Chapitre I : Patara, province impériale de Lycie-Pamphylie
Il suffisait de peu pour que la brise fraîche et légère s'éteignît et se transformât en un souffle brûlant et lourd qui tuait tout espoir, qui changeait une vie heureuse et libre en une longue et sombre plainte.
Rome...
L'Empire tout puissant.
Les chaînes.
L'esclavage.
Et puis, la lumière, les cris, la gloire.
Ou l'ombre de la gloire.
Un mirage. Un miroir aux alouettes.
Mais qu'importait au fond ? Elle ne se leurrait pas. À travers les cris, elle entendait les insultes, le dégoût parfois exprimé, le mépris jamais éteint, les quolibets.
Mais qu'importait une fois encore ? Elle avait choisi.
La condition servile lui avait été imposée. Elle n'était pas née esclave, elle l'était devenue, contre son gré. Mais sa tâche, elle l'avait choisie. Elle avait au moins la sensation au milieu des arènes souvent miteuses dans lesquelles elle se battait, que le moment lui appartenait, qu'il ne dépendait que d'elle. Qu'elle tenait enfin sa vie entre ses mains parce que, si elle décidait d'y mettre fin sans pour autant se donner la mort de ses propres mains,elle le pouvait. Elle savait que jamais elle ne céderait à la tentation car très vite, elle avait épousé l'arrogance stupide des combattants qu'ils soient libres ou de condition serviles. Le désir de gloire, la soif de victoire, de reconnaissance, l'amour de l'argent et des plaisirs qu'il procurait.
Elle était trois fois proscrite, méprisée. Comme esclave, comme gladiateur, comme gladiatrice. Elle se trouvait au plus bas de l'échelle sociale. Mais ils bavaient tous devant elle. Même ceux qui l'insultaient, même ceux qui la méprisaient. Ils bavaient sur son corps dénudé, offert à leurs regards concupiscents. Un corps qu'elle savait attirant, excitant. Et les femmes, quand elles ne fantasmaient pas sur celui-ci, rêvaient de posséder son aisance, sa grâce, sa souplesse et sa force. Son courage. Certaines rêvaient même de se retrouver à sa place, de manier la sica*, ce petit sabre recourbé, parfois denté, avec autant de virtuosité qu'elle savait la manier. D'être aussi sauvage. Elle palliait leur ennui. Elles se voyaient enfin libérées de leur condition de femme. L'égale des hommes.
Entre deux munus*, l'ennui pourtant était de mise. L'ennui et pourquoi le nier l'indigence et l'inconfort plus souvent que l'opulence et le luxe.
Mais aujourd'hui était jour de fête.
***
Le cri jaillit de mille bouches.
— Qui a gagné ? demanda Astarté.
— Piscès, répondit le doctor*.
— Diodoros ne vaut rien, fit la jeune femme en claquant la langue.
— Il s'est pourtant bien défendu, répliqua le doctor.
— Il finira par se faire égorger.
— Peut-être, mais il se déplace avec grâce et combat toujours avec panache. Il ne gâche jamais le spectacle. J'aimerais qu'il en soit ainsi de tous mes hommes...
Il regarda Astarté.
— Et de toutes mes femmes.
— Nous ne t'avons jamais déçu, doctor.
— C'est vrai... jusqu'à présent.
— Ça le restera, affirma la jeune femme.
Elle était grande et large d'épaule. Une Dace. Sur un marché à Antioche, Téos avait remarqué sa haute taille, sa stature imposante. Elle l'avait intéressé. Il l'avait longuement observée avant de parler au marchand qui l'avait exposée. Son prix ridiculement bas l'avait étonné. Elle était pourtant jeune et paraissait en excellente santé.
***
— C'est une imbécile de la pire espèce. On a beau la fouetter, la mettre aux fers, elle est paresseuse, elle ne comprend rien, c'est une idiote.
— Mmm...
— Même si elle ne l'est pas. On me l'a déjà rapportée deux fois. C'est sa dernière chance, après cela, je la garrotte.
— Je peux lui parler ? avait demandé Téos
— Vas-y, je n'ai plus rien à perdre.
Téos avait parlé à l'idiote. Elle ne l'était pas et elle avait accepté sa proposition. Il l'avait mise en garde. Elle avait haussé les épaules.
— Je suis condamnée à mort, pourquoi ne pas essayer. Qu'ai-je à perdre?
— Tu acceptes alors ?
— Oui.
Téos l'avait achetée.
— Que vas-tu en faire ? lui avait demandé curieux le marchand.
