Chapitre CXXVIII : Oublier Claudius Numicius Silus


Silus.

Aeshma avait tenu sa promesse et Enyo avait strictement appliqué les ordres de sa meliora. Personne n'avait approché le grand centurion sinon Gallus et Enyo. La jeune Sarmate avait dispensé Ishtar de cette tâche. La jeune fille était trop jeune, trop innocente. Enyo se méfiait de cet homme de quarante ans. De sa violence et de son esprit retors. Gallus était gentil, mais c'était un gladiateur d'expérience, un homme. Aeshma aurait approuvé. Ajax s'était proposé pour les relayer, Enyo avait refusé. Gentiment, mais fermement. Le secutor n'avait pas insisté, seulement assuré à la thrace qu'il se tenait à sa disposition si elle avait besoin de quoique ce fût :

— Même pour t'apporter les repas ou pour venir te border le soir.

Enyo avait froncé les sourcils. Ajax avait ri.

— Tu es une jolie femme, Enyo.

La thrace s'était renfrognée. Ajax lui avait donné une bourrade amicale.

— Je plaisante, la rassura-t-il. Mais si tu as besoin de quelque chose n'hésite pas.

Enyo l'avait remercié. Elle respectait beaucoup Ajax. Un gladiateur qu'elle avait toujours trouvé impressionnant sur le sable.

Silus avait ricané quand il avait vu à quels gardiens l'avait confié la Gladiatrice Bleue. Deux gamins d'à peine une vingtaine d'années, fluets. Il avait vite élaboré des plans d'évasion. Il avait aussi vite déchanté. La fille l'avait conduit dans une grande pièce vide, une remise ou un magasin, dotée d'une petite fenêtre. Elle l'avait frappé et saucissonné sans s'inquiéter de ses blessures. Il avait passé une nuit blanche perclus de douleur.

Le lendemain, elle était revenue en compagnie du forgeron de la propriété. Il avait fixé des anneaux dont on se servait pour attacher les chevaux aux murs. À deux endroits. Ensuite, la gladiatrice avait frappé le centurion et il avait perdu conscience. Quand il s'était réveillé, il portait des fers aux chevilles et aux poignets. Les fers aux chevilles étaient reliés par des chaînes aux murs, les fers aux poignets à ses chevilles. Debout, il ne pouvait pas lever les mains au-dessus de son nombril. Il tira dessus pour tester leur résistance, examina les attaches. Le forgeron connaissait son métier. Les fers avaient été soudées, les chaînes étaient épaisses et les anneaux solidement fixés. Il n'avait reçu aucun soin, du moins, il ne s'en souvenait pas. Il souffrait du genou, il pouvait difficilement bouger son bras droit sans crier et ses côtes brisées rendaient sa respiration laborieuse.

Il n'était jamais seul. Le gladiateur ou la gladiatrice se tenaient constamment dans sa cellule. Ils avaient apporté un divan, une chaise et une table qu'ils avaient installés devant la fenêtre. Hors de sa portée. Il avait droit chaque jour à une cruche d'eau et du pain rassis. Rien de plus. Il pissait et chiait dans un pot. Au départ, il ignora le seau. L'odeur devint vite insupportable. Pour lui. Les gladiateurs y semblaient indifférents. La fille le traita un jour de porc et de con.

— Si ça t'amuse de dormir dans ta merde, grand bien te fasse. Si tu étais un peu malin, tu ferais ça bien et tu fermerais proprement le pot avec son couvercle, ce qui nous permettrait de le vider chaque jour. Mais bon, fais comme tu veux. Sache seulement que tu resteras ici un bon bout de temps.

La fille avait raison. C'était immonde. Il avait cru la dégoutter ou la choquer quand il pissait et secouait son sexe devant elle, quand il déféquait le dos tourné. Elle s'en moquait. Éperdument. Il avait essayé de l'arroser de son urine. Il n'avait jamais recommencé. La gladiatrice avait une poigne solide et les poings très durs. Elle l'avait mis à terre, lui avait écrasé les parties génitales avec ses caligaes et enfoncé la tête dans ses déjections en l'enjoignant de jamais recommencer.

Il puait.

Au bout de dix jours, il avait été frappé. Il s'était réveillé détaché du mur, mais entravés très court. Le gladiateur le surveillait. Il avait appelé et quatre autres gladiateurs étaient entrés en compagnie de sa geolière.

