Chapitre CXXXI : Malentendus, violence et concertations
— Je suis vite arrivée au même conclusion que toi, Aeshma. Et à vrai dire ça ne m'a pas du tout fait plaisir.
— Non ?
— Non.
— J'aurais pourtant cru que tu aurais trouvé quelques compensations à sa présence.
Atalante lui donna une taloche sur le front.
— Aesh... la mit-elle en garde.
— On ne peut jamais plaisanter avec toi.
— Tu veux qu'on plaisante ? Très bien. Alors, dis-moi...
Aeshma lui plaqua les doigts sur la bouche.
— On ne plaisante pas. Je ne plaisante pas. Je retire ce que j'ai dit.
— Tu me fais des excuses ?
— Oui, oui. Plein. Autant que tu veux.
Atalante rit.
— Et après ? demanda Aeshma.
— J'étais furieuse. Autant que toi. Astarté avait eu sa chance, elle nous avait assuré qu'elle ne la gâcherait pas. Elle était... penser à elle, à sa vie...
— ... c'était bien, conclut Aeshma pour elle.
Atalante regarda Aeshma. La jeune Parthe se fendit d'une moue. Elle aussi aimait parfois penser au destin d'Astarté. Elle l'imaginait accompagner Néria au marché, lui apprendre à se défendre, s'entraîner avec Gaïa Metella, partir avec elle en voyage, jouer au gros bras, dangereuse et sans scrupule. Discuter avec Abechoura. Promener sa grâce et ses yeux dorés, user de son charme consciemment ou pas sur tous ceux qui partageaient sa vie. Aeshma aimait à penser qu'Astarté profitait pleinement de sa nouvelle vie, de sa liberté. Qu'elle s'y mouvait avec aisance. Elle espérait que la Dace s'entendait bien avec Abechoura. Qu'elles deviendraient amies. Abechoura était jolie. Sa personnalité plairait à Astarté. Si la Dace la remarquait et jetait un jour son dévolu sur elle, Abechoura apprendrait entre ses bras qu'on pouvait prendre soin d'elle, soin de son corps et de ses sentiments. Aeshma secouait la tête quand elle pensait à cela. C'était un peu gênant. Pour elle, pour Abechoura et pour Atalante qui aimait beaucoup Astarté.
Un peu trop de l'avis d'Aeshma. C'était de la faute d'Astarté. Cette fille était une incarnation mortelle de la déesse dont elle portait le nom.
— Oui, approuva Atalante. Astarté a forcé son destin. Et, je sais que ça peut paraître bizarre, mais ça me rend heureuse.
— Ce n'est pas bizarre, affirma Aeshma.
— ... ?
— Je suis contente aussi quand je pense à elle.
Atalante se fendit d'un grand sourire. Aeshma ne la décevait jamais. Presque jamais.
— Bon, Ata, la relança Aeshma. Tu racontes ou pas ?
— Oui, oui, répondit-elle prestement à son impatiente camarade.
***
Astarté riait, posait des questions idiotes, ne répondait à aucune de celles qu'on lui lançait. Elle donnait des coups de poing amicaux à Marcia, ébouriffait les cheveux de Galini, lui demandait si elle avait remporté des victoires, se tournait vers Ishtar, l'appelait la gazelle, prenait des nouvelles d'Andrasta auprès de Boudicca qui ne savait pas si Astarté se moquait d'elle ou pas, et laissait Britannia répondre à sa place. La Dace aux larges épaules lançait des regards joyeux à Atalante.
La rétiaire s'assombrissait au fur et à mesure que les retrouvailles s'éternisaient.
À la fin, elle n'y tient plus. Atalante perdait rarement son sang-froid et se mettait encore moins souvent en rage, particulièrement si Aeshma n'était pas dans les parages.
L'air faraud d'Astarté la mit en rage.
Une rage froide déclenchée par la bêtise incommensurable d'une fille qu'elle avait toujours pensée sage et prudente.
Une rage décuplée par l'affection qu'elle éprouvait pour la Dace aux yeux dorés.
