Chapitre CXXXVIII : Une vie d'esclave
Sextus Baebius contempla horrifié le sourire béat qui flottait sur le visage ensanglanté de la plus grande des deux gladiatrices. Une abrutie. Il croisa le regard de la jeune femme et révisa instantanément son jugement. Les yeux plissés, la lumière qui brillait dans son regard. La gladiatrice souriait de bonheur. La plus petite arborait, elle, une mine réjouie et une incommensurable fierté.
Le propréteur resta muet et immobile.
— Elles sont folles, murmura dans son dos Gaïa Metella.
Il se tourna vers Marcia Atilia et la gladiatrice qui servait Gaïa Metella. La première semblait partagée entre consternation et allégresse. La seconde affichait un air satisfait et un sourire sardonique.
Il retourna son attention vers les deux combattantes. Il comprenait les réactions des trois femmes. Si les deux gladiatrices étaient aussi proches que Julia Metella Valeria l'avait affirmé, alors oui, elles étaient vraiment folles parce qu'elles avaient frôlé la mort et il ne parierait avec personne qu'elles fussent encore en vie demain. Il comprenait aussi la consternation de la jeune Marcia Atilia. Quant à l'allégresse et l'air satisfait de la grande gladiatrice qui se tenait à ses côtés, comment ne pas ressentir ces sentiments après avoir assisté à un tel combat ? Comment ne pas s'enthousiasmer comme la foule s'enthousiasmait. La semaine avait été riche en très beaux combats, passionnants et excitants. Hommes, femmes, gladiateurs, gladiatrices, bestiaires, fauves, tous avaient honoré justement la mémoire de Titus, Le délice du genre humain, et la gloire de Domitien.
Ces deux gladiatrices concluaient heureusement cette semaine de jeux.
Quatre-vingt gladiateurs engagés, cinquante-cinq bestiaires. Très peu avaient déçu. Ils en avaient d'ailleurs payé le prix. Le sang avait racheté leur manque de vaillance. Onze gladiateurs avaient subi la jugula. Aucune gladiatrice. Huit bestiaires avaient péri sous les crocs ou les griffes d'un fauve, les cornes d'un taureau ou les défenses d'un sanglier ou d'un phacochère.
Courage.
Impudence.
Vivacité.
Habileté.
Férocité.
Cris.
Sueur.
Sang.
Beauté.
La recette parfaite d'un munus réussi.
Qu'en pensait donc le public de Patara ? Sextus dessina avec élégance un grand arc de cercle de la main. La foule exulta. Le nom des deux gladiatrices s'entrelaça.
.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Abechoura. Pourquoi ils crient comme ça ? Que voulait dire le geste du propréteur ?
— Il demande son avis au public.
— Pourquoi ?
— Tu n'y connais vraiment rien !
— J'ai passé dix ans enfermée entre les murs d'une auberge, rétorqua Abechoura. Attachée. Mon appartenance tatouée sur ma peau m'interdisait de me mêler incognito à la foule. Partout où j'allais, on savait qui j'étais, à qui j'appartenais, quel était mon métier. Tu n'as pas eu le temps d'être tatouée, tu ne sais pas ce que ça signifie de porter à jamais ton appartenance sur ta peau.
— Certaines familias de gladiateurs sont tatouées.
— Mais pas celle de Sidé.
— De toute façon, ton tatouage ne te rattache plus à l'auberge des Quatre Sœurs, déclara laconiquement l'interlocutrice d'Abechoura.
— Tu parles...
— L'auberge n'existe plus.
— Quoi ?! Mais...
— Elle a brûlé.
— Comment ?
— Astarté.
— Astarté ?
— Ouais... elle n'avait pas aimé comment les tenanciers avait parlé à Gaïa Metella et moins encore qu'ils n'aient pas accédé à son désir immédiatement et qu'ils aient voulu négocier. Elle n'avait pas trop apprécié non plus ce que je lui avais raconté. Ce que j'avais été obligée de lui raconter.
— Je ne comprends pas que tu ne te sois pas enfuie.
— Ils avaient prévu le coup. J'étais entravée et enchaînée. Même pour les clients. Ils me vendaient attachée dans la position qui leur plaisaient, debout, couchée sur le dos ou sur le ventre. Il y avait des amateurs. Surtout quand ils savaient d'où je venais. Baiser une gladiatrice entravée ? Le pied ! Une façon de m'habituer et de me briser. Avant de me tatouer. Ils savaient qu'une fois que je serais tatouée, je ne bougerai plus.
— ... ?
