Chapitre IX : Circonspection



Gaïa revint avant qu'Atticus eut fini de s'occuper de la cuisse de la thrace. Celle-ci, à la demande du médecin s'était allongée et supportait stoïquement ses soins. Atticus, après avoir soigneusement lavé la plaie, avait demandé à son élève de venir le seconder. L'élève répondant au nom de Métrios fut chargé de maintenir en contact les deux berges de la plaie, tandis qu'Atticus les scellait avec du fil. Il avait déjà recousu Aeshma deux jours auparavant, mais plusieurs points avaient cédé et du sable s'était glissé dans la blessure, il avait préféré tout retirer. Gaïa s'approcha.

Je ne savais pas que de telles techniques étaient utilisées en dehors de l'Égypte, dit-elle.

Les médecins voyagent beaucoup, répondit Atticus sans relever la tête de son ouvrage. Et puis, Hippocrate y avait déjà recours à son époque.

Mmm, c'est pourtant parfois dangereux.

Oui, si la plaie n'est pas propre ou s'infecte ensuite. Ce qui n'est pas le cas ici. Il y avait du sable, mais une bonne part est partie quand Aeshma a pris un bain et j'ai enlevé le reste. La plaie est belle et ne présente aucun gonflement et aucune coloration suspecte.

Tu es un homme précieux, Atticus, le félicita Gaïa.

J'essaie de bien exercer mon métier.

Alors les gladiateurs qui bénéficient de tes soins peuvent se féliciter de t'avoir à leur service.

Merci, domina.

Avec quoi la recouds-tu ?

Avec du crin de cheval que j'ai fait bouillir auparavant. Le fil est solide, plus qu'un fil végétal.

Cela te dérangerait-il d'apprendre ta technique à Serena ?

Serena ?

La petite esclave qui s'est occupée de ta gladiatrice ce matin.

Qu'elle approche, je ne refuse jamais de transmettre mon savoir à qui veut l'apprendre.

Vraiment ? Même à une femme ? s'étonna Gaïa

J'ai appris beaucoup de choses à Aeshma.

Ah oui ? fit Gaïa soudain très intéressée.

Oui, elle est curieuse et je crois surtout qu'elle voulait apprendre à se soigner elle-même, ce qu'elle fait quand c'est possible.

Elle est douée ?

J'avoue qu'elle possède de grandes qualités d'écoute et de compréhension. Elle n'a pas seulement le corps vif, son esprit l'est aussi. Elle apprend vite. Et pour répondre à votre question, domina : oui, elle est douée.

Atticus, grogna Aeshma.

Je ne raconte rien que tu ne saches déjà et dont tu puisses avoir honte, Aeshma, répliqua le médecin.

Elle m'a déjà soignée, affirma Atalante trop heureuse d'accentuer l'embarras qu'elle avait perçu dans la protestation de la Parthe. Elle n'est pas aussi souriante qu'Atticus, mais elle est efficiente.

La prochaine fois, je te laisserai crever, bougonna Aeshma.

Tu regretterais trop de me perdre pour le faire.

Tu dis ça parce que je ne peux pas bouger.

Tu as intérêt, la menaça Atticus.

Mmm, peut-être... avoua Atalante. Nos rencontres quoique intenses ont toujours tendance à nous laisser sur le carreau. En même temps...

Vous êtes aussi idiotes l'une que l'autre, la coupa Atticus. Et vous finissez toujours surtout, par vous faire punir.

Pas toujours...

Depuis votre première bagarre jusqu'au combat d'avant-hier, vous avez presque toujours encouru la colère d'Herennius ou de Téos.

Les deux gladiatrices se rembrunirent. Gaïa nota avec curiosité leur brusque changement d'humeur. Les yeux de la petite thrace s'étaient chargés de colère et la rétiaire, d'humeur joyeuse et taquine que Gaïa avait surprise à franchement s'amuser quelques secondes auparavant, s'était soudain assombrie. Le médecin venait certainement d'évoquer un événement qui leur avait rappelé un mauvais souvenir.

Atticus sembla ignorer ce qu'il avait provoqué et invita Serena à s'approcher. Il demanda à Aeshma de lui expliquer à quoi servaient les points de suture, dans quels cas on pouvait y avoir recours, quelles précautions s'avéraient indispensables avant de commencer l'opération, quel matériel était nécessaire pour les réaliser, quels différents types de fil pouvaient être utilisés, quelle surveillance les points nécessitaient et à quel moment ceux-ci devaient être retirés. Aeshma grommela sa contrariété et refusa de se plier à la demande d'Atticus. Le médecin la rappela sèchement à l'ordre, lui intimant de répondre sans attendre et ajouta que cela lui servirait d'exercices de révision. De révision qui lui serait plus qu'utile, précisa-t-il. Aeshma se renfrogna encore un peu plus. Il la menaça alors de ne plus jamais la laisser l'assister et de ne plus jamais lui enseigner son savoir. Elle capitula.

