Chapitre CXXXIX : Janus
Les jeux avaient été un succès retentissant. Julia en retira, plus encore que le propréteur, une immense considération et le ludus de Sidé acquit sa nouvelle appellation dans la gloire. Tous les meliores de Marcia à Aeshma et Atalante, en passant pas Ajax, Euryale, Megara et Germanus avaient contribué à couvrir le ludus de louanges. Mais pas seulement eux. Sur le forum, devant les étals du marché, sur les quais du port, dans les rues et dans les auberges, à la caserne des légionnaires de Fulminata ou à celle de la milice urbaine, lors des soirées élégantes ou des beuveries épiques, on commenta les prestations de Galini, de Boudicca, d'Aper, de Penthésilée et de Lysippé, d'autres encore dont on n'avait pas toujours retenu les noms.
Le ludus Metellus.
Julia fut chaleureusement félicitée et noyée sous les invitations.
— Ta gloire assure définitivement la réussite de mes ambitions, lui déclara un soir Quintus l'air goguenard. On me courtise autant que si j'étais le favori de l'Empereur en personne.
— Tu m'en vois ravie, mon chéri, répondit distraitement Julia.
— Tu n'as perdu que deux gladiateurs durant ces jeux.
— Mmm.
— Tu t'inquiètes pour Aeshma et Atalante ?
— Mmm.
— Comment vont-elles ?
— Ça va.
— Tu as reçu des réponses à ton offre ?
— Oui.
— Qui ?
— Anté. Il m'a demandé s'il pouvait racheter son contrat en me servant. Il est marié, il a un enfant et sa femme est enceinte. Il m'a dit qu'il ne regrettait pas de s'être engagé, mais qu'il avait des obligations envers sa femme et ses enfants et qu'il ne voulait pas risquer de les laisser seuls.
— Qu'as-tu décidé ?
— Il était sur l'Artémisia quand les pirates l'ont attaquée. J'ai pensé l'envoyer à Myra. Il pourra aussi veiller sur mes biens et sur la production de murex. Bois vert n'est pas très loin et il connaît Rachel.
— Tu as confiance en lui ?
— Je sais qu'Aeshma et Atalante voulaient qu'il s'embarque avec elles sur la Stella Maris. J'ai aussi parlé à Lucia, la femme du gladiateur mort sur l'Artémisia. Elle m'a assuré qu'Anté et sa femme étaient des gens honnêtes.
— Pourquoi s'est-il engagé dans la gladiature ?
— Pour rembourser les dettes que lui a laissées son père en mourant.
— Et tu n'as vu personne d'autre ?
— Britannia. Elle m'a demandé sa liberté. Enfin, elle m'a demandé si j'accepterai de la lui donner si elle partait.
— C'est tout ?
— Herennius m'a parlé d'Ajax. Il veut lui proposer d'être doctor.
— Une très bonne idée, je pense.
— Oui, si Ajax ne veut pas partir.
— Et Marcia ?
— Elle n'a pas daigné aborder le sujet, mais je compte bien la garder auprès de moi. Elle a été sérieusement touchée à la dernière chasse.
— Et tu t'inquiètes.
— J'ai eu du mal avant, Quintus. Mais maintenant...
— Tu ne veux pas laisser notre fille risquer encore sa vie pour un simple spectacle ?
Julia leva un regard reconnaissant à Quintus. Reconnaissant et surpris. Il grimaça.
— Cette gamine t'aime depuis longtemps, tu l'aimes en retour aussi affectueusement. J'ai toujours apprécié Marcia, sa confiance m'honore et, j'avoue que l'idée de l'adopter me comble de joie. De plus, j'éprouvais beaucoup d'estime pour Valens Atilius. Prendre soin de sa fille me semble être un devoir.
Julia haussa un sourcil.
— D'accord, je l'aime.
Julia s'approcha de Quintus et lui déposa un baiser doux et chaud sur la joue. Elle lui attrapa ensuite le menton, lui tourna la tête et l'embrassa sur les lèvres.
— Tu es l'homme de la situation, Quintus.
Le jurisconsulte lui enserrera la taille.
— Ah oui ?
— Mmm.
Il serra la jeune femme contre lui. Elle sourit narquoisement. Il passa ses mains dans son dos et promena ses lèvres dans son cou. Elle exhala un soupir de plaisir.
— J'ai du travail, souffla Julia.