— Tu pus autant qu'une charogne crevée, déclara-t-elle. D'abord, tu vas laver ta cellule, ensuite on te conduira à la rivière. Tu t'y décrasseras.

Il avait obtempéré. Laver sa cellule lui avait pris une heure. Le parcours à la rivière lui fut malaisé. Il boitait et les entraves l'obligeaient à marcher à très petits pas, mais l'eau fraîche lui fit du bien. Il se plaignit de sa tunique. La gladiatrice lui ordonna de s'allonger sur le ventre. Un solide gladiateur vint lui écraser la tête sous sa caligae. Il sentit deux pieds se loger aux creux de ses genoux. Il protesta. Personne ne s'en inquiéta. Enyo passa un pugio sous la tunique, puis sous la feminalia que portait le centurion. Il se retrouva nu. Les gladiateurs restèrent silencieux tout le temps que dura sa sortie. Ils l'écrasaient de leurs regards hostiles et méprisants. Ils l'avaient enlevé tôt. Quand ils rentrèrent, ils croisèrent des gens de la villa. Les mêmes regards s'attardèrent sur lui.

Plus le temps passait et moins Silus comprenait. Qu'est-ce qu'ils attendaient de lui ? Pourquoi cette attente, ces bains ? Cet isolement ? Il avait pensé que les prétoriens viendraient le récupérer, que les sœurs Metella et Quintus Valerius seraient venus jouir de sa déchéance. Il n'avait vu personne. Ses journées s'écoulaient toujours semblables les unes aux autres. Ses moindres tentatives de rébellion se soldaient par une correction. Un tabassage. Et c'était toujours la gladiatrice qui s'en chargeait. Les trois sorties à la rivière furent ces seules bouffées d'air, même si depuis son premier bain, il n'avait pas eu droit à de nouveaux vêtements et qu'il vivait nu comme une bête. Comme un chien. Si l'objectif des gladiateurs avait été de le priver de son humanité et de le transformer en chien, ils avaient atteint leur but. Silus ne pensait plus qu'à ses besoins primaires : manger, boire, dormir, éliminer. Le pot restait son seul lien avec son statut d'homme. Le pot d'aisance, l'écuelle et les bains.

Et puis, un jour, elle entra. Où avait-elle été durant tout ce temps ? Elle avait maigri et dans la lumière ténue de sa cellule, il put voir qu'elle était pâle, comme si elle était restée longtemps sans sortir. Il se souvint. Les coups de poignards, la chute du balcon. Il l'avait eue. Il sourit content de lui. Enyo était de garde, elle se leva. Aeshma la retint. Elle l'invita à s'asseoir sans se préoccuper de Silus et exigea un rapport qu'elle écouta avec beaucoup d'attention. Elle remercia sa camarade et lui demanda de sortir. Elle resta un long moment sans parler, sans le regarder. Et tout à coup, il comprit. C'était elle qu'il avait attendue. Il n'était pas prisonnier, les gladiateurs n'avaient pas cherché à l'humilier. Ils attendaient simplement le retour de la Gladiatrice Bleue. Pourquoi ?

— Tu sais, dit-elle soudain. J'ai fait une promesse à Julia Metella. Je lui ai promis de te livrer à ses pieds et de m'occuper de toi.

— Cette esclave ! dit-il méprisant.

— L'esclavage n'est pas une fatalité. C'est juste un accident. On est libre, des pillards passent ou des soldats ennemis, et on se retrouve réduit en esclavage. Un maître vous affranchit et on est à nouveau libre. Libre ? Esclave ? On ne choisit pas. Regarde, toi même, tu ne vaux pas mieux maintenant qu'un esclave. La valeur d'un homme ou d'une femme ne dépend pas du fait qu'il soit libre ou esclave, mais de ce qu'il est, de ce qu'il fait. Tu peux te penser libre, tu ne vaux pas mieux qu'un chien galeux. Tu t'es même rouler dans ta merde.

— Garde tes leçons de morale pour tes barbares illettrés.

— Mouais, t'as raison. D'ailleurs, j'en fais partie. Pas des illettrés, mais des barbares. Le bon temps est fini. Celui de l'expiation est venu.

