Chapitre LI : Quelqu'un sur qui compter


Aeshma pesait de toute la force de ses bras sur la paume de ses mains. Elle les frottait doucement contre les arêtes vives des rochers. Elle se repaissait du bruit du ressac. Elle humait l'air avec délice. Il n'était imprégné que d'iode, mais allongée sur le sol rocheux, Aeshma y distinguait quand même l'odeur minérale de la terre. La terre. Enfin. Elle posa son bras sur ses yeux pour les protéger de la vive luminosité du soleil.

— Aeshma, l'interpella doucement Gaïa. Tu vas bien ?

La jeune gladiatrice tourna la tête vers elle et grogna en signe d'acquiescement.

— Mes leçons t'ont profité, sourit Gaïa. Tu n'as pas eu peur.

Aeshma fronça les sourcils.

— Tu as bien nagé, corrigea Gaïa. Heureusement parce qu'il ne reste rien de notre lembos.

Aeshma s'assit et Gaïa l'imita, elles se retrouvèrent épaule contre épaule. Gaïa se retint de prendre la jeune Parthe dans ses bras. Leur odyssée venait de prendre fin et elles étaient en vie.

— Et maintenant, domina ? Vous savez où nous sommes ?

Leur odyssée sur la mer venait de prendre fin. Merci à Aeshma de lui rappeler qu'elles n'étaient pas encore au bout de leurs peines. Elle n'avait repéré aucun port sur la côte. Pas de bateaux. Un paysage désertique. Mais des montagnes plus à l'Ouest. Des montagnes vertes.

— Je pense que nous sommes en Cyrénaïque.

Je n'ai pas vu d'habitations avant de sauter.

Moi, non plus, mais la côte est habitée et les villes ne sont pas très éloignées les unes des autres.

Suffit d'aller dans le bon sens...

Oui, c'est vrai. Mais si on trouve la route, elle sera fréquentée.

Mais il nous faudra quand même marcher.

On pourrait se faire accepter sur un chariot, suggéra Gaïa.

Je ne veux pas vous offenser, domina, mais...

Mais ?

Ben...

Aeshma dévisagea Gaïa d'un air entendu. Elle promena son regard sur le corps de la jeune domina, insista sur sa poitrine, sur ses jambes et sur ses pieds. Gaïa s'examina, puis retourna son inspection sur la petite thrace.

Personne ne les prendrait jamais. Elles ressemblaient à... à rien du tout. À des mendiantes, à des brigands, à des esclaves fugitives. Aeshma avait le teint buriné, les lèvres gercées et les mains calleuses. On avait l'impression qu'elle avait passé toute sa vie pieds nus et elle ne portait plus ses caligaes qu'elle avait abandonnées sur le lembos. Sa tunique était clairement celle d'un homme et empestait le sel. Ses cheveux lui donnaient l'air d'une folle. Seule la ceinture qu'elle portait bouclée sur sa tunique dénotait d'une certaine richesse et si quelqu'un s'attardait dessus, il penserait que sa propriétaire actuelle l'avait dérobée à quelque personne fortunée. À un homme. Aeshma portait une ceinture de gladiateur.

— Tu n'aurais pas dû la garder, dit Gaïa.

Quoi, ma ceinture ? C'est le seul bien qu'il me reste.

Tu as de l'argent dedans ?

Une quarantaine de sesterces et quelques as, pas grand-chose.

Où mets-tu tout l'argent que tu gagnes ?

C'est Téos qui le garde.

...

De toute façon, qu'est-ce que vous voulez que je m'achète avec ? On n'a pas le droit aux armes, ni d'acheter à manger ou à boire sans permission. Je n'aime pas les bijoux et je n'ai besoin de rien.

J'aurais dû garder mes bijoux sur moi, je n'ai même pas mon sceau.

On se serait faites arrêter par le premier milicien venu.

J'ai l'air d'une esclave fugitive ?

Ben...

Nous avons à manger et à boire, tu as un peu d'argent, merci à toi, on se débrouillera bien. Si nous sommes bien en Cyrénaïque, il faudra que nous rejoignions Alexandrie. Une fois là-bas...

Vous rentrerez dans vos droits, acheva Aeshma pour elle.

Oui. J'affréterai un navire et...

Et ?

— Je m'embarquerai pour Patara immédiatement. Je ne veux pas que Julia pense que je suis morte. Je ne sais même pas combien de temps nous sommes restées en mer. J'ai arrêté de compter après que tu as appris à nager.