— Je vais la former à la gladiature.
Le marchand l'avait regardé d'un air méprisant. Téos n'avait rien d'un aristocrate.
— Tu es laniste* ?
— Oui.
— Itinérant ?
— Oui.
— Vous vous entendrez bien.
La jeune fille avait rejoint son équipe, elle avait été entraînée et nommée Astarté à cause de ses longs cheveux châtains, de sa peau mate et de ses yeux dorés, couleur de miel. Elle combattait sous l'armatura* des mirmillons.
***
Deux nouveaux couples entrèrent dans l'arène. Une grande arène en bois, construite pour l'occasion. Le munéraire* venait d'entrer en fonction. Petit chevalier de province aux ambitions de grand seigneur. Un chevalier nommé propréteur de la province impériale de Lycie-Pamphylie par l'Empereur Vespasien.
Il voulait marquer les esprits, se rendre agréable aux yeux du peuple. La province se trouvait prometteuse pour qui savait la gérer intelligemment. L'un de ses plus grands atouts ? Le port de la capitale, Patara, dans les entrepôts duquel s'entassaient les réserves agricoles de toute l'Asie à destination de Rome. Ces entrepôts, si on savait en profiter avec prudence, faisait de la Lycie-Pamphylie un tremplin vers le pouvoir et la richesse. La province assurait aussi une grande partie de la production de murex et de pourpre si indispensable à la teinte des vêtements officiels des grands de l'Empire.
Le munus se voulait prestigieux. Il durerait sept jours, un peu plus, car des contraintes religieuses obligeaient à suspendre les jeux par deux fois. Cette journée était la sixième, la huitième si on comptait les deux jours fériés.
Le matin, une grande chasse avaient été donnée. Des lions, des gazelles, des mouflons, des panthères, des chacals, des hyènes, deux hippopotames et deux éléphants y avaient été massacrés par des bestiaires forts habiles, à pieds comme à cheval. La foule avait apprécié. Les animaux africains flattaient le goût du public pour l'exotisme.
La chasse achevée, la foule s'était dispersée, mais une partie du public, de peur de ne pas retrouver sa place en revenant l'après-midi, par choix ou pour le plaisir, était restée pour le déjeuner. Le spectacle ne s'arrêtait pas, même si certains méprisaient les représentions données à cette heure du jour. La petite ville n'offrait pas si souvent des réjouissances à ses habitants, pourquoi donc alors s'en priver ? Pourquoi cracher sur son plaisir ? Vulgaire ou pas, celui-ci s'en trouvait parfois comblé.
Des juifs de la Judée vaincue par l'Empereur avaient été exécutés lors des meridiani, pauvres spectacles sanglants, que regardaient d'un œil souvent distrait les spectateurs plus occupés à leur déjeuner et à discuter de la chasse du matin ou des combats à venir, qu'à regarder des prisonniers récalcitrants mourir plus ou moins dignement dans l'arène. Seule, ce jour-là, une scénette que la foule n'avait su interpréter attira son attention.
Une scène de banquet*.
Un roi oriental ivre, une épouse dépravée, une orgie, puis une jolie jeune fille qui, après avoir parlé à l'oreille de la reine, s'était placée au centre de l'arène et avait, au son d'un petit orchestre oriental, commencé à danser. Une danse lascive et sensuelle qui la déshabilla petit à petit. Ses hanches tournaient, indépendantes du reste de son corps. La jeune danseuse bondissait, toute en grâce. Après avoir charmé le public, elle tourna son attention vers le roi et entreprit de le séduire. L'acteur mimait grotesquement le désir et des rires fusèrent quand il tira la langue et se mit à baver. La danse tourna à la fornication. Le roi haletait, gémissait les yeux exorbités, le public riait et applaudissait, sans oublier de mordre dans les galettes, les oignons, les olives et le fromage qui constituait son repas. La jeune danseuses'arrêta soudain. Le Roi gémit sous les lazzis des spectateurs. La jeune fille regarda la reine et susurra des mots à l'oreille du roi.Il rejeta la jeune fille le visage empourpré de colère, refusa violemment de satisfaire à sa requête.
— Tu feras ce qu'elle veut si tu veux te la faire, bouffon ! clama un spectateur hilare.
Comme pour lui donner raison, le roi baissa la tête, puis la hocha faiblement en signe de rémission. Deux soldats amenèrent alors un homme. Il se débattait. Les soldats le cognèrent pour la plus grande joie des spectateurs et le traînèrent devant le roi. Un troisième soldat apporta un billot. Le condamné fut jeté à genoux. L'un des soldats lui maintint la tête levée, le poing refermé sur ses cheveux.