— Je suis sûr que ça peut attendre.
Cela pouvait attendre.
.
Gaïa avait fait fi des humeurs et des restrictions d'Aeshma. Julia était passée voir la jeune Parthe, Marcia était passée la voir, Abechoura, Astarté, Quintus, Néria, bref tout le monde, sauf elle. Parce qu'Aeshma avait exigé vingt jours ? Si la terre entière pouvait la voir, Gaïa ne voyait pas pourquoi elle s'en priverait. D'ailleurs, elle n'irait pas la voir. Elle irait voir Atalante. La grande rétiaire, elle, ne lui avait pas imposé de délai stupide et qu'y pouvait Gaïa si Atticus avait logé les deux gladiatrices dans la même pièce ? Rien.
— Tu m'accompagnes, Astarté ?
— J'irai au bout de la terre avec vous, domina.
Gaïa la regarda d'un air contrarié.
— Vous en doutez ? demanda l'insupportable gladiatrice.
— Non. Dis-moi, Sabina ne s'est pas encore fait reconnaître ?
— Non.
— Elle s'inquiète pourtant pour Aeshma et Atalante.
— Je lui fais des rapports réguliers et si ce n'est moi, Néria et Abechoura s'en chargent. Elle ne veut pas influencer la décision de Germanus.
— C'est stupide. Ils s'aiment vraiment ?
— Je pense que oui. Marcia dit que c'était évident pour Germanus et elle m'a raconté les adieux de Sabina au ludus.
— Qu'a décidé Germanus ?
— Il attend, mais je vais aller le voir.
— Tu vas lui dire que Sabina est revenue ?
— Non, je vais le convaincre de regagner sa liberté.
— Abechoura n'a pas résisté quant à elle à aller voir Aeshma.
— Le combat d'Aeshma et d'Atalante l'a impressionnée. Sabina et Néria m'ont dit qu'elle n'avait jamais assisté à un munus avant celui-ci et les prestations d'Atalante et d'Aeshma sont toujours très impressionnantes. Abechoura a cru qu'elle allait perdre définitivement sa sœur. Elle ne veut pas en parler et prétend la détester, mais elle l'aime profondément.
— Tu as eu peur ? voulut savoir Gaïa.
— Pour ces deux folles ? Mouais, un peu, mais j'ai confiance. Je sais qu'elles n'iront jamais trop loin et puis, c'est tellement... Elles sont tellement...
— Et tu es allée les voir sitôt le munus fini, lui reprocha Gaïa. Tu m'as abandonnée.
— Marcia était avec vous, se défendit Astarté. Et, euh...
— Tu t'inquiétais.
— Je voulais savoir si elles allaient bien.
— Tu es une amie précieuse, Astarté.
— Merci, domina.
— Tu m'accompagnes alors ?
— Oui, je vous défendrais contre Aeshma ! plaisanta Astarté.
Gaïa sourit avec indulgence.
.
Aeshma ne se fâcha pas et se fendit même d'un sourire de bienvenue et d'une plaisanterie :
— Vous n'avez pas résisté ?
— Mmm, vu votre prestation, tu t'attendais à ce que je vous ignore ? répondit Gaïa.
— Non, pas trop.
— J'ai apporté à manger.
Aeshma se renfrogna.
— J'ai demandé l'autorisation de votre médecin, celle de votre doctor et celle de votre laniste.
— Ouais ?
— Oui. J'ai pensé que vous auriez peut-être des visiteurs donc j'ai prévu large.
— Vous usez des privilèges que vous confèrent vos liens familiaux avec Julia Metella Valeria.
— Doutais-tu que je n'en profite pas ?
— Non.
Marcia arriva sur ces entre-faits. Elle s'égaya tout de suite de l'initiative de Gaïa et se mit à jacasser comme une pie. Astarté l'encouragea. Elles commencèrent à plaisanter et Néria qui n'avait pas manqué d'accompagner Gaïa riait à gorge déployée.
— Tu parles d'une convalescence, grommela Aeshma.
— Je t'ai préparé des lentilles et du poisson cru. Et j'ai apporté la meilleure posca du marché, voulut l'amadouer Gaïa.
Aeshma se dérida tout de suite et se redressa sur sa couche.
— Domina, je vous adore ! dit-elle avec enthousiaste. La bouffe est horriblement triste ici. Atticus est un véritable tortionnaire.