Je ne sais pas non plus.

Cela n'a aucune importance pour toi ?

On n'arrête pas le temps, domina, répondit philosophiquement Aeshma.

Oui, tu n'as pas tort. Dis, que dirais-tu de manger un peu et de partir ensuite vers la civilisation ?

Je dirais que c'est une bonne idée, domina.

Deux amphores avaient été brisées. L'une contenait de la posca, l'autre de la viande séchée. Deux pertes, qui pourraient s'avérer problématiques si elles ne trouvaient pas vite un lieu habité. Mais elles avaient encore des fruits secs, des olives, des oignons et deux amphores de posca, sans compter celle qui contenait le matériel médical. Une fois de plus, Aeshma félicita chaleureusement Gaïa pour sa prévoyance et la domina lui rappela qu'elle était une femme d'affaires avisée et qu'on ne faisait pas fortune en se montrant imprévoyant. Aeshma lui rétorqua que survivre à un naufrage n'avait pas grand-chose à voir avec le commerce.

— Me ferais-tu encore des compliments, Aeshma ? demanda Gaïa avec un petit sourire suffisant.

Oui, domina, répondit la jeune Parthe qui culpabilisait de n'avoir pas su faire preuve de la même initiative.

Tu sais, qu'à partir de maintenant, tu es mon garde du corps ? Je ne peux compter que sur toi pour ne pas finir dans un lupanar ou condamnée aux mines, je ne sais trop où, pour m'être évadée. Chacune son rôle.

Vous n'avez pas de contacts en Cyrénaïque, domina ?

Non, enfin sur ce continent, si. Mais seulement en Tripolitaine, à Leptis Magna, et s'il y a une chose dont je suis sûre, c'est que nous ne sommes pas près de Leptis Magna.

Pourquoi ?

La côte y est sablonneuse, il n'y a pas de rochers. Ni de montagnes vertes à l'intérieur des terres.

Gaïa avait raison, elle évalua avoir échoué entre Darnis et la baie de Plataea. À moins qu'elles se trouvassent entre Barca et Darnis*. Mais elle penchait plutôt pour la première solution. Après avoir fini leur repas, elles s'éloignèrent de la mer, espérant secrètement l'une et l'autre, trouver rapidement la route. Elles ne rencontrèrent aucun signe de vie et la région était désertique. Gaïa paria être à l'est de Darnis. Mais à combien de milles ? Dix, Vingt, Trente ? Elle se souvenait vaguement que le lit d'un grand fleuve à sec se trouvait à une trentaine de milles de la ville. Cela pouvait lui servir de repère. Il faisait horriblement chaud et la brise marine n'apportait aucune fraîcheur. Combien de jours devraient-elles marcher ? Gaïa savait qu'elle ne concurrencerait pas le pas d'Aeshma. La gladiatrice, même en pleine chaleur, devait être capable de parcourir trente milles par jour. Gaïa ne pourrait jamais.

— On ne peut pas marcher comme ça en plein soleil, domina, dit pensivement Aeshma comme si elle avait lu dans les pensées de la jeune Alexandrine. Il fait trop chaud. On n'a pas assez à boire. On ne peut pas marcher la nuit non plus, si on ne trouve pas de route.

Je croyais que tu pouvais...

Gaïa se mordit le coin de la lèvre. Un affreux doute l'assaillit. Aeshma voulait la ménager. Elle mentait par politesse.

— Domina, je ne suis pas un esprit. J'ai déjà traversé des régions désertiques. Atalante est née dans le désert, elle est résistante à la soif, à la faim, à la chaleur, mais elle ne tiendrait pas un autre discours si elle était à votre place. Et elle se barbouillerait de khôl. On n'a même pas de khôl, conclut Aeshma d'un ton neutre.

Du khôl ?

Mouais, je croyais que vous viviez en Égypte, vous ne savez pas ce que c'est ? Atalante est Syrienne et c'est une fana du khôl. La première fois qu'elle en a appliqué à Marcia, tout le monde est resté muet d'admiration.

...

Atalante l'applique avec beaucoup d'art et Marcia à des yeux magnifiques, expliqua Aeshma sur un ton qui dénotait une grande admiration pour...

Pour quoi ou pour qui au juste ?

— Tu t'extasies sur la maîtrise artistique d'Atalante ou sur la couleur des yeux de Marcia ?

