gaïa s'efforçait de ne pas traîner. La corde tendue entre les deux jeunes femmes lui servait de mesure. Aeshma ne devait jamais être tirée en arrière.

Les amphores étaient toujours accrochées sur le bout. Elles les avaient arrangées pour pouvoir les porter entre elles, le bout passé autour de leurs épaules.

Gaïa souffrait des pieds. Après leur première marche, le premier jour, Aeshma lui avait confectionné des bandelettes qu'elle avait découpées dans des tuniques. Après lui avoir nettoyé les pieds et les avoir soigneusement huilés, elle les lui avait ensuite bandé. Gaïa s'était soustraite à ses soins lors de leur précédente halte. Aeshma n'avait pas insisté.

La jeune femme serrait les dents. Aeshma craignait de rester trop longtemps sur les routes et elle imprimait un rythme qui poussait Gaïa aux limites de sa résistance. Elles avaient croisé deux plaustrums. L'un à contre sens, tandis que l'autre les avait dépassées. Gaïa avait tenté d'entamer une discussion avec les conducteurs. Le premier les avaient ignorées. Le deuxième les avait menacées, traitées de va-nu-pieds et de traînées. Aeshma s'était rembrunie. Gaïa avait laissé partir le chariot.

Elle boitait. Les heures passèrent et des larmes de douleur commencèrent à couler. Elle ne flancherait pas. Elle avancerait, elle arriverait à Darnis, elle embarquerait sur un navire et quand elle serait à Alexandrie, elle prendrait un bain et demanderait un massage à Aeshma. Un de ceux qui l'apaisaient tant qu'elle finissait par s'endormir. Elle se réveillerait dans ses bras et ensuite, elle s'embarquerait avec elle et retrouverait Julia. Aeshma resterait avec elle. Antiochus veillerait sur Julia et Gaïus. Aeshma veillerait sur elle.

— Domina ?

Gaïa ne l'entendit pas et continua à marcher. La gladiatrice l'arrêta d'une main. Gaïa leva un regard confus.

— Il fait déjà nuit ?

Euh, non, domina.

Pourquoi tu t'arrêtes ? Tu as soif ?

Non, enfin si, mais ce n'est pas pour ça.

Qu'est-ce qu'il y a, Aeshma ?

La jeune Parthe leva une main et essuya les joues de la jeune femme.

— Vous pleurez, domina.

Gaïa se passa un revers de main sur les yeux. Aeshma la regardait inquiète.

— Domina ? dit-elle doucement.

On ne peut pas se permettre de s'arrêter. Buvons, si tu as soif et continuons. Tu avais raison quand tu disais que personne ne s'apitoierait sur notre sort. Je veux arriver en ville, Aeshma.

Rejoignons la mer.

Pourquoi ?

Ça nous soulagera.

Mais...

On marchera mieux demain, domina. Ça ne sert à rien de souffrir, la tança gentiment Aeshma.

Gaïa ne chercha pas à s'opposer outre-mesure à la volonté de la gladiatrice. Rien ne justifiait, sinon un orgueil déplacé dans de telles circonstances, cette marche épuisante, cette torture. Elle céda sagement à la raison et à la prudence, et accepta de suivre la jeune Parthe. Le chemin ne passait pas trop loin du rivage. Aeshma chercha un accès caillouteux à la mer. Elle voulait éviter le sable.

.

— Asseyez-vous, domina.

Gaïa fit un pas et lâcha un gémissement. Aeshma lui tendit une main secourable.

— Merci, souffla Gaïa.

Donnez-moi vos pieds que je vous débarrasse des bandelettes

Les bandelettes étaient tâchées de sang. Aeshma se mordit la lèvre inférieure. Elle avait commis une imprudence en ne bandant pas les pieds de la domina dès leur première marche. La jeune femme avait les pieds tendres, elle s'était vantée de souvent marcher pieds nus, mais marcher sur un sol de marbre, de mosaïque ou sur des parquets ne préparait pas des pieds à parcourir des sols jonchés de pierre et de broussailles. Un sol brûlant parsemé de pièges. Aeshma avait les plantes de pied dures, mais pas assez pour ne pas se les être elle aussi abîmées.