Elle exposa à Serena tout ce qu'elle avait appris auprès d'Atticus, reprenant dans l'ordre, point par point, tout qu'avait évoqué le médecin. Serena posa quelques questions auxquelles Aeshma répondit sans qu'Atticus ne trouvât le besoin d'intervenir. Il tendit ensuite son aiguille à Serena et lui enjoignit de réaliser les deux points encore nécessaires pour fermer la plaie qui s'ouvrait sur la cuisse de la petite thrace. Serena hésita et regarda Gaïa qui lui lança un regard d'encouragement.

Suturer une plaie n'a rien de compliqué, déclara Atticus à la jeune esclave. Ce n'est que de la couture. C'est comme coudre deux peaux ensemble et c'est bien plus facile que de ravauder un vêtement.

Oui, mais...

Mais rien, l'arrêta Atticus.

La jeune esclave leva des yeux inquiets sur Aeshma. La thrace n'appréciait que moyennement l'initiative d'Atticus. Elle vénérait son corps, il était la seule barrière qui se dressait entre elle et la déchéance. Sa contrariété se lisait sur son visage et alimentait l'anxiété de Serena.

Aeshma est une patiente exemplaire, assura Atticus. Elle ne te reprochera pas de la faire souffrir si tu la soignes bien.

Je sais, mais...

Applique-toi et tout ira bien, l'encouragea gentiment Atticus.

La jeune esclave se décida enfin, elle se pencha sur la plaie et piqua la chair. Atticus la guida pour le premier point et la laissa se débrouiller seule pour le second.

Tu vois, lui dit-il quand elle lui rendit l'aiguille. C'était facile.

Merci, medicus, murmura Serena.

Tu t'es bien occupée d'elle avant que je n'arrive, c'est à moi et à Aeshma de te remercier.

Mmm, approuva Aeshma d'un ton appréciatif. Merci, Serena.

La petite esclave rosit de bonheur.

Dans dix jours, tu pourras lui retirer ses fils, déclara Atticus.

Serena, Aeshma et Atalante se troublèrent. La petite esclave viendrait au ludus ou où que ce fût qu'ils campassent, pour venir lui retirer ses fils ?

Aeshma bénéficie d'une excellente condition physique, continua le médecin. Avec du repos, une nourriture saine et équilibrée, l'air de la campagne, le calme qui règne ici, elle sera prête à rejoindre la familia et à recommencer les entraînements.

Dix jours ? répéta Aeshma espérant qu'Atticus l'éclairât sur le reste de sa déclaration.

Dix jours, confirma-t-il. C'est ce que j'ai dit à Téos avant de partir. Je ne m'étais pas trompé. De toute façon, il aurait accepté si le délai s'était avéré plus long. Il en va de son intérêt.

Mais...

Tu as ordre de rester ici jusqu'à ton complet rétablissement. Et ordre de te conformer à tout ce qu'on te dira de faire. Atalante reste avec toi.

Mais...

Plains-toi, Aeshma, la coupa Atticus d'un ton tranchant. Peu de gladiateurs peuvent se vanter d'avoir un jour bénéficié d'une convalescence aussi douce que celle qui t'est offerte ici. Je suis sûre que tu ne trouveras pas mieux aux Champs Élysées.

Aeshma ne se souvenait plus très bien de ce qu'étaient les Champs Élysées. Par contre, elle savait très bien que c'était un lieu de délices et que, dans le cas présent, ce lieu appartenait à quelqu'un. À quelqu'une. Aeshma tourna son regard vers la domina. Celle-ci souriait de toutes ses dents.

Atalante ne se trouvait pas moins surprise qu'Aeshma, mais certainement beaucoup plus heureuse qu'elle. Le soir précédent, on lui avait attribué une chambre où elle avait dormi seule. Le matin, elle avait découvert que la chambre possédait une fenêtre qui s'ouvrait sur la campagne environnante. Elle avait ouvert les panneaux de bois qui la fermaient et pris le temps de contempler la vue qui s'offrait à ses yeux. Les oliveraies qui s'étendaient comme une mer de verdure, des champs qui ondulait sous le vent et dont elle n'avait pu identifier les cultures, les collines boisées et au loin, les montagnes qui s'élevaient comme des barrières, comme la promesse que derrière s'étendait un autre monde.

