Chapitre LII : Une vaine attente
Atalante attendit que Marcia fût bien en place, elle se redressa soudain et lui asséna un grand coup de coude à la tête. La jeune fille bascula sur le côté et resta à terre sans bouger. Sabina grimaça. Elle avait bien évalué la situation. Et surtout, contrairement à Marcia et à ses deux petits camarades, Galini et Caïus, elle n'avait jamais commis l'erreur de sous-estimer Atalante.
La grande rétiaire se releva. Marcia grogna par terre et s'assit. Atalante ne s'était pas montrée très douce, son coude avait atteint l'arcade sourcilière et la jeune fille saignait.
— Caïus, à toi, claqua la voix de Sabina. Tu prends Marcia.
— Mais, euh, tenta de protester le garçon. Elle est blessée, Sabina.
— Et alors ? Tu crois que les combats s'arrêtent au premier sang ? Cet heureux temps est révolu depuis bien longtemps. Vous devez savoir vous battre en sang et sonné. Marcia s'est conduite comme une imbécile et elle peut remercier Atalante de ne pas l'avoir frappée plus durement. À elle de tenir maintenant. Et si tu la ménages, Caïus, je demande à Atalante de te donner une correction et je signalerai à Herennius ton refus de combattre.
Caïus serra les mâchoires. Sabina ne faisait pas preuve de cruauté, il le savait très bien. Elle les entraînait avec sérieux et les préparait au mieux à survivre dans l'arène. Atalante, lors de son dernier combat, était ressortie recouverte de sang, pourtant elle n'avait faibli à aucun moment, elle avait trouvé les ressources pour continuer à se battre et à offrir un beau spectacle au public. Aeshma n'avait pas démérité non plus et elles étaient ressorties vivantes et sous les applaudissements. Mais il culpabilisait quand même de se battre contre Marcia après qu'Atalante lui eût filé une correction. Il aurait préféré se battre contre Galini ou Ister, ou n'importe qui d'autre.
Ses atermoiements tombèrent très vite. Marcia, vexée de s'être fait moucher sa victoire par Atalante, se montra combative et après qu'elle lui eût placé trois coups de poings au torse et au visage, et un douloureux coup de talon dans la cuisse, Caïus oublia le sang qui coulait sur le visage de la jeune auctorata. Sabina leur octroya deux pauses et arrêta le combat à la troisième reprise. Marcia avait gagné haut la main. L'hoplomaque jeta un coup d'œil à Atalante, la jeune femme hocha la tête et Galini fut enjointe de remplacer Caïus. Atalante appela le jeune auctoratus et repassa son combat avec lui. Elle lui donna une rude taloche sur le front quand, le regard attiré par le combat des deux jeunes gladiatrices, il se montra distrait.
— Si tu ne veux pas écouter et te faire égorger lors de ton prochain combat, dis-le-moi tout de suite, Caïus. Je ne me fatiguerai pas à te parler.
— Excuse-moi, Atalante, euh, je t'écoute.
Les hommes du premier palus étaient tous absents. Ajax et Lucanus étaient partis avec Téos, Piscès était mort, Euryale qui était pressenti pour l'intégrer comme thrace, n'était pas là non plus. Il ne restait que Sabina et Atalante au ludus. Les anciens les respectaient et Caïus mesurait pleinement la chance qu'il avait des'entraîner avec les deux melioras. Il se montra alors très attentif et n'hésita pas à poser des questions et à demander des conseils à la grande rétiaire. Quand il pensait qu'Ister bénéficiait de son enseignement dans l'armatura des rétiaires et que cet idiot ne profitait pas pleinement de sa chance. Si seulement Aeshma avait été là. Elle n'était pas toujours très agréable, mais on apprenait beaucoup avec elle.