— C'est si laid ? demanda Gaïa.

Non, mais cela doit être douloureux, dit Aeshma en passant un doigt sur des entailles qui dataient du premier jour.

J'avoue, grimaça Gaïa crispée sous le contact des doigts pourtant légers de la gladiatrice sur ses plaies.

Un petit bain de pieds ? plaisanta Aeshma.

Ce ne sera pas de refus, surtout que tu ne pourras pas me soulager avec tes doigts de magicienne. Tu m'accompagnes ?

Oh, oui, avec plaisir, soupira la jeune gladiatrice.

Oh !

Je n'ai pas des pieds d'airain, domina.

À te voir marcher devant moi pieds nus d'un pas si sûr, on penserait pourtant que si.

Non, domina. Malheureusement pas. Les chemins d'ici sont plus durs et coupants que ceux que nous avons l'habitude d'emprunter vers chez nous. La terre, là-bas, y est douce aux pieds.

J'essaierai à l'occasion. Jusque-là, je m'étais contentée du pavement de mes villas, du pont de mes navires et du sable.

C'est difficile de marcher dans le sable, remarqua Aeshma.

Mais pas de s'y promener.

J'aurais dû emporter mes caligaes, vous faites ma pointure.

J'ai donc de petits pieds, plaisanta Gaïa. Mais ce n'était pas possible, Aeshma. De toute façon, elles nous auraient plus encore fait remarquer que nous pouvons déjà l'être. Des chaussures de légionnaire aux pieds d'une femme ?

Ce sont mes chaussures, domina.

Il n'empêche que les gens les identifieraient à des chaussures de légionnaire.

Mais elles vous auraient protégé les pieds.

Et toi ?

J'ai les pieds plus durs.

J'aurais culpabilisé.

Mais vous ne nous auriez pas retardées, grimaça Aeshma.

Gaïa lui donna une taloche sur la tête.

— Aeshma ! protesta-t-elle

La jeune Parthe se fendit d'un sourire en coin. Elle s'avança sur les fesses vers le bord de l'eau et plongea ses pieds dedans. Gaïa l'imita et soupira d'aise.

— On aurait aussi manqué les bains de pieds dans l'eau fraîche et le crépuscule sur la mer, continua la jeune gladiatrice.

Poétique ?

Réaliste. Pourquoi se priver de beauté si elle se donne à vous ?

Philosophe, apprécia Gaïa. J'aime cet aspect chez toi.

...

On devrait se baigner avant que la nuit ne tombe.

Ici ?

Peut-être vaudrait-il mieux repérer d'abord un lieu pour passer la nuit ?

C'est déjà fait, domina. Un peu plus loin, sur le sable. Nous serons à l'abri.

On se baigne d'abord alors ?

Ouais.

Elles se déshabillèrent et se laissèrent glisser dans l'eau. La journée avait été très chaude, la marche fatigante et les amphores avaient pesé sur leurs épaules. Elles nagèrent un peu pour se délasser, puis Aeshma se tourna sur le dos et ferma les yeux en respirant amplement. Une main vint se glisser dans la sienne. Par sécurité. Elle la serra doucement et laissa Gaïa surveiller leur dérive.

Elles sortirent de l'eau avant que la nuit ne s'installât. Aeshma essuya précautionneusement les pieds de Gaïa. La domina voulut lui retourner la faveur, mais la jeune Parthe refusa et se sécha les pieds elle-même. Elles partirent ensuite s'installer à l'endroit qu'avait repéré Aeshma en descendant sur le rivage. Elles ouvrirent les amphores et mangèrent des fruits, des olives et un peu d'oignons. Gaïa secoua la dernière amphore de posca qu'il leur restait. Elle n'avait pas pu mettre en pratique ses techniques de récupération d'eau.