Elle avait ensuite passé une excellente matinée. Les gens de villa s'étaient tous montrés accueillants et chaleureux, elle avait pu se laver, on lui avait donné des sandales, une tunique et dessous-vêtements propres, apporté un plateau chargé de nourriture et une carafe de vin. Du vin... pas de la posca, s'était-elle étonnée, un peu troublée qu'une telle attention lui fût accordée. On lui avait permis de sortir de la villa et d'aller se promener, sous condition qu'elle s'éloignât pas trop et qu'elle restât à portée de voix si on avait besoin d'elle.

Atalante était partie marcher. En revenant vers la villa, elle s'était arrêtée et s'était allongée à l'ombre d'un vieil olivier. Elle avait suivi la course des nuages dans le ciel. Les nuages la fascinaient. Elle leur inventait des formes, des histoires. Là, où elle avait grandi les nuages passaient rarement. Durant le jour, le ciel était toujours uni, bleu ou blanc, et ne se teintait de couleurs qu'à l'aurore ou au crépuscule. Durant la nuit, il était invariablement constellé de milliards d'étoiles scintillantes.

Quand l'imagination lui avait fait défaut, elle avait fermé les yeux et s'était laissé bercer par les crissements des sauterelles et des crickets, le vrombissement des mouches et des bourdons qui voletaient d'une fleur à l'autre. Elle avait humé l'air, et ses narines s'étaient emplies des effluves des différentes plantes qui l'entouraient et que, malgré les années passées dans cette région du monde, elle n'arrivait toujours pas à reconnaître. Elle s'était senti l'esprit en paix.

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Atalante était prête à prolonger son séjour aussi longtemps que le désirerait la domina et que le permettrait Téos. Parce qu'il ne faisait aucun doute que la domina avait exigé leur présence auprès d'elle. Atalante ne savait pas ce qu'elle attendait d'Aeshma, ni ce qu'elle voulait d'elle. Elle ne lui avait a priori fait aucun mal, mais c'était bien d'Aeshma dont il était question depuis hier soir.La rétiaire n'arrivait pas à comprendre quel rôle elle jouait dans cette comédie, pourquoi la domina l'avait emmenée avec elle et Aeshma, pourquoi elle avait demandé à ce qu'elle restât à la villa. L'avait-elle promise à quelqu'un ?

Atalante se surprit à paniquer. À qui ? Quand ? Pourquoi ? Et Aeshma ? Elle maudit leur statut d'esclaves, de gladiatrices, prit conscience avec angoisse qu'elles représentaient elle et Aeshma un fantasme, qu'elles allaient se retrouver privées de la protection de la familia, de celle de Téos et d'Herennius.

Atalante ?

Oui, Atticus.

Tu veilleras à ce qu'Aeshma ne s'entraîne pas durant ces dix jours.

Atalante se pinça les lèvres, comment Atticus pouvait lui demander cela ? Aeshma, si elle avait décidé de s'entraîner, ferait fi de ses appels à la raison, et la jeune Syrienne doutait qu'Atticus appréciât que la rétiaire appuyât ses arguments de manière trop brutale. L'expression de la jeune femme incita le médecin à s'adresser directement à la principale intéressée.

Aeshma, si jamais je ne te retrouve pas comme je l'attends dans dix jours, je ferai part de ta désobéissance à Téos. On m'a raconté qu'il avait un jour, il y a longtemps de ça, dégradé une gladiatrice, qu'elle était devenue ludia pour quelques temps. Promise aux célibataires, à tous ceux qui voulaient bien d'elle. Elle a continué ensuite à se battre dans l'arène, mais seulement après s'être remise d'un avortement.

Les deux gladiatrices pâlirent. Elles connaissaient évidemment cette histoire, même si ce n'était peut-être qu'une légende destinée à tenir les gladiatrices dans le droit chemin. Aeshma assura à Atticus qu'elle suivrait ses recommandations.

Tout le monde y veillera, affirma Gaïa.


***


Claudius Numicius Silus s'impatientait. Il s'était présenté au petit camp où cantonnait une manipule renforcée par une centurie d'auxiliaires recrutés au sein même de la province. Kaeso Atilius Valens disposait ainsi de trois cents hommes qui patrouillaient principalement en Lycie, cette province rattachée depuis seulement trente-quatre ans à l'Empire, et poussaient parfois jusqu'aux frontières de la Pamphylie.

Même s'il fallait peu de temps au tribun pour rejoindre sa légion stationnée en Cappadoce, il était curieux que la XIIe légion Fulminata se privât ainsi de l'un de ses tribuns pour commander un si petit effectif, et c'était justement ce qui avait éveillé les soupçons du centurion Claudius Silus.