La jeune fille se remit à danser. Cette fois-ci, elle finit nue. Tournoya sur elle-même, un voile entre les mains, puis elle affaissa soudain à genoux et ploya sa tête jusqu'à ses chevilles dans un ultime tintement de grelots. Le condamné fut brusquement couché sur le billot. Un soldat dégaina son glaive et lui trancha la tête. Il dut s'y reprendre à cinq fois. La tête enfin décollée du tronc, le soldat la posa sur un grand plateau et la présenta à la jeune fille. Le roi se leva vivement et enlaça la jeune fille, chercha à l'embrasser.
— Ferme les yeux, Ô grand roi, demanda-t-elle avec emphase.
Il s'exécuta, elle le repoussa, s'empara de la tête du supplicié et la colla sur le visage du roi.
— Lui seul est digne de tes lèvres, Ô mon roi.
Le roi hurla d'horreur, tomba à genoux et se mit à geindre comiquement tandis que la jeune fille au son de l'orchestre qui avait recommencé à jouer, dansait tout autour de l'arène en brandissant la tête du condamné. Elle sortit en saluant sous les applaudissements du public charmé. Ses collègues la suivirent, dont le roi gémissant.
Des employés vinrent retirer le corps du supplicié, ratisser le sable. De nouveaux prisonniers furent poussés dans l'arène avec l'ordre des'y massacrer. Des chiens furent lâchés quand le combat menaça de ne pas tenir toutes ses promesses sous les yeux cette fois-ci indifférents du public qui attendait la venue des gladiateurs promis dans l'après-midi.
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Les programmes annonçaient vingt paires de gladiateurs. Des gladiateurs pour la plupart obscurs et inconnus du public.
Nommé pour la première fois à la tête d'une province, le nouveau propréteur ne s'était pas encore enrichi sur les revenus de celle-ci. Il n'avait pas encore les moyens d'engager des grands noms de la gladiature. Si les gladiateurs n'étaient pas tous totalement inconnus du public et possédaient pour certains un palmarès supérieur à dix victoires, seul quatre d'entre eux s'avéraient être de véritables vedettes de l'arène. Mais le public de cette partie de l'Empire n'en avait cure. Elle voulait du spectacle qu'importait si celui-ci n'égalait pas ceux des grandes villes de l'Empire, de Pompéi, de Capoue, d'Alexandrie ou de Rome.
On disait que le fils de l'Empereur, le terrible préfet du prétoire, Titus, adorait les jeux, les combats de gladiateurs. Que sous sa présidence, les munus étaient fastueux. Que Vespasien avait entrepris la construction d'un immense amphithéâtre, digne enfin de la capitale de l'Empire. Qu'un munus célébrerait bientôt son ouverture au public, la victoire sur la Judée rebelle et la destruction du temple de Jérusalem. Vespasien avait enfin abattu l'arrogance détestable des juifs fanatiques et intolérants. Dire qu'ils refusaient que des munus se tinssent dans leur ville sacrée !
Les plaisirs de la lointaine capitale de l'Empire. On regrettait le temps où Titus écumait la Judée, mais personne ne serait assez stupide pour bouder le munus du propréteur. On espérait qu'il s'enrichirait et qu'il en donnerait d'autres. Peut-être fonderait-il même un grand ludus* en son nom et entretiendrait-il une nombreuse troupe de gladiateurs ? La ville le méritait. Les lanistes s'avéraient parfois roublards. Leurs gladiateurs médiocres. Leurs prix exorbitants. Les cinq jours précédant n'avaient pourtant pas déçu la foule, le spectacle avait été jugé de qualité et le propréteur loué pour sa générosité et ses talents de munéraire.
La chasse du matin avait plu et les spectateurs conquis par le savoir-faire des bestiaires et les combats de gladiateurs des jours précédant, attendaient encore beaucoup de l'après-midi.
***
Le nouveau propréteur Sextus Baebius Constans souriait aux flatteries avec bonhomie. Une cinquantaine de convives partageaient en sa compagnie un déjeuner frugal. Un banquet suivrait le soir, après la fin du spectacle. Le munus servait sa popularité auprès du peuple, les banquets lui attachaient les notables de la ville. Du moins, ils lui permettraient de mieux les connaître, de mieux les évaluer et de mieux juger sur qui il pouvait compter, de qui il fallait se défier. Des journées coûteuses dans lesquelles il avait englouti quatre années de revenus. Coûteuses, mais indispensables.