— Domina, vous pensez que...

Il faudra, Aeshma. Pour la nourriture, c'est bon, mais pour la boisson. Je peux essayer de récupérer de l'eau déssalinisée, mais nous n'avons pas de matériel très adapté. Il aurait fallu un gobelet.

On ne peut pas se débrouiller avec des amphores ? En les cassant ?

Si peut-être...

Vous m'aviez dit que les villes étaient proches les unes des autres en Cyrénaïque.

Nous avons croisé le lit asséché d'un fleuve hier soir. Il est à un peu plus de vingt milles de Darnis. Combien crois-tu que nous avons marché de milles aujourd'hui ?

Une quinzaine.

Autant ? s'étonna Gaïa.

Vous marchez bien, domina.

Je te suis à vrai dire, sourit Gaïa sincèrement heureuse du compliment.

Vous suivez bien, domina.

J'essaie de ne pas me montrer trop indigne de toi.

Je passe mes journées à courir, à me battre ou à m'entraîner, ça m'étonnerait que ce soit votre cas. Vous êtes plutôt résistante.

J'ai surtout la chance d'être avec toi.

Peut-être.

J'aurais attendu un chariot sans toi.

C'est vous qui avez pensé à préparer des amphores de posca et de nourriture et ça m'étonnerait que vous vous soyez laissée dessécher sur le bord de la route. Mais si vous l'aviez fait, vous auriez au moins eu à manger et à boire. Seule, j'aurais marché plus vite, mais ça ne m'aurait pas empêché de mourir de soif.

C'est une bonne chose que nous soyons ensemble alors ?

Mouais, c'est vrai, approuva Aeshma d'un ton neutre. On devrait se rhabiller et dormir maintenant. On se lèvera tôt demain matin.

Gaïa acquiesça et repassa sa tunique par-dessus sa tête. Les rochers les abritaient du vent, mais une brise fraîche souffla vers la troisième veille et elles se rapprochèrent l'une de l'autre. Gaïa gémit, Aeshma lui passa un bras autour de la taille et se serra contre elle, la tête calée sur le haut de sa poitrine. Gaïa referma ses bras sur elle. Acte essentiellement motivé par la survie chez l'une, beaucoup plus motivé par l'affection chez l'autre. Échange de bons procédés. Source d'apaisement chez Aeshma, d'émotions, de confusion et de tendresse chez Gaïa.

.

Gaïa comme Aeshma avait par trop présumé du bonheur d'atteindre enfin une ville. L'accueil qu'on leur réserva à Darnis n'eût rien de plaisant, ni de glorieux. Leurs tuniques d'homme tâchées et poussiéreuses, les pieds nus d'Aeshma, ceux bandés de Gaïa, leurs cheveux emmêlés et raides de sel : les gens les évitaient et le premier milicien qu'elles croisèrent les mit sérieusement en garde :

— Je ne sais pas d'où vous sortez, mais vous devriez y retourner sur l'heure. Je ne suis pas sûr que le prochain garde que vous croiserez ne vous mènera pas directement en prison. Vous êtes des esclaves ?

Non, intervint Aeshma avant que Gaïa ne parle. Des affranchis.

Quelle familia ?

Metella, répondit Gaïa.

D'Alexandrie ?

Oui.

Qu'est-ce que vous faites ici ?

On s'est fait attaquer par des voleurs.

Mouais... Fichez le camp ou allez vous laver et vous habiller plus correctement.

Le deuxième milicien se montra moins accommodant.

— Qu'est-ce qui prouve que vous n'êtes pas des fugitives ?

L'argent, répondit Aeshma.

Combien ?

Vingt sesterces.

Fais voir.

Aeshma se retourna et compta vingt sesterces qu'elle sortit de sa ceinture.

— Mouais... de l'argent volé.

Il ne te plaît pas ? demanda Aeshma d'un ton qui n'augurait rien de bon.