Tout le monde rit.
Le repas fut joyeux. Atalante céda la première à la fatigue. Astarté l'incita à se recoucher et l'aida à trouver une position confortable.
— Je peux mourir en paix, marmonna la jeune Syrienne à moitié endormie.
— T'attendras un peu si ça ne te dérange pas, répliqua Astarté.
— Mmm, je te manquerais ?
— Ouais.
— Et tes principes idiots ?
— Si tu reprends ta liberté, je les laisserais tomber.
— Avec tout le monde ou juste avec moi ?
Astarté se figea.
— Je te connais, expliqua Atalante.
— Avec toi seulement, finit par répondre Astarté.
— Tant mieux, il ne me restait plus qu'une fois pour cette année.
— Parce que tu en espérais plus que trois ?
— Mmm, bien plus que ça, sourit bêtement Atalante.
— Il faudrait que tu sois un peu plus en forme avant cela, la provoqua Astarté amusée.
— J'y travaille, Astar, j'y travaille, murmura Atalante.
— Dors en attendant.
— Mouais. Sois sage en attendant, sourit encore Atalante en sombrant.
Astarté se mordit les lèvres. Elle passa une main sur le front d'Atalante. Pas très sûre de mériter son affection et son estime, sûre par contre qu'Atalante méritait la sienne.
Aeshma tint un peu plus longtemps. Ce fut Atticus qui renvoya tout le monde.
— Soigne-toi bien, Aeshma, lui dit Gaïa en prenant congé.
— Merci, domina, et c'était gentil pour le repas, vous pouvez revenir quand vous voulez.
— C'est noté. Avec de quoi manger ?
— Non, pas obligé. Votre présence suffira.
— Ton délai tient toujours ?
— Mouais, sauf si on n'est pas rentrées au ludus au moins trois jours avant son expiration.
Gaïa prit un air songeur.
— S'il vous plaît, ajouta Aeshma.
— Comme il te plaira, accepta sérieusement Gaïa.
Un regard d'intelligence.
Aeshma s'était montrée amicale et agréable, pourquoi lui refuser par caprice ce qui lui tenait à cœur ? Gaïa savait que la jeune Parthe ne resterait pas au ludus. C'était tout ce qui lui importait vraiment.
***
Une tête apparue, suivie d'un torse. Le reste ne suivit pas. La gladiatrice marqua un temps d'arrêt. Elle s'apprêtait à repartir quand Atalante l'aperçut :
— Enyo, reste ici. Je pars. Marcia, tu viens ?
— Où ça ? répondit étourdiment la jeune fille qui profitait des rayons chauds du soleil d'automne et rêvassait béatement, allongée sur le dos.
— Marcia, la morigéna gentiment Atalante.
— Mais quoi ? protesta la jeune fille.
Atalante se baissa pour lui attraper la main et la tira brusquement sur ses pieds.
— Parfois vous vous ressemblez tellement, grommela Atalante.
— Eh ! protesta Aeshma.
— Vraiment, vous êtes bêtes, ajouta la grande rétiaire. Allez, Marcia, bouge-toi.
Marcia s'apprêtait à la suivre quand elle aperçut enfin la jeune Sarmate.
— Oh ! Salut, Enyo ! la salua-t-elle joyeusement.
— Marcia ! râla Atalante qui présageait que Marcia allait se lancer dans une discussion qu'Enyo ne repousserait pas.
— Mais... Oh...
Marcia s'embarrassa soudain.
— Ah, euh, tu veux parler à Aeshma ? demanda-t-elle à la thrace.
— Parfois, tu me désespères, Marcia, grogna Aeshma en se redressant en position assise.
Elle adressa ensuite une mine courroucée à Atalante.
— Mais elle ne me ressemble pas ! affirma-t-elle.
— Presque pas, ricana Atalante.
Elle s'éloigna. Elle avait toujours le bras droit immobilisé et elle boitait. D'autant plus qu'elle avait autant de difficulté à poser le pied droit que le pied gauche. Elle dormait mal à cause de son bras et Aeshma tout comme Atticus avait drastiquement restreint sa consommation d'opiacé et de chanvre.
***
Atalante sur-réagissait aux drogues. Sa quasi-overdose un an auparavant avait exacerbé sa sensibilité. Même sous dose réduite, elle prenait un air complètement imbécile et se fendait de déclarations plus stupides les unes que les autres. Elle se montrait horriblement sentimentale et Aeshma avait dû appeler à l'aide pour gérer sa camarade.
