Chapitre L : La pièce manquante


Julia serrait Marcia dans ses bras. Elle l'embrassait doucement sur le front et lui donnait autant d'amour qu'elle pouvait lui en donner. Autant qu'elle en dispensait à Gaïus quand il pleurait pour d'obscures raisons, autant qu'elle savait en dispenser à Gaïa quand sa sombre petite sœur débordait d'amertume et que son cœur saignait.

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Marcia avait longtemps résisté. Elle avait même refusé de rester dormir à la villa et sans l'intervention d'Atalante, jamais Julia ne l'eût retenue auprès d'elle. La grande rétiaire s'était montrée douce, ferme, compréhensive et intraitable. Marcia avait protesté, Atalante l'avait sévèrement tancée et l'avait rappelée à ses devoirs :

— La domina est ton amie, Marcia, et rien ne t'oblige à rentrer ce soir sur l'Artémisia. On ne refuse jamais son hospitalité à quelqu'un. Encore moins à une personne qu'on aime. Je ne t'ai pas appris ça, Aeshma non plus et Astarté ne comprendrait pas ta grossièreté. Reste ici.

Julia avait alors compris pourquoi Marcia avait disparu. Pourquoi Caper n'avait rien dit à Andratus, pourquoi le cornicularius avait semblé si triste à son intendant. Le ton d'Atalante, sa façon d'évoquer Aeshma et la gladiatrice qui l'avait aidée à Bois Vert. Marcia avait signé un contrat d'auctorata. Mais pourquoi ?

Marcia avait cédé aux injonctions d'Atalante et la grande rétiaire lui avait assuré qu'elle veillerait sur leurs camarades et qu'elle reviendrait la chercher si Tidutanus demandait après elle.

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Julia avait repoussé ses angoisses. Personne n'avait pu l'assurer du destin de Gaïa. Aeshma était restée avec elle et Julia accordait autant sa confiance à sa jeune sœur qu'à la petite thrace. Gaïa était fort capable de l'avoir traînée à la nage, même au milieu d'une mer démontée, jusqu'au lembos et ensuite...

Les deux jeunes femmes, malgré leurs différends, sauraient s'épauler et coopérer. Ni l'une ni l'autre ne baisseraient jamais les bras devant les difficultés et les épreuves. Gaïa et Aeshma, n'auraient pas survécu si longtemps, si elles ne dissimulaient pas en elles une formidable rage de vivre. Julia ne pouvait se laisser aller à un désespoir stérile, à douter de Gaïa et des capacités à survivre d'Aeshma. Si les deux jeunes femmes avaient rejoint le lembos comme le pensaient le capitaine de l'Artémisia, Atalante, Antiochus et Marcia, elles dériveraient peut-être pendant des jours, voir des semaines avant de réapparaître dans le monde des vivants. Julia devait patienter. Par amour pour sa sœur. Par respect.

En attendant, Marcia se tenait devant elle et la jeune fille méritait plus que son attention. Julia, une fois seule avec elle, l'observa plus attentivement qu'elle ne l'avait fait en présence de ses autres visiteurs. Marcia n'avait pas seulement grandi, elle avait développé une musculature déliée et puissante, perdu le reste de ses rondeurs infantiles qui, encore un an auparavant, adoucissaient sa silhouette. Les traits de son visage s'étaient affirmés et son regard s'était acéré. Pourtant, malgré la saleté et leur état déplorable, elle avait gardé ses mêmes cheveux couleur de blés mûrs et ses yeux d'azur pailletés d'or brillaient toujours du même éclat, mais il ne subsistait plus rien d'autre de son enfance et de l'innocence qui s'y accrochait. Marcia, en devenant une femme, s'était endurcie. Jusqu'à quel point ? s'interrogea Julia inquiète.

Marcia, tu veux prendre un bain ? lui proposa-t-elle.

Les yeux fatigués de la jeune fille s'illuminèrent. Julia avait appelé du personnel et commandé un bain. Elle avait elle-même accompagné Marcia.

Je peux m'occuper de toi ?