Marcia ménagea Galini. La jeune fille gardait encore des séquelles de sa blessure. Du coup qu'elle avait reçu sur la tête. Elle avait longtemps souffert de pertes d'équilibre. Elle allait mieux, mais elle n'avait pas encore retrouvé sa forme initiale. Elle s'en désespérait souvent et Marcia, qui la connaissait bien, avait plusieurs fois séché ses larmes de désespoir et de rage. Galini avait peur de se voir rétrogradée, d'être vendue. Marcia évita les coups à la tête. Sabina s'en aperçut, mais elle se garda bien de reprendre les deux jeunes filles. Elle surveillait étroitement Galini et elle avait demandé à Herennius si elle pouvait s'occuper personnellement de sa remise en forme.
Galini se lança dans une offensive. La meliora grimaça de plaisir.
— Faudra que tu me la confies un peu, Sabina. C'est une mirmillon après tout. Et ça se voit, bougonna soudain une voix d'un air appréciateur.
Xantha avait raison. Galini combattait comme une mirmillon, mais avec plus de tonicité que la Germaine. Son style était moins lourd que le sien, plus proche de celui qu'affectionnait Astarté. Marcia recula sous l'assaut et replia ses avant-bras devant elle. Atalante tourna son attention vers le combat.
Bouge-toi, Marcia, pensa-t-elle. Montre-toi digne de ton armatura.
Mais la jeune auctorata accusait la fatigue, elle se dégagea, contre-attaqua. Galini esquiva et repartit en avant. Marcia flanchait. Elle tomba soudain à genoux, en avant, brisant l'élan de Galini. La jeune mirmillon plongea par-dessus elle, roula et se releva. Marcia attaqua et le combat recommença. Atalante claqua des doigts à l'attention de Sabina.
— Arrêtez, cria immédiatement Sabina.
Les deux jeune filles, face à face, relevèrent leur garde. Le souffle court. Épuisées.
— Vingt tours de cour ! ordonna Sabina. Caïus, tu pars avec elles. Atalante, donne le rythme.
Les trois jeunes gladiateurs retinrent un cri de désespoir. Atalante portait bien son nom. Marcia avait toujours admiré l'héroïne dont la grande rétiaire portait le nom. La chasseresse, la guerrière. L'athlète que personne, pas même un homme, n'était capable de battre à la course. Il avait fallu une ruse, l'intervention de Vénus et des pommes d'or, pour qu'un homme, moins fort qu'elle, pût la battre et lui ravir la victoire. Son homonyme courait aussi bien que l'héroïne et contrairement à elle, rien ne la distrayait jamais dans ses courses. Marcia était sûre qu'Atalante n'aurait pas même prêté attention à la plus belle des pommes d'or*. Sur le sable, dans l'arène, comme à l'entraînement, Atalante restait toujours concentrée. Marcia espérait que son mentor, en cette fin de journée, prendrait un rythme tranquille. Elle déchanta.
— Atalante, je veux une course soutenue, annonça Sabina.
— Compris.
Les trois jeunes gladiateurs se décomposèrent.
— Allez les limaces, les invectiva Sabina. On se bouge ! Et vous avez intérêt à suivre si vous voulez dîner ce soir ! Et plaignez-vous, j'aurais pu vous équiper.
Les jeunes gladiateurs s'élancèrent prestement après Atalante, aiguillonnés par les deux menaces que venait de suspendre Sabina au-dessus de leur tête : courir équipés, même pour les rétiaires, de deux ocréas, d'une manica, d'un casque et porter dans chaque main des poids de quinze livres, et ne se voir attribuer au dîner qu'un gobelet de posca et deux livres de pain.
Atalante finit ses vingt tours, fraîche comme la rosée, les trois jeunes gladiateurs complètement lessivés.
— Ne vous arrêtez pas, leur enjoignit Atalante. Faites un tour en marchant et en soufflant. Je vous attends ici.
Les jeunes gens comprirent :
— Je vous surveille d'un œil attentif et vous le regretterez si vous ne suivez pas mes consignes .
Ils s'exécutèrent et furent salués à la fin de leur tour par un :
— Il faudra que je demande à Herennius des séances de courses en pleine nature. Vous n'êtes pas assez résistants. Il n'y pas que vous d'ailleurs. Allez boire maintenant. La journée est finie.