— Les deux, répondit Aeshma avec passion. Elles sont... Je n'avais jamais rencontré quelqu'un avec des yeux aussi bleus que ceux de Marcia. C'est comme ses cheveux... Ça l'a servie auprès d'Astarté d'ailleurs, ajouta Aeshma en souriant.

Ah, oui ? Et pourquoi ?

Astarté s'est montrée moins dure avec elle qu'elle ne l'est d'habitude avec les novices. Elle est très dure avec les novices. Son truc préféré, c'est de les assommer avec son scutum. Marcia y a échappé.

Parce qu'Astarté l'aime ?

Aeshma leva un regard méchant.

— Marcia m'a beaucoup parlé d'elle, expliqua Gaïa. De toi et d'Atalante aussi, mais...

Marcia aime beaucoup Astarté, concéda Aeshma. Mais... Astarté est débile.

Pourquoi ?

Téos n'accepte pas qu'un gladiateur puisse aimer quelqu'un.

Mais tu aimes Atalante, répliqua Gaïa. Tu aimes Marcia aussi.

Ce n'est pas pareil.

Qu'est-ce que ça change ?

Rien. Cela ne changeait rien, réalisa soudain Aeshma. La passion qu'éprouvaient Marcia et Astarté l'une pour l'autre n'avait pas plus de conséquences que l'affection que ressentait Atalante pour elle, l'affection qu'elle-même ressentait pour Marcia ou pour cette idiote d'Atalante. Atalante, Aeshma en était parfaitement consciente, n'éprouverait pas de sentiments différents si un jour elle se voyait forcée de l'égorger, que ceux qu'éprouveraient Marcia ou Astarté si l'une d'entre elles devait égorger l'autre. Et pourquoi refuser l'amour même pas partagé que Lucanus éprouvait pour Sabina ? Pourquoi Téos avait-il menacé Sabina de représailles ? Qu'importait si un gladiateur aimait une gladiatrice ? L'un comme l'autre ferait justement tout pour survivre sur le sable, il donnerait toujours le meilleur de lui-même, pour briller aux yeux de celui, ou de celle, qu'il, ou qu'elle, aimait. Pourquoi leur interdire de s'aimer ?

Aper et Anté étaient mariés et leurs femmes vivaient avec eux dans la familia. Pourquoi refuser à Lucanus d'aimer Sabina ? Pourquoi accepter qu'Atalante l'aime et refuser que Marcia aime Astarté ? Pourquoi Téos avait-il sacrifié des gladiateurs pour s'être aimés ? Tué Sonja ?

— Aeshma ? la relança Gaïa.

Je ne sais pas, domina, répondit Aeshma d'un ton où le désespoir combattait l'incompréhension et la colère.

Marcia est amoureuse ?

...

Aeshma, je ne jugerai jamais Marcia d'aimer quelqu'un. Astarté est une esclave, n'est-ce pas ?

Oui, souffla Aeshma.

Une fille de chef, si j'ai bien compris.

Marcia vous a dit ça ?

C'est faux ?

Non, Astarté ne sait pas vraiment quelle était la place de ses parents dans sa communauté, mais ils occupaient une place importante au sein de celle-ci. Astarté sait lire et écrire le grec, et elle a reçu une bonne éducation.

Marcia me l'a aussi assuré. Je ne connais pas ta camarade, je l'ai seulement vue à Myra, mais d'après ce que m'en a raconté Marcia...

Astarté n'est pas toujours... elle... euh... Mais elle aime sincèrement Marcia, elle... Ce n'est pas un modèle de vertu, encore moins aux yeux de la morale romaine, mais...

Mais tu l'aimes bien, et Atalante aussi a priori, ça me suffit.

Aeshma fronça les sourcils. Gaïa soutint son regard et la jeune Parthe n'y décela ni mensonge, ni sarcasme. La domina était sincère.

— Je ne comprends pas... dit Aeshma.

Qu'est-ce que tu ne comprends pas ?

Vous êtes parfois...

Aeshma ne continua pas.

— Vas-y, lance-toi, l'encouragea Gaïa. Je sens que la critique va être sévère.

...

Aeshma, je t'ai vue avoir peur, j'ai dormi nue contre toi pour avoir chaud, je t'ai fait la cuisine, je t'ai appris à nager, tu m'as entraînée comme une novice plus que comme une domina, tu as parfois durement corrigé mon manque de concentration et de sérieux, nous avons passé je ne sais combien de jours ensemble perdues au milieu de l'océan, alors maintenant, je crois que tu peux me dire la vérité, non ?