Claudius Silus avait d'abord été arrêté à l'entrée du camp. Il avait dû décliner son identité et exposer ce qui motivait sa venue. Le nom du procurateur lui avait ouvert les portes, mais une fois à l'intérieur du camp, il avait dû attendre la venue d'un centurion.

Il avait alors demandé à rencontrer le tribun. Les légionnaires lui avaient répété qu'il devait attendre le centurion. Une fois celui-ci prévenu, il s'était lui aussi enquis de l'identité de Claudius Silus, puis de savoir ce qu'il désirait. Celui-ci répéta mot pour mot ce qu'il avait déjà dit aux légionnaires de faction à la porte du camp.

Pourquoi désires-tu voir le tribun ? demanda le centurion.

Ces soldats se montraient vraiment obtus.

Je suis le chef des troupes du procurateur et j'ai de sa part une requête à faire passer au tribun.

As-tu un message écrit de sa main ?

Oui.

Montre.

Non, refusa Claudius Silus. Il m'a été ordonné de le remettre en main propre à Kaeso Atilius.

Il est absent, répondit laconiquement le centurion.

Où puis-je le rencontrer ?

 Je ne puis répondre.

Où gardez-vous mes hommes ? demanda alors sèchement Claudius Silus.

Tes hommes ?

Une de vos patrouilles a illégalement arrêté des soldats qui se trouvaient en mission pour le compte du procurateur.

Le centurion se fendit d'une grimace et son regard se chargea de mépris. La mission du procurateur comme l'appelait cet homme ne s'était pas différenciée, dans les faits, d'un acte de brigandage.

Ils ne sont pas ici.

Où sont-ils ? insista Claudius.

Ils ont été transférés à Patara, nous ne gardons pas de prisonniers à l'intérieur du camp.

À Patara, où ?

Dans la prison de la caserne.

Kaeso Atilius Valens se trouve lui aussi à Patara ?

C'est possible.

Vous ne savez même pas où se trouve votre tribun ?

Si je le sais, tu n'as pas à le savoir.

Claudius Silus n'avait pas salué, pas remercié. Il avait servi plus de vingt-cinq ans dans la légion, appartenu à la garde prétorienne, participé à la campagne de Judée. Ce centurion puait le chevalier. Il devait son grade à sa naissance, non à son mérite ou à son expérience. S'il avait servi en Judée, il n'avait dû y arriver qu'au cours de la troisième année du règne de Vespasien*, peut-être même seulement dans la quatrième. Claudius y était arrivé dans la neuvième année du règne de Néron, soit dix ans plus tôt. Et ce morveux se permettait de le traiter de haut ? Si Claudius un jour le croisait sur un chemin isolé ou dans une ruelle sombre de Patara, il lui montrerait ce que valait un véritable soldat formé dans les rangs de la légion.

Il était reparti pour Patara, pestant contre son service de renseignement qui avait été incapable de l'informer du transfert de ses hommes à la caserne. Il fut en butte à Patara aux mêmes tracasseries qu'il avait dû subir au campement : identité,raisons de sa venue, etc. Claudius garda son calme, mais il menaça le principal qui lui assurait que Kaezo Valens Atilius n'était pas visible.

Je suis envoyé par le procurateur, le procurateur est un proche de l'Empereur, c'est lui qui l'a personnellement nommé à ce poste. Crois-tu que toi ou ton tribun puissiez ignorer ses demandes ?

Je vais voir ce que je peux faire, finit par concéder le principal.

Ouais, tu ferais bien, avant que je n'envoie un rapport à Rome.

.

Lucius Cornelius Caper se fit annoncer au tribun. Principal, il occupait la fonction de cornicularius auprès du tribun, sorte de secrétaire particulier, d'aide de camp, mais aussi d'homme de confiance. Valens lui laissait le commandement de la caserne quand il s'absentait et surtout, surtout, la garde de sa fille.

Le tribun déjeunait en compagnie de Marcia quand le principal fut introduit.

Bonjour Caper, l'accueillit joyeusement Marcia.

Marcia, salua familièrement le principal.

Que me vaut ta visite, Lucius ? Un problème ? Tu as la mine bien soucieuse, remarqua Valens. Viens t'asseoir et déjeuner avec nous.

Merci, tribun.

Lucius s'assit et Marcia se leva pour lui apporter une assiette et un gobelet qu'elle lui remplit de Posca.

Merci, Marcia, mais...

Tu es le bienvenu, Lucius, dit chaleureusement Valens. Bois, mange un peu et raconte.