Claudius Silus haussa les épaules avec dédain, il croisa alors le regard de la gladiatrice et une désagréable sensation lui chatouilla les épaules.

.

Aeshma était allée chercher Julia. La jeune femme se trouvait dans le jardin. Elle discutait avec sa sœur. La gladiatrice s'était plantée dans un coin et elle avait attendu. Gaïa l'avait remarquée la première. Elle l'avait appelée. Aeshma n'avait pas bougé, seulement posé son regard sur Julia. Celle-ci avait immédiatement compris. Elle avait attendu son retour. Elle n'avait même pas cherché à voir Claudius Silus, elle n'avait jamais pris de ses nouvelles auprès d'Enyo. Elle n'avait pas voulu. La présence du centurion la rongeait de l'intérieur. Elle entretenait son ressentiment et son dégoût. Aulus Flavius était mort, sa famille ne courrait plus aucun danger, mais la peur subsistait. Une peur personnelle. À cause de celle-ci, elle fuyait Quintus.

— Je te laisse, Gaïa.

— Comment ça ? Tu vas où ?

— Une petite affaire à régler avec Aeshma.

— Julia...

— C'est entre lui et moi. S'il te plaît, ne t'en mêle pas.

Gaïa s'était mordillé les lèvres. Elle aurait bien tordu le cou à Silus de ses propres mains, mais sa sœur avait raison. Autant Aulus Flavius leur appartenait à elle deux, autant Silus n'appartenait qu'à Julia.

Gaïa savait. Elle avait refusé de l'admettre au départ, mais il lui aurait été difficile de l'ignorer par la suite. Pas dans l'état dans lequel se trouvait Julia. Sa sœur avait besoin de se libérer de l'emprise du centurion. Elle avait jeté un coup d'œil à Aeshma. La jeune Parthe avait cligné des yeux. Un message pour lui dire qu'elle prendrait soin de Julia. Aeshma désespérait parfois Gaïa, mais la jeune Alexandrine lui faisait confiance. La gladiatrice ne ferait rien qui blessât sa sœur plus qu'elle ne l'était déjà.

Julia avait entraîné Aeshma dans ses appartements.

— Je suis à vos ordres, domina, lui dit la jeune Parthe à peine la porte fermée.

Julia avait penché la tête sur le côté. Aeshma s'était senti bêtement émue. Le geste était si semblable à celui de Gaïa.

— N'importe quoi, domina. Je vous l'ai promis. Rien ne m'effraie, rien ne me rebute, rien ne me révolte, rien ne me dégoûte. Rien ne sera trop cruel pour un homme comme lui.

— Je veux qu'il paie, Aeshma. Je veux oublier.

— Il paiera, domina, mais...

— Mais ?

— Je ne suis pas sûre que le punir même de la plus terrible des façons qui soit, vous apportera la paix.

Aeshma avait raison, mais Julia ne le sut qu'après. Elle était restée sans voix face à elle, face à cette jeune gladiatrice qui lui proposait d'être le bras armé de sa vengeance.

— Vous voulez lui faire payer, domina. Pour ce qu'il vous a fait. Il vous a humiliée et torturée. Ne le tuez pas. Vous lui feriez un cadeau. Renvoyez-lui la monnaie de sa pièce.

— Tu veux que je le viole et que je le torture ?!

— Non, que vous l'empêchiez de recommencer, que vous lui retiriez ce qui le rend si fier.

— Comment ? avait murmuré Julia.

— Quand vous pensez à lui et que vous êtes en colère, qu'est-ce que vous souhaiteriez ?

— ...

— Vous n'avez pas à avoir honte, domina. Pas avec moi.

— Lui arracher sa virilité, lui crever les yeux, le voir se traîner comme un chien par terre, cracha Julia. Je voudrais qu'il s'étouffe dans sa fange, je voudrais lui faire bouffer ses couilles,  je...

Les larmes jaillirent. Aeshma fut là. Immédiatement. Et Julia pleura sur son épaule. La gladiatrice resta sans parler et sans bouger. Ses bras lâchement refermés sur la jeune femme.

— Je suis désolée, Aeshma.

— Vous n'avez pas à l'être, domina. Et j'aime bien vos idées. C'est ce que j'ai souhaité à Aulus Flavius et je crois qu'Atalante a déjà souhaité la même chose avant nous.