Le garde l'observa. D'où pouvait-elle sortir ? Un poignard pendait à sa ceinture. Un poignard sans fioriture. La fille avait l'air athlétique et un éclat dangereux dansait dans ses yeux. Sa compagne attendait patiemment la fin de leur échange, une main sur la hanche. Elles avaient toutes deux l'air de mendiantes, mais leurs postures et leurs regards, démentaient cette impression. Vingt sesterces ? Une aubaine qu'il ne négligerait pas. Il tendit la main. Gaïa l'arrêta :

— Un petit sauf-conduit serait le bienvenu, déclara-t-elle d'un ton léger.

— Hein ?

— Un sauf-conduit qui ne nous fasse pas arrêter par tous les miliciens de la ville et qui nous assure de pouvoir prendre un bain par exemple, expliqua-t-elle.

Le ton contenait une menace implicite et la plus petite des deux avança une jambe vers lui. Une attitude d'homme qui va passer à l'attaque. Il se sentit tout à coup beaucoup moins faraud.

— Accompagnez-moi, je vous en ferai délivrer un.

T'as pas intérêt à nous jouer une entourloupe, le menaça Aeshma. Du moins, si tu tiens à rentrer chez toi ce soir.

Le milicien tint parole. Il les conduisit jusqu'à un poste et leur remit une tesselle marquée d'un sceau.

— Vous n'aurez qu'à le présenter si on vous cause des problèmes.

Elles le remercièrent et quittèrent le poste sous le regard soulagé du milicien, il espérait ne jamais les recroiser.

.

Gaïa s'inquiéta pour l'argent.

— Il en reste assez, domina. On va d'abord acheter des tuniques propres et des chaussures, puis on y ira aux bains, même si on ne nous accepte que dans les plus pourris de la ville. Ensuite, on se rendra au port pour trouver un embarquement.

J'aimerais savoir le jour que nous sommes.

Ya qu'à demander.

La jeune gladiatrice demanda à un gamin qui traînait. Il lui parla d'une fête qui n'évoquait rien dans l'esprit d'Aeshma.

Elle rejoignit Gaïa qui, devant un étal, négociait le prix de leurs vêtements et des chaussures. Elle était douée. Polie, amicale, amusante et rusée. Son aspect la desservit pourtant, mais son accent, son vocabulaire, l'excellent niveau de langage qu'elle employait sans effort eurent tôt fait de faire oublier au marchand son aspect rebutant. Il se laissa entraîner avec plaisir dans une discussion où se mêlaient marchandage et bavardage courtois. Gaïa identifia un Juif. Elle se fendit soudain d'un sourire désarmant et s'adressa à lui en araméen. L'homme se figea.

— Tu n'es pas juive, comment peux-tu connaître cette langue ?

Mon père était ami avec un homme d'Alexandrie.

Ah, oui ? Qui ?

Un banquier. Il s'appelait Saul.

Saul ? Saul d'Alexandrie ?

Oui.

Il est mort, observa le marchand.

Je le sais bien. Il avait une si belle villa.

Mmm ?

Tu es déjà allée chez lui ?

Et toi ?

Gaïa sourit, elle était tombée sur un ami.

— J'aime le salon de l'Arche, mais ce n'est pas ma pièce préférée. Les gens s'extasient souvent sur la délicatesse des peintures et de la mosaïque qu'on y trouve, mais peu d'entre eux ont le privilège de connaître le petit salon du Temple. La mosaïque y est beaucoup plus belle. La végétation qui entoure les murs de Jérusalem est un véritable traité de botanique.

Le juif sourit chaleureusement.

— Que t'est-il arrivé pour te retrouver dans cet état ? demanda-t-il gentiment.

J'ai fait naufrage à plus de vingt-cinq milles d'ici.

Mmm... Cette jeune femme t'accompagne aussi ? dit-il en regardant Aeshma qui se tenait derrière Gaïa.

Oui.

Qu'est-ce que vous comptez faire ?

Nous laver, revêtir ce que tu auras bien voulu nous vendre et trouver un navire en partance pour Alexandrie.