Elle venait à peine d'achever sa phrase que la première veille sonnait.
— Marcia ? la rappela Atalante. Passe voir Métrios pour ton visage.
La jeune fille hocha la tête.
— Lave-toi avant et...
La grande rétiaire se rapprocha de la jeune fille et lui tapota affectueusement l'épaule.
— C'est bien ce que tu as fait avec Galini.
Marcia sourit.
— Elle va mieux, dit-elle.
— Mmm, il faut la ménager encore un peu, qu'elle dorme bien, qu'elle mange bien et qu'elle garde un bon moral. Pour ce dernier point, je sais qu'elle t'en est redevable. Je suis fière de toi, Marcia.
— Merci, Atalante.
La jeune Syrienne la salua et partit s'asseoir avec Sabina en attendant le dîner. L'hoplomaque avait elle aussi besoin de compagnie. Lucanus et Astarté lui manquaient. Leur bavardage. Chloé et Gyllipos, les deux autres bavards de la familia avaient beaucoup de travail et Sabina les voyait rarement. Atalante n'était pas une grande bavarde, mais sa présence fit plaisir à Sabina et elles échangèrent leurs impressions sur les jeunes gladiateurs. Caïus ne serait jamais un grand champion, mais Galini et surtout Marcia promettaient beaucoup.
— Je t'envie Marcia, Atalante. Pourquoi Téos n'a-t-il formé aucune hoplomaque dernièrement ? Nous sommes deux. C'est une belle armatura. Si seulement Marcia n'était pas devenue rétiaire.
— Tu sais très bien pourquoi elle est devenue rétiaire.
— Oui, c'est la seule armatura qui ne porte pas de casque. Remarque, ça n'a pas empêché Aeshma de faire admirer ses cheveux au public, rit l'hoplomaque.
— Mouais...
— Elle est vraiment folle parfois. J'espère qu'elle reviendra.
— Moi aussi.
— Pourquoi ? Vos bagarres te manquent ? demanda narquoisement Sabina.
— Tu sais très bien que ce n'est pas pour cela.
— Mmm, désolée, s'excusa Sabina.
Il y eut soudain du bruit et de l'agitation. Les deux melioras ne bougèrent pas. Elles sauraient bien assez tôt ce qu'il passait et si cela présentait un quelconque intérêt. Elles continuèrent à discuter. Diodoros passa près d'elles.
— Téos est revenu, leur annonça-t-il. Il a recruté de nouveaux gladiateurs, des filles aussi.
— Tuas peut-être ta chance, Sabina, lui dit Atalante.
— Bof, fit l'hoplomaque en haussant les épaules. Une novice...
— Tu en feras vite une gladiatrice si elle en a l'étoffe. Tu as habilement formé Marcia au maniement de la lance.
— Ouais, pour te la refiler après.
Elle se leva.
— Tu viens ? dit-elle à la grande rétiaire. On va enfin récupérer des meliores. J'en ai marre de me taper tout le boulot avec toi.
Atalante sourit. Sabina devait surtout être impatiente de s'attabler en compagnie de Lucanus et Astarté, et de bavarder à bâtons rompus. Les trois meliores avaient de plus, des tas d'histoires à se raconter.
Astarté...
Il n'y avait pas qu'à Sabina qu'elle manquait. Les retrouvailles, si la jeune Dace n'avait pas changé, risquaient d'être volcaniques entre elle et Marcia, et Atalante se retrouvait le seul rempart dressé contre leur folie. Marcia allait la haïr.
Astarté beaucoup moins. Atalante soupira, connaissant la Dace, elle savait comment au moins une ses nuits risquaient de finir si elle les passait en sa compagnie. Si en plus, Marcia découvrait qu'Atalante, non contente de lui interdire toute relation avec Astarté, couchait avec elle, elle la détesterait plus encore. La jeune fille avait beau être amoureuse et naïve, elle n'était pas complètement idiote et Atalante ne résisterait jamais à l'attraction qu'exerçait sur elle la Dace aux yeux dorés. Elle n'eut, tout à coup, plus envie de voir personne.