— Atalante ?

— Mouais, une vieille histoire.

— Et Aulus ?

— Il s'est rattrapé à Rome de la fois où vous m'aviez sauvée de ses sales pattes.

Julia se redressa.

— Claudius paiera pour les autres, lui assura Aeshma. Mais je vais avoir besoin d'aide. Je ne peux pas demander à Atalante et encore moins à Marcia. Vous accepteriez qu'Astarté me donne un coup de main ?

Julia accepta.

Astarté aussi, mais avec des restrictions :

— Tu ne vas pas laisser Julia assister à ça, Aeshma ?

— Ça n'a aucun intérêt si elle n'y assiste pas.

— Je pense que le résultat lui suffira amplement. Et si tu peux éviter de lui servir les testicules de Silus en sauce au dîner, ce serait une bonne idée. Aesh, il va saigner et gueuler comme un porc qu'on égorge. Si elle fait déjà des cauchemars, crois-moi, ça ne va pas s'arranger.

Aeshma s'était renfrognée. Elle avait promis à la domina. Astarté avait insisté. Puis, elle avait trouvé le bon argument.

— Pourquoi tu m'as demandé de t'aider ?

— Parce que...

— Tu es plus proche d'Atalante que de moi, pourquoi tu ne lui as pas demandé ? ne la laissa pas finir Astarté. Et Ishtar, pourquoi pas Ishtar ? Elle t'aime beaucoup, tu aurais pu lui apprendre comment émasculer ou énucléer un homme sans le tuer ? Pourquoi pas Marcia ? Elle est très proche de Julia et c'est ta pupille ? Et...

— Mais ta gueule, Astarté ! l'avait arrêté Aeshma. Jamais je ne leur aurais demandé de participer à ça.

— Et pourquoi pas ?

— Tu me vois leur demander ça ? À Ishtar ? À Atalante ? À Marcia ?!

Aeshma avait haussé la voix à chaque nom prononcé. Elle hurlait en prononçant celui de Marcia.

— Non, je ne te vois pas le leur demander, c'est pour cette raison que je ne comprends pas que tu veuilles imposer cela à Julia.

Aeshma resta coite.

— Je vois que nous sommes d'accord, grimaça Astarté.

.

Aeshma avait prévenu Julia :

— Ce sera une boucherie, domina. Il va hurler et pleurer, se vider de ses entrailles. Ce n'est pas un spectacle pour vous.

— Mais toi ?

— Je suis gladiatrice, j'ai souvent assisté Atticus auprès des blessés. J'ai l'habitude. Vous êtes une guerrière, domina, pas un boucher.

— Et Astarté ? Elle n'est pas médecin.

— Astarté peut avaler n'importe quoi. C'est pour cela que je lui ai demandé son aide à elle. Même Ajax ne supporterait pas. Domina, avait continué Aeshma. Le résultat sera à la hauteur de vos attentes.

Il l'avait été.

.

Julia échappa à tout ce qu'Aeshma et Astarté avaient prédit. Les deux melioras avaient conduit le centurion loin de la villa, au milieu des bois. Aeshma avait emporté tout le matériel dont elle avait besoin : poignard effilé, bandages, crin de cheval, aiguilles, de quoi éviter les infections, mais rien pour soulager la douleur. Elles avaient attaché Silus. Construit un abri. Allumé un feu. Mangé en silence. Dormi. Le matin, elles avaient installé Silus. Bras et jambes écartés. Il pouvait à peine bouger. Il avait pris l'air crâne et méprisant. Aeshma était prompte à répondre aux provocations. Elle les ignora. Elle prépara ses instruments. Demanda à Astarté de bien attacher l'âne qui leur avait servi à transporter Silus et leur matériel et de faire chauffer de l'eau en quantité.

— Je t'aurais bien fait bouffer ce qui rend si fier d'être un homme, dit-elle ensuite à Silus. Mais on a décidé de ne pas te tuer. On va rester ici le temps que tu sois hors de danger, ensuite on t'emmènera à Patara. On te vendra sur un marché. Les eunuques se vendent un bon prix, même vieux et aveugles.

La sentence annoncée d'une voix atone, terrifia Silus. Il supplia les gladiatrices de l'épargner.

— Pff... Tais-toi, avait soufflé Astarté. Tu nous ennuies. Garde tes forces et ta voix pour après.