Ben...

Tu ne comprends pas que je me montre aussi tolérante alors que je peux être si arrogante, gonflée de morgue, suffisante, insultante, condescendante, méprisante, et hautaine, c'est ça ? énonça-t-elle d'un ton léger. Tu as d'autres critiques à formuler que j'aurais pu oublier par mégarde ou par orgueil ?

Cruelle, méchante et vraiment conne, grommela Aeshma.

Gaïa resta muette de surprise.

— Quoi ? C'est vrai, se défendit Aeshma en haussant les épaules.

Tu ne sais pas tout, Aeshma. Tu ne me connais pas.

Je n'ai jamais dit le contraire, domina. Mais on s'en fout.

Ah, oui ?

Mouais, vous vous êtes conduite honorablement sur le lembos et... je vous aime bien.

Gaïa se transfigura. Elle fit un pas en direction d'Aeshma et la petite thrace en recula de deux. Gaïa se mit à rire.

— J'adore tes déclarations, Aeshma. Honorablement, hein ?

Oui, honorablement.

Je peux intégrer ta familia ?

Non.

Pourquoi ? fit Gaïa déçue.

Vous êtes trop vieille pour être acceptée comme novice et pas assez forte... et puis, rien ne justifie de vendre sa liberté à un laniste.

Rien, tu en es sûre ?

Non, je... Vous parlez de Marcia ? Vous savez pourquoi elle a signé un contrat d'auctorata ?

Tu le sais ?

Non.

Moi, non plus, Aeshma, je te l'ai déjà dit. Je connais moins bien Marcia que toi. Si elle ne t'a rien dit... Julia seule, pourrait peut-être lui arracher des confidences.

Je lui en ai voulu au début. Comment peut-on se vendre, domina ?

Les circonstances...

Oui, j'ai pensé après qu'elle avait fait un choix. J'ai choisi d'être gladiatrice, toutes les filles ont choisi de l'être pour échapper à pire. À ce qu'on pensait être pire.

Tu regrettes parfois ce choix ?

Je ne l'ai jamais regretté, domina. Même l'année dernière. J'ai cru crever de douleur à la soirée du propréteur, j'ai voulu mourir parce que je ne voulais pas faire honte à Atalante que j'avais entraînée malgré elle dans cette histoire. Je savais qu'elle m'en voulait et que j'allais être minable, que... Mais pas à un moment je n'ai regretté d'avoir choisi la gladiature. Qu'est-ce que Marcia fuyait, domina ? Qu'est-ce qui pouvait être pire que de vendre sa liberté et d'être condamnée à vie à l'infamie ?

Je ne sais pas... Aeshma, qu'est-ce qu'on fait ? On se met en marche ou on attend ?

La jeune gladiatrice leva les yeux vers le ciel. Le soleil resplendissait haut au-dessus de leurs têtes.

— On se trouve un abri, domina. Si on n'en trouve pas, on s'en fabrique un de fortune et on attend que le soleil baisse un peu sur l'horizon. On se mettra en route ensuite. Il faut se couvrir aussi. Au moins, la tête et le visage, autrement on va crever.

On n'a qu'à retourner sur le rivage. On trouvera de l'ombre à l'abri des rochers.

Ouais, et il ne faut pas perdre d'autres amphores de posca.

On pourra peut-être trouver de l'eau. Ou en récupérer.

Comment ?

Je te montrerai. Tu m'as lancé à la figure que j'étais Égyptienne. Je sais quelques trucs des peuples d'Égypte, répondit Gaïa en penchant légèrement la tête sur le côté.


***


Marcia passa tout son poids sur sa jambe arrière fléchie. Le poings'arrêta à deux doigts de sa mâchoire, repartit aussi vite. Elle lança son pied avant, mais Atalante avait déjà rompu, glissé sur le côté et son pied vint faucher la jambe d'appui de la jeune fille. Marcia s'envola, atterrit sur le dos, roula prestement sur son épaule, ne put éviter le coup de pieds qui l'accueillit quand elle se releva sur un genou et qui la repoussa en arrière. Mais elle fut assez vive pour saisir la cheville et exercer une rapide torsion. Cette fois-ci, ce fut Atalante qui vola. Un tour presque complet sur elle-même. Marcia se jeta sur elle. Atalante s'était retournée sur le dos. Elle laissa venir la jeune fille. Caïus et Galini souriaient déjà à la victoire de leur petite camarade. Battre Atalante au pancrace s'apparentait à un exploit et cette fois-ci, la meliora venait de trouver son maître. Du moins, en l'absence d'Aeshma et de Piscès.