Le principal se conforma à l'invitation de Valens. Il vida son gobelet, mangea un peu de pain, quelques olives et une tranche de lard fumé.

Claudius Numicius Silus est ici.

Il vient récupérer ses hommes ?

Oui.

Valens soupira. Ces hommes méritaient les mines, Claudius Silus les appelait ses hommes, ses soldats, ce n'étaient que des pillards et des assassins qui terrorisaient la population.

Le procurateur profitait de son statut pour pressuriser non seulement tous ceux qui vivaient sur les propriétés de l'Empereur, mais aussi tous ceux qui avaient le malheur d'être juifs de naissance. L'impôt obligatoire qu'ils devaient verser aux caisses de l'Empire servait de prétexte au chantage. Accuser un procurateur de malversations, d'escroquerie, n'était pas aisé. Le procurateur représentait l'Empereur, son bras judiciaire et financier dans la région où il officiait. Des plaintes étaient remontées à Rome, lentement, et beaucoup avaient été écartées. Mais l'appel avait fini par être entendu. Vespasien avait ordonnée une enquête. Discrète. Il n'avait pas envoyé un légat ou un questeur vérifier les comptes car il savait comment ceux-ci pouvait être falsifiés. Il n'avait pas non plus chargé le propréteur de cette mission. Sextus Baebius Constans venait d'être nommé et Vespasien n'avait pas voulu courir le risque de déclencher une guerre d'influence entre son propréteur et son procurateur. Aulus Flavius était intelligent, expérimenté et dangereux. Vespasien connaissait très bien l'ancien tribun de la IVe légion. Il ne ferait qu'une bouchée du propréteur ou pire, il en ferait son allié.

Il avait alors contacté le légat de la légion Fulminata cantonnée en Cappadoce. Il lui avait demandé de nommer un homme de confiance à la tête du détachement qui assurerait la protection de la province de Lycie-Pamphylie et de le charger de surveiller le procurateur de Lycie. De rédiger des rapports sur l'exercice de sa procurature. Un homme discret, expérimenté, honnête et surtout intègre. Le légat avait choisi Kaeso Atilius Valens. Il regroupait toutes ces qualités plus une. Le tribun avait une fille, une excellente raison lui serait donnée de traîner à Patara plus souvent que ses fonctions ne l'exigeaient ou que les goûts d'un officier comme Valens ne le poussaient à le désirer. Valens aimait l'armée et il ne visait aucune charge honorifique à Rome. Il assurerait aussi avec compétence la paix et la sécurité de la région.

Valens assurait le commandement du détachement depuis deux ans. Il surveillait Aulus Flavius depuis autant de temps. Il envoyait des rapports réguliers au légat de la Fulminata qui les faisait suivre à Rome. Personne ne se doutait qu'ils contenaient autre chose que de secs rapports militaires.

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Les soldats-pillards échappèrent aux mines, ils échappèrent même aux verges et repartirent libre et imbus de leur importance de la caserne. L'entrevue de Valens avec Claudius Silus exacerba l'hostilité qui régissait depuis déjà fort longtemps leurs rapports. Valens n'apprécia surtout pas qu'un ex-centurion qui avait profité de la guerre pour s'adonner au meurtre et au pillage, se permît de lui parler d'égal à égal sous prétexte qu'il dirigeait les troupes du procurateur.

Tu  veilleras dorénavant à vérifier les dires de tes hommes avant de leur prêter foi, lui avait dit impudemment Claudius. Ces hommes agissaient selon des ordres très précis et n'ont répondu qu'à une agression dont ils ont été victimes.

Me prends-tu pour un imbécile, Silus ?

Tu n'as pas à t'immiscer dans les affaires du procurateur, ni à contrevenir aux ordres qu'il donne à ses hommes.

La patrouille n'a fait que son devoir.

Tes hommes se trouvaient sur des terres qui ne dépendent pas de ta juridiction.

Là où le pouvoir de l'Empereur s'étend, le légionnaire est chez lui.

Ne commets pas l'erreur de t'attirer le courroux du procurateur, menaça Claudius.

Tu parles à un tribun.

Alors, la prochaine fois, reste à ta place de tribun, grinça Claudius avec morgue.

La tienne risque un jour d'être au fond d'un trou, répliqua vertement Valens.

Claudius avait souri méchamment, insolemment. Tant qu'il travaillait pour Aulus Flavius, il se savait intouchable. Quant au tribun, il saurait bientôt ce qu'il mijotait. Dans moins de dix jours, il aurait peut-être la preuve de ce qu'il avait affirmé au procurateur.


***


Ata, ce que tu peux puer, tu aurais pu prendre un bain, râla Aeshma en lançant les dés.