Herennius battit le rassemblement.
— Merde, jura Atalante entre ses dents.
Elle entrevoyait déjà la présentation des nouveaux gladiateurs, les explications concernant leur aventureuse traversée, les regards de Marcia, ceux de Lucanus, ceux d'Astarté. Elle se mit péniblement debout et partit prendre sa place en traînant des pieds. Pourquoi Tidutanus ou Herennius n'avaient-ils pas entraîné Téos à lui parler en privé ? Le laniste n'apprécierait pas d'apprendre avoir perdu Piscès et Aeshma, et de se traîner deux handicapées. Heureusement, Enyo était à peu près remise de ses blessures.
.
Téos ne prêta aucune attention aux tentatives désespérées du chef de sa garde et de son doctor de lui parler en privé. Il attendait impatiemment de retrouver sa familia, son ludus et son trône de maître tout puissant.
Il ramenait quatre gladiateurs et onze novices dont six femmes. Il avait acheté deux gladiateurs à Pergame en sus des deux qu'il avait acquis à Capoue, accepté trois contrats d'auctoratus dans cette même ville et trouvé ses huit autres novices sur les marchés aux esclaves de Capoue, de Pergame et d'Éphèse.
Il était très fier d'avoir été choisi par les auctoratus. Les trois hommes eussent pu choisir de rejoindre un ludus impérial, mais il savaient choisi son ludus parce qu'ils avaient, lui assurèrent-ils, admiré ses hommes combattre dans l'amphithéâtre de Capoue.
Les trois hommes ne mentaient pas, mais ils ne précisèrent pas à Téos que la présence de gladiatrices dans sa familia n'avait pas été étrangère à leur décision. Le laniste ne fut pas dupe un instant de leurs motivations, mais celles-ci servaient dans un premier temps ses intérêts. Heureux de leur bonne fortune, les auctoratus ne négocièrent pas outre-mesure leur contrat et Téos s'en tira pour un bon prix. Les trois hommes étaient célibataires, jeunes et en bonne santé.
Téos s'impatientait aussi de reprendre en main son ludus. D'affirmer son autorité, de la réaffirmer si certains avaient pu un temps l'oubliée. Il était parti presque deux mois. Il repoussa les requêtes de son doctor et de Tidutanus.
— Plus tard...
— Dominus, plaida Herennius. Nous...
— J'ai dit, plus tard ! se fâcha Téos. Au lieu de m'importuner, sonne le rassemblement. Le dîner n'a pas sonné ?
— Non, dominus.
— Alors rassemble la familia dans la cour. J'ai des annonces à faire et de nouveaux gladiateurs à présenter.
— Bien, dominus.
— Vous me raconterez ce tout que vous voulez ensuite.
Il se retourna vers son armurier.
— Gaélig, équipe les gladiateurs. Mais ne leur donne que des épées de bois.
— Les nouveaux ?
— Eux et ceux qui ont participé au munus de Capoue.
— Bien, dominus.
L'armurier appela les gladiateurs à le suivre et ils évitèrent la cour où se rassemblait la familia. Il distribua les ocréas, les manicas, les casques, leur galerus aux trois rétiaires, Margarita, Velox et Ametystus, les casques, les parmas et les scutums. Marpessa leva vers lui un regard affligé.
— Il n'a pas fini, murmura-t-elle.
— ... ?
— Sa leçon, il n'a pas fini, expliqua-t-elle sombrement.
Gaélig haussa les épaules. Il aimait les armes, en prendre soin, mais il se tenait en dehors des histoires de gladiateurs. Il était trop vieux pour cela et il tenait à son travail.
Marpessa attacha ses ocréas et enfila sa manica. Elle lia les attaches de son casque, assura sa parma et ramassa une sica en bois sur un râtelier, prête à défiler, prête à servir la petite mise en scène de Téos. Elle repoussa les sentiments que lui inspirait cette mascarade et pensa à Aeshma.
