Chapitre CXXV : Les destins du gladiateur
Ister se couvrait le visage avec le coude, Euryale gémissait à quatre pattes et un gladiateur issu d'un ludus impérial de Rome gisait à moitié inconscient sur le dos à deux pas du melior. Enyo affrontait Pikridis. La jeune Sarmate arborait une lèvre éclatée et un sourire mauvais. Pas aussi mauvais que ne l'était l'expression qu'affichait Aeshma, mais mauvais quand même.
Un entraînement qui avait dégénéré.
Aeshma et Euryale se cherchaient depuis des jours. Ister qui évitait les melioras comme la peste s'était trouvé là par hasard et, parce qu'il s'entraînait avec Melaneus, le gladiateur de Rome, parce que Melaneus avait lancé une remarque désobligeante qui n'avait pas plu à Aeshma alors qu'elle donnait une correction à Euryale qui avait eu la mauvaise idée de se permettre un coup vicieux, parce qu'elle avait détourné son attention d'Euryale pour s'attaquer à Melaneus et qu'Ister l'avait reçu dans ses bras, Aeshma s'en était pris à lui aussi. Ister n'avait pas besoin de savoir pourquoi. Aeshma lui ferait payer jusqu'à la lie sa trahison. Beaucoup de nouveaux avaient intégré le ludus et il y avait gagné de nouveaux camarades. Mais les anciens, ceux qui savaient, le méprisaient. Ils considéraient qu'il avait payé, mais ils le traitaient comme un lépreux.
Melaneus avait ricané et lancé un :
— La teigne a encore frappé.
Il avait pu vérifier la justesse de son affirmation quand Aeshma l'envoya valdinguer dans les bras d'Ister, et la jeune Parthe s'était retrouvée à affronter trois gladiateurs. Elle avait déjà mis Euryale au sol. Pikridis avait profité de l'arrivée de Melaneus dans l'arène pour frapper Aeshma par derrière. Une petite vengeance gratuite. Enyo était intervenue.
Lysippé et Ajax avaient surveillé du coin de l'œil l'entraînement des deux thraces. Euryale n'avait jamais accepté, après avoir un temps régné seul sur le palus des thraces, de partager son statut de melior avec la Parthe. Il se voulait meilleur. Les hommes étaient meilleurs. Il savait que c'était faux et il reconnaissait la supériorité d'Atalante dans son armatura. Mais Atalante était rétiaire. Elle n'était pas thrace. Ce qu'il acceptait pour les autres armaturas, il ne l'acceptait pas pour la sienne. L'inimité qui existait depuis des années entre les deux thraces n'avait pas besoin de raisons. Euryale et Aeshma ne s'aimaient pas. Ils ne s'étaient jamais aimés.
Tout le monde le savait. Herennius et Typhon ne les appairaient jamais ensemble à l'entraînement. Ils évitaient autant que possible avant, et ils y avaient renoncé depuis le retour des gladiateurs à Sidé.
Aeshma avait tendance plus encore qu'auparavant à faire payer très cher la moindre de ses contrariétés. Elle n'avait pas vraiment changé, mais elle était beaucoup plus taciturne et bien plus sombre. Pourtant, elle restait proche des gladiateurs qui l'avaient accompagnée à Patara. Elle ne se montrait pas très expansive, mais elle ne fuyait pas ostensiblement leur camaraderie et quand elles'entraînait avec les plus jeunes, elle déployait des trésors d'attention, de patience et de gentillesse bougonne. Avec les autres, excepté avec les novices, Anté et les reines des Amazones, elle ne passait rien et se conduisait comme une brute. L'appairer avec Euryale était une idée stupide, ce que les deux meliores étaient en train de démontrer. Ce qu'Aeshma était en train de démontrer.
La Parthe se détourna du pitoyable Ister et envoya un coup de pied à Euryale. Le Thrace roula sur le flanc en position fœtale. Aeshma interpella acidement Enyo qui combattait toujours Pikridis :
— Dégage, Enyo. Il est à moi.