Astarté s'était lâchement défilée, arguant qu'Atalante ne lui avait pas permis le moindre geste affectueux depuis quinze jours et qu'elle ne voulait pas malhonnêtement profiter d'elle. Aeshma l'avait insultée et pour finir, la grande Dace avait avoué qu'elle ne résisterait pas à Atalante si celle-ci lui faisait des avances trop appuyées et qu'Atalante lui reprocherait certainement par la suite d'avoir céder à son désir.
— Tu te fous de moi ?! avait demandé Aeshma avec véhémence.
— Non.
Aeshma avait enjoint Astarté à disparaître de sa vue et l'avait traitée de tous les noms. La Dace avait haussé les épaules.
— Tu ne comprends jamais rien, Aesh.
— Dégage !
Atalante était devenue ingérable. Si on ne répondait pas à ses paroles dégoulinantes de sentimentalité ou à ses envies de câlins béats, elle se mettait à pleurer en disant que personne ne l'aimait, qu'elle était stupide et frustre, que tout le monde était lettré, qu'elle était ignorante, qu'elle ne savait pas monter à cheval, qu'elle ne savait pas nager, pas danser, pas tirer à l'arc et qu'elle ne savait même pas comment préparer une salade de lentilles ou un plat de poisson cru qui rendaient Aeshma si heureuse. Le reste du temps, elle somnolait, un sourire crétin affiché sur les lèvres. Du moins, c'était ainsi que le définissait Aeshma.
Aeshma qui retint plus d'une fois ses poings.
Marcia, inquiète, lui suggéra d'arrêter les drogues et d'en parler à Atticus. La jeune fille détestait voir la grande Syrienne dans cet état.
Ni Atticus, ni ses aides, ni les masseurs, ni les doctors, ni même Julia ou Gaïa ne connaissaient l'état d'Atalante quand elle délirait. Aeshma la tenait à l'abri des regards. Chloé avait bien essayé de prendre de ses nouvelles, mais Aeshma avait refusé qu'elle lui rendît visite quand Atalante était sous l'emprise des drogues. Et Aeshma s'assurait que sa camarade était normale quand elle prenait l'air, ce qui était rare.
La jeune Parthe se résolut à suivre l'avis de Marcia. Elle se confia à Atticus. Lui avoua les effets secondaires des drogues. La Parthe semblait épuisée.
— Pourquoi ne m'en as-tu rien dit avant, Shamiram ?
— ...
— Tu me déçois, medicus. Ton affection pour Atalante, t'as fait oublier que trop d'effets secondaires tuent l'efficacité d'une drogue. De plus, toi qui es toujours si attentive à ton corps, tu t'es négligée. Tu dors bien ?
— Non. Elle me colle, elle parle tout le temps et elle pleure quand je la jette, grommela Aeshma.
— On arrête.
— Mais elle souffre.
— Pourquoi es-tu venue me voir, alors ?
— Marcia m'a conseillée de...
— Marcia a bien fait. La douleur passera et Atalante est assez résistante pour s'en accommoder d'ici-là.
Depuis Atalante souffrait. Mais elle avait l'air normal.
Elle accepta l'arrêt des drogues sans comprendre ce qui l'avait motivé. Le nom d'Atticus et la confiance qu'elle vouait à Aeshma la dispensèrent de poser des questions. Elle en réclama cependant. Particulièrement la nuit quand la douleur devenait trop forte. Aeshma répondait qu'elle n'en avait pas besoin, qu'elles freinaient sa guérison. Mais un soir qu'elle n'arrivait pas à dormir, Atalante finit par reprocher son indifférence à Aeshma.
— Aesh, pourquoi tu ne me donnes rien ? Pourquoi Atticus ne me donne rien non plus ? Je n'en demande pas tout le temps, mais je n'en peux plus. Juste la nuit. J'ai besoin de dormir.
— Non.
— Mais pourquoi ?
— Parce qu'il te faut des prises en trop grande quantité.
— Et alors ?
— Et alors, c'est mauvais pour la santé.
— Mais n'importe quoi ! Aesh, s'il te plaît, l'avait suppliée Atalante.