Elle était tellement fière de sa camarade, tellement heureuse pour elle. Cette imbécile piétinait leur espoir et leur fierté. Astarté en revenant au ludus démontrait que ce que pensaient tous ceux qui méprisaient les gladiateurs était vrai. Qu'ils n'étaient que des hommes et des femmes brutaux et frustres qui n'existaient que par, et dans la violence. Héroïques et courageux peut-être face à la mort, mais vils et barbares pour tout le reste.
— Si vous ne voulez pas aller vous coucher le ventre vide, déclara-t-elle aux gladiateurs. Vous avez intérêt à filer tout de suite au réfectoire.
— Tu nous accompagnes, Astarté ? demanda gentiment Gallus.
— Oui, c'est ça, elle t'accompagne au réfectoire, Gallus, répliqua aigrement Atalante. Et après, elle ira te vider les couilles dans un coin tranquille.
Le Gaulois se figea sous la réplique cinglante et vulgaire si peu en accord avec la personnalité de la meliora. Le ton tranchant.
— Je vous ai donné un ordre, menaça Atalante.
Marcia, décontenancée par la colère d'Atalante, lança un regard à Astarté, puis elle interrogea la grande rétiaire du regard.
— Toi aussi, Marcia !
La jeune fille hésita. Astarté l'incita d'une grimace discrète à obéir.
— Dégagez ! aboya Atalante.
Prudents face à l'orage qui menaçait d'éclater, Marcia et Germanus entraînèrent rapidement leurs camarades à les suivre.
.
— Mais qu'est-ce qu'elle a ? demanda Galini à Marcia quand elle fut hors de portée de voix de la grande rétiaire.
— Elle est fâchée, répondit Gallus. Très fâchée même.
— Mais pourquoi ? Je croyais qu'elle aimait bien Astarté, observa Celtine.
— Justement, répondit Germanus.
— Quoi ? Justement ? voulut savoir Celtine.
Marcia s'assombrit soudain. Elle jura entre ses dents.
— Oui, acquiesça Germanus. Atalante s'est posé la même question que toi et elle est arrivée à la même conclusion. On était si heureux de la revoir qu'on a oublié de se demander pourquoi elle était là.
— Tu crois qu'elle...
Galini ne finit pas sa phrase. Elle jura elle aussi. Astarté avait signé un contrat d'auctorata. Tout le monde comprit et les bavardages joyeux laissèrent place à un silence lugubre.
.
— Tu n'es pas contente de me revoir ? grimaça Astarté.
— Non.
— Moi, je suis très contente.
— Tu as vu Aeshma, Astarté ?
— Oui.
— Elle était dans quel état ?
— Dans un sale état.
— C'est ça que tu es venue retrouver ? demanda acidement Atalante.
— C'est vous que je suis venue retrouver.
— Je te déteste, je ne veux plus te voir.
Atalante tourna les talons et s'éloigna à grands pas furieux.
— Ata !
Astarté la rejoignit. Elle l'attrapa par le bras et la retourna vers elle. Atalante se dégagea brutalement.
— Ne me touche pas !
— Ata...
— Et ne m'appelle pas comme ça !
Le poing jaillit. Il plia Astarté en deux. Atalante lança un genou vicieux, Astarté fonça, tête toujours baissée, avant qu'il ne lui brisât le nez. Elles roulèrent sur le sable et la lutte s'engagea. Astarté tentait de limiter les dégâts, d'éviter les coups et de ne pas blesser sa camarade. Atalante se battait exactement à l'encontre des précautions que déployait la Dace aux larges épaules. Avec la volonté de faire mal. De punir.
— Mais qu'est-ce qu'elles font ?! cria soudain une voix. Astarté !
La Dace grogna, mais elle ne put formuler aucune réponse intelligible. Atalante n'était pas une adversaire à négliger. Elle paierait très cher le moindre moment de distraction. Elle avait été distraite. Une fraction de seconde qui permit à Atalante de prendre le dessus et de l'immobiliser par une clef extrêmement douloureuse.
— Ata... coassa Astarté.