Il avait continué.

Indifférente à ses supplications, Aeshma s'était d'abord chargé de l'émasculer. Il avait hurlé, pleuré et il s'était vidé de terreur et de douleur.

Les gladiatrices l'avaient ensuite lavé. Aeshma avait cautérisé la verge, suturé les plaies, placé une très fine cheville en bois dans l'urètre et elles avaient veillé sur lui. Attendant son premier jet d'urine. Si l'urètre se bouchait, il mourrait. Le troisième jour, Silus urina. Il vivrait. Elles attendirent encore une journée. Astarté partit alors chercher Julia.

.

La jeune femme contempla Silus. Nu, écartelé entre quatre arbres. Offert à sa vue, l'entre-jambe presque aussi lisse que celui d'une femme. Épilé de près.

— Il était rasé ? demanda-t-elle machinalement.

— Non, domina, c'est moi qui l'ai rasé, répondit Aeshma. Pour éviter les infections et pouvoir surveiller la zone.

— Il a crié ?

— Comme un goret, répondit Astarté. Il a pleuré et il nous a suppliées de l'épargner.

— Mmm.

— On a attendu que vous soyez là pour la suite. On s'est dit que c'était plus juste ainsi.

— Merci.

Silus n'avait plus de voix. Plus de volonté, plus d'honneur. Il n'était plus un homme. Il avait été vaincu par des femmes qui lui avaient dénié et retiré ses attributs d'homme libre.

— C'est prêt, domina, annonça Aeshma. Si vous avez quelque chose à dire, c'est le moment.

— Regarde bien le ciel et les arbres, Silus, lui dit Julia. Profites-en une dernière fois avant que tes yeux ne se ferment à jamais.

— Non, non, pitié, pleurnicha le centurion.

— Tu n'as jamais éprouvé la moindre pitié pour personne, Silus. N'espère pas qu'on en éprouve pour toi, répliqua Julia d'une voix tranchante.

Aeshma lui brûla les yeux avec une lame qu'elle avait rougie dans les braises.

Trois jours plus tard, Antiochus vendit Silus à un marchand d'esclaves. Trois mille cinq cents sesterces. Un prix acceptable. Le centurion mettrait du temps à cicatriser. Le marchand avait l'habitude, l'opération avait été proprement menée et il prendrait soin de lui. Silus finirait dans un lupanar. Un eunuque aveugle, costaud, même un peu vieux, ferait les délices des clients pas assez riches pour se payer de jolis petits gitons ou de belles prostituées.


***


Le calvaire de Claudius Numicius Silus n'avait servi à rien. Julia ne retrouva pas la paix. Elle le sut dès qu'elle s'assit aux côtés de Quintus. Une initiative qui avait dû redonner espoir au jurisconsulte. Elle n'avait pas supporté. Elle changea de place dix minutes plus tard. Elle n'avait pas été plus à même de lui parler. Pas seulement de son épreuve, mais aussi de tout le reste. De ses mensonges. Elle s'y enfonçait de plus en plus profondément. Quintus feignait de ne pas y prêter attention. Il ne lui avait posé aucune question, elle ne savait pas ce qu'Aulus Flavius lui avait raconté, elle ne lui avait pas demandé. Pourtant, il avait répondu à toutes ses questions. Avec enthousiasme quand il s'agissait de Gaïus, avec compétence quand il s'agissait de ses affaires et de ses ambitions à devenir magistrat.

Julia avait cru que punir lui permettrait de repartir. Qu'écraser la cause de ses tourments les lui ferait oublier. Les écraser dans la douleur et l'humiliation. Elle aurait dû savoir. Gaïa n'avait jamais obtenu la paix en poursuivant sa vengeance année après année. Sa jeune sœur s'était engagée sur un chemin plus serein non en tuant ou en détruisant des vies, mais en partageant et en aimant.

Marcia n'avait pas su le sort du centurion. Astarté lui avait simplement avoué qu'elle et Aeshma s'en étaient occupée, qu'il avait eu ce qu'il méritait. Sans plus de détails. La jeune fille connaissait assez ses deux camarades pour ne pas en demander plus.

Le comportement de Julia ne changea pas et Marcia se jura de trouver une solution. Rapidement. Elle repartirait bientôt pour Sidé. Après ce serait trop tard.