Tu as le nez bien délicat.

Tu pues le bouc. Les boucs, ça pue, nez délicat ou pas.

Je croyais que tu n'aimais pas les gens, ricana Atalante. Mais en fait, tu n'aimes rien, pas même les animaux. Pourquoi tu n'as pas demandé à devenir bestiaire ? Tu aurais pu satisfaire tes frustrations. Au moins, tu aurais tué à tour de bras à chaque fois que tu serais rentrée dans l'arène.

Il n'y a rien de glorieux à être un bestiaire.

Tu te bats pour la gloire ?

Pourquoi veux-tu que je me batte ?

Pour survivre, pour espérer un jour gagner l'épée de bois.

Tu y crois ?

...

Ata, jamais Téos ne nous laissera partir.

Peut-être pas lui, mais un munéraire, pourquoi pas ?

Rêve bien, lâcha Aeshma.

C'est presque tout ce qui me reste, murmura Atalante sombrement.

Non, il te reste les cris du public, leurs encouragements.

Leur mépris.

Tu sais que tu vaux mieux qu'eux tous, répliqua hargneusement Aeshma.

Atalante haussa les épaules.

Pff... souffla Aeshma qui ne comprenait pas l'humeur sombre d'Atalante. Tu l'auras un jour ton épée.

Oui, mais pour aller où ?

Ata, chasse tes idées noires. Merde ! jura Aeshma. Ça ne te réussit pas la vie oisive.

Parle pour toi, je sais très bien m'occuper.

.

Les deux gladiatrices habitaient la villa depuis maintenant cinq jours. Atalante y avait pris ses habitudes. Elle se levait tôt, partait courir une heure, revenait pour le petit-déjeuner. Elle sortait ensuite s'entraîner. Elle faisait surtout de la gymnastique : saut à la corde, saut en longueur, jet de pierre, assouplissement, renforcement musculaire, course rapide avec ou sans poids. Dès le deuxième jour, les gens attachés au service de la villa s'étaient attardés à la regarder suer, bouger et sauter. Sa haute taille pour une femme, sa musculature déliée, sa souplesse et sa dextérité les impressionnaient. Ils savaient qu'elle était gladiatrice et à leur admiration, se mêlait la fierté qu'elle fût leur hôte.

Atalante pouvait rester des heures sans proférer un seul mot et elle appréciait la solitude, mais elle avait appris enfant l'importance de l'hospitalité et les règles qui régissaient l'une des lois les plus sacrées de son peuple. Elle s'y était pliée quand elle vivait dans les grandes plaines arides de Syrie.

Elle appartenait aux tribus du désert qui sillonnaient des pistes connues d'eux seuls, vivant du commerce, de l'élevage et de la culture du palmier dattier, parfois des oliviers quand ils possédaient assez de terres dans de grandes oasis. Elle savait aussi bien recevoir qu'être reçue. Atalante attira la sympathie. Elle se montra serviable, souriante et affable. Elle proposa son aide au moulin et sa force fit des merveilles. Elle traîna aussi lors de ses longues promenades enfin de journée avec les bergers et participa à la traite des chèvres.

Elle avait timidement demandé à un berger si elle pouvait essayer de traire une chèvre. Il avait accepté, lui avait demandé si elle savait y faire. Elle avait secoué la tête et il lui avait montré comment s'installer, comment attraper les trayons et les masser pour faire jaillir le lait sans les abîmer. Il lui montra, puis lui laissa la place. Atalante avait déjà trait des chèvres, elle avait même trait des chamelles, mais elle n'était pas sûre de savoir encore s'y prendre. Il lui suffit de quelques instants seulement pour que les gestes lui revinssent. Le berger s'était ébaudi de sa dextérité et l'avait invitée à revenir l'aider aussi souvent qu'elle le voulait.


Aeshma de son côté avait passé sa première journée à dormir. Serena était passée la voir avant la nuit. Elle avait vérifié sa cuisse, puis l'avait ointe d'un onguent que lui avait laissé Atticus. Elle avait tenté de discuter avec sa patiente. Sans succès. La douleur lancinante, sa retraite forcée et surtout, l'ignorance dans laquelle la domina l'avait laissée de ses intentions envers elle, rendait son humeur morose, et une sourde colère, mêlée de frustration dévorait lentement ses entrailles.