La jeune Sarmate ne se le fit pas répéter deux fois. Elle rompit aussitôt le combat et Aeshma la remplaça face à Pikridis. Le gladiateur jura, la petite thrace était furieuse. Affronter Enyo pouvait s'avérer sympa, mais une meliora furieuse ? Son interrogation à elle seule laissait envisager la suite : douter signifiait perdre. Sept secondes suffirent à la jeune meliora pour étendre Pikridis au sol. Deux secondes avant l'issue fatale, une injonction avait jailli. Le temps de deux coups de poings rapides et Aeshma restait seule debout. Entourée par quatre gladiateurs à terre et les regards désolés de ceux qui l'estimaient.
— À genoux !
Aeshma obtempéra, comme elle obtempérait toujours, sans protester, sans chercher à s'excuser ou à se justifier. Elle était gladiatrice. Soumise à une vie qui se finirait un jour sur le sable. Enyo se mordit la lèvre inférieure. Aeshma l'avait retirée de la bataille avant qu'il n'arrivât. Hasard ou calcul ? Avec Aeshma, il n'était pas toujours facile de le savoir.
Le silence tomba brusquement dans la cour. Seul subsista un unique bruit, sourd et répétitif du côté des palus, rien d'autre. C'était comme si un crieur avait annoncé un combat, présenté les belligérants et appelé le monde à écouter la sentence.
Herennius donnait un cours à des novices, Typhon corrigeait la garde d'un tout jeune hoplomaque et lui montrait avec l'aide d'Ishtar comment se garder de la sica d'un thrace. La bagarre était terminée quand ils s'en inquiétèrent et Tiberius Geganius Asper avait déjà traversé la cour. Herennius abandonna ses élèves, Typhon ordonna à Ishtar de continuer sans lui, mais la jeune fille avait entendu le nom d'Aeshma courir sur les lèvres et elle avait fait signe au jeune hoplomaque qu'ils reprendraient leur entraînement plus tard. Elle se glissa au premier rang et se retrouva entre Enyo et Galini. Elle aperçut Gallus plus loin. Aeshma se tenait la tête baissée. Ishtar détestait la voir ainsi. Elle s'appuya inconsciemment contre Enyo, elle cherchait un réconfort auprès de sa camarade.
***
Elle avait tellement eu peur. Dacia et Caïus étaient revenus au Grand Domaine sans Atalante et sans Aeshma. L'auctoratus n'avait pas été très précis, mais Dacia avait aidé Saucia et ce qu'elle raconta jeta un froid. Elle avait tenté de minimiser l'état de ses deux camarades. Pour Atalante, c'était facile, mais pour Aeshma... Serena lui posa des questions très précises. De plus en plus précises. La jeune esclave pâlissait au fur et à mesure des réponses et puis, elle s'était tu. Sabina avait pris le relais, plus durement :
— Dacia, arrête de noyer le poisson, on s'en fout des détails, dis-nous ce que toi, en tant que gladiatrice, tu penses de ses blessures.
— ...
— Dacia, l'interpella Gallus d'une voix blanche. C'est grave ?
— Oui.
— Elle s'en sortira ?
— Je ne sais pas.
Les premières nouvelles n'avaient pas été bonnes, ni pour Aeshma ni pour Atalante. Enyo avait tourné les talons et déclaré qu'elle ne serait jamais meliora, qu'elle préférait s'égorger elle-même. Ishtar s'était retrouvée perdue. Gallus l'avait gentiment prise dans ses bras, il l'avait appelé Petite gazelle et elle avait pleuré sur son épaule. Plus tard, Saucia avait confirmé les craintes des gladiateurs. Ils avaient tenté d'oublier, de prendre soin de ceux dont ils pouvaient prendre soin.
Atalante et Aeshma avaient rejoint le Grand Domaine un mois après l'attaque. Atalante en pleine forme, Aeshma encore fatiguée et très amaigrie. Ishtar ne l'avait pas même remarqué. Retrouver sa meliora en vie était tout ce qui comptait à ses yeux.