Marcia avait un temps hésité, puis elle avait lentement hoché la tête. Elle s'était déshabillée et Julia l'avait rejointe dans le petit bassin. La jeune fille s'était abandonnée à ses soins. Julia s'était pincé les lèvres quand elle avait passé sans s'y attarder une éponge douce sur les nombreuses cicatrices qui s'étalaient sur le corps nu de la jeune fille. Quelques-unes, très profondes, racontaient des combats difficiles, des blessures douloureuses, des esquives ratées, des imprudences, des défaites et des victoires. Un corps de gladiatrice.

Elles n'avaient presque pas échangé de paroles et Marcia avait manqué des'endormir dans l'eau subtilement parfumée d'essences de thym et de laurier, mais elle avait refusé d'aller se coucher en sortant de l'eau.

Tu as faim ? Je ne vous ai fait servir qu'une collation légère tout à l'heure, mais peut-être aimerais-tu maintenant, prendre un vrai repas.

Gaïa m'a dit que tu avais eu un fils.

Tu lui as parlé ?

— Oui, elle m'a invitée à partager sa cabine sur l'Artémisia. Au début, elle ne savait pas que... J'ai... Mais, elle n'a rien dit, elle ne m'a pas jugée, dit Marcia avec émotion.

Tu oublies que Gaïa est ma petite sœur, Marcia, sourit Julia avec indulgence.

Je suis tellement...

Marcia avait baissé la tête et les larmes s'étaient mises à couler. Larmes d'émotion, de fatigue, d'angoisse, elle ne savait pas trop. Julia s'était approchée et l'avait prise dans ses bras.

Elle l'aimait tant. Elle l'avait rencontrée au cours de divers dîners, de diverses soirées. Marcia y accompagnait son père. Julia appréciait Kaeso Valens, c'était un homme droit et discret. Austère. Un véritable militaire. Mais sa fille... Son sourire lui avait plu, sa verve l'avaient amusée, son intelligence, sa bonne humeur et son impétuosité avaient achevé de la séduire.

Marcia bénéficiait d'une grande liberté. Elle se promenait et sortait quand elle voulait, parlait sans restriction et savait se montrer mordante et terriblement impertinente. Valens avait cependant veillé de très près à son éducation. Marcia était cultivée, parlait bien, savait lire et écrire le latin comme le grec, maîtrisait des bribes de langues barbares qu'elle avait dû apprendre auprès des auxiliaires qui servaient dans la légion et manifestait une extrême courtoisie envers les gens qu'elle aimait ou qu'elle appréciait. Elle se jouait des convenances parce qu'elle les connaissait sur le bout des doigts.

Julia l'enjoignit à lui rendre visite. Marcia lui avait demandé si elle pouvait visiter ses entrepôts, et puis, la jeune fille avait découvert que Julia possédait des chevaux, qu'elle aimait les chevaux. Elle avait admiré Bruna, la jument que Julia gardait à Patara dans un enclos.

Julia lui avait proposé de l'accompagner au Grand Domaine. Un coup de tête qu'elle ne regretta pas. Quand elles retournèrent à Patara, après un séjour qui s'était prolongé au-delà des deux jours prévus, après de folles chevauchées, des concours de tir à l'arc et des discussions à bâtons rompus, une très profonde affection étaient née entre elles. Un lien qui ne se démentit jamais par la suite et ne fit que se resserrer.

Marcia obtint porte ouverte chez Julia, aussi bien à sa villa urbaine qu'au Grand domaine. La jeune fille en profita. Elle passait parfois plusieurs jours au domaine, même si Julia n'y était pas présente, bien que Marcia la prévînt toujours quand elle s'y rendait.

Julia aimait chez Marcia sa joie de vivre et son grand naturel. La jeune fille pouvait ne pas se manifester pendant plusieurs jours et puis, elle réapparaissait bavarde et enjouée. Jamais inopportune. Si Julia était occupée, Marcia la saluait et remettait sa visite à plus tard si elle n'entraînait pas un Quintus oisif dans une partie de dés ou une discussion juridique.