Elle s'était levée le deuxième jour, s'était résolue à se couvrir d'une tunique et s'était rendue au jardin, pensant peut-être y trouver la domina. Elle tomba sur l'intendant qui fit immédiatement appeler Serena et la laissa s'occuper de la gladiatrice. Serena avait froncé les sourcils contrariée, mais n'avait rien osé dire. Elle avait proposé une collation à la jeune gladiatrice. Aeshma s'était rendue compte qu'elle mourait de faim et elle avait accepté. Serena l'avait conduite devant la maison. Elle avait demandé une table et des tabourets et s'était précipitée à la cuisine. Elle se souvenait du repas que la domina avait servi à la thrace, de son énorme appétit. Elle prépara un plateau en conséquence, refusa les fèves que sa patiente avait évitées et les remplaça par un plat de gruau. Elle n'osa pas exiger du vin, mais demanda à ce qu'on lui céda une carafe de bonne posca.

Aeshma fit honneur au repas et Serena chavira de bonheur quand elle l'invita à s'asseoir avec elle.

Assieds-toi, avait-elle grogné plus qu'elle n'avait parlé.

Ce ne serait pas correct, avait avancé Serena.

Qu'est-ce qui ne serait pas correct ? De t'asseoir à table avec une esclave ? Une gladiatrice ? Tu as honte qu'on te voie en ma compagnie ? avait maugréé désagréablement la thrace.

Oh, non, ce n'est pas ça, avait protesté Serena.

Tu es mon soigneur, assieds-toi.

Serena, rouge comme un coquelicot, avait pris place en face de la gladiatrice. Celle-ci avait poussé des plats devant elle, attrapé un gobelet sur un plateau et servi la jeune fille. Serena avait déjà mangé, mais elle ne désirait pas contrarier la thrace et elle avait partagé son repas.

L'arrivée d'Atalante brisa le silence qui pesait sur la jeune esclave sans qu'Aeshma, toute à son repas, n'en prît conscience.

Aesh, s'écria la rétiaire ravie. Tu es enfin sortie de ton lit ? Et tu manges ? Non, rectifia-t-elle avec un rictus. Tu bâfres comme à ton habitude. Tu permets ?

Atalante s'empara du gobelet de posca d'Aeshma et le vida cul sec.

Ce que j'ai soif, souffla-t-elle en se resservant.

C'est mon gobelet, l'invectiva Aeshma.

Ce qui est à toi est à moi, et ça marche aussi dans l'autre sens

Ah, ouais ? ricana Aeshma.

Mmm... sauf mon armatura, mais il y a peu de chance pour que tu essaies encore de me la voler.

Je n'ai jamais voulu être rétiaire.

Heureusement, parce que tu es vraiment nulle sous cette armatura.

Aeshma attrapa la première chose qui lui tomba sous la main, un ramequin vide qui avait contenu des olives, et le lui lança à la figure. Atlante s'attendait à une attaque de ce genre et elle évita l'objet qui tomba sur un buisson et roula intact sur le sol. Elle alla le ramasser et le replaça sur la table.

Je n'aurais jamais accumulé autant de victoires que toi sous l'armatura des thraces, dit-elle conciliante.

Aeshma soupesa la véracité de sa déclaration et accepta l'excuse déguisée. Elle invita aussi du regard la jeune Syrienne à se joindre à son repas. Elle retrouvait ainsi une partie de l'univers qui était le sien depuis huit ans. Serena se sentit encore plus impressionnée, jusqu'à ce qu'Atalante la félicita sincèrement pour de s'être aussi bien occupée de la petite thrace, d'avoir su s'attirer les bonnes grâce d'Atticus qui, affirma la rétiaire, n'acceptait de transmettre son art que s'il en jugeait la personne digne.

Dans la familia, seul Métrios et Aeshma ont bénéficié de son savoir.

Tu connais beaucoup de choses ? demanda Serena à Aeshma.

Bof...

Aesh, la réprimanda Atalante. Ne joue pas ta modeste, tu es douée.

Ata, pourquoi tu me cherches tout le temps ? grommela Aeshma.

Qu'est-ce qui poussa ce jour-là Atalante à dévoiler une vérité qu'elle tenait secrète depuis des années, depuis que, peu à peu, elle se fût prise d'affection pour la petite Parthe solitaire, si fière d'elle-même, qui sous ses dehors bourrus et violents cachait une réelle sensibilité ?