— Mon cher, le félicita un vieil aristocrate. Vous avez fait des merveilles. Cette matinée était splendide.
Le propréteur leva sa coupe en signe de remerciement.
— Notre petite ville doit avoir recours aux lanistes quand elle veut organiser un munus et éviter l'escroquerie ou la médiocrité demande beaucoup d'astuce, continua le vieil homme.
— Cela demande surtout beaucoup d'argent, déclara le légat Gaïus Vibullius.
— Notre ami, il est vrai n'a point lésiné sur les frais, approuva le vieil homme.
— Je le devais à la ville, à la province et à vous, répondit Sextus Baebius Constans. N'est-ce pas la moindre des courtoisies qu'un nouveau venu célèbre son arrivée par des festivités qui montrent à quel point celui-ci se plaît à prendre ses nouvelles fonctions et s'assure du plaisir de ses nouveaux administrés ? Devais-je me montrer avare et n'engager qu'au dernier moment, auprès de lanistes minables, des bestiaires et des gladiateurs médiocres qui auraient gâté la joie du public ? Auriez-vous été flatté par des chasses mettant en scène des chèvres et des chiens galeux ?
— C'eût été offensant, approuva Julia la jeune femme très en vue d'un magistrat local ventripotent. La matinée nous a comblée, Sextus.
Le propréteur la salua. Julia Metella Valeria était jeune, de treize ans la cadette de son mari. Si la mémoire de Sextus ne le trahissait pas, elle était âgé de vingt-cinq ou vingt-six ans, avait grandi à Alexandrie, s'était installée à Patara deux ans auparavant et s'était mariée dans la foulée. Mariée à ce qu'on disait, avec un peu d'étonnement, par amour. Femme d'affaire accomplie, elle s'était très rapidement imposée comme une actrice indispensable de tout ce qui avait trait au commerce. Elle gérait une petite fortune et contrôlait une bonne partie des importations de parfums et d'épices dans la ville. Elle avait des parts dans un élevage de murex à Myra, possédait une petite flotte de navires marchands et se targuait de livrer ses produits jusqu'à Rome. Elle était riche, cultivée et exerçait sur la gente féminine une grande influence. Sorte de maîtresse des élégances, les hommes respectait son avis. Une femme à ne pas négliger. Son mari possédait de grands domaines agricoles dans la région et on le considérait comme un grand jurisconsulte, ce qui lui valait le titre honorifique de magistrat parmi ses concitoyens.
Un esclave de sa suite vint se pencher à l'oreille de la jeune femme. Elle s'illumina.
— Propréteur, demanda-t-elle poliment à Sextus. Me feriez-vous la grâce d'accepter dans votre demeure une nouvelle convive ? Ma sœur vient de débarquer d'Alexandrie et je serai marrie de devoir m'éclipser pour aller la recevoir.
— Gaïa préférait peut-être se reposer, insinua acidement Quintus Valerius le mari de Julia.
— Quintus ! s'offusqua Julia. Ne crois-tu pas qu'elle serait doublement offensée de se voir enfermée à son arrivée dans notre villa et privée des jeux que nous offre si généreusement notre nouveau propréteur ?
— Le voyage l'aura peut-être fatiguée ? avança conciliant le propréteur.
Le magistrat ne semblait pas porter dans son cœur la sœur de son épouse.
— Quintus est un vieux grincheux, se plaignit Julia en souriant. Aucun voyage, même sur les mers démontées, ne peut avoir d'incidence sur la santé et la bonne humeur de Gaïa.
Le magistrat se renfrogna, s'il n'espérait un enfant, il se serait depuis longtemps débarrassé de sa femme. Il ne comprenait d'ailleurs pas vraiment ce qu'elle faisait encore avec lui. Julia se leva de sa banquette et vint s'asseoir à ses côtés. Elle l'enlaça et l'embrassa sur la joue.
— Voudrais-tu que je t'abandonne, Quintus ?
— Non.
Il se traita d'imbécile. Il l'aimait et ses velléités de divorce n'étaient que mensonges. Il avait seulement peur qu'elle le quittât. Il la regarda un instant. Elle ne le détestait pas. Pourtant, sinon sa charge et son statut social, il n'avait rien qui pût l'attirer. Sa beauté, sa jeunesse et sa fortune lui assuraient l'indépendance et le mari dont elle pouvait avoir envie. Elle n'avait même pas d'amant. Personne ne lui en connaissait.