— Tu t'es vendue ! cracha la grande rétiaire. Ça ne te suffisait pas de te faire vendre, tu t'es vendue toi même ! Tu as abandonné Gaïa et Abechoura, et tu t'es vendue pour le flagellum et tes rêves de gloire dérisoire. Tu me dégoûtes.
***
— Tu lui as vraiment dit ça ?! s'ébaudit Aeshma.
— J'étais vraiment en colère.
— Oui, mais...
— Si tu avais été à ma place, tu aurais fait pareil, se défendit Atalante.
— Je n'en suis pas sûre.
— Bien sûr que si. Tu étais prête à lui casser la figure tout à l'heure.
— Oui, c'est vrai. Mais... tu ne l'as pas fait, observa Aeshma. Je n'ai pas remarqué qu'elle souffrait de contusions ou d'un membre cassé.
— Marcia est arrivée.
— Elle t'a giflée ? rit Aeshma.
— Non, elle m'a étranglée.
— J'adore cette gamine ! rit Aeshma de plus belle.
Atalante sourit. Entendre rire Aeshma. C'était comme entendre le bouillonnement assourdissant d'une cascade. C'était miraculeux, généreux, vivifiant et plein d'énergie. Aeshma lui donna un coup de poing amical sur la pointe du menton :
— Quand tu cesseras de me sourire béatement avec ton air d'abrutie, tu me raconteras la suite ?
Aeshma savait. Elle lisait les humeurs et les pensées d'Atalante comme si elle tenait un livre ouvert devant elle. La taciturne petite Parthe était incroyablement sensible. Une qualité qu'elle avait toujours soigneusement dissimulée. Atalante adorait se sentir proche d'Aeshma.
— Ne me prends pas dans tes bras, Ata... la prévint Aeshma. Ce n'est pas le moment.
— C'est toi qui le feras quand tu sauras...
— Ça m'étonnerait.
— Sait-on jamais.
***
Atalante essaya de se dégager. Marcia resserra sa prise autour de sa gorge. La grande rétiaire ne pouvait pas maintenir Astarté et s'occuper de Marcia dans le même temps. Elle allait d'abord se venger d'Astarté. La Dace aux larges épaules cria. Elle tapait du plat de la main pour signifier qu'elle renonçait. Atalante s'en moquait, mais elle commença à suffoquer. Ses yeux se voilèrent, mais elle refusa de lâcher Astarté.
— Renonce, Atalante, lui souffla Marcia dans l'oreille.
Astarté tapait désespérément sur le sol.
— Elle n'est pas venue seule, lui dit Marcia. Elle n'a pas rempilé, elle n'a pas signé de contrat. Gaïa est ici, avec Julia et Quintus.
— Tu mens, coassa Atalante.
— Non, c'est vrai, dit une voix qu'Atalante connaissait.
Une jeune femme vint s'accroupir devant elle.
Néria.
Atalante cessa de resserrer sa prise sur Astarté, mais elle la maintint.
— Ata, râla la Dace.
— Atalante, Marcia ne ment pas, lui assura Néria. Astarté n'est pas venue signer un contrat d'auctorata, elle accompagne simplement Gaïa Metella, tout comme moi.
— Ouais, je la protège et je n'aurai pour rien au monde manqué ce voyage et la joie de te revoir, haleta Astarté.
Atalante reprit sa torsion. Astarté cria. Marcia resserra son bras. Atalante ouvrit la bouche pour chercher de l'air.
— Atalante, siffla la jeune auctorata dans l'espoir de la ramener à la raison.
Atalante relâcha sa clef. Astarté se détendit et s'allongea sur le ventre. Marcia desserra son étreinte. La grande rétiaire plongea ses yeux dans ceux de Néria. La jeune femme déglutit péniblement, toujours aussi impressionnée par la grande gladiatrice qui sous ses airs doux et tranquilles pouvait se montrer si dangereuse.
— Raconte, exigea Atalante.
— Les dominas m'ont demandé d'aller vous chercher, pas de te raconter ce que je sais.
— Ah, oui ?