— La croix. Je peux endurer beaucoup de choses, mais mourir sur une croix ? Il n'y a que les chrétiens pour trouver que c'est un honneur. Il y a le suicide bien évidement, mais je ne crois pas que j'aurais été capable de me tuer. Pas après avoir combattu la mort depuis tant d'années.
— Mais, et les autres ?
— Qui ça les autres ?
— Ceux qui travaillaient à l'auberge, les patrons... Il y avait une gamine aussi, elle s'appelait Maria. Qu'est-elle devenue ?
— Il n'y avait pas de Maria quand je suis arrivée là-bas.
Sabina s'assombrit.
Sa vente l'avait déjà à moitié brisée. Elle avait espéré être acquise par une latifundia, travailler aux champs. Mais ce chien de Geganius avait vanté sa qualité de gladiatrice, ses qualités physiques et ses prouesses sexuelles aux services des aristocrates. Les enchères avaient monté à une vitesse vertigineuse. Ces sales tronches de marchands !
***
Sabina avait très vite compris qu'elle n'échapperait pas à son destin. Le pire qu'elle avait pu imaginer, celui qu'elle craignait. La déchéance suprême.
Enfant, elle avait servi dans un domaine agricole, le fils du dominus et ses amis n'avaient pas manqué de la remarquer comme ils remarquaient tous les enfants qui traînaient sur la propriété. Il était rare qu'ils échappassent aux entreprises des maîtres ou à celles de leurs visiteurs. Les esclaves étaient aussi là pour cela. Pour servir les plaisirs de leurs maîtres et quand les femmes étaient en âge de procréer, elles contribuaient ainsi au renouvellement du personnel. Elle s'était résolue comme les autres à satisfaire les exigences des maîtres. Pas trop souvent car la propriété était isolée.
C'était longtemps auparavant et elle avait fini par oublier, d'autant plus que c'était grâce à cela qu'elle avait eu l'opportunité de devenir gladiatrice.
Après ses nuits de débauches, elle se détendait au moulin ou au battage quand c'était la saison. La propriété possédait un grand moulin à bras. C'était souvent un âne qui entraînait la meule, mais pas toujours. Sabina avait développé ainsi sa musculature. Le moulin, le battage et puis, le bûcheronnage quand elle avait eu assez de force pour manier la hache. Elle prit curieusement plaisir à ces activités et quand elle avait du temps libre, elle s'y adonnait. En grandissant, les intendants avaient pris l'habitude de l'employer à ces tâches et Sabina s'y pliait volontiers.
Elle n'avait jamais su qui avait parlé d'elle au marchand qui était venu lui proposer de l'acheter. Le jour de son arrivée au domaine, elle maniait la hache. L'étranger l'avait longuement regardée. Jusqu'à ce qu'elle s'arrêtât, les bras trop lourds pour pouvoir continuer. Il lui avait offert à boire. Elle avait accepté en silence. Ensuite, il lui avait demandé si elle se plaisait à la propriété. Elle avait haussé les épaules.
— Je n'ai jamais vécu ailleurs.
— Cela ne te dirait pas de voyager ?
— Pourquoi faire ?
— Tu connais les gladiateurs ?
— Évidemment.
— Tu as de la force et tu es résistante. C'est une qualité appréciée en gladiature.
— ...
— Tu sais que les femmes combattent dans les amphithéâtres ? Qu'elles sont très appréciées ?
Sabina avait toujours cru que c'était un mythe, des racontars.
— J'ai un ami laniste. Il entretient une petite troupe de gladiatrices, mais c'est difficile de trouver des femmes solides attirées par le métier des armes.
— Il est où ? avait demandé Sabina.
— En Asie.
— C'est loin ?
— Cinq jours de navigation. Ça t'intéresserait ?
— C'est comme les gladiateurs ?
— Oui, avec néanmoins plus de chance de survivre. Les femmes sont précieuses parce qu'elles sont rares, on exige rarement la jugula à la fin d'un combat.
— Mais je serai toujours esclave ?
— Oui, mais tu auras ta cellule, tu gagneras de l'argent, tu mangeras bien et tu voyageras. Tu bénéficieras aussi de l'attention d'un médecin, de celle de masseurs et tu seras respectée. Si tu combats bien, tu deviendras peut-être célèbre.
— Comme Colombus* ?
— Tu le connais ?! s'était exclamé ravi l'étranger.
— Tout le monde connaît Colombus, affirma Sabina.
— Oui, c'est vrai, et si tu le mérites, oui, tu seras aussi célèbre que lui.