— J'aime les gros, lui déclarait-elle parfois en riant quand il l'interrogeait sur les raisons qui la gardait près de lui.
Julia lui semblait parfois étrange, mais sa sœur, Gaïa, le mettait quant à elle mal à l'aise.
— Propréteur ? demanda Julia.
— Faîtes comme il vous plaira, madame. Il me serait désagréable de me séparer d'une si charmante compagnie et je doute que votre sœur ne partage pas avec vous toutes les vertus si chères à notre société.
— Sextus, vous êtes un charmeur, dit-elle en riant. Je vous remercie de votre hospitalité.
— Je puis mettre à votre disposition l'une de mes litières et vous faire escorter par mes gens et deux soldats.
La jeune femme regarda son mari, il hocha la tête en signe d'acquiescement. Il ne négligerait pas d'accepter une attention si délicate au propréteur, comme il ne négligerait pas d'en faire profiter sa femme.
Julia s'absenta une demi-heure durant laquelle le modeste banquet suivit tranquillement son cours. Personne ne but beaucoup de peur d'avoir l'esprit obscurci l'après-midi et de ne pouvoir profiter comme il se le devait des jeux de l'amphithéâtre.
Le propréteur n'osa pas aller interroger Quintus Pulvillus sur sa belle-sœur. Mais il l'attendait avec curiosité. Le couple que formait Quintus et Julia l'étonnait. Pas la différence d'âge souvent courante, ni la liberté affichée par la jeune femme, mais plutôt leurs relations. Si Sextus devinait sans mal quels avantages le magistrat en attendait et en retirait, il avait plus de mal à comprendre ce que la jeune femme elle, y trouvait. Elle avait de l'argent, une position, elle était jeune et plutôt jolie. Alors ? Le retour de Julia Metella Valeria le détourna de ses pensées.
Elle était accompagnée par une femme peut-être plus jeune qu'elle ou peut-être pas. Les deux sœurs ne se ressemblaient physiquement pas et il fronça les sourcils. Julia était de taille moyenne, les cheveux très noirs, elle avait le teint hâlé, les pommettes hautes et des yeux légèrement tirés vers les tempes qui lui donnaient un petit air oriental. La couleur de ceux-ci brillait d'un éclat sombre et ils s'ornaient d'immenses cils recourbés.
La jeune femme qu'elle leur avait présenté comme sa sœur, la dominait de sa haute taille. Elle était aussi grande que lui et plus grande que la plupart des gens présent dans la salle, qu'ils fussent de sexe masculin ou féminin. Elle était dotée d'une silhouette élancée, très mince, presque maigre. Ses cheveux, relevés en chignon assez lâche, brillaient aux rayons du soleil qui s'infiltraient dans le triclinium de reflets dorés. Elle avait les yeux plutôt clairs.
Sa posture déliée lui donnait la grâce nonchalante d'une statue grecque. Il pensa curieusement à Artémis. Artémis sortant du bain. Pas vraiment chasseresse, mais peut-être aussi dangereuse. Actéon avait amèrement regretté d'avoir ignoré, aveuglé par la nudité innocente de la déesse, que celle-ci régnait sur le monde des bêtes et des contrées sauvages. Gaïa Metella semblait dissimuler sous ses airs de liane, une personnalité affirmée. Sextus Baebius croisa son regard et son impression se confirma. Il n'était pas un homme de cour, mais il avait fréquenté le monde et il tenait sa charge de l'Empereur. Si l'Empire jouissait d'une grande stabilité, la charge impériale avait depuis l'avènement d'Auguste exposé ses tenants à de nombreux complots. Être administrateur demandait de la finesse et de l'intelligence. Il fallait savoir juger les gens qu'on fréquentait et ne pas se tromper. Julia avait de l'influence et se montrait dure en affaire, mais on pouvait négocier avec elle. Gaïa... La jeune femme lui adressa un sourire charmeur et curieux. Elle se déplaçait souplement, Julia semblait presque raide à côté d'elle.
— Propréteur, déclara Julia en tirant sa sœur par la main devant lui. Je vous présente ma sœur, Gaïa.
— Soyez la bienvenue, madame.
— Tout le plaisir est pour moi, propréteur, répondit la jeune femme avec un sourire en coin.
Il remarqua la qualité de la soie qui l'habillait, les bijoux précieux qui entouraient son cou et s'enroulaient autour de ses bras et de ses avant-bras. Des bijoux magnifiques et barbares. La jeune femme remarqua son attention et son sourire se teinta d'ironie. Il se sentit soudain stupidement intimidé.