— Oui, confirma fermement Néria. Si tu veux des réponses, tu les obtiendras auprès d'elles, pas auprès de moi.
— Néria est absolument incorruptible, annonça Astarté.
Atalante baissa les yeux sur la grande Dace étalée devant elle. Astarté se releva sur les coudes, puis sur les mains et sauta souplement sur ses pieds en position accroupie. Elle se tourna face à Atalante.
— Je vous attendais toi et Marcia, expliqua-t-elle.
— J'ai croisé Marcia dans la cour alors que j'allais rejoindre Astarté, dit Néria.
— Et on vous a retrouvées en train de vous battre, compléta Marcia. Je croyais que seule Aeshma pouvait vraiment te mettre en colère, Ata.
— C'est de sa faute, fit Atalante en regardant Astarté.
— Je n'ai rien fait, se défendit la Dace.
— Tu es stupide et tellement fière de toi.
— Tu ne m'as pas vraiment laissé le temps de te parler.
— Ça t'a amusée qu'on puisse croire que tu allais réintégrer la familia.
— J'étais simplement contente de vous revoir.
— Contente surtout de voir combien tu étais appréciée.
Astarté sourit.
— Parfois, Astarté...
— Oui ?
— Parfois, tu mérites une bonne correction.
— C'est bon, je l'ai eue, grimaça Astarté.
Elle se roula l'épaule dans la main.
— Tu m'as pratiquement déboîté l'épaule.
Atalante haussa les épaules.
— Mais je suis vraiment contente de te revoir, lui dit sincèrement la Dace aux yeux dorés.
Elle posa une main douce sur l'épaule d'Atalante et l'embrassa sur la joue. La grande rétiaire fronça les sourcils. Astarté lui dédia un sourire enjôleur. Atalante eut la furieuse envie de lui tordre le cou. Elle se contenta de secouer la tête et de vainement retenir un sourire que ne manqua pas de remarquer Astarté.
***
Aeshma se renfrogna.
— Je vais lui casser la gueule.
— Pourquoi ?
— Elle se moque de toi. Elle te mène en bateau et tu te laisses faire.
— Elle aurait joué exactement la même scène si tu avais été à ma place.
— Raison de plus pour lui casser la gueule.
— Tu l'aimes bien, Aesh.
— Et toi, tu l'aimes trop, lui reprocha Aeshma.
Atalante éclata de rire.
— T'es débile, maugréa Aeshma contrariée.
Aeshma s'inquiétait sincèrement pour Atalante. Astarté n'était pas folle d'Atalante comme elle avait été folle de Marcia. L'affection que vouait Atalante à la Dace aux si beaux yeux ne lui semblait pas équilibrée. Atalante était sensible et généreuse. Astarté était... Astarté. Aeshma n'avait jamais rencontré quelqu'un comme elle. Aeshma n'était certes pas un modèle de vertu, aucun des gladiateurs qui papillonnaient à droite et à gauche ne l'était, mais Astarté avait toujours été très active, bien plus que n'importe qui. Elle multipliait les partenaires avec qui elle gardait les même relations avant et après les avoir entraînés dans son lit. Aeshma en aurait été incapable. C'était aussi pour cela qu'elle s'était interdit la moindre histoire avec un membre de la familia, gladiateur ou autre.
Depuis le retour à Sidé, on n'évoquait jamais Astarté devant Atalante sans que son regard s'alluma. C'était discret, mais Aeshma la connaissait bien. Bon d'accord, elle prêtait assez attention à la grande rétiaire, pour le remarquer. Aeshma se désolait qu'Atalante pût tant aimer une fille qui, pensait Aeshma, ne pourrait jamais réellement lui donner ce qu'elle méritait. Ou peut-être que si, mais cela demanderait un tel changement d'habitude à Astarté qu'Aeshma doutait que ce fût possible. Marcia avait surpris la Dace, celle-ci ne se laisserait pas prendre au piège de la même façon par Atalante. Elle la connaissait depuis trop longtemps et elle savait exactement comment faire pour obtenir ce qu'elle voulait de la grande rétiaire.