La grande Syrienne avait insisté, elle pouvait s'accommoder des jours, mais pas des nuits. Gérer la douleur, mais pas le manque de sommeil. De dépit et de frustration, Aeshma lui avait crûment craché la vérité. Atalante s'était décomposée. Elle repensa à sa nuit dans les bras de Gaïa.
— Comme à Rome, souffla-t-elle atterrée.
— Ouais, voilà, avait hargneusement confirmé Aeshma.
Elle fronça soudain les sourcils. Rome ? Atalante avait l'air bien trop horrifiée pour que ses écarts se fussent limités à ce qu'en savait Aeshma : ses déclarations, son air crétin et son envie de dormir avec elle. La jeune Parthe se rappela qu'Atalante avait passé la nuit à la villa de Gaïa, dans les bras de Gaïa et qu'elle appelait la domina par son prénom depuis cette fameuse nuit.
— Qu'est-ce que tu as fait à Rome ? lui demanda-t-elle.
— J'ai voulu séduire Antiochus... avoua piteusement Atalante.
Aeshma se mit à rire.
— ... et Gaïa, souffla ensuite Atalante d'une voix à peine audible.
Aeshma redevint tout à coup extrêmement sérieuse.
— Gaïa ?
— Euh, oui, mais on a rien fait, elle, euh... Elle a été très gentille.
— C'est là, dit soudain Aeshma.
— Quoi là ?
— C'est cette nuit-là que tu lui as raconté Pergame.
Atalante blêmit.
— Elle t'a raconté ?
— Non, elle ne m'a rien raconté, la rassura Aeshma. Elle m'a juste fait comprendre que tu t'étais confiée à elle.
Atalante se détendit.
— Elle ne trahirait pas un secret, Ata. Jamais.
— Oui... Elle s'était montrée tellement... et c'était plus facile...
— C'est pour cela que tu l'appelles Gaïa ?
— Oui, je n'arrive pas à... euh...
— Oh ! la morigéna gentiment Aeshma. Ata, arrête de délirer. Gaïa est quelqu'un de bien.
— Tu as arrêté de l'appeler domina ? lui demanda Atalante un peu surprise et plutôt ravie.
— Tu dors avec Astarté toutes les nuits ? répliqua Aeshma.
La conversation fut close.
***
Enyo s'avança gauchement.
— Allez, amène-toi, Enyo ! l'invectiva sèchement Aeshma. Tu n'es plus une novice.
La jeune Sarmate prit un pas plus assuré.
— Assieds-toi, l'invita Aeshma. Tu veux me parler ?
— Mmm.
Enyo s'assit, puis resta silencieuse. Elle avait retardé sans cesse son entrevue avec sa meliora. Elle voulait son avis. Elle avait pris une décision, mais elle n'était pas très sûre qu'elle fût sage, qu'elle fût aussi capable d'assumer son choix à long terme. Son regard se perdit au loin. Les vergers et les oliveraies, la montagne et les forêts. Elle inspira longuement.
— C'est vrai que c'est bien les terrasses, murmura-t-elle. Tu as toujours de bonnes idées.
— Pourquoi crois-tu que je sois meliora ? répliqua Aeshma mi-revêche, mi-moqueuse.
Les états d'âme d'Enyo l'énervaient, mais elle aimait bien la Sarmate. Et, depuis un an, celle-ci ne l'avait jamais déçue. Aeshma était même plutôt très fière de la compter parmi les thraces.
— Bon, Enyo... ? ronchonna-t-elle.
— Je voudrais ton avis.
Aeshma attendit la suite. Elle ne vint pas.
— Je t'écoute, grogna Aeshma.
— Tu as beaucoup travaillé à la forge quand nous étions au Grand Domaine.
— Mmm, j'aime bien.
— C'est Berival qui t'a appris ?
— Mmm.
— C'est un bon maître ?
— C'est un bon forgeron.
— Il est sympa...
— Mmm.
— Je t'ai observé forger, j'ai observé Berival aussi.
Enyo se mordilla la lèvre inférieure.
— Enyo ! s'impatienta Aeshma
— J'aime bien Berival et... Aeshma, crois-tu qu'il accepterait de m'apprendre le métier ?
— Tu veux devenir forgeron ?
— Je voudrais apprendre à forger des armes et des pièces de bouclier ou d'armure. Je sais qu'il en est capable. On s'est battu avec des armes qu'il avait lui-même forgées. Elles n'étaient pas très belles, mais elles étaient bien équilibrées et je n'ai pas eu grand-chose à leur reprocher question efficacité.