— Veuillez prendre place parmi nous. Souhaiteriez-vous vous rafraîchir avant ?demanda-t-il courtoisement.
— Ce ne sera pas nécessaire, vos gens s'en sont occupé.
Elle jeta un regard circulaire sur l'assistance. Pas un regard distrait, mais un regard inquisiteur. Elle arborait une attitude lascive et souriante que démentait son regard. Un regard que le propréteur jugea froid et calculateur. Il remarqua la mine soucieuse de Quintus Valerius, l'air heureux de Julia, son regard plein d'adoration. Les époux, pour une fois, semblaient ne pas partager une opinion commune.
— Que venez-vous faire dans notre petite cité, madame ? s'informa le propréteur.
— Assister aux jeux que vous nous faîtes la joie de donner, Propréteur.
— Alexandrie offre certainement à ses concitoyens des jeux autrement plus beaux que ceux modestes que je donne pour célébrer mon investiture.
— Ne soyez pas modeste, Julia m'a rapporté comme les chasses avaient été belles ce matin. Je regrette d'avoir été retardée et de n'avoir abordé vos rivages plus tôt.
— Une tempête ?
— Des pirates, nous avons dû relâcher à Tyr pour des réparations.
Des voix s'élevèrent contre le fléau que pouvait encore souvent représenter les pirates. Le propréteur assura qu'il en avait fait l'une des priorités de son mandat. Et le navarque Lucius Trebellius Flavius, qui se trouvait à la tête de la petite flotte impériale qui assurait la sécurité des rivages entre l'île de Rhodes et les limites de la province de Judée promit à Sextus son soutien inconditionnel.
— Avez-vous été abordés ? demanda Fausta Baebia, la femme du propréteur.
— Si cela avait été le cas, je ne saurais être là pour vous le raconter, répliqua Gaïa une pointe de dédain dans la voix.
— Une poursuite ? demanda le navarque.
— Oui, mais nous avons évité de peu l'abordage à vrai dire. Il nous a fallu un peu de chance et quelques bons archers et bons javeliniers.
— Oh, il y a eu combat ? s'écria Julia en serrant ses mains contre sa poitrine.
— Oui. Un marin de notre côté a été blessé, mais rien de grave. Les pirates ont eu moins de chance et ils ont renoncé.
— Je déteste voyager par bateau, observa un notable.
— Les plus grandes batailles se sont pourtant parfois gagné sur l'eau, répliqua Gaïa.
— C'est exact, approuva Lucius Trebellius ravi qu'on reconnût l'importance que pouvait avoir une flotte dans la résolution d'un conflit.
— Dieux du ciel ! s'exclama Julia. Ma sœur, tu ne vas pas nous entraîner dans je ne sais quel discours ennuyeux ? Aujourd'hui est jour de liesse, oublions les guerres et les pirates.
— Ne gênent-t-ils pas pourtant ton commerce, Julia ?
— Je ne suis point assez folle pour laisser partir mes navires sans escorte.
— Julia est un modèle de prudence, la salua Marcus Sentius, l'un des deux légats qui secondaient le propréteur dans la gouvernance de la province. Ses navires se joignent couramment aux convois de l'Empereur lorsqu'ils se rendent à Rome.
— L'Empereur est un homme prudent, dit Julia.
— Plutôt le préfet de l'annone, remarqua assez justement Marcus Sentius.
— Alors l'Empereur a su choisir un bon préfet.
— Longue vie à l'Empereur ! clama le légat.
Chacun leva sa coupe et oublia d'un commun accord, pirates, politique et commerce. L'heure de la reprise des jeux s'annonçait.
.
— Gaïa, l'interrogea Julia quand elles se retrouvèrent installées côté à côte. As-tu vraiment été attaquée ?
— Oui.
— Combien en as-tu tué ?
— Je ne sais pas, répondit Gaïa en souriant. Deux ou trois.
— Comment peux-tu ainsi voyager seule ?
— Le plaisir de te revoir, ma chère Julia, et je ne voyage pas vraiment seule.
— Le plaisir de me revoir ? N'espère pas que je te croie. Tu viens pour affaire ?
— Oui. Je pense que nous devrions nous associer et développer notre activité.
— Rien de politique ?
— L'Empire porte en lui-même sa propre perte, rien ne sert de s'y opposer.
— Tu n'as pas pardonné.
— Je ne pardonnerai jamais.
— Quelle cause défends-tu, Gaïa ? Où t'ont portée tes amours cette fois ?
— Nulle part.