Comment ? Comment faire pour qu'une femme blessée retrouve le chemin de son corps ? La confiance qui l'avait désertée ? À qui s'adresser ? Qui pourrait l'aider ? Marcia réfléchit longuement. Et puis, elle pensa à Atalante. À ce qu'avait déclaré Ister à propos de ses deux mentors. Et elle vit peut-être une solution. Mais elle devait être sûre.

.

Marcia resta un instant immobile. La scène était si incroyable. Atalante avait repris ses promenades à travers la campagne et ses visites aux bergers. Les chèvres avaient mis bas, les troupeaux étaient remontés des plaines côtières, la traite et la fabrication du fromage avaient repris. Les bergers avaient été heureux de la revoir et ils l'avaient accueillie avec joie. Atalante était plus qu'une des leurs.

La grande rétiaire était accroupie sur ses fesses, le front appuyé sur le flanc d'une chèvre. Le lait giclait dans un sceau de bois. Quand Marcia s'approcha, elle remarqua que la jeune Syrienne trayait les yeux fermés.

Atalante ne découvrit la présence de Marcia qu'en se relevant.

— Il s'est passé quelque chose à la villa ? s'inquiéta-t-elle.

— Non, tout va bien.

— Tu veux essayer ? lui proposa Atalante.

— De traire une chèvre ?

— Oui.

— Euh...

— Ça pourrait un jour te sauver la vie...

— Bon, si tu le dis, avait ri Marcia.

Atalante l'emmena vers une chèvre et lui demanda de s'accroupir à côté d'elle.

— C'est facile quand tu as compris la technique. Il faut surtout faire attention aux trayons. Si tu tires mal ou trop fort, le lait ne coule pas et c'est douloureux pour la chèvre. À force, tu risques de lui abîmer les trayons. S'il se forme des crevasses, c'est très douloureux et il y a des risques d'infection. La chèvre peut en mourir.

Atalante avait montré et expliqué à Marcia comment s'y prendre. Elle était comme Aeshma. Ses talents de mentor ne se limitaient pas à la gladiature. Marcia tâtonna d'abord. Elle cria d'enthousiasme quand le premier jet jaillit, perdit la main, se fit réprimander, reprit son calme et trouva le bon geste. Traire une chèvre lui semblait incroyable. Délirant. Le lait qui moussait, l'odeur crémeuse. Quand elle eut fini, Atalante l'incita à boire à même le seau. Les yeux de Marcia s'illuminèrent.

— C'est chaud !

— Évidemment que c'est chaud ! Il sort de l'animal. Ton urine est froide quand elle sort ?

— Euh, non.

— Ben, voilà. Mais dis-moi, Marcia, tu n'es pas juste venue pour me surprendre avec les bergers et apprendre à traire ?

— Non, je voulais te parler.

— Viens.

Atalante apporta d'abord le seau à la femme de Dolon, puis elle entraîna Marcia sur le bord du plateau.

— Je t'écoute.

— C'est un peu délicat.

— Si tu es venue, c'est que tu pensais que tu pouvais me parler et que je pouvais t'écouter, non ?

— Oui.

— Je t'écoute.

— Atalante, est-ce que...

Marcia ferma les yeux et prit une grande inspiration :

— Est-ce que c'est vrai que toi et Aeshma, vous avez demandé à Astarté de me séduire ?

Atalante s'arrêta un instant de respirer avant de finalement répondre :

— Oui, c'est vrai. Qui... ?

— Ister.

— Quel sale petit serpent !

— Pourquoi ?

— Pourquoi c'est un sale petit serpent ? Je vais te le dire. C'est...

— Non, Ata, je sais pour Ister. Ce que je veux savoir, c'est pourquoi vous avez demandé ça à Astarté.

— Pour te protéger.

— ...

— C'était la nuit de ton intronisation, tu étais ivre. Ister t'avait déjà posé la main dessus.

Marcia rougit.

— Il n'y avait pas que lui. Aeshma voyait d'un sale œil tous les gars qui te regardaient, elle savait que tu n'avais jamais été avec personne et qu'elle ne pourrait pas empêcher l'inéluctable. Elle voulait que ce soit avec quelqu'un de bien.

— Astarté ?