Les inquiétudes d'Aeshma s'étaient tues en avril, quand elles avaient définitivement pris congé d'Astarté. Le retour de la Dace aux yeux dorés les ravivaient. Aeshma aimait beaucoup Astarté, elle la respectait plus encore et lui accordait sa confiance. Sauf en ce qui concernait Atalante parce que cette abrutie d'Atalante l'aimait trop et qu'Astarté... Aeshma ne savait pas ce qu'Astarté pouvait bien penser ou éprouver. Ni ce qu'Atalante espérait ou voulait vraiment. Ni si Aeshma pouvait lui faire confiance quand Atalante affirmait qu'elle n'avait rien à craindre d'Astarté et que Marcia, évidemment, abondait dans son sens.
D'ailleurs Aeshma détestait aborder ce sujet en présence d'Atalante et de Marcia. Premièrement parce qu'on évoquait une personne absente qu'elle aimait et ensuite parce que c'était le genre de conversation au cours de laquelle elle finissait toujours par se faire traiter de brute insensible et d'artichaut. Marcia adorait cette histoire d'artichaut qui énervait Aeshma parce qu'elle se sentait à chaque fois tournée en ridicule.
Atalante donna corps à ses craintes :
— Astarté n'est pas une manipulatrice.
—Quoi ?! protesta vivement la jeune Parthe. Astarté n'est qu'une manipulatrice.
— Mais elle est honnête.
— Vraiment ?
— Vraiment, lui assura Atalante.
Aeshma s'abîma dans une profonde réflexion. Atalante était lucide et ne mentait jamais. Si elle affirmait qu'Astarté était honnête, c'était que la Dace l'était. Mais qu'est-ce qu'Atalante entendait par honnête ? De toute façon, cela ne changeait rien au fait qu'Atalante aimait Astarté et que celle-ci... Aeshma soupira profondément. Pourquoi tout le monde n'était pas comme elle ou Astarté ? Dénué de sentiments. Pourquoi Atalante n'était pas comme elles ? Aeshma se serait moins inquiétée.
— Tu ne veux pas savoir la suite ? lui demanda doucement Atalante.
— Si.
— Néria nous a conduites dans l'un des petits appartements réservés aux invités de marques. Nous y avons retrouvé Julia, Gaïa et Quintus. Ils ont d'abord voulu savoir pourquoi tu avais fini accrochée sur un palus.
— Je l'avais mérité.
— Pas plus qu'Euryale, il ne t'aime pas, mais il le sait et cela ne lui a pas plu.
— Privilège de champion, sourit Aeshma en coin.
— Asper ne s'est pas montré juste.
— Tu as déjà vu un laniste faire œuvre de justice ?
— Non, pas vraiment, reconnut Atalante.
— La discussion n'a donc aucun intérêt. Bon, Atalante. Tu me dis ce qu'elles font là ?
— Le ludus a changé de propriétaire.
— Et...?
— Et il appartient maintenant à Julia.
— Tu me l'as déjà dit et je ne comprends pas comment c'est possible.
— Mais c'est vrai.
— Mais... c'est une femme. Le ludus a été acquis par l'Empereur. Comment Julia peut-elle... ?
— Titus est mort et Domitien le lui a cédé.
— Cédé ? Elle ne l'a pas acheté ?
— Elles ont dit que l'Empereur Domitien l'avait offert à Julia. Il paraît que les nouveaux Empereurs ont l'habitude de distribuer des faveurs aux gens qui les ont servis et soutenu lors de leur accession à la tête de l'Empire.
— Julia a aidé Domitien à succéder à son frère ? demanda Aeshma dubitative.
— Je n'en sais rien, c'est ce qu'elles ont dit.
— Astarté a sous-entendu que Titus n'était pas mort de la peste.
— En tout cas, Domitien a offert le ludus à Julia, et Tiberius Geganius Asper a déjà fait ses coffres. Il est parti ce matin.
Aeshma se fendit d'un petit sourire. Les sœurs Metella agissaient toujours avec célérité. Elles ne remettaient jamais une affaire en cours à plus tard. Aeshma adorait.