Elle pressait Quintus de questions auxquelles le jurisconsulte, flatté de son intérêt pour un sujet qui le passionnait, répondait avec patience et précision. La jeune fille le taquinait souvent, à la limite de la grossièreté, mais Quintus ne résistait pas à son charme juvénile et enthousiaste et, même s'il se plaignait parfois de la jeune fille auprès de sa femme, il ne pouvait se défendre de l'aimer.

Marcia, sans mère, entourée exclusivement d'hommes depuis sa naissance, fit de Julia sa confidente. Julia l'écoutait, la rassurait, l'encourageait ou la consolait quand une peine éphémère attristait la jeune fille : les rares querelles qui l'opposaient à son père, ses interrogations sur la vie, sur son avenir, ses coups de cœur pour un garçon, un gladiateur, un jeune centurion qu'elle avait croisés chez son père. Si Marcia en éprouvait le besoin, elle le racontait à Julia. La jeune femme représentait une sorte de modèle pour la jeune fille. Julia était une personnalité, son avis comptait parmi les notables, les femmes la considéraient comme une maîtresse des élégances, elle était respectée comme femme d'affaires. C'était une excellente cavalière, une bonne archère, et si tout le monde jugeait ridicule l'amour évident qu'elle partageait avec Quintus, Marcia quant à elle, en éprouvait joie et fierté. Julia possédait un cœur et une âme. Derrière la personne publique se cachait une femme chaleureuse, douce et attentionnée. Marcia aimait écouter Julia lui parler de Quintus, de sa sœur.

De sa sœur.

Gaïa. Aeshma. Astarté.

Les larmes de Marcia redoublèrent.

Viens, lui dit doucement Julia.

Elle entraîna la jeune fille dans le petit salon des saisons et elle s'assit à demi-couchée avec elle sur un divan. Marcia posa la tête sur sa poitrine. Julia l'enlaça et la laissa pleurer. Les larmes coulaient sans bruit. Elles coulèrent longtemps. Puis, elles se tarirent et Marcia resta sans bouger. Julia crut un moment qu'elle s'était endormie.

Marcia ? chuchota-t-elle.

Mmm.

Le silence retomba.

J'ai faim, dit tout à coup Marcia d'un air contrit.

Je vais te faire servir un repas, qu'est-ce que tu veux manger ?

Ne fais pas rallumer le foyer pour moi. J'ai envie de fruits et de légumes frais. J'aimerais du pain, si tu en as. Du bon pain.

Je vais te faire apporter tout ça. Tu veux du vin avec ?

Non, je préférerais de la posca.

Tu m'attends ?

Mmm.

Je reviens tout de suite.

Julia ? la rappela Marcia avant que la jeune femme ne sortît.

Oui ?

Je pourrais voir Gaïus ?

Julia sourit.

Je vais aller le chercher.

S'il dort, ne le dérange pas.

Il va bientôt vouloir téter.

Tu le nourris toi-même ?

Oui.

Marcia se fendit d'un sourire et la même émotion saisit les deux jeunes femmes. Julia y lut beaucoup de tendresse et de fierté, et elle ressentit la même chose envers Marcia. Sa petite Marcia. Si vive et si joyeuse. Si courageuse. Julia se détourna et essuya une larme. Elle se rendit dans ses appartements chercher Gaïus. Il gazouillait dans les bras de Routh. Quintus travaillait à côté, nullement gêné par les rires et les échanges sonores de la jeune fille et de son fils. Il leva les yeux à l'entrée de Julia. Remarqua son émotion.

Julia ? s'inquiéta-t-il. Quelque chose ne va pas ?

Marcia est ici.

Marcia ! s'exclama-t-il. Comment va-t-elle ? Où était-elle ?

Elle a signé un contrat d'auctorata avec le laniste d'Aeshma, elle est revenue d'Italie avec Gaïa et...

Gaïa est rentrée ?! Attends... réalisa-t-il tout à coup. Marcia est devenue gladiatrice ?!

Oui, et non, Gaïa n'est pas rentrée. Elle... Le navire sur lequel elles étaient, a été attaqué. Gaïa...

Elle est... ? dit lentement Quintus la bouche soudain sèche.