— Elle m'a demandé conseil. Et, euh... j'ai trouvé que... Astarté... Astarté est respectueuse de ses partenaires. Nous savions qu'elle prendrait soin de toi.

— Tu as été avec elle, n'est-ce pas ?

— ...

— Astarté est allée avec tout le monde.

— Non, pas avec tout le monde.

— Mais avec toi, si.

Atalante se mordit la lèvre.

— Oui, avoua-t-elle.

— C'était quand la première fois ?

— Nous étions encore novices.

— Et la dernière fois ?

Atalante resta muette.

— Tu ne vas avec personne, n'est-ce pas ? Tu n'aimes pas ça ?

— ...

— Mais tu vas avec Astarté, pourquoi ?

— J'ai confiance en elle, murmura Atalante pas très à l'aise de lui faire ce genre de confidences. Rien ne m'a jamais ôté cette confiance. Je ne croyais pas que c'était possible, mais Astarté... Tu la connais, Marcia. Bien mieux que moi sans doute. Elle est tendre, respectueuse. Quand je suis avec elle, tout semble facile, aisé. Je n'ai jamais peur. Tant qu'on me traite sans arrière-pensées, je n'ai jamais peur, mais si je sens le désir, une proposition, je ne peux pas. Je meurs de terreur.

— Excepté avec Astarté ?

Atalante hocha la tête.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

Marcia s'abîma dans la contemplation du paysage.

— Tu penses qu'Astarté pourrait aider Julia Metella, c'est ça ? demanda soudain Atalante.

— Oui, avoua timidement Marcia. Julia aime Quintus et...

— Je ne sais pas si ça peut marcher, Marcia. Je n'ai jamais été avec quelqu'un d'autre qu'Astarté après.

— Et avant ?

— Avec un camarade. Deux.

— C'était bien ?

— Le premier oui, le second, bof.

— Mais tu les aimais ?

— Non, pas vraiment.

— Julia aime Quintus, Atalante. Ils étaient très proches. Peut-être que Julia déteste simplement son corps, qu'elle a peur, et que si Astarté peut... qu'elle retrouvera confiance en elle avec elle.

Marcia venait peut-être de toucher le nœud du problème.

— Tu peux toujours essayer si Astarté est d'accord.

— Et toi, tu serais d'accord ?

— Moi ? demanda Atalante confuse. Pourquoi devrais-je être d'accord ?

— Tu aimes beaucoup Astarté.

Atalante haussa les épaules.

— Atalante, tu avais conforté Aeshma dans son idée. Tu me conforterais dans la mienne ? choisit d'attaquer différemment Marcia.

— Oui, affirma sincèrement Atalante.

Marcia enlaça la grande rétiaire et lui plaqua un baiser impétueux sur la joue.

— Tu es vraiment la plus géniale ! Il faut que j'y aille, tu dors ici ?

— Non.

— À toute à l'heure, alors !

Et la jeune fille avait dévalé la colline à toute allure. Atalante avait soufflé, cherchant à reprendre de l'air et à réorganiser ses pensées. Marcia lui avait arraché des confidences qu'elle n'aurait jamais cru dévoiler à personne sinon à Aeshma, Gaïa ou Astarté.

À Marcia ! Elle avait de ces idées en plus ! Oui, bon, elle devait avouer qu'elles n'étaient pas pires que celles qui avaient précipité la jeune fille dans les bras de la Dace aux yeux dorés. Atalante espérait que Julia ne tombât pas dans les rets ravageurs d'Astarté. Mais si elle aimait vraiment Quintus Pulvillus... Son amour la protégerait des charmes d'Astarté. Du moins, en partie.

Elle sauta brusquement sur ses pieds. Elle cria en direction des bergers, leur fit des signes de la main et se lança à la poursuite de Marcia. Pas pour la rattraper, mais pour attraper Aeshma et tout lui raconter. Si la Parthe l'apprenait de manière détournée, elle serait furieuse et Atalante en ferait les frais. En arrivant à la villa, elle décida de se taire. Les réactions d'Aeshma s'avéraient parfois dangereusement imprévisibles. Atalante s'arrangerait avec la colère de sa camarade.


***

NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Illustration : La castration d'Ouranos, fresque de Giorgio Vasari et Christofano Gherardi, 1560, Palazzio Veccio,  Florence?



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