— Il crée des outils pour le domaine, les serpes tailladent aussi bien que des sicas. Il répare et forge les pointes des lances pour les gardes et les bergers Et, depuis qu'il travaille pour Julia, il a appris à forger des pointes de flèches.
— Ouais, c'est génial. Ici on n'a même pas le droit d'approcher l'armurerie.
— Je ne savais pas que le métier te plaisait.
— Je ne pense pas qu'un gladiateur qui se respecte ne soit pas intéressé par le travail de l'armurier. Gaelig répare nos pièces d'armure et nos armes, il les affûte, mais Berival, il les forge. C'est... Comment c'est de travailler le métal ?
— Pourquoi tu n'as rien dit au Grand Domaine ? Berival t'aurait accueillie avec plaisir.
— Je n'ai pas osé.
— Tu es débile.
— Aeshma, crois-tu que je saurais apprendre le métier ? Crois-tu que ça me plairait ? Crois-tu que Berival accepterait de me former ? Crois-tu que Julia Metella accepterait ? Crois-tu que...
— Oh ! Enyo... l'arrêta la jeune Parthe.
— Désolée, s'excusa la Sarmate qui savait que sa meliora n'aimait pas vraiment discuter.
— Et si je te dis non ? Qu'est-ce que tu feras ? lui demanda Aeshma.
— Je ne sais pas...
Enyo n'avait pas vraiment pensé à une autre option. Aeshma décida d'être honnête.
— Bon, d'abord, sache que tu n'as pas besoin de moi pour prendre ta décision.
— Je suis désolée de t'avoir déranger, s'excusa la jeune Sarmate.
Elle esquissa un mouvement pour se relever. Une main de fer la retint assise.
— Tu es déjà débile, ne te montre pas stupide, la morigéna durement Aeshma. Je ne vais pas te refuser ce genre de conseil.
— ...
— Tu veux savoir si tu sauras apprendre le métier ? Si tu possèdes les qualités qu'il faut à un apprenti ? Tu sais écouter, Enyo, tu sais apprendre. Tu mérites ta place au premier palus, on ne te l'a jamais donnée à cause de moi, tu le sais très bien, pourtant tu ne t'es jamais montrée envieuse et tu ne m'en as jamais voulu.
— Tu es meilleure que moi, se justifia honnêtement la jeune gladiatrice.
— Là n'est pas le problème. Pour débuter en forgerie, il faut accepter de ne rien savoir, de commencer depuis le début. Je sais que tu en es capable, parce que tu n'as jamais ignoré un conseil et que, mieux encore, tu les sollicites.
— Mais tu m'as toujours reproché cela, s'étonna Enyo.
— Je ne voulais pas que tu perdes confiance en toi parce que, une fois sur le sable, on est tout seul et que si tu penses à ce que ferait untel ou untel, tu te déconcentres. Quand on se déconcentre, on fait des erreurs et on reçoit des coups.
— C'était bidon tes coups de gueule ?
— Non, tu m'énervais, ronchonna Aeshma.
Enyo dissimula un sourire.
— Si le métier te plaira ? continua Aeshma.
Elle regarda attentivement sa camarade.
— Je pense que oui. Si l'idée d'apprendre à forger t'a séduite, je suis sûre que ça te plaira. Si Berival acceptera de te former ? Tu t'es bien entendu avec lui ?
— Oui.
— Mmm, il m'a fait une ou deux réflexions sur toi. Il t'apprécie, je crois que tu l'as impressionné.
— Ah bon ?
— Enyo, râla Aeshma. Sans toi, Gallus et Ishtar, on ne serait jamais rentrés dans la propriété. Enfin, on y serait rentrés, mais avec beaucoup plus de pertes. Tu étais responsable de cette mission et tu l'as menée à bien. Tu as su faire confiance aux gens qu'il fallait et prendre d'heureuses initiatives. Mieux, tu as su mener Gallus et Ishtar à donner le meilleur d'eux-mêmes. Tu crois que Berival ne s'en est pas aperçu ? Je te connais en tant que meliora, je t'ai formée quand tu étais novice, je sais qui tu es et de quoi tu es capable. Il acceptera. Et si comme je le crois, tu te passionnes pour le métier, il t'apprendra tous ses secrets.