Vous avez de l'argent ?

Aeshma ?

Vingt-trois sesterces et... euh...

Aeshma sortit ses as de sa ceinture et les compta.

— Trente-six as.

Il vous faut de l'argent pour le bain et payer votre passage jusqu'à Alexandrie. Le voyage dure deux jours, vous aurez aussi besoin de provisions, et peut-être de vous payer une chambre dans une auberge.

Elles n'auraient pas assez, réalisa Gaïa. Rien que pour les tuniques, elles devraient débourser un minimum de quatre-vingt as. Elles avaient besoin de sous-vêtements, l'accès au bain ne coûterait pas trop cher et elles pourraient se contenter de pain et de posca pour manger. Il leur restait des fruits secs. Elles dormiraient hors des murs de la ville, si elles ne trouvaient pas un embarquement immédiat.

Le marchand vit leur air embarrassé et reconnut à l'expression de Gaïa qu'elle faisait le compte de ses dépenses.

— Je dois me rendre à Alexandrie, dit-il en s'adressant à Gaïa. Si vous êtes prêtes à attendre deux jours, je vous obtiendrai une place sur le navire. Je vous offre aussi l'hospitalité en attendant. Vous voyagerez sous le couvert d'être... euh...

Tes esclaves ?

C'est hors de question, se renfrogna Aeshma.

Gaïa lui posa une main apaisante sur l'avant-bras.

— Tais-toi, Aeshma. On n'a pas assez d'argent.

J'en trouverai, assura la gladiatrice d'un ton agressif.

Gaïa ignora sa déclaration.

— Pourquoi cette faveur ? demanda Gaïa au marchand.

J'aimais beaucoup Saul et je m'en voudrais de ne pas aider quelqu'un qui a été reçu dans le salon du Temple.

Il fronça les sourcils.

— Vous n'êtes pas des proches des sœurs Metella ?

Pourquoi, tu les connais ? demanda Gaïa d'un air innocent.

J'ai croisé l'aînée, Julia. Je n'ai jamais rencontré la plus jeune. Elle est pourtant restée à Alexandrie alors que l'autre est partie. Pour se marier, je crois.

Étrange pour un homme qui se dit l'ami de Saul.

Il avait adopté les deux jeunes filles quelques mois avant son assassinat et il leur a tout laissé. Cela va faire dix ans. J'estimais Saul, mais...

Mais ?

Je ne comprends pas qu'il ait légué ses biens à des gentils, à des Romaines. Elles ne se sont même pas converties, déclara le marchand avec rancune.

Il les aimait. Peut-être était-ce plus important que des histoires de religion ?

Je crains pour son salut. Il a offensé Iaveh.

C'est pas Elohim, ton Iaveh ? intervint soudain Aeshma.

Si.

C'est qu'un connard ! lâcha méchamment la jeune Parthe, le visage haineux.

Le marchand resta muet de surprise. Gaïa se plaça devant Aeshma. Qu'est-ce qu'il lui prenait ? Elle afficha son sourire le plus charmant et la mine la plus humble qu'elle pouvait.

— Ne l'écoute pas, nous ne faisons pas partie de la familia des sœurs Metella, mon père est un petit négociant, c'est ainsi qu'il a connu Saul. Il te sera très reconnaissant pour ton aide.

Hum.

Nous avons beaucoup souffert, j'aimais moi aussi beaucoup Saul, dit Gaïa en araméen.

La langue emporta les restrictions et les inquiétudes du marchand.

— Je m'appelle Iohanna. Allez vous baigner et revenez ici, je vous attends.

Merci, souffla Gaïa. Iaveh tiendra compte de ta bonté.

Gaïa marchanda le prix de leurs vêtements pour la forme, tendit une main péremptoire à Aeshma qui lui remit la somme demandée sans moufter. Gaïa cala leur achat sous son bras, demanda où se trouvaient les bains à Iohanna, le remercia et fit signe à Aeshma de la suivre.