Non, Quintus, non. Elle a sauté à l'eau pour sauver Aeshma. La tempête...

Il y avait une tempête ?!

Oui, et le navire est partie sans elles.

Quintus prit une mine catastrophée.

Il y avait un navire pirate, ajouta Julia. Elles ont certainement trouvé refuge dessus. Du moins, c'est ce qu'on m'a affirmé.

Qui ?

Le capitaine de l'Artémisia, Antiochus, la gladiatrice Atalante et Marcia.

Ah... et euh... Certainement trouvé refuge ?

Quintus, le menaça Julia très sérieusement. Si jamais tu commences à insinuer que Gaïa est morte, je ne veux plus te voir.

Aeshma était avec elle, dis-tu ?

Oui.

Bon, laissons-leur le bénéfice du doute alors. Cette femme semble savoir se sortir d'épineuses situations et Gaïa... est Gaïa.

Merci, Quintus.

J'ai épousé sa sœur aînée. Je sais donc de quoi la famille est capable, grimaça-t-il gentiment.

Julia vint vers lui, elle lui leva le menton d'un doigt et l'embrassa sur les lèvres.

Tu sais que...

Quintus lui enlaça légèrement la taille.

Tu as toujours été là depuis que nous sommes ensemble, lui dit-il. Je serai toujours là aussi.

Julia l'embrassa une nouvelle fois, puis elle retira Gaïus des bras de la jeune Routh.

Routh, il est possible que je ne passe pas la nuit ici. Quintus, dit-elle en se retournant vers lui. Tu pourras t'en occuper sans moi cette nuit, si besoin est ?

Oui bien sûr, mais s'il a faim ?

Je serai au salon des saisons.

D'accord, tu veux que je vienne le chercher tout à l'heure ?

Non, je le monterai. Routh, tu peux aller dormir si tu veux. Dis à Tovias et Pagona qu'ils peuvent aussi profiter de leur soirée.

Bien, domina.

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Marcia s'était assoupie. Julia s'assit auprès d'elle. Gaïus remarqua la jeune fille inconnue et tendit une main vers elle. Julia l'assit sur ses genoux et l'enfant fasciné par les cheveux de la jeune fille qui brillaient dans la lueur des lampes à huile, plongea ses mains dans les boucles encore humides et se mit à rire. Marcia ouvrit les yeux. L'enfant rit plus fort encore. La jeune fille tendit une main et Gaïus referma son poing sur son index.

C'est lui ?

Jusqu'à preuve du contraire, oui, confirma Julia.

Tu es heureuse ?

À ton avis ?

Parfois des gens n'aiment pas leur enfant, dit pensivement Marcia. Papa me disait qu'à Rome, on trouvait beaucoup d'enfants abandonnés et à Sparte, on...

Gaïus n'est pas mal-formé, Marcia, rit Julia.

Oh... euh, je suis désolée, rougit la jeune fille embarrassée.

Je suis aussi heureuse que ton père l'a été quand tu es née.

J'ai tué ma mère, répliqua sombrement la jeune fille.

Non, Marcia. Tu ne l'as pas tuée. Tu n'es pas responsable et ton père ne le pensait pas non plus. Pour lui, tu incarnais l'amour qu'il partageait avec ta mère.

Comment peux-tu le savoir ?

Ça se voyait dans ses yeux quand il te regardait. Ton père t'aimait, Marcia. Et il était très fier de toi.

Le regard de la jeune fille se perdit dans le vide. Gaïus se retourna vers sa mère et commença à protester. Il avait faim. Julia le confia à Marcia, enleva sa robe, releva sa tunique et s'excusa auprès de Marcia en lui reprenant l'enfant.

Tu excuseras mon manque de pudeur, j'avoue que j'aurais pu prendre un manteau ou une couverture pour m'enrouler dedans, mais je suis si heureuse de te revoir que j'ai oublié. En plus, je ne porte même pas de strophium.

J'ai vu pire au ludus, grimaça narquoisement Marcia.

Julia lui sourit, heureuse que la jeune fille plaisantât. Elle installa Gaïus contre elle et l'enfant se mit à téter.