Elle sourit sous son casque. La meliora serait fière d'elle. Elle avait remporté son combat contre Lysippé, elle avait surtout scrupuleusement suivi ses conseils et gardé des questions à poser à la meliora. Elle avait hâte de lui apprendre que, grâce à elle, Téos l'avait nommée au second palus. Marpessa avait comblé son ambition. Aeshma resterait son modèle, jamais elle n'aurait la présomption de l'égaler et encore moins de la surpasser. Obtenir un sourire de satisfaction ou un compliment de la Parthe la comblerait de bonheur.
Typhon donna le signal du départ. Les douze gladiateurs se rangèrent deux par deux. Sous les ordres de Téos, Dyomède se mit en couple avec Margarita. Marpessa ne put s'empêcher de traiter le laniste d'imbécile. Dyomède avait beau être mirmillon, il ne ressemblait en rien à Astarté. Il n'en avait ni la carrure ni, et surtout pas, la poitrine.
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Téos apparut sur la terrasse qui surplombait la cour d'entraînement, Herennius, Typhon et Tidutanus se tenaient un peu en retrait derrière lui. Il fit un signe à un garde et celui-ci se mit à frapper sur un gong.
L'entrée des gladiateurs en grande tenue impressionna les novices. Leurs caligaes frappèrent en cadence le sol de la cour. Ils s'arrêtèrent dans un ensemble parfait et effectuèrent un quart de tour aussi réglementairement qu'aurait pu l'effectuer une centurie lors d'un défilé pour se retrouver face aux autres gladiateurs.
Atalante pâlit immédiatement. Avant même que les douze gladiateurs eussent achevé leur petit défilé. Ses pires appréhensions venaient de prendre corps.
À côté de la grande rétiaire, le sourire heureux de Sabina mourut sur ses lèvres. Dix gladiateurs s'étaient rendus à Capoue. Elle en avait douze devant elle, pourtant, contre toutes les lois mathématiques, il en manquait deux. Deux meliores. Elle les attendait impatiemment aussi bien l'un que l'autre et aucun des deux n'était présent. Ils n'étaient pas revenus. Comment était-ce possible que les deux se fussent fait égorger ? La meilleure mirmillon ? Le meilleur secutor à l'égal d'Ajax ? L'un des deux premiers secutors de la familia ? Morts ? Tous les deux ? Elle se sentait horriblement faible. Atalante se rapprocha d'elle et Sabina s'appuya sur elle, le bras tendu, son poing reposant dans la paume de la jeune Syrienne.
Atalante pensait à Marcia.
La jeune auctorata fronça les sourcils quand elle ne reconnut pas Astarté parmi les gladiateurs. Elle lança de silencieuses imprécations à l'encontre de la Dace qui n'était jamais là quand on l'attendait. Elle était capable d'être allée dormir, d'être allée manger, ou d'être allée se promener dans les bois. Marcia se renfrogna. Elle était tellement impatiente de la revoir, de l'écouter lui narrer son combat, son voyage, de la serrer dans ses bras et de l'embrasser, plus si Astarté était partante. De lui parler, de se sentir aimée. Elle oublia Atalante, ses leçons et ses mises en gardes, Aeshma et l'influence qu'elle avait eue sur Astarté. Elle se fichait de l'avenir, elle voulait juste être avec elle. Elle laissa sa pensée vagabonder.
Et puis, Téos prononça le nom d'Astarté :
— Astarté et Lucanus sont la fierté de notre familia. Ils ont été repérés par les plus influents lanistes de la péninsule italienne, des lanistes qui engagent des gladiateurs lors des prestigieux munus que donne l'empereur.
Marcia se rengorgea, elle n'en attendait pas moins de la jeune Dace.
— Ils ne nous oublieront jamais, dit Téos avec emphase en plantant son regard dans celui de Marcia. Nous ne les oublierons jamais
Un sourire mauvais naquit sur ses lèvres. Marcia se troubla.