Elle l'avait su quand elle l'avait vue à quatorze ans s'en prendre à un gladiateur parce qu'il avait, deux jours durant, martyrisé un petit novice qui lui avait déplu pour un gobelet de posca renversé par mégarde. Parce qu'Aeshma, sans réfléchir, simplement guidée par son désir de punir une injustice, avait visé un peu trop haut. Qu'elle s'était fait battre comme plâtre sous le regard amusé de la plupart des assistants, sous le regard furieux d'Herennius, sous celui admiratif de son ami Daoud, celui aussi admiratif, puis soudain affolé de la douzaine de novices que comptait à cette époque la familia. Atalante avait quinze ans, elle maniait déjà le trident et le poignard contrairement à Aeshma qui, de l'avis d'Herennius était encore trop jeune pour s'entraîner avec des armes. Atalante avait été achetée six mois auparavant. Téos avait été attiré par sa taille déjà élevée pour une si jeune fille. Elle n'avait pas très bien compris en quoi consistait le métier de gladiateur, mais elle avait compris qu'elle combattrait des armes à la main, qu'elle pourrait gagner de l'argent, qu'elle ne servirait jamais personne et qu'elle voyagerait. Elle connaissait la petite Parthe depuis six mois, mais elle n'avait jamais beaucoup prêté attention à elle. Elles ne suivaient pas le même entraînement et Atalante la considérait comme une enfant, elle ne maniait même pas l'épée, même si elle se montrait plutôt douée en combat à main nue.

Peut-être lui avoua-t-elle, parce qu'elle se trouvait dans un lieu qui lui rappelait son enfance, parce que les gens s'étaient montrés doux et accueillants avec elle, parce qu'elle s'était réellement inquiétée pour Aeshma et qu'elle avait sans doute eu plus peur qu'elle ne le croyait à la soirée du propréteur.

Parce que, avoua Atalante. Même si tu es une femme, tu me rappelles mon petit frère Sohek. Vous vous ressemblez beaucoup et je l'aimais beaucoup.

Aeshma se figea, sa main qui allait s'emparer de son gobelet resta suspendue dans le vide. On ne parlait jamais de la vie d'avant. Aeshma ne savait même pas si Atalante était née esclave ou l'était devenue. Un vide désagréable venait de se former au creux de son estomac, mais elle refusa d'y penser.

Elle reprit son geste et le visage dénué de toute expression, porta son gobelet à ses lèvres. Atalante se mordit la lèvre, se reprochant sa bêtise. Elle se leva sans un mot et partit courir vers les collines accidentées. Elle ne revint que le soir.

Aeshma s'était tue après le départ d'Atalante, et Serena n'avait pas osé la déranger. Soudain, la petite thrace se retourna vers elle.

Où est la domina ?

Elle est repartie hier pour Patara.

Elle va revenir ?

Je ne sais pas.

À qui appartient la villa ?

À Julia Metella Valeria

La domina ?

Non, c'est sa sœur.

.

Les dés roulèrent et Atalante poussa un cri de joie.

On aurait dû jouer de l'argent, je t'aurais plumée, déclara-t-elle.

Pff...

Tu joues n'importe comment.

J'en ai marre, répliqua sombrement Aeshma.

De quoi ? Tu serais à la familia, tu serais bouclée dans ta tente ou dans ta cellule s'ils sont encore au ludus. Ici, tu es libre de tes mouvements et même si c'est un entraînement doux, tu peux t'entraîner.

Tu es un vrai cerbère.

Je n'ai pas envie d'encourir le courroux d'Atticus qui entraînera celui d'Herennius et de Téos. Pourquoi tu ne te détends pas, Aeshma ?

Parce que je ne sais pas ce qu'on fait ici.

Tu doutes toujours des intentions de la domina ?

Oui.

J'ai douté aussi, mais ça fait cinq jours qu'on est là et tout se passe exactement comme elle nous l'avait promis.

C'est louche.

Chez mon peuple, les lois de l'hospitalité sont sacrées et même si c'est bizarre, je crois que la domina pense la même chose.

Tu la crois honnête ?

Envers nous, oui.

Mais pourquoi ?

Demande-le-lui si tu la revois, Aesh, lui conseilla Atalante avec un sourire en coin. Elle avait l'air de t'apprécier

T'es con.

Mais j'ai raison.

Joue.

Atalante ramassa les dés, les secoua au creux de sa main et les fit rouler sur le sol. Elle ne pouvait rien affirmer, ni dire ce qui avait motivé la décision de la domina, mais elle avait une certitude, c'était qu'Aeshma, et elle seule, était la cause de leur présence ici. Et que grâce à elle, elle avait peut-être échappé à une fin de soirée pénible.

Atalante sourit. Aeshma aurait beaucoup plu à Sohek.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Troisième année du règne de Vespasien : 72 ap JC, le temple de Jérusalem à été rasé en 70, en 73 la dernière place de résistance juive, la forteresse de Massada tenue par les sicaires (des extrémistes juifs) est assiégée. Elle tombera en avril 74. La Xe légion Gemina conquiert un tombeau : les résistants se sont tous entre-tués (le suicide leur était interdit.)





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