— Raconte-moi, Marcia. Qu'est-ce qui t'a conduite à devenir gladiatrice ?

Je croyais que tu étais morte, répondit la jeune fille comme si cet aveu expliquait tout.

Je sais que tu m'as cherchée, pourquoi ?

Je voulais que Quintus m'adopte. C'était ma seule chance, mais quand je suis rentrée à Patara, des bruits horribles couraient sur votre compte. On disait que vous aviez été attaqués à Myra et que tout avait brûlé, que les brigands avaient massacré tout le monde. Que vous étiez morts. Je ne savais pas quoi faire. Je n'avais aucune chance de lui échapper. Je ne voulais pas l'épouser, Julia ! tempêta soudain Marcia. Je déteste ce type ! Et son sale sbire m'a menacée ! Je savais qu'il ne plaisantait pas. Papa le méprisait. Je le méprise. C'est un débauché, il est corrompu et cruel. Il me voulait par pure méchanceté, pour insulter la mémoire de Papa, qu'il détestait je ne sais trop pourquoi. Comment aurais-je pu me soumettre ? Trahir la mémoire de mon père ? Et ce sale type qui est venu gonflé d'arrogance. Il m'a menacée, Julia ! répéta-t-elle furieuse. Dans ma propre maison ! Dans la maison de mon père !

La jeune fille écumait de rage. Gaïus se serra contre sa mère, peut-être impressionné par les cris de colère. Julia lui caressa doucement la tête et l'enfant, rassuré, se remit à téter tranquillement.

— Qui ?

Aulus Flavius, cracha Marcia. Et il n'est même pas venu en personne, il m'a envoyé une tablette. Une tablette ! Comme si j'étais une vulgaire marchandise ! Et ce sale type qui commande ses gardes. Ce Claudius Numicius Silus ! Mon père le détestait autant que Flavius, il disait que c'étaient des bouchers, qu'ils étaient indignes de servir l'Empire.

Aulus Flavius, le procurateur ?

Oui, ricana Marcia. Tu m'imagines : Marcia Atilia Flavia ?

Marcia fit mine de cracher de dégoût.

— Il voulait t'épouser ?

Il voulait m'humilier. Tu n'étais plus là. Je lui aurais facilement échappé, sinon. Mais à qui d'autre faire confiance ? Caper aurait pu m'adopter, il me l'a proposé, mais cela n'aurait servi à rien, il n'aurait jamais pu s'opposer à la volonté de Flavius. Toi et Quintus étiez mon seul espoir. Et vous étiez morts, acheva Marcia d'un ton morne.

La jeune fille se mordit les lèvres. Des larmes brillèrent aux commissures de ses yeux.

— Alors...? dit Julia pour l'encourager à continuer.

Alors, j'ai pensé à Aeshma et à Atalante. Je ne pouvais pas fuir. Me faire reprendre ensuite était trop dangereux. Mais je pouvais disparaître, devenir intouchable. Me vendre pour rester libre. Je me suis vendue, Julia. Je... j'ai...

Mais Aeshma et Atalante se sont occupées de toi ? la coupa Julia avant que la jeune fille ne succombât une fois encore à son émotion.

Oui.

Comment ont-elles réagi ? demanda Julia curieuse de savoir comment les deux gladiatrices avaient accueilli Marcia dans leur familia.

Atalante a été gentille. Elle n'a pas compris, mais elle a tout de suite essayé de me mettre à l'aise. Par contre, Aeshma... Elle était furieuse, et quand elle a su que j'avais signé un contrat d'auctorata, elle a déclenché une bagarre générale, sourit Marcia d'un ton affectueux. Après, elle s'est calmée et elle a été... Elles m'ont soutenue, continua Marcia avec passion. Elles m'ont aidée. Pas seulement elles deux, d'autres aussi.

Marcia, tu as raconté cette histoire à Gaïa ?

Non, je n'ai rien raconté à personne. Personne ne sait pourquoi je me suis engagée, personne ne me l'a demandé non plus.

Julia resta silencieuse. Elle réfléchissait et plus ses pensées cheminaient, moins elle aimait le chemin qu'elles empruntaient.