— Leur carrière n'était pas finie et ils la continueront avec brio au sein du ludus impérial de Capoue, mais ils n'avaient plus rien à faire avec nous. Trop de liens les affaiblissaient dans la familia. Un bon gladiateur est un loup solitaire. La vie en couple lui est fatale.
Un rictus lui déforma la bouche. Il le dédia à Marcia, puis tourna ses regards vers Sabina, Atalante et quelques autres.
— Je vous somme de faire bon accueil aux nouveaux. Xantha remplacera Astarté dans la formation des mirmillons chez les gladiatrices.
Il se tut un instant et inspecta les rangs de ses gladiateurs au garde-à-vous dans la cour. La colère monta.
— Où sont Piscès, Aeshma, Aper, Perseus et Jason ? Herennius, tu les as mis aux fers ? Va les chercher !
— Ils ne sont pas là, dominus.
— Comment ça : Ils ne sont pas là ?
— Les quatre gladiateurs sont morts et Aeshma a disparu.
— Tidutanus, Herennius, suivez-moi, claqua la voix de Téos.
Il se retourna vers les gladiateurs.
— Allez vous déséquiper, ordonna-t-il aux nouveaux venus. Les autres, dispersez-vous.
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Sabina ne broncha pas.
— Ce n'est pas possible, murmura-t-elle. Je... je ne comprends pas.
— Parce que tu ne veux pas comprendre, Sabina, lui dit durement Atalante.
— C'est à cause de moi ? Mais, je n'ai rien fait... Je n'ai été que trois fois avec Astarté. En six ans... Elle couche avec tout le monde et je n'ai jamais été avec Lucanus. Qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans ?
— Tu aurais dû mettre les choses au point avec Lucanus et arrêter de le coller. Pour Astarté, elle a été stupide, tu n'as rien à te reprocher. Tu veux que je te raccompagne ? se radoucit Atalante.
— Hein ?
Sabina semblait complètement ailleurs. Atalante soupira.
— Dacia ! appela-t-elle.
Une jeune hoplomaque se retourna et vint en courant.
— Atalante ? dit-elle avec respect.
— Aide-la, lui demanda-t-elle en désignant Sabina.
— D'accord.
Sabina n'arrivait pas à penser. Incapable de comprendre pourquoi Téos avait vendu Lucanus. Parce que le secutor l'aimait ? Mais ils aimaient juste discuter, rire ensemble, partager des soirées, à jouer, à bavarder, à boire. Rien de plus. Sabina ne lui avait jamais rien laissé espérer. Les gladiateurs avaient une espérance de vie trop courte. Lucanus n'était même pas un auctoratus. Il mourrait un jour sur le sable. Il tenait depuis quatre ans. C'était déjà un exploit.
Marcia avait bougé avec tout le monde, ses pieds l'avaient emportée sans qu'elle y pensât. Un seul mot résonnait dans son esprit, dans toutes les fibres de son être. Un mot répété à l'infini.
— Non, non, non, non, non...
Atalante la chercha du regard. Où était la jeune fille ?
Elle rejoignit le réfectoire et la repéra aussitôt. Assise à une table, l'air absent. Atalante s'arrogea une place en face d'elle, elle tapa sur l'épaule d'un hoplomaque du quatrième palus, il tourna la tête, prit son assiette et partit s'asseoir ailleurs sans discuter. Le repas fut étonnement silencieux. Les gladiateurs remâchaient les déclarations de Téos. Galini, assise à côté de Marcia, leva la tête vers Atalante. La jeune fille pressentait un problème, mais elle n'arrivait pas savoir ce qui pouvait avoir rendu Marcia soudain si silencieuse, si... absente. Atalante la connaissait bien, peut-être que... mais la meliora arborait une mine inquiète et sombre qui n'éclaira pas plus la jeune mirmillon.
— C'est nul, soupira-t-elle alors que le repas s'achevait.