— Comme Atticus avec toi ?
— Mouais, sourit Aeshma. Pareil. C'est un beau métier, Enyo. Quand tu travailles une pièce de métal et que peu à peu, elle change de forme sous ton marteau...
Aeshma soupira. Un geste de la main montra à Enyo ce qu'Aeshma pouvait éprouver quand elle forgeait. Son plaisir et sa fierté. Un sentiment de puissance lié à la sensation de créer, de transformer. Par la force de son bras, l'habilité de sa main et la puissance de son esprit. Maîtriser le geste et tout le reste. Chercher, comprendre et réussir. Tout ce qu'Enyo avait observé s'afficher au fond du regard de sa meliora quand elle forgeait, quand Berival s'approchait d'elle et approuvait son travail d'un hochement de tête. Quand il lui montrait quelque chose, qu'il lui expliquait quelque chose. Qu'il la félicitait.
— Quant à Julia Metella, continua Aeshma. Pourquoi refuserait-elle ? Il y a juste un petit problème...
— Lequel ?
— Tu devras vivre dans les parages de Tidutanus, Ursus et Corvinus. Ils assurent la sécurité du Grand Domaine.
— Bah, je les ai supportés six ans. Et puis, j'ai combattu deux fois aux côtés de Tidutanus et d'Ursus.
— Tu as même sauvé la vie de Tidutanus sur la Stella Maris si je ne m'abuse ?
— On ne laisse pas mourir un compagnon d'arme.
— Le problème est donc réglé, conclut la jeune Parthe.
— Merci, Aeshma.
La meliora grogna. La décision d'Enyo lui plaisait.
— Tu vas partir aussi ? voulut savoir Enyo
— Oui.
— Tu vas vivre avec ta sœur ?
— Mouais, peut-être.
— Profites-en. Ne gâche pas ta chance.
Aeshma tourna la tête vers la jeune Sarmate.
— J'appartenais à une petite tribu, expliqua la jeune Sarmate. On bougeait de place en place à la recherche de pâturages et de villages ou de campements à piller. Il ne faisait pas toujours bon pour les voyageurs de croiser notre route. On attaquait leurs convois et on se servait de ce dont on avait besoin. S'ils s'étaient rendus, on les laissait en vie et libres. Le commerce des esclaves ne nous intéressait pas. Pour les villages ou les campements, c'était pareil. On ne les incendiait pas et on ne tuait que ceux qui avaient voulu se battre et qu'on avait été obligés de tuer. On épargnait les autres et on n'achevait jamais les blessés. Ça nous permettait de revenir tous les deux ou trois ans. S'il n'y a plus de village, plus de campement, il n'y a plus rien à voler.
— Des pillards, hein ?
— Pas seulement, se défendit Enyo. On faisait de l'élevage aussi et on vendait nos produits. On défendait notre territoire contre les autres groupes. Nous sommes des guerriers, Aeshma.
— Mmm, c'est pour cela que tu savais déjà te battre en arrivant au ludus ?
— On commence notre formation très jeune. J'avais déjà participé à des pillages et à deux guerres contre des tribus hostiles. On n'était pas très puissants ni très riches, mais on vivait bien.
— Et comment tu t'es retrouvé enchaînée ?
— L'une des tribus qu'on avait vaincue. Ils convoitaient notre territoire et notre troupeau. Ils n'avaient pas trop apprécié leur défaite non plus. Ils se sont alliés avec une petite cité que nous attaquions régulièrement. Il y avait aussi des guerriers étrangers, des mercenaires. Et des marchands. On ne les a pas attaqué, on n'en avait pas l'intention, mais ils nous avaient repérés. Ils ont attaqué le campement. On a été submergés. Notre chef a déposé les armes, comme c'est la coutume chez nous. Si tu déposes les armes, tu avoues avoir été vaincu et tu te retires. Implicitement une trêve de plusieurs années est instituée de part et d'autre. Mais là... Notre chef a été tué. Lâchement, alors qu'il ne portait plus d'arme. Ensuite... Ça a tourné au massacre. À la fin, il ne restait presque personne. Les survivants ont fini à genoux. Les habitants de la cité et les membres de la tribu ennemis voulaient nous égorger jusqu'au dernier, les marchands ont proposé de nous emmener et de nous vendre. Ils ont promis un pourcentage sur la vente et ils ont eu gain de cause. Les blessés ont été achevés, les autres ont été vendus dans une ville au bord du Pont-Euxin*, à Olbia. Je me suis retrouvée seule. J'ai ensuite été emmenée à Héraclée du Pont. Un marchand qui connaissait Téos m'a achetée pour me revendre à lui. Il savait que je l'intéresserais.