Sabina avait accepté. L'homme l'avait achetée. Il n'avait pas eu trop de difficulté, Sabina ne valait pas grand chose. Ce n'était qu'une obscure petite esclave. Mille neuf-cent-cinquante sesterces contentèrent l'acquéreur comme le vendeur. Téos la racheta bien plus cher. Entre temps, l'étranger avait pris soin de la jeune fille et l'avait encouragée à entretenir sa musculature par des exercices quotidiens.
Elle avait grimpé un à un les échelons de la gladiature: novice, quatrième palus, puis troisième, deuxième, premier, pour devenir enfin une meliora respectée et très bavarde.
La gladiature avait libéré la parole de Sabina.
Elle avait connu la consécration à Rome. Une consécration teintée d'amertume. Elle eût aimé n'avoir jamais gagné le surnom de Briséis. Un surnom qu'elle haïssait.
Mais sur le marché d'Antioche, elle venait de replonger. Plus bas encore qu'elle ne l'avait été dans son enfance. L'homme qui s'apprêtait à la payer une petite fortune avait voulu tâter la marchandise. Sabina avait l'habitude des palpations, des fouilles au corps intrusives et désagréables, mais il s'y mêlait cette fois-ci une intention qui lui donna la nausée. Elle trouva et accrocha le regard d'Herennius, tandis que l'homme l'examinait du regard, des mains et des doigts.
— Je la prends. Elle est parfaite, déclara-t-il à la suite de son examen.
Il claqua ses fesses comme il l'aurait fait avec une pouliche.
Geganius avait empoché l'argent. Herennius avait échangé un dernier regard amical et triste avec la meliora et il s'était fondu dans la foule à la suite du laniste.
— Je ne suis pas sûr que ton nouveau métier te plaise, grogna son nouveau maître. Je te mettrais au parfum pendant le voyage. Une gladiatrice ne peut être vendue qu'à Rome. D'ici là, je t'apprendrai à bien te comporter.
Sabina avait rechigné. Le marchand ne s'en laissa pas compter. Et, plus tard, sur les marches d'un temple qu'elle ne connaissait pas, c'était lui qui avait vanté le plaisir qu'on pouvait retirer à jouir d'une solide et belle gladiatrice attachée sans défense sur un lit ou contre un mur.
En attendant qu'elle s'apprivoisât.
Spurius Vipsianus Italicus n'avait pas résisté. Une gladiatrice. Il n'avait pas rebaptisé son auberge comme il l'avait escompté, mais le souvenir de la bestiaire aux cheveux d'or le hantait toujours et son auberge en avait gagné en notoriété. Cette fille allait le combler de richesse et élargir encore un peu plus sa clientèle. Qu'elle fût entravée ou pas. On se battrait pour la baiser.
Hosta Vipsiana leva les bras au ciel quand elle apprit le prix de la transaction. Neuf mille trois cent vingt sesterces.
Son visage prit un air roué quand elle apprit qui était Sabina.
— Le marchand m'a affirmé qu'elle avait participé à l'amazonachie en novembre et qu'elle faisait partie du ludus de Sidé.
— Le ludus de Sidé, celui de Marcia ?
— Oui, il m'a même affirmé qu'elle était celle qu'on avait surnommée Briséis après l'amazonachie.
— C'est vrai ?
Sabina s'était bien gardé de confirmer. Elle ne pouvait nier avoir été gladiatrice. Ses cicatrices et sa musculature la dénonçaient mieux que des mots. Mais les tenanciers se moquaient de la véracité ou non des prétentions du marchand. Personne ne douterait que leur nouvelle acquisition avait combattu dans l'arène et c'était tout ce qui importait. Il broderait le reste.
Sabina avait bu sa déchéance jusqu'à la lie. L'enjouée gladiatrice, caustique et bavarde, laissa la place à une fille taciturne et revêche. Mais revêche ou pas, Sabina s'apparentait à une aubaine. Les clients se bousculèrent.
— Quand tu en auras assez de te faire prendre entravée et de souffrir des poignets et des chevilles, tu nous préviendras, lui déclara Spurius. On te détachera, on te tatouera, tu pourras baiser les clients autrement qu'attachée comme un quartier de viande et tu pourras même sortir si tu te montres docile et obéissante.
Sabina avait serré les dents. Elle se haïssait déjà assez, et la nuit, ses pleurs ne contribuaient pas à la soulager.
Un mois après, elle saignait toujours des poignets sous les assauts virils ou pathétiques des hommes venus assouvir leurs fantasmes. Les Quatre Sœurs offrait à tous, pour peu qu'ils eussent de l'argent, un privilège d'aristocrates.
.