Elle admirait Astarté, la meliora l'avait durement formée à leur armatura et Galini lui devait des réprimandes, de nombreux coups de scutum qui l'avaient jetée à terre à moitié sonnée et nombre de remarques acerbes et méprisantes. Mais Astarté l'avait félicité après son premier combat et elle avait continué de l'entraîner. Xantha n'était pas mauvaise, mais elle se faisait vieille et elle n'avait pas la grâce et la vivacité d'Astarté sur le sable.
Marcia qui n'avait pratiquement pas touché au contenu de son écuelle, serra les dents. Personne ne releva la remarque de la jeune mirmillon. Les gladiateurs se levèrent les uns après les autres.
— Bonne nuit, Marcia, souffla Galini en quittant la table.
La jeune auctorata hocha la tête.
Le réfectoire se vida. Les lampes furent emportées ou soufflées. Il en resta une, laissée à la discrétion d'Atalante, posée sur la table. Marcia se tenait immobile, tête baissée. Atalante n'osait ni faire un geste ni prononcer une parole. Elle vit les larmes briller sur les joues de la jeune fille, couler, et tomber. La peine silencieuse de Marcia lui étreignit le cœur. C'était plus que de la peine, Atalante le savait parfaitement. La Dace aux larges épaules avait manqué à la jeune auctorata, mais elle avait vécu dans l'attente de bientôt la revoir.
Elle ne la reverrait pas et le manque l'assaillait maintenant. Rien ne consolerait Marcia, seul le temps, peu à peu, soulagerait sa douleur. Elle pleurerait, jour après jour, nuit après nuit, sans pouvoir se retenir, sans savoir ce qui déclencherait l'écoulement de ses larmes, à chaque fois qu'elle se retrouverait désœuvrée. Pour combien de temps ? Peut-être des jours, des semaines, des mois. Tout dépendait de la place qu'avait prise Astarté dans son esprit. Atalante se mordit la lèvre inférieure. Astarté était sans doute le premier amour de Marcia, le premier dans lequel elle se fût consumée et la Dace aux yeux doré savait se montrer si douce, si attentive. Amour et désir se confondaient quand on tombait dans ses bras. Trois semaines avait suffi pour que Marcia, plus que désirer ou d'aimer Astarté, devint incapable de vivre loin d'elle sans en éprouver une souffrance aussi bien physique que psychique.
Atalante se maudissait d'avoir entraîné Marcia dans cette histoire. Elle maudissait Aeshma de ne pas être à ses côtés pour l'aider, elle maudissait Astarté pour être si séduisante, pour savoir se rendre si émouvante, si troublante. Et puis, la colère l'emporta.
Téos.
Il l'avait sauvée, il avait sauvé toutes les gladiatrices, mais il leur imposait de vivre une vie... Atalante serra les poings. Aeshma avait raison. Elles n'étaient que des esclaves, elles n'avaient aucun contrôle sur leur vie et elles mourraient seules, peut-être égorgées par la main d'une femme qu'elles aimaient. Elle ferma les yeux et se transporta dans le désert. Le désert plat et pierreux de son enfance. Les chèvres, leurs bêlements, leurs facéties parfois. Certaines chèvres se montraient câlines et très drôles. La puanteur du bouc. Le petit noir surtout. Les chevreaux.
Atalante secoua la tête et rouvrit les yeux. À quoi bon se laisser aller à la nostalgie ? Sa vie était ici. Elle aimait Marcia, Aeshma, Astarté, elle aimait se battre, tester ses limites et les repousser. Elle avait découvert émerveillée, l'existence des forêts toujours vertes, des feuilles qui tombaient et qui repoussaient miraculeusement quand la saison était venue, la mer, les eaux jamais taries des ruisseaux, des rivières et des torrents, des paysages magnifiques, les montagnes, les pluies miraculeuses qui tombaient fraîches et abondantes parfois pendant des heures. Elle avait rencontré des gens. Des gens bons, mauvais, brillants. Des tas de gens.