Aulus Flavius...

Que voulait-il à Marcia ? Pourquoi cet empressement à se marier avec elle ? Pourquoi ces menaces ? Souiller la mémoire et la descendance de Kaeso Atilius Valens ? Pourquoi tant de haine ? Les deux hommes ne s'appréciaient guère, ils avaient servi ensemble en Judée, mais insulter un homme par-delà sa mort impliquait une vengeance, un profond ressentiment. Insulter Kaeso Valens à travers l'humiliation de sa fille ? Gaïa avait ainsi imaginé se venger de l'implication du tribun dans la destruction de Gerasa. Un stratagème cruel sorti de son esprit assoiffé de sang, empli de rage. Cruel et sans pitié.

Aulus Flavius...

Jusqu'où le procurateur aurait-il été capable d'aller pour exercer sa vengeance contre le tribun, quelle que fut la raison pour laquelle Valens l'avait méritée ? Le procurateur n'aimait pas Julia. Elle l'avait humilié à plusieurs reprises depuis qu'ils se connaissaient. Elle s'était insolemment refusée à lui, avait repoussé avec mépris ses tentatives de la séduire. Elle lui avait soufflé de juteux marchés et elle n'avait jamais manqué une occasion de le ridiculiser ou de le remettre à sa place quand il l'importunait. Il avait certainement peu goûté sa dernière humiliation au banquet du propréteur, le soir où elle lui avait enlevé Aeshma sous le nez grâce au concours de Gaïa. Il voulait la petite thrace. Il avait certainement rêvé de la soumettre à ses plaisirs, de la rabaisser, de tester sa résistance à la douleur. Julia ne se féliciterait jamais assez de lui avoir soutiré Aeshma. La gladiatrice s'était révélée être un cadeau des dieux. Un bon génie. Elle avait entraîné Atalante et Astarté dans son sillage, elle avait sauvé la vie de Marcia, elle l'avait protégée, elle lui avait sauvé la vie et celle de Quintus, et comme si cela ne suffisait pas, elle veillait maintenant sur Gaïa. La petite thrace avait dit porter le nom d'un démon de la destruction, elle savait s'en montrer digne, mais en elle, devait aussi abriter son pendant bénéfique. Si Julia la lui avait laissée, Aulus Flavius l'aurait détruite, il n'en serait rien resté.

Aulus Flavius...

Il n'aimait pas Julia. Il jalousait sa richesse et son influence. Il la désirait. Il méprisait Quintus. Pour une raison inconnue, il haïssait Valens. Il voulait sa fille. Sa fille pour qui Julia représentait la liberté. Julia sentit le cœur lui manquer.

Aulus Flavius.

La pièce manquante.

Le procurateur serait-il capable de programmer un assassinat pour s'assurer que la jeune fille qu'il convoitait ne lui échappât pas ? Haïssait-il suffisamment Kaeso Atilius Valens pour le faire assassiner ? Il n'était pas très difficile de prévoir que Marcia se tournerait vers Julia en cas de problème. La jeune fille ne disposait d'aucun soutien. Pas de famille. Pas de clientèle. Mais Marcia Atilia jouissait de l'amitié inconditionnelle de Julia Metella Valeria. La riche et influente Julia Metella Valeria, l'épouse du respectable Quintus Valerius Pulvillus. Sans eux, la jeune fille se retrouvait seule, isolée, privée de protection juridique. Privée de tuteur.

Julia resta détendue contre le corps de Gaïus, mais ses traits se durcirent peu à peu et ses yeux prirent la teinte d'un ciel d'orage. Une expression que Marcia ne lui avait jamais vue, naquit sur son visage. La jeune fille pensa à Atalante. À Atalante, toujours si calme et si posée quand soudain, la colère s'emparait d'elle. Atalante sur le pont de l'Artémisia en train de frapper Aeshma comme une sauvage.

— Julia... s'inquiéta soudain Marcia devant la physionomie de son amie. Qu'est-ce qu'il y a ?

Julia leva son regard sur elle.