Après la Bestiaire aux cheveux d'or, Spurius et sa femme envisagèrent de renommer leur auberge L'Antre de Briséis. Ils riaient en trinquant de leur plaisante idée quand le silence avait couru de table en table. L'événement leur rappela l'entrée lumineuse de Marcia neuf mois auparavant. Son apparition céleste, divine et dévastatrice.
L'agencement dont bénéficiait les Quatre Sœurs, ces quatre marches qu'il fallait descendre pour accéder à la salle, offrait une scène aux entrées fracassantes ou dramatiques. Marcia avait imposé le silence campée seule en haut des marches. Sa beauté avait cloué le bec des plus hâbleurs.
Deux femmes se tenaient cette fois-ci à la même place. Elles n'avaient rien de laiderons, mais c'était leur mise et leur allure, plus que leur beauté qui avaient gelé les conversations. Leur taille aussi. Toutes deux étaient très grandes. La première éblouissait par la richesse de sa tenue vestimentaire et l'or de ses bijoux. Son air exotique, presque barbare. Son air de reine barbare. La seconde était armée d'un glaive et d'un pugio. Ses cheveux étaient tressés, sa tunique était courte, les liens de ses caligaes enserreraient des jambes musclés. Une guerrière.
La reine et sa guerrière.
Hosta se fendit d'un sourire matois. Spurius d'une mine inquiète et contrariée. Il détestait les surprises. Une reine barbare dans une auberge de Subure était ce qu'on appelait une surprise et ce genre de surprise entraînait souvent des troubles.
Un ivrogne hilare pointa un doigt sur la reine
— Et toi ! Viens me sucer ! cria-t-il d'une voix avinée.
Et voilà, pensa Spurius. Pourquoi les hommes ne pouvaient-ils pas parfois se taire ? se demanda-t-il consterné. Hosta rit. Elle aimait jouer.
Une femme de cette condition ne pouvait que venir s'encanailler de la plus vile des façons à Subure. Peut être était-elle une admiratrice de l'Impératrice Messaline ou bien venait-elle juste se payer du bon temps qu'Hosta lui ferait payer à la hauteur de ses moyens qu'elle soupçonnait mirobolants ? Peut-être avait-elle entendu parler de Briséis et voulait-elle jouir de ses faveurs ?
Hosta était une incorrigible optimiste. Spurius gardait quant à lui, un mauvais souvenir des visites de Marcia. La première l'avait mis aux prises avec les vigiles et il avait dû payé une forte somme non seulement pour les dégâts occasionnés dans l'auberge, mais aussi pour trouble à l'ordre public. La deuxième fois, elle était venue accompagnée d'une autre gladiatrice et il avait senti la menace derrière leur demande.
La reine barbare, comme une reine, leva la main droite et claqua des doigts. La guerrière descendit les marches et se dirigea vers l'ivrogne qui avait vulgairement apostrophé sa reine. Elle passa derrière lui, lui empoigna la tête et l'écrasa d'un mouvement brusque contre la table. L'homme n'émit pas un râle, mais il ne se redressa pas. Son voisin protesta. Un coude l'atteignit au visage et il bascula avec fracas de son tabouret. Un troisième larron assis en face sortit un pugio. Il n'eut pas le temps de se lever. La guerrière avait frappé le poignet, désarmé l'homme et dégainé son glaive. La lame reposait sur le cou du coquin et il suffisait d'un simple mouvement pour qu'elle lui tranchât la jugulaire. La guerrière arborait un rictus carnassier qui tétanisa l'homme aussi bien que le glaive posé sur son cou.
— Tu te tiens tranquille ? demanda-t-elle.
— Oui, oui, coassa l'homme.
La guerrière se recula.
— Qui dirige ce bouge ?
Les têtes se tournèrent vers Spurius et Hosta. La guerrière balaya la salle d'un regard menaçant :
— Retourner à vos occupations, exigea-t-elle. Le prochain qui se permet un commentaire graveleux ou un geste déplacé, je l'égorge.
Chacun replongea, qui dans son gobelet, qui dans son écuelle. Les conversations reprirent et les dés se remirent à rouler. La reine descendit les marches avec majesté et, d'un pas délié, s'approcha des tenanciers. Elle portait elle aussi un pugio à la ceinture, un très beau pugio au manche ouvragé. Spurius pensa qu'elle savait s'en servir et qu'il serait malvenu de la contrarier.
— Trouvons un endroit plus calme, exigea-t-elle.
Ils lui firent mille politesses et l'entraînèrent obséquieusement dans le jardin. Des esclaves apportèrent aussitôt des sièges, une petite table et un plateau sur lequel étaient dressés un pichet, des gobelets et une jatte de fruits.