Elle n'était qu'une esclave soumise à la loi du ludus, au plaisir des spectateurs qui l'admiraient et la méprisaient, mais elle avait conquis la liberté de penser et de choisir les gens qu'elle aimait. Elle était respectée par les hommes comme par les femmes du ludus. Atalante, la meliora. Elle ne regrettait rien. Mais elle maudissait quand même Téos, parce qu'il n'était qu'un négociant de chair humaine. Elle avait toujours cru qu'il les aimait. Elle n'avait pas fait attention aux amours qu'il avait brisés auparavant, elle avait pensé que les gladiateurs, victimes de la sévérité de Téos, avaient enfreint les lois et qu'ils n'avaient obtenu que ce qu'ils méritaient.
Mais il y avait eu l'aveu d'Aeshma sur l'Artémisia. Téos avait envoyé ses gladiateurs commettre des crimes pour le compte d'un commanditaire qui avait dû lui promettre une juteuse récompense. Leur installation à Sidé faisait peut-être même partie du marché. Elle avait, comme par hasard, eu lieu après les deux missions menées par Astarté et Aeshma. L'idée d'engager des gladiatrices comme mercenaires ou comme assassins avait révolté Atalante. Téos salissait leur statut. Atalante se moquait de l'opinion populaire qui jugeait que tous les gladiateurs étaient des assassins. Les gladiateurs étaient des guerriers, pas des assassins. Sur le sable, ils se battaient selon des règles bien établies et ils ne les transgressaient pas. Leurs combats étaient honorables. Librement consentis. Sur le sable, il n'y avait pas d'innocents.
Aeshma et Astarté, Marpessa et Typhon, avaient tué des innocents. Des soldats en mission, des serviteurs de Julia Metella. Aeshma et Astarté avaient été à deux doigts de tuer une femme honnête et généreuse.
Téos avilissait ses gladiateurs. Et la vente de Lucanus et d'Astarté, la mise en scène qu'il avait ménagée pour annoncer cette nouvelle à la familia, n'étaient motivées que par la plus pure des méchancetés. Atalante sans le savoir venait enfin de réaliser ce que Typhon et surtout Tidutanus savaient depuis longtemps. Rien ne justifiait de séparer des gladiateurs qui s'aimaient, sinon un désir pervers de cruauté, d'exercer son pouvoir.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Atalante, une héroïne guerrière : La jeune femme avait participé à la chasse de Calydon. Elle aimait la chasse et les bois. C'était aussi une incroyable athlète, imbattable à la course à pieds.
À sa naissance, Atalante avait été abandonné au milieu des bois par son père déçu de ne pas avoir eu un fils. Elle avait été recueillie et adoptée par une ourse qui fit d'elle une guerrière, une chasseresse et une athlète incomparable.
On ne sait trop, si elle participa en compagnie de Jason, à la quête de la toison d'or, mais elle était là quand on organisa des courses en l'honneur de Pélias, l'oncle de Jason. Courses qu'elle remporta haut la main.
Elle retrouva ensuite ses parents et son père s'enorgueillit d'avoir donné naissance à une femme qui valait tous les hommes.
Elle eut des prétendants auxquels elle ne prêta aucune attention. Comme ils se montraient pressants et qu'ils l'ennuyaient, elle eut l'idée de les défier à la course. Celui qui gagnerait contre elle obtiendrait sa main. Certaines légendes affirment que les perdants mouraient. Un homme pas plus doué que les autres et aussi assuré qu'eux de perdre, reçut l'aide d'Aphrodite vexée qu'Atalante se refuse ainsi à l'amour.
La déesse donna au prétendant trois pommes d'or et lui ordonna d'en user avec sagesse durant la course. Atalante s'arrêta deux fois pour ramasser les pommes, mais regagna à chaque fois son retard. Mais, quand presque sur la ligne d'arrivée, la troisième pomme fut jetée, Atalante s'arrêta une nouvelle fois et l'homme franchit avant elle, la ligne. La jeune femme avait perdu.
Atalante eut un enfant, mais on dit que le couple fut plus tard changé en ours (ou en lion) pour n'avoir pas sacrifié à Aphrodite le soir de leur noce.
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