Sabina à qui Herennius avait confié la responsabilité de l'entraînement se fendit d'une grimace, moins convaincue que ses deux jeunes camarades, par la performance de la jeune auctorata. L'hoplomaque rongeait son frein. Herennius lui avait interdit de s'entraîner et elle traînait sa morosité depuis leur retour à Sidé.


***


Les médecins envoyés par Julia Metella Valeria l'avaient sauvée. Non pas que Métrios se fut montré incompétent, mais ils avaient apporté avec eux des potions et des onguents qui faisaient défaut au jeune médecin. Ils l'avaient surtout conduite dans les appartements aménagés dans les entrepôts pour les marchands que Julia Metella voulait honorer, et la jeune gladiatrice avait pu se reposer sur une couche autrement plus confortable et propre que les tapis souillés de la cabine de Gaïa Metella sur l'Artémisia.

La domina était venue. Elle avait parlé avec les médecins, avec les blessés et enfin, avec Tidutanus. Il lui avait exprimé son désir de rejoindre Sidé au plus tôt et la jeune domina s'y était formellement opposée. Elle avait défendu les blessées, Sabina en particulier, traité Tidutanus d'inconscient. Quand elle lui avait demandé d'un ton glacial si arriver à Sidé lui importait plus que la vie de ses gladiateurs et quelle récompense il obtiendrait de son employeur quand il lui apprendrait que non seulement, il avait perdu quatre gladiateurs pendant la traversée, mais qu'il avait ensuite tué trois autres gladiatrices, dont une meliora parce qu'il rêvait d'un lit chaud et qu'il se moquait que les filles survécussent ou pas, Tidutanus s'était littéralement décomposé. Téos ne lui pardonnerait jamais la perte de trois autres gladiatrices. Galini, plus atteinte que ne l'avait d'abord pensé Métrios, s'en sortirait peut-être, Enyo aussi, mais Sabina ? Sabina avait de grandes chances d'y laisser sa vie.

L'Artémisia avait payé un lourd tribut, dix-huit hommes d'équipage étaient morts, deux souffraient encore de blessures. Tidutanus avait perdu cinq gladiateurs dont Piscès et Aeshma, sept gardes, quatre valets.

Cinq gladiateurs... Deux meliores. Et Sabina se tenait encore sur un fil entre la vie et la mort. Téos fondait beaucoup d'espoirs sur Galini, et Enyo appartenait au second palus.

Julia exigea d'être la seule à même de décider de la date de départ de Tidutanus et de sa familia. Elle lui promit qu'elle lui trouverait un navire pour rejoindre Sidé. Les médecins avaient donné une semaine à Sabina pour mourir ou pour vivre. Julia avait alors proposé à Tidutanus de partir attendre au Grand Domaine. Les gladiateurs y seraient plus à l'aise et bénéficieraient d'espace pour s'entraîner et se remettre de leur éprouvante traversée.

— Domina, vous êtes prête à recevoir six gladiateurs chez vous ?!

Marcia est une amie, je connais Atalante et j'ai confiance en elle. Vous avez aussi deux auctoratus dont l'un est accompagné de sa femme. Pour les trois autres, je compte sur toi, tes deux gardes, Marcia et Atalante pour les ramener à la raison s'ils sont tentés par je ne sais quelle stupide idée.

Tidutanus avait encore une fois cédé, d'autant plus que Quintus accompagnait Julia et qu'il tenait affectueusement Marcia par les épaules en devisant le plus civilement du monde avec la jeune gladiatrice.

.

Dix jours plus tard, ils étaient de retour au ludus de Sidé. Téos n'était pas encore rentré. Herennius et Atticus reprirent les soins de Sabina, examinèrent tous ceux qui avaient été blessés à bord de l'Artémisia et félicitèrent chaudement Tidutanus d'avoir différé son départ de Patara.

Herennius ne posa pas de questions quand Tidutanus lui raconta qu'ils avaient été abordés par des pirates. Il avait détourné les yeux quand il avait appris la disparition des deux meliores, il n'avait rien demandé, rien voulu écouter et Tidutanus avait respecté son silence.