— Pas de cause à défendre ? Pas de Dieu ou de Déesse à imposer à la plèbe ignorante ? De vengeance à assouvir ?
Des visions de meurtres, de massacres et d'incendie passèrent fugacement dans l'esprit de Gaïa. Elle détourna le regard une seconde, le temps de se recomposer une expression qui pouvait passer pour de la joyeuse insouciance.
— Julia, rit Gaïa. Je n'ai plus quinze ans.
— Tu n'en es que plus dangereuse, murmura Julia que les humeurs factices de sa sœur ne trompaient que rarement.
— Je m'ennuyais à Alexandrie.
— Et tu viens à Patara ? Qu'avons-nous à t'offrir ? Alexandrie est réputée pour être une ville amusante.
— Mouais.
— Tu vises Rome ?
— Crois-tu que je m'y plairai ?
— Tu aimes les intrigues, il y en a à foison dans la capitale.
— Vespasien est trop sage.
— Titus te plairait. Tu lui plairais d'ailleurs certainement.
— Julia, la gronda gentiment Gaïa. Me comparais-tu à Messaline ?
— Non, le pouvoir ne t'intéresse pas. Je ne sais d'ailleurs pas ce qui t'intéresse réellement.
Sa jeune sœur s'assombrit. Julia lui enlaça le cou et l'embrassa tendrement.
— Gaïa... j'aimerais tant t'enlever la peine qui te ronge le cœur. Effacer ce qui aujourd'hui encore te rend si triste.
— Trouve-moi une passion à défendre.
— J'ai renoncé à te trouver des amants, il y a bien longtemps de cela. Les dieux t'indiffèrent et tu méprises les humains.
— Ils ne sont que des erreurs de la nature, Julia.
— Merci pour moi !
Gaïa rit, mais ne s'excusa pas.
— Seul le commerce t'amuse. Le commerce et...
— Et ?
— Rien ne t'arrête, je sais que parfois...
Julia détourna la tête.
— Julia...
— Tu écoutes les doléances de certaines gens, que tu résous d'épineux problèmes d'une façon... radicale. Particulièrement si ces problèmes les mettent aux prises avec l'administration impériale.
Gaïa fronça les sourcils.
— Julia, comment sais-tu cela ?
— Tu es ma sœur et j'ai des agents un peu partout. À Alexandrie comme ailleurs.
— Tu m'espionnes ?
— Non, je m'inquiète pour toi.
— Tu es une incorrigible sœur aînée.
— Ce ne sont pas nos parents qui pourraient s'inquiéter pour nous.
Gaïa haussa un sourcil en souriant.
— Qu'importe, fit Julia en haussant les épaules. Je me suis toujours considérée responsable de toi.
— Je suis une grande fille maintenant.
— Tu resteras toujours l'enfant que je recueillais dans mon lit, l'enfant que...
Des larmes brillèrent soudain dans les yeux de Julia et ses mâchoires se crispèrent. Gaïa leva une main et la passa doucement sur sa joue.
— Et je n'oublierai jamais, Julia, murmura-t-elle.
— Moi non plus.
Julia lui saisit une main et la serra dans la sienne, comme quand elles étaient encore enfants et qu'elles se dressaient seules contre la violence et le monde.
— Vous semblez plongées dans de biens sombres pensées, Mesdames, leur lança le légat Marcus Sentius.
— Souvenirs d'enfance, Monsieur, répliqua Gaïa sur un ton qui alerta sa sœur.
— Marcus mon ami, ne nous en veuillez point, s'empressa d'intervenir Julia. Gaïa et moi ne nous sommes pas vues depuis presque un an. Mais nous ne gâcherons pas la journée toute à la gloire, une fois encore, de Sextus Baebius Constans.
— Je l'espère, déclara le propréteur.
Quintus Valerius s'inquiéta de ce que sa femme eût pu vexer le propréteur. Il maudit intérieurement Gaïa. Sa femme adulait sa sœur. Quant à lui, elle lui faisait peur. Lui aussi avait des amis à Alexandrie. Les rumeurs qui couraient sur son compte dans la grande ville lui donnaient des sueurs froides. Pourtant, c'était une incroyable femme d'affaire, meilleure encore peut-être que ne l'était Julia, mais une aura maléfique planait sur elle. On lui avait parlé de meurtres, de disparitions, d'inexplicables maladies liée à son nom, de ruines retentissantes, sans qu'aucune preuve jamais, ne fût apportées à de telles allégations.