— C'est du vin de Falerne, il est très frais, expliqua mielleusement Hosta.
La nuit n'avait pas chassé la chaleur étouffante de la journée et la reine accepta, sa guerrière aussi, mais elle attendirent que Spurius et Hosta bussent avant de porter les gobelets à leurs lèvres.
— Je suis venue pour Briséis, déclara la reine.
— Oh... mais bien sûr ! acquiesça obséquieusement Hosta. Elle est avec un client, mais ça ne devrait pas durer encore bien longtemps.
— Je ne suis pas venue pour cela, je suis venue l'acheter.
Hosta se mit à rire de l'outrecuidance de la demande. Spurius pâlit.
— Vous l'avez acquise pour neuf mille sesterces, continua la reine. Je double le prix. Je vous en propose vingt mille.
— On nous a acheté une petite pute pour ce prix-là, répondit Hosta. Elle n'était plus très fraîche, on ne va pas vous vendre Briséis au prix de l'obscure Zmyrina.
La guerrière fronça imperceptiblement les sourcils.
— Zmyrina vous appartenait ? demanda la reine d'un ton neutre.
— Oh, vous la connaissez ? Elle était belle et très appréciée de la clientèle. Mais Briséis...
— Je ne suis pas venue pour marchander, la coupa la reine d'un ton sec.
— Je vous la cède la nuit entière pour quatre-vingt deniers, proposa Hosta. La chambre est très confortable et peut-être que Briséis se montra complaisante envers vous.
Hosta se pencha à l'oreille de la reine :
— Peut-être vous léchera-t-elle la vulve avec plaisir, lui murmura-t-elle sur le ton de la confidence.
Spurius avait entendu :
— Hosta ! tenta-t-il de ramener sa femme à la raison.
— Vous pourrez revenir aussi souvent qu'il vous plaira, continua la tenancière sans s'inquiéter de son mari. Je vous ferai des prix et vous pourrez même vous dispenser d'entrer par devant. Le jardin possède une petite porte qui ouvre sur une rue adjacente.
— Tu sais comment je sais que Briséis est la personne qui m'intéresse ? dit lentement la reine.
Hosta haussa les épaules. La guerrière était dangereuse, mais elle ne céderait jamais au caprice lubrique d'une aristocrate gonflée de morgue. Si elle voulait prendre du plaisir, qu'elle paie.
— J'ai un ami speculator Augustus. Un centurion. Très proche de l'Empereur. Je pourrais aussi demander à mon garde du corps de t'égorger. Là, tout de suite maintenant. Toi, ton mari et tous tes gens. Et tu sais quoi ? Personne ne viendrait jamais m'en réclamer des comptes.
La reine sortit un papier de dessous sa riche palla de soie. Elle le déplia et l'étala sur la table.
— J'ai préparé l'acte de vente.
Hosta garda un silence hostile. Spurius s'empara du papier et rapprocha une lampe pour le lire.
— Gaïa Metella ? demanda-t-il.
— C'est moi, grimaça la reine.
Le nom ne lui était pas inconnu.
— La femme invitée dans la loge impériale lors des jeux d'inauguration du grand amphithéâtre. Titus m'a offert cette gladiatrice, dit-elle en désignant Astarté du regard.
Astarté salua narquoisement les tenanciers de l'auberge.
— Mais, c'est non, s'entêta Hosta.
— Mais, c'est oui, rétorqua prestement Spurius.
Sa femme lui lança un regard vindicatif.
Un speculator, une favorite de l'Empereur Titus et elle lui tenait tête ?! Sa femme avait perdu l'esprit.
— D'accord, concéda brusquement Hosta. Mais ce sera cinquante mille sesterces.
Astarté se rembrunit :
— Tu marchandes ! cracha-t-elle outrée.
Gaïa l'invita d'un geste à rester calme.
— Trente, annonça Gaïa.
— Quarante, tenta Hosta.
— Trente.
— C'est d'accord, intervint Spurius.
— Comptant, exigea Hosta. Et la fille ne repart pas tant que l'argent n'a pas été versé.
— Astarté.
— Néria ?
— Oui.
— Euh...
— Douterais-tu de notre confiance ?
— Non.
— Je t'attends.
— Vous êtes sûre ?
— Oui.
— S'il lui arrive quoi que ce soit... menaça la gladiatrice avant de tourner les talons et de s'éloigner d'un pas alerte.
Gaïa grimaça d'un air entendu :
— Les gladiatrices... sourit-elle en coin.
— Comment connaissez-vous Briséis ? osa demander Spurius.
— C'est une amie.
— Une amie ?! s'ébaudirent les deux tenanciers.