— Personne ne lui a cassé la gueule ?
— Il est parti avant la première heure. Gaïa l'avait menacé de lui envoyer Astarté, Marcia et moi s'il n'avait pas débarrassé le ludus de sa présence avant son lever. Il ne connaît pas Astarté, mais...
— Il te connaît toi et Marcia, ricana Aeshma.
— Ouais.
— Tu m'as dit tout à l'heure que Julia avait voulu fermer le ludus.
— Oui. Elle et Gaïa. D'après ce que je sais, Quintus Valerius avait exprimé des réticences, reliées avec beaucoup plus d'argument par Astarté. C'est pour cela qu'elles voulaient nous voir, Marcia et moi. Elle voulait nous consulter avant de faire quoi que ce soit. Mais je ne voulais pas que nous prenions seules cette décision. Personne ne représentait les garçons. On a proposé Ajax et Germanus. Les dominas les connaissent et les gladiateurs respectent leur parole.
— Mmm, approuva Aeshma.
— Tu aurais dû être là, Aesh, mais on ne pouvait pas attendre.
— Vous avez bien fait et je vous fais confiance. À tous les cinq, précisa la jeune Parthe. Alors ?
— Si Julia t'avait annoncé qu'elle voulait fermer le ludus, tu lui aurais dit quoi ?
— Que c'était une mauvaise idée.
— Pourquoi ?
— Elles voulaient faire quoi des gladiateurs ?
— Les libérer.
— Ouais, c'est débile comme idée.
— Je t'écoute.
— C'est un exercice ?
— Oui.
—D'abord, on a des condamnés ad ludum. On ne peut pas les libérer. Ensuite, il y a le problème des auctoratus. Les gars qui ont signé l'ont fait pour d'excellentes raisons à leurs yeux. Anté regrette peut-être son idée maintenant qu'il a un fils, mais les autres... Il y a aussi ceux qui ont été recrutés dans des mines, dans des propriétés agricoles ou dans des carrières, ceux qui n'ont rien d'autre que la familia, ceux qui ne connaissent rien d'autre et qui ne veulent rien d'autre, qui rêvent de gloire et de richesses. Et puis, la familia est une chance pour les filles. Qu'est-ce qu'elles vont faire si on les relâche dans la nature ? Julia et Gaïa vont toutes les engager ? Megara fait partie du palus du sanglier, mais les autres, les nouvelles ? On les connaît à peine et je ne suis pas sûre qu'elles veuillent toutes quitter le métier. Pour elles, c'est une chance d'être gladiatrice.
— C'est ce qu'on leur a dit.
— Elles ne le fermeront pas alors ?
—Non et elle ne remettront pas en cause les contrats d'auctoratus et les condamnations ad ludum.
— Et les autres ?
— Tu le sauras si tu m'accompagnes au rassemblement.
— Ata...
— Tu as changé de laniste, Aesh. Si tu veux savoir ce que t'a réservé comme sort le nouveau, il va falloir que tu écoutes ce que Julia te propose.
— Je ne vois pas trop Julia diriger un ludus.
— Elle engagera quelqu'un pour le gérer comme l'avait fait Titus.
— Elle aurait pu garder Tiberius Geganius Asper.
— Tu as une bien piètre opinion d'elle.
— Je plaisantais.
— Ce n'est pas drôle. Il a vendu Sabina et parfois, je l'ai autant haï que Téos.
— Vraiment ? s'étonna Aeshma.
— Oui.
.
Une certaine agitation régnait dans la cour. Agitation et fébrilité. Il était très rare que tout le monde fût ressemblé dans un même lieu au même moment, qu'on mêlât gladiateurs, gardes, valets, musiciens, masseurs, cuisiniers, intendant, armuriers, palefreniers, dresseurs, femmes et enfants.
Julia avait déjà parlé aux gardes. Des hommes libres, beaucoup de vétérans de la légion, quelques anciens soldats ayant appartenu à des milices urbaines qui avaient espéré une meilleure paie et une vie un peu plus aventureuse que celle qu'ils menaient derrière les murs d'une petite cité de province.