— Les Amazones n'ont pas toutes disparues, alors ?
— Je ne suis pas une Amazone, Aeshma, protesta modestement Enyo. Notre tribu avait besoin de tout le monde pour combattre, les hommes seuls n'auraient pas suffi, d'ailleurs hommes et femmes partagent également les tâches et les responsabilités chez nous. Ce que je voulais te dire, c'est que j'ai perdu tout le monde. J'ai vu tomber ma mère, mon père, mes sœurs, mon frère, mes oncles et mes tantes. Pas un membre de ma famille n'a survécu. Et pour ma tribu... Nous n'étions pas nombreux à avoir survécu, je suis la seule à avoir traversé la mer. Je ne retrouverai jamais personne et aucune autre tribu ne m'acceptera jamais plus dans ses rangs et même si c'était le cas, je n'aurais pas envie de m'intégrer dans une autre tribu. Je n'ai plus d'existence sur les terres qui m'ont vue naître et grandir. Sauf si je me mariais et je n'ai pas envie de me vendre.
— Tu n'as jamais raconté ça à personne. On savait juste que tu étais Sarmate parce que Téos t'appelait comme cela au début.
— Le temps des secrets est fini, déclara simplement Enyo. Merci pour tes conseils. Tu resteras toujours ma meliora, Aeshma.
— Pff...
— Tu m'as inspirée sur le sable et tu as toujours pris soin de moi. C'était très dur au début.
— Mais dis-moi, Enyo ? réalisa tout à coup Aeshma. Tes pillages ? Tu attaquais à pieds ?
La jeune gladiatrice rougit.
— Non.
— À cheval ?
— Oui.
— Tu sais monter ?
— Oui.
— Pourquoi tu n'en as jamais parlé ?
— C'était avant et de toute façon, les gladiateurs combattent à pied. Je me suis félicitée de n'avoir rien dit. J'aurais détesté devenir bestiaire et après, quand nous sommes partis pour libérer le dominus et son fils, je ne voulais pas être privilégiée.
— Tu montes bien ?
— Nous sommes un peuple de cavaliers. Quand je te parlais de troupeaux, je te parlais de troupeau de chevaux, pas de chèvres ou de moutons.
— Si jamais je reviens au Grand Domaine, je verrai ce que tu vaux.
— Quand tu veux, sourit Enyo qui avait saisi le défi dans la déclaration de sa meliora.
— Julia possède des chevaux magnifiques.
— J'avais remarqué. Bon, je te laisse, merci, Aeshma.
Alors qu'Enyo se levait, Aeshma l'apostropha :
— Enyo ?
— Oui.
— Tu as pris une bonne décision, dans d'autres circonstances, j'aurais pris la même.
— Ouais, souffla Enyo.
Aeshma... pensa-t-elle avec estime.
— Une dernière chose... dit encore la meliora.
Ah ! Aeshma n'aurait pas été celle qu'Enyo pensait qu'elle était, s'il n'y avait eu cette dernière chose. Une chose qui l'inquiétait elle aussi.
— Oui ?
— Ishtar... dit Aeshma. Euh... tu sais ce qu'elle va faire ?
— Non. Mais je crois que tu devrais lui parler.
— Pourquoi ?
— Je crois qu'elle a besoin qu'on la guide un peu.
— Comme toi ? plaisanta Aeshma.
— Tu es ma meliora et une camarade, Aeshma. Ishtar te voit différemment et elle est beaucoup plus jeune que moi. Elle a besoin de toi. J'ai essayé de lui parler, mais elle a esquivé toutes mes tentatives. Je sais simplement que Britannia a discuté avec elle.
— Britannia ?
— Elles ont partagé leur noviciat ensemble.
— J'irai la voir.
— Merci, j'aime bien cette fille et elle n'a pas démérité de notre armatura.
Aeshma ne pouvait qu'approuver.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Janus, Musée du Capitol, Rome.
Le Pont-Euxin : nom donné par les anciens à la mer Noire.
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