— Une amie, confirma Gaïa. De plus, j'ai une dette envers elle. C'est à moi qu'elle doit d'avoir été vendue. Sabina est une grande gladiatrice. Mais je lui ai brisé l'omoplate d'une flèche mal tirée. On ne vend pas mes amis dans des lupanars. Du moins, pas contre leur gré.
— Elle a été bien traitée, assura Hosta.
Gaïa en doutait. On lui avait rapporté des bruits détestables sur les conditions de vie de l'hoplomaque. Elle détestait ce couple dégoulinant d'obséquiosité et de lucre. Il avait déjà formé Abechoura. Brisé sa vie d'enfant. Sabina n'était plus une enfant, mais... Leur flagornerie, la peur qui leur suait par tous leurs pores. L'air suffisant et vicieux de la femme.
Elle hésita. Surprendre la déchéance d'un être pouvait entraîner de graves conséquences. Sabina était gladiatrice. Elle avait traversé de nombreuses épreuves au cours de sa vie. Peut-être ne lui en tiendrait-elle pas rigueur ? Son désir de confondre le couple l'emporta sur ses réticences.
Comme elle s'y attendait, ils refusèrent. Inventèrent mille excuses, arguant qu'elle se trouvait avec un client respectable qui occupait de hautes fonctions dans l'administration impériale. Gaïa les menaça en retour de mille tourments plus terribles et aussi crédibles les uns que les autres. Elle se leva, Hosta s'interposa. Gaïa lui saisit la trachée artère à pleine main et ses doigts se refermèrent dessus. Exactement comme le lui avaient appris Antiochus et les gladiatrices.
— Ne te met pas en travers de mon chemin, siffla-t-elle dangereusement.
.
Une scène détestable. Les poignets qui saignaient sur les avant-bras. L'homme qui haletait comme un chien, qui grognait comme un porc en rut et déversait des insanités dans l'oreille de la gladiatrice qui subissait son sort d'un air absent. L'homme n'avait même pas entendu la porte s'ouvrir.
— La fête est finie, déclara Gaïa d'une voix ferme.
Sabina fixa son regard sur elle. L'homme continua à se trémousser. Gaïa l'attrapa par les cheveux et l'arrachât brutalement à son étreinte. Il jura, terriblement offensé, et se retourna prêt à se défendre.
— Marcus Flavius... murmura lentement Gaïa.
— Qu'est-ce que...
Gaïa se fendit d'un sourire mauvais.
— Votre cousin vous envoie ses amitiés de la fosse commune où il a été enterré à Patara, déclara-t-elle d'une voix glaciale.
— Mon cousin ? balbutia l'homme décontenancé par la présence de cette inconnue dans un tel lieu, à un tel moment.
— Aulus Flavius.
— Que...
Il la reconnut soudain.
— Gaïa Metella !
— Mmm, confirma Gaïa. Je vous imaginais mal, sénateur, vous vautrer dans la luxure nauséabonde de Subure, vous possédez pourtant une élégante villa. Elle est confortable, il y fait bien plus frais qu'ici et vos moyens financiers vous permettent de faire venir à domicile autant de prostitués qu'il vous plaît.
— Mais...
Un pugio lui coupa la parole.
— À genoux ! se fâcha soudain Gaïa.
Puis s'adressant à Hosta et Spurius :
— Et vous, détachez-la.
Tout le monde obtempéra. Sabina se massa les poignets.
— Qu'est-ce que vous faites ici, domina ?
— Je suis venue te récupérer. Je n'ai pas su tout de suite qu'Asper Geganius s'était débarrassé de toi. Je suis désolée, lui dit sincèrement Gaïa.
— Ce n'est pas grave.
Sabina ne se posait même pas de questions, ni pourquoi ni comment. Elle savait simplement que son calvaire s'achevait à ce moment même. Qu'elle venait de gagner sa liberté. Que Gaïa Metella la gardât ensuite comme esclave n'y changerait rien.
— Vous êtes venue toute seule ?
— Non, Astarté m'accompagne, mais elle est partie chercher de l'argent.
— Vous m'achetez ?
— Je ne veux pas commettre de crime dans une affaire si importante. Il en va de ta vie. Je veux que ton acquisition soit légale.
— Mmm.
— Sabina, tu as une requête particulière en ce qui concerne ton client ?
La jeune gladiatrice regarda attentivement Gaïa. Elle sut à son expression qu'elle pouvait exiger ce qu'elle voulait.
— Mouais, il a couvert Aeshma d'obscénités. Je déteste qu'on insulte mes camarades. Il se croit tellement viril, c'en est pathétique. Euh...je... peut-être...