Gaïa lui avait toujours semblé vivre en dehors des lois de la vertu et des codes sociaux, si importants aux yeux du romain vertueux qu'il s'efforçait d'être.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : gladiateur appartenant à l'armatura des thraces.
Petit lexique de la gladiature :
Armatura : arme sous laquelle combat un gladiateur : rétiaire, mirmillon, thrace, hoplomaque...
Auctoratus : gladiateur libre sous contrat.
Cena (libera) : littéralement le dîner. Dîner public offert aux gladiateurs la veille de leur combat.
Damnatio ad bestias : condamnation aux bêtes.
Damnatio ad ludum : condamnation à la gladiature.
Doctor : entraîneur.
Equites : cavalier, gladiateur à cheval.
Familia : Famille, groupe, troupe.
Galerus : élément d'armure propre au rétiaire, qui protégeait son cou au-dessus de la manica.
Jugula ! : égorge !
Laniste : propriétaire de gladiateurs, il les achetait, les formait, puis les louait ou les revendait à des munéraires. Le métier était désavoué. Pourtant de riches patriciens et l'Empereur lui-même exerçait cette fonction. La seule différence est que peut-être, ils n'en faisaient pas profession.
Liber : libre. Désignait sur les affiches les auctoratus. Ces hommes libres qui s'étaient vendus par contrat (auctoratio) à un laniste. Le contrat spécifiait obligatoirement la durée de l'engagement et le nombre de combats qui seraient disputés dans l'arène.
Ludus : caserne de gladiateurs. Elle pouvait être privée ou municipale. Les ludus municipaux accueillaient pour le temps d'un munus les gladiateurs loués à cette occasion.
Manica : protection en tissus en cuir ou en métal (parfois aussi en cuir et en métal) qui recouvre le poignet, le bras et l'avant bras de certains gladiateurs (thrace, rétiaire...)
Munéraire, éditeur : personnage qui commandite, paie et organise un munus.
Munus : jeux publics, combats de gladiateurs.
Novice : gladiateur qui n'a pas encore combattu dans un amphithéâtre.
Ocréa : protection généralement en métal portée par les gladiateurs. Elles peuvent ne recouvrir que la jambe ou monter plus haut et protéger aussi la cuisse. Seuls le thrace et l'hoplomaque sont équipés de deux ocréas. Le rétiaire n'en porte pas et les autres n'en portent qu'une.
Palus : pieu de bois sur lequel les gladiateurs s'entraînent à frapper.
Parma : petit bouclier. En général de forme carrée pour le thrace, et rond pour l'hoplomaque, mais la règle n'est pas absolue.
Parmularius : amateur de combat de gladiateurs dont la préférence va aux porteurs de petits boucliers, la parma.
Pompa : défilé de gladiateurs avant le combat. Les pompas avaient lieu dans l'amphithéâtre, plus exceptionnellement on pouvait donner une pompa à travers les rues de la ville.
Porte Libitina (porta libitina) : porte par laquelle on évacuait les gladiateurs morts au combat.
Primus palus et autres : on attribuait souvent un classement au sein des familia de gladiateur. En général, celui-ci était composé de quatre classes (le primus palus étant la plus haute). Le classement dépendait essentiellement des performances dont faisaient preuve les gladiateurs sur le sable.
Pugnum (pl. Pugna) : Combat.
Scutarius : amateur de combat de gladiateurs dont la préférence va aux porteurs de grands boucliers, le scutum.
Scutum : Grand bouclier rectangulaire porté en autre par le mirmillon ou le secutor.
Sica : épée recourbée plus ou moins longue, portée par le thrace. Aeshma est armée d'une sica très courte lors du premier combat qui l'oppose à Atalante dans le premier chapitre.
Sine missione : sans rémission (combat à mort)
Spolarium : pièce dans laquelle les gladiateurs morts sont déshabillés.
Stantes Missi : désigne deux gladiateurs de force égale. Proclamée lorsqu'on accorde une égalité à deux gladiateurs.
La scénette jouée au cours des méridiani :
La scène évoque la danse de Salomée. Fille d'Hérodiade, la femme du roi Hérode, elle séduit son beau-père au cours d'une danse que la tradition à l'habitude d'appeler La danse des sept voiles. Hérode dans un élan d'enthousiaste, lui promet le présent qu'elle souhaite. Sur le conseil de sa mère, offensée par les paroles que lui avait tenu Saint Jean-Batiste, Salomé demande que la tête du prophète lui soit livré sur un plateau. Hérode malgré ses réticences ne peut revenir sur sa promesse et fait exécuter le prisonnier.
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