Elle attendit d'être à la piscine froide pour laisser sa colère déborder :

— Mais qu'est-ce qui t'a pris d'insulter cet homme ?! Il nous offre gentiment le gîte et une aide pour s'embarquer et tu renâcles ? Et comme si ce n'était pas suffisant, tu te fends de discours blasphématoire sur son dieu. Sais-tu combien les Juifs sont chatouilleux dès qu'on touche au fait religieux chez eux ? Tu n'as jamais entendu parler de la guerre de Judée ? Une guerre meurtrière commencée par des histoires de culte à l'empereur qu'ils ne voulaient pas honorer ?

C'est un dieu de merde et leurs adorateurs sont des crétins, s'entêta Aeshma. D'ailleurs, comment ont-ils pu déclarer la guerre à Rome, je croyais que leur dieu interdisait de tuer ?

Comment sais-tu ça ?

Je le sais parce qu'un crétin s'est laissé mourir pour suivre cette loi débile, répondit hargneusement Aeshma.

Un gladiateur ?

Je n'ai pas envie d'en parler.

En tout cas, tu vas ravaler ton mépris, parce qu'on n'a plus d'argent ou presque, et que je veux rentrer à Alexandrie.

On se serait débrouillées.

Comment ? Tu aurais joué au brigand ? Assassiné quelques passants attardés le soir ?

Aeshma haussa les épaules. Gaïa lui gâchait son bain.

— C'est une idée stupide, continua Gaïa. On nous a déjà repérées. Je n'ai aucune envie de connaître les geôles de Darnis.

Il n'y a pas toujours besoin de tuer ou de voler, maugréa la jeune Parthe.

Non ? Alors quoi ?

Pff, se contenta de répondre Aeshma.

Tu m'énerves.

Je ne dirai plus rien, domina.

Oui, c'est mieux, répondit acidement Gaïa.

Je suis à votre service, domina.

Et évite de m'appeler comme cela devant le marchand, s'agaça Gaïa.

Pourquoi ? Pourquoi ne pas lui avoir dit qui vous étiez ?

Il nous en veut à moi et Julia d'avoir hérité d'un Juif et je ne connais personne ici, je n'ai que toi. Je ne veux pas me retrouver coincée dans cette ville ni que des gens mal intentionnés aient vent de ma présence.

Des ennemis ?

Ça ne te regarde pas.

Bien, domina. Je me tais, je ne suis qu'une esclave après tout.

La réplique cinglante claqua comme une gifle.

— Comment peux-tu dire cela, répondit tristement Gaïa. Après tout ce que nous avons partagé...

...

Tu sais très bien que...

Gaïa détourna le regard.

— Domina ?

Tu me détestes, Aeshma, mais parfois je te déteste aussi.

Non, domina, non, souffla Aeshma. Je... je ne vous déteste pas. Enfin, je ne vous déteste plus, mais je... Je suis désolée.

Tu sais quel jour nous sommes ? enchaîna Gaïa.

Un gamin m'a parlé des Vinalia rustica, mais je ne sais pas ce que c'est.

Quand est-ce ?

Dans deux jours.

Les Vinalia rustica célébraient le début des vendanges. Une fête fixe. Le 19 août. Tous les ans.

L'Artémisia avait quitté le port de Pompéi le 16 juillet. Ils avaient été abordés par les pirates le 20. Elles avaient dérivé vingt-cinq jours, marché deux jours. Gaïa tourna le regard vers la jeune gladiatrice. Jamais elle n'avait vécu si exclusivement avec quelqu'un durant toute sa vie, jamais elle n'avait dormi si longtemps dans les bras de quiconque aussi longtemps. Même avec Julia, même avec Lucia, elle n'avait jamais partagé si longtemps une telle intimité. Seule sa mère peut-être aurait pu se targuer de l'avoir tenue si longtemps près d'elle si elle n'avait été égorgée par les chiens de Vespasien.

Vingt-sept jours.