— Vas-y, l'encouragea Gaïa. Si tu veux l'égorger, je te cède mon pugio.
Marcus Flavius blêmit. Horrifié. Qui était Gaïa Metella ? Dieux, elle avait tué le puissant Aulus ! Il ne voulait pas finir sa vie égorgé par une pute à Subure, qu'on l'y retrouve nu le lendemain matin allongé dans la fange de la rue. Son honneur n'y survivrait pas. Sa mémoire serait honnie par ses pairs et ses enfants.
Sabina regarda ses cuisses. Du sperme y collait. Elle releva les yeux. Gaïa se fendit d'une moue. L'idée de la gladiatrice l'étonnait un peu et la dégoûtait plutôt, mais il rabaisserait la morgue et les prétentions virils de Marcus Flavius d'une manière exemplaire. La morale romaine ! pensa -t-elle avec condescendance.
— Vas-y, dit-elle à la gladiatrice. Je passerais le mot dans la bonne société romaine. Vous devriez vous montrer plus prudent et surtout plus vertueux, Marcus. Vous encourriez moins de honte.
La gladiatrice s'avança et se plaça devant le sénateur. Elle écarta légèrement les jambes.
— Lave-moi, les mains derrière le dos, avec ta bouche et ta langue. Je ne veux plus une larme de ton foutre sur moi.
— Que... Quoi ? Gaïa, s'il vous plaît, balbutia affolé le sénateur.
— Je peux aussi lui donner mon pugio. Sabina est réputée dans le maniement du pugio. Et sans rire, Marcus, qui s'étonnera de retrouver ton corps lardé de coups de couteau dans une ruelle fangeuse de Subure ? Tes enfants et tes amis ?
Le sénateur se résolut la mort dans l'âme à la demande abjecte et infamante de la gladiatrice.
— Applique-toi, lui dit encore celle-ci. Je te dirais quand arrêter.
Sabina resta stoïque. Gaïa se sentait un peu gênée, mais elle trouvait la punition hautement réjouissante. Hosta et Spurius étaient atterrés, si l'histoire transpirait qu'un sénateur avait subi une telle humiliation dans leur établissement, ils courraient à la ruine.
Le sénateur s'activa longtemps, guidé et morigéné par la gladiatrice quand il ne se montrait pas assez efficace.
— C'est bon, dit soudain Sabina en se reculant.
— Habillez-vous et rentrez chez vous, Marcus, lui intima Gaïa. Et ne vous avisez pas de vous venger sur ces gens ni de faire courir de fausses rumeurs. Compris ?
— Oui, répondit misérablement le sénateur mortifié.
Gaïa se désintéressa de lui, alors que l'homme se rhabillait en vitesse.
— Tu as des vêtements ? demanda-t-elle à Sabina.
— Oui.
La gladiatrice tira une feminalia et une tunique de laine grossière d'un coffre. Elle enfila ensuite une paire de carbatinas usagées. Gaïa grimaça de contrariété.
— Tu as mangé ?
— Non.
— Tu veux que je te commande à manger ?
— Je préfère attendre.
— Il y a du vin et des fruits en attendant.
— C'est parfait.
— Viens, Sabina.
Gaïa s'efforçait de ne pas montrer à la gladiatrice combien elle était contrariée et en colère, mais Astarté le vit tout de suite en arrivant. Elle dédia cependant un grand sourire à Sabina et lui ouvrit ses bras. L'accolade fut chaleureuse. Astarté se recula ensuite, observa un moment la Samnite et lui tendit son bras. Sabina le saisit. Elle réintégra tout à coup pleinement son statut de gladiatrice, sa fierté, et oublia les quarante-cinq jours qu'elle venait de vivre.
Astarté était retournée seule à l'auberge des Quatre sœurs. Elle avait dévasté l'établissement. Quand elle était partie, les vigiles accouraient pour circoncire l'incendie, mais il n'avait pas sauvé l'auberge et l'insula qui l'abritait. Gaïa et Sabina avaient su parce qu'elle portait des brûlures aux bras et que ses cheveux avaient roussi à certains endroits. Gaïa avait exigé de savoir. La gladiatrice et la domina s'étaient affrontées. Astarté avait cédé parce que Gaïa avait remis en cause la confiance qu'elle lui accordait, mais elle ne s'était pas étendue. La domina lui avait reproché d'être partie seule, mais elle avait approuvé son geste. Implicitement. Cela avait suffi à Astarté. Sabina n'avait pas fait autrement. Elle avait surtout retenu que la grande Dace l'avait vengée. Par amitié. Elle avait effacé définitivement toute trace de son infamie. Abechoura et Néria n'avaient rien su, sinon que Sabina était là et qu'elle intégrait la familia.