Ils resteraient attachés au ludus. Plus tard, elle leur enverrait Tidutanus. Il n'apprécierait pas sa demande, mais elle lui faisait confiance pour évaluer les gardes et choisir un bon responsable. Si elle gardait le ludus, elle ne pouvait pas se permettre de conserver des gardes incapables et brutaux. Elle voulait des gens fiables, sévères et intègres. Tidutanus avait occupé quinze ans la fonction de chef de la garde, il saurait juger, donner leur congé à ceux qu'il estimerait inaptes à ce genre de travail et recruter d'autres hommes. Il détesterait se retrouver au ludus. Il n'en remplirait sa mission qu'avec plus de célérité. Il rentrerait ensuite au Grand Domaine dont Julia lui avait confié la sécurité.
Les gardes qui avaient été renvoyés par Aulus Flavius n'étaient pas tous revenus. La demande de Tidutanus et de ses deux hommes était venue à point nommé. Elle les avait engagés tous les trois et elle avait confié la responsabilité de la sécurité du domaine au vieux vétéran. Les trois hommes avaient été bien accueillis et ils semblaient très heureux.
En attendant, les gardes en fonction au ludus continueraient de surveiller les gladiateurs et de protéger la familia et les bâtiments.
.
Julia et Gaïa avaient réinventé le futur du ludus en une nuit.
Quintus leur avait servi de conseiller juridique. Il possédait un savoir immense qu'il avait complété à Rome pendant l'été. Le brusque revirement de Julia et de Gaïa l'avait un peu pris de court, mais sa mémoire et ses connaissances lui permirent de faire face à la nouvelle situation. Les meliores s'étaient opposés à la décision de fermer le ludus. Ils avaient exposés leurs raisons, Marcia et Astarté les avaient transformées en arguments difficilement contestables. Julia et Gaïa les avaient écoutés avec beaucoup d'attention, elles leurs avaient posé de nombreuses questions, soumis des suggestions auxquelles les gladiateurs avaient répondu favorablement ou pas. Ajax et Germanus s'étaient d'abord tenus en retrait, mais Atalante et Astarté les avaient vivement encouragés à donner leur avis :
— Le destin d'un gladiateur n'a rien à voir avec celui d'une gladiatrice, on ne peut pas décider pour vous. C'est pour cela que vous êtes ici. Vous êtes la voix de vos camarades. Si vous vous taisez, on vire tous les hommes et on ne garde que les femmes, avait dit Astarté.
— On tendra peut-être vers cela de toute façon, avait ajouté Gaïa.
— Oui, mais si on le fait maintenant, ce sera peut-être un peu rude pour les garçons parce qu'on vendra tout le monde d'un coup, avait menacé Astarté.
— Ce n'est pas juste, avait protesté Ajax.
— C'est pour cela qu'on vous demande votre avis, avait répliqué Astarté.
Ajax et Germanus s'étaient alors mêlés aux discussions et tous ensemble, ils avaient écrit l'avenir de la familia. Il restait beaucoup de questions en suspens au petit matin et ils devraient ensuite agir en fonction des décisions des uns et des autres, mais une première étape venait d'être franchie.
Julia, Gaïa et Quintus reçurent Herennius et Typhon après le petit déjeuner. L'entrevue donna pleinement satisfaction aux deux parties. C'était à présent le moment de convoquer la familia.
Gaïa se rongeait les ongles. Julia s'approcha et lui retira la main de la bouche.
— Je ne te connaissais pas cette habitude.
— Moi non plus, rit brièvement Gaïa.
— Tu ne vas pas me dire que tu t'inquiètes ?
— Parce que toi, tu ne t'inquiète pas ?
— Garder le ludus est une grave décision et une grande responsabilité.
— Ne me dis pas que c'est seulement ce qui t'inquiète.
— Non, c'est vrai.
— Bon, alors, tu sais très bien pourquoi je m'inquiète.
Quintus s'inquiétait aussi.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Lutteur qui se bande les mains, peinture à figure rouge, Grèce, av. JC
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