— Domina ?

Et elle l'appelait toujours domina !

— Ça fait vingt-sept jours, Aeshma.

Vingt-sept jours que quoi ?

Que...

Elle regarda la jeune Parthe et retint tout ce qu'elle eût aimé lui dire. Lui avouer peut-être.

— Que tu aurais dû cesser de m'appeler domina.

Un mois ?

Oui, les Vinalia rustica se fêtent le 19 août.

Personne ne nous croira encore en vie, dit sombrement Aeshma.

Ma sœur y croira.

Parce qu'elle vous aime, domina.

Alors, je pense que beaucoup de gens y croiront en ce qui te concerne. Moi, j'y aurais cru.

Aeshma fronça imperceptiblement les sourcils.

— Vous voulez que je vous appelle comment ? demanda-t-elle feignant d'ignorer la déclaration de Gaïa et tout ce qu'elle pouvait impliquer.

Aeshma...

Vous voulez que je vous appelle Aeshma ?

Gaïa s'esclaffa.

— Je voulais savoir si...

Je ne suis pas débile et vous n'êtes pas si subtile que cela, domina, rétorqua Aeshma d'un ton neutre. Alors ? Je vous appelle comment ?

Pas Gaïa.

Un nom grec alors, il sait que vous n'êtes pas Juive et que vous habitez Alexandrie.

Tu sais beaucoup de choses, remarqua Gaïa.

Doris, décida Aeshma.

Doris ?

Mouais, grimaça Aeshma contente d'elle-même.

Ça te rappelle quelqu'un ?

Non, mais c'est la mère des Néréides chez les grecs, non ?

Oui, sourit Gaïa. Tu sais que je t'aime vraiment beaucoup, petite thrace?

Vous venez de dire que vous me détestiez.

Tu m'as déclaré la même chose, il n'y a pas si longtemps.

C'était il y a vingt-sept jours, domina.

Doris, la reprit Gaïa.

Doris.

Et maintenant ?

Maintenant ? Je vous respecte.

C'est normal, non ? la provoqua Gaïa.

Pourquoi ?

Je suis la domina, déclara Gaïa en haussant narquoisement un sourcil.

Vous êtes très con aussi.

Aeshma ! protesta la jeune domina.

T'es plus que Doris et tu es très con, lança Aeshma.

Le tutoiement laissa Gaïa pantoise. Aeshma grimaça de plaisir à la vue de son expression, mais elle reprit gravement :

— Mais ça ne change rien. Doris, Domina, Gaïa... C'est vous que je respecte.

Aeshma n'aurait pas pu faire plus plaisir à la jeune domina. Gaïa lui passa un bras en travers les épaules et l'entraîna vers les vestiaires.

— Viens, camarade, dit-elle en imitant l'accent gouailleur de la basse plèbe. Allons acheter à boire et buvons après cela à... Euh...

À nous ? suggéra Aeshma en la regardant du coin de l'œil.

Oui, à nous, confirma Gaïa qui pensait : à notre amitié.

D'accord, j'ai encore de quoi vous payer à boire, domina, fit Aeshma goguenarde en insistant sur le pronom complément.

Gaïa l'embrassa sur la tempe et, euphorique, elle se promit dans la foulée que ces vingt-sept jours seraient suivis par bien d'autres.

.

L'idée qu'un tel vœu fût irréalisable ne lui effleura pas l'esprit un instant. Gaïa venait de retomber dans le travers que lui reprochait si souvent Julia. Une vision égocentrique du monde, dans laquelle n'existait que son regard, ses désirs et sa volonté. Une perception faussée qui la conduisait parfois durement, à se fracasser sur la réalité du monde. Elle aimait tant la jeune gladiatrice, et sa présence à ses côtés lui semblait si naturelle qu'elle n'imaginait pas se retrouver un jour privée de sa compagnie.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :


Illustration : La côte libyenne à Appolonis en Cyrénaïque, 2011, Photo prise par l'auteur


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top