Elle était alors redevenue aussi bavarde qu'avant.
***
— Vous ne m'avez rien dit, reprocha Abechoura à Sabina.
— Je ne savais pas que tu avais vécu aux Quatre sœurs. Et je n'ai jamais eu trop envie de parler de mon passage là-bas.
— Gaïa et Astarté savaient ?
— Il faudra que tu leur demandes. Astarté ne m'a rien dit, mais peut-être le savait-elle et que c'est aussi pour cela qu'elle est retournée là-bas.
— Mmm, fit pensivement Abechoura.
— Tu es courageuse, Abechoura. Tu n'as rien à envier à ta sœur, lui déclara sincèrement Sabina.
Abechoura hocha la tête, pas vraiment convaincue, mais touchée par l'estime qui se lisait dans le regard de Sabina.
— Qui va être déclarée vainqueur ? demanda-telle en fixant son regard sur les deux gladiatrices dont les noms enflammait l'amphithéâtre.
— Si le propréteur est intelligent et qu'il se montre juste, elles seront déclarées à égalité. C'est encore mieux que de gagner et je crois que ça leur plaira bien plus. C'est rare de bénéficier d'une égalité. Aeshma en a remporté une avec Astarté ici même à Patara et une autre à Pompéi face à Atalante déjà. Penthésilée et Lysippé à Rome, mais c'était des combats vraiment épiques. Je n'ai jamais connu cette chance. Si jamais, c'est leur dernier combat, c'est le plus bel hommage qu'elles peuvent se rendre l'une à l'autre. Elles ont toujours été incroyables toutes les deux ensembles. Elles le méritent.
Sextus Baebius Constans se montra intelligent. Il se rappela de la punition dont avait souffert la thrace trois ans auparavant, du courage dont elle avait fait preuve à cette occasion, de sa dignité, de celle de sa camarade. La thrace avait remporté la victoire lors du munus. La grande rétiaire lors de la soirée privée. Peut-être avait elle trouvé sa victoire injuste, pourtant, Sextus pensait que malgré ses blessures, la thrace n'avait pas failli à cette occasion, qu'elle avait offert un véritable combat à sa camarade et que la rétiaire l'avait très honorablement et très brillamment gagné. Elles étaient à égalité. Une victoire chacune. À chaque fois, elles avaient tenu leur public en haleine, elles avaient combattu sans concession. Comme aujourd'hui. À qui pouvait-il accorder la victoire sans se montrer injuste ? Sans déplaire au public ? Il demanda le silence, l'orchestre se tut, les spectateurs retinrent leur souffle.
Il avait pris sa décision.
— Stantes missi ! cria-t-il.
Sa popularité ne connut plus de limite.
L'arbitre répéta la sentence aux deux gladiatrices. Elles saluèrent le propréteur avec déférence. En réalité, elles saluèrent en direction de la loge. Tout le reste se déroula dans une semi-conscience. La proclamation de leur gloire avait suffi à leur bonheur et leur conscience avait cédé. Elles saluèrent le public, firent, personne ne sut comment, le tour de l'arène. Elles marquèrent de leur pas le sable blond. On pouvait suivre Atalante à l'empreinte de ses caligaes. L'empreinte sanglante d'une chaussure imbibée de sang.
Atticus rageait dans les coulisses.
— Je ne vais bientôt même plus avoir besoin de les soigner, grommelait-il furieux.
— Ça ira, ça ira, medicus, tentait vainement de le rassurer Ajax.
— Et toi, que fais-tu debout ?! l'invectiva Atticus.
— Je suis venu assister à leur triomphe.
— Vous n'êtes tous que des gamins inconscients !
— Vous allez avoir besoin de bras solides...
— Tu es blessé, rétorqua le médecin au gladiateur qui avait combattu un peu plus tôt.
— Mais je suis solide.
— Des gamins ! répéta Atticus.
Mais il se félicita dix minutes plus tard de la présence du solide gladiateur.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
illustration : Le marché aux esclaves (détail), Gustave Boulanger, v.1882, collection privée.
Colombus : Célèbre gladiateur ayant combattu sous l'armatura des mirmillons sous le règne de Caligula.
Il eut cependant le malheur de déplaire au souverain fervent admirateur des thraces. Colombus gagna en effet un combat contre un thrace, favori de l'Empereur. Cet exploit signa son arrêt de mort. Un médecin payé par Caligula oignit la blessure que le mirmillon avait reçue lors du combat d'un puissant poison.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top