Mais le soir de leur retour, le doctor alla voir Atalante dans sa cellule. Il avait apporté du vin et il lui demanda de lui raconter dans les détails tout ce qu'il s'était passé sur l'Artémisia. Atalante lui raconta sa bagarre avec Aeshma, leur libération au moment de l'attaque sur les ordres de la domina qu'elle et Aeshma connaissaient, l'abordage, la mort de Piscès, la blessure de Sabina, la cruelle punition qu'elle avait donnée à Perseus, la mort de Jason, les exploits de la domina et de Marcia, le stratagème dont ils avaient usé pour se débarrasser des lembos, comment Aeshma les avait entraînés, elle, Enyo et Xantha à sauter sur le dernier lembos dont l'équipage tentait de couler leur bateau, la tempête, comment elle et Aeshma avaient été projetées à l'eau, comment Marcia l'avait sauvée, comment Gaïa Metella avait sauté pour sauver Aeshma, comment ils les avaient laissées seules.

Herennius découvrit une épaule d'Atalante. Une vilaine cicatrice barrait la peau de la grande rétiaire.

— Tu as gagné ça à Pompéi ? demanda-t-il.

Oui.

Avec qui Téos t'avait-il appairée ?

Avec Aeshma.

Oh, dit-il en grimaçant. Et... ?

Euh...

Raconte, exigea le doctor.

On a été jugées à égalité, doctor, déclara Atalante en espérant que cette explication suffirait à Herennius.

Ah oui ? Et vous êtes ressorties dans quel état ?

Raté. Atalante allait devoir en dire un peu plus. Elle regarda le doctor d'un air embarrassé.

On s'est battues poignard contre sica.

Comment ça ?

Atalante raconta, Herennius saurait de toute façon. Il rit quand Atalante lui rapporta qu'Aeshma s'était débarrassée de son casque et qu'elle avait pour cela abandonné sa parma.

— Elle a enfin obtenu ce dont elle rêvait depuis si longtemps : se battre tête nue. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi obstiné et qu'importe si elle n'obtient pas ce qu'elle veut, elle arrive toujours à ses fins à un moment ou à un autre. Et toi... l'accusa-t-il. Tu es assez folle pour la suivre où qu'elle aille. Alors, tu as laissé tomber ton filet et ton trident, pour te retrouver à arme égale avec elle, n'est-ce pas ?

J'avais déjà jeté mon filet, doctor. Je n'avais plus que mon trident et mon poignard quand elle a jeté sa parma et retiré son casque.

Tu aurais pu la battre, Atalante. Facilement.

...

Pff, souffla Herennius. C'eût été trop facile, hein ? Battre Aeshma comme cela ne t'aurait pas semblé... loyal ?

Euh, oui, avoua la grande rétiaire sans chercher à se justifier d'une autre manière.

Et votre bagarre ? Vu l'état de ta cicatrice à l'épaule et les autres que je peux voir, les points que tu avais ont sauté.

...

Que t'avait-elle fait pour que tu te laisses encore entraîner dans une bagarre sauvage ? Ne proteste pas, l'avait-il menacé d'un geste alors qu'Atalante ouvrait la bouche. Aeshma est une sauvage et quand tu rentres dans son jeu, tu ne vaux pas mieux qu'elle. Quel était l'objet de votre querelle ?

Cette fois-ci Atalante se contenta de hausser les épaules. Elle n'avait aucune envie de parler d'Astarté, ni des rapports qu'entretenaient Gaïa Metella et Aeshma.

— Tu ne veux pas me dire ?

...

Une histoire entre toi et Aeshma ?

Oui.

Atalante... Tu crois qu'Aeshma a survécu ? lui demanda le doctor.

Xantha en est persuadée.

Oui, mais toi ?

J'espère, doctor. Mais je crois qu'elle avait sa chance. La domina nage très bien et si elles ont atteint le lembos... Il n'y a plus aucune raison qu'elle ne survive pas. Aeshma n'a pas été blessée pendant l'attaque.

Et ensuite, si elle est saine et sauve ?

Elle reviendra.

Atalante leva des yeux clairs et confiants sur Herennius.

— Tu doutes d'elle, doctor ?

Elle pourrait disparaître.

Si elle survit ? Jamais.

Elle reviendra pour toi ?

Je ne sais pas si elle reviendra pour moi, mais elle reviendra parce que... parce que c'est Aeshma.

Oui, je le pense aussi.


***



NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Illustration : Derna pass, Jack Crippen, 27 mai 1944, War art archive de Nouvelle-Zélande

Darnis : actuellement Darna, en Lybie (En Cyrénaïque, à l'est de Benghazi.).



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