Je sais, Marcia. Pas tout, parce que je ne sais pas ce qu'Aulus Flavius reprochait à ton père. Mais je sais que c'est lui qui a commandité son meurtre, que c'est lui qui a transformé en meurtrière la femme qui t'a sauvé la vie et qui t'a protégée ensuite, la femme qui m'a sauvée la vie, qui a sauvé la vie de Quintus, dont dépend celle de Gaïa. Tu aimes la femme qui a tué ton père, Marcia. Et c'est Aulus Flavius qui l'a envoyée massacrer la familia de Quintus à Bois Vert, qui l'a envoyée m'assassiner. Aulus te voulait et pour ne pas que tu lui échappes, il a envoyé Aeshma et ses camarades me tuer. Les deux femmes qui m'ont sauvé la vie, ont égorgé ton père.

La présence de Gaïus contre elle, le regard inquiet et amical de Marcia empêchèrent seuls Julia de céder devant eux, à la colère, au désespoir et à l'amertume

Gaïa avait raison de poursuivre sa vengeance au-delà du temps. Aulus Flavius n'apportait que ruine et destruction. Il portait sur ses mains le sang de milliers de gens, celui de leur familia à Gerasa, celui de Lucia, celui de Kaeso Valens, de Quintus, des gens de Bois Vert et il avait déposé un amer secret dans le cœur de Julia.

— Marcia, je peux racheter ton contrat à Téos, dit-elle doucement.

Tu ne pourras pas, Julia, lui répondit la jeune fille d'une voix cassée.

Il aime l'argent, j'en ai assez pour satisfaire ses exigences.

J'ai fait en sorte que mon contrat soit inattaquable et qu'on ne puisse pas le racheter. Je ne voulais courir aucun risque. Caper m'a aidée. On ne peut rien faire.

Quintus pourrait quand même regarder. Enfin, si tu lui en donnes l'autorisation.

Je... Julia... je...

Marcia se retrouvait dans l'incapacité de parler, de penser. Julia lui offrait ce qu'elle avait désiré et désespérément espéré huit mois auparavant. Mais c'était trop tard. Le contrat était signé et puis... Elle avait tué, elle avait été fouettée, elle avait été exposée sur un palus, ses poignets étaient marqués par les fers, elle s'était battue, elle avait gagné de l'argent. Elle était frappée à jamais d'infamie, elle aimait Aeshma, Atalante, Gallus, Galini, Caïus. Astarté. Elle ne pouvait imaginer sa vie sans la Dace aux larges épaules à ses côtés, sans les autres. Les laisser derrière. Elle aimait des réprouvés, des esclaves, des assassins. Elle leva un regard confus et désespéré sur Julia. Elle prit alors conscience de l'importance que la jeune femme avait dans sa vie. De l'importance, qu'en huit mois, d'autres avaient pris. Que devait-elle faire ? Quelle que soit sa décision, elle trahirait quelqu'un. Les larmes recommencèrent à couler.

— Marcia... murmura Julia touchée par sa peine.

Où était passée sa riante petite écervelée ? Julia serra les dents et se promit de détruire Aulus Flavius. De lui porter ruine et désolation.


***

NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Illustration : Démeter et Perséphone, statuette en terre cuite, Myrina, Mysie (actuelle Turquie), 100 ap.JC

Le statut des femmes dans le droit romain au I sc. : Les femmes étaient soumises à un tuteur : leur père. Puis en cas de mariage Cum manus, elles passaient sous l'autorité de leur mari (pratique, malheureusement, encore en vogue dans de nombreux pays).

Julia mariée avec Quintus sous le régime Sine manu, n'est quant à elle pas soumise à sa tutelle, c'est pourquoi elle n'a aucun droit, ni sur son héritage ni sur ses possessions. En effet, une femme mariée Sin Manus reste soumise à l'autorité de son père.

Il était cependant possible, à une femme d'échapper à ces contraintes issues d'une société patriarcale et d'obtenir ce qui pourrait s'apparenter dans les faits à une émancipation :

- Auprès d'un mari complaisant qui la laisse libre de faire ce qu'elle veut.

- Auprès d'un tuteur étranger à sa famille. Complaisant lui aussi.


***


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