Trois semaines plus tard, la familia était retournée à Patara et elle avait embarquée sur la Stella Maris.
Une semaine après, les gladiateurs franchissaient les portes du ludus. Ils y retrouvèrent leurs camarades rentrés de Rome. Lysippé avait poussé de hauts cris en les voyant, Penthésilée avait souri. Heureuse. Il ne manquait personne, sinon Tidutanus et ses deux gardes, mais qui s'en souciait vraiment ?
Au ludus, la vie avait repris son cours, Les entraînements, les courses en pleine campagne, les bains, comme si rien n'avait changé.
Téos n'était pas revenu. On disait qu'il avait été attaqué par des brigands alors qu'il se trouvait en Étrurie. Il voyageait seul, avec beaucoup d'argent sur lui. Il avait manqué de prudence et il n'avait pas survécu à ses blessures. Un mensonge délivré avec beaucoup d'aplomb par Herennius et qu'aucune personne qui connaissait la vérité ne démentit. Ils se contentèrent seulement d'éviter soigneusement de regarder Aeshma. Seule Penthésilée et Lysippé avaient été mises dans la confidence. Les deux gladiatrices n'avaient dû qu'à leurs blessures d'être tenues à l'écart.
Les doctors avaient continué à maintenir la discipline, à entraîner les gladiateurs. Personne ne s'était préoccupé de la suite. Personne n'avait évoqué ce qu'impliquait la disparition de Téos. Personne ne voulait vraiment y penser.
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Ishtar n'y avait pas pensé jusqu'au jour où une trentaine d'hommes avait été aperçus sur le chemin qui menait au ludus. Des hommes à pied, certains entravés par des chaînes, des cavaliers en armes et un carpentum. Leur arrivée laissa Ishtar indifférente. De nouveaux gladiateurs ou de nouveaux futurs gladiateurs, deux gladiatrices dont une, elle l'apprit plus tard, qui avait participé à l'amazonachie, de nouveaux gardes, un nouveau chef de la garde et un nouveau laniste. Tiberius Geganius Asper. Un délégué. Titus s'était approprié le ludus de Sidé. Désormais, les gladiateurs lui appartenaient. Ishtar en retira une certaine fierté.
La jeune Galiléenne était heureuse. Les entraînements, les munus, les voyages, les victoires et les défaites s'étaient succédé. Elle progressait régulièrement, bénéficiait de l'attention et des conseils de sa meliora, elle s'entendait bien avec Boudicca et Britannia avec qui elle avait partagé son noviciat, les gladiateurs la considéraient avec respect. Tout était parfait et, cerise sur le gâteau, elle avait remporté deux combats entre le mois de mai et le mois de septembre. La vie s'écoulait pleine de promesses. Elle n'avait même pas remarqué l'humeur sombre de sa meliora, celle non moins sombre d'Atalante, l'inquiétude qui rongeait Germanus. Elle n'avait rien remarqué. Jusqu'au départ de Sabina au début du mois de juillet.
La vente de Sabina.
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La meliora laissa un grand vide parmi les anciens.
Tiberius Geganius Asper avait passé outre les affirmations d'Atticus et les protestations d'Herennius. Le médecin avait assuré qu'elle regagnerait l'usage complet de son bras. Herennius, plus prudent et plus réaliste, avait vanté ses qualités de pédagogue. La jeune femme pouvait efficacement le seconder comme doctor assistant auprès des gladiatrices. Tiberius Geganius Asper s'était moqué. Avait-on jamais vu une femme exercer la fonction de doctor ? Herennius lui avait fait remarquer que les melioras avaient autant contribué à former les hommes que les femmes et que, des filles comme Atalante, Aeshma et Sabina étaient des combattantes exceptionnelles et très respectées au ludus.
— Sabina n'a plus rien d'une combattante exceptionnelle, avait rétorqué Asper Geganius.
— Elle ferait un très bon doctor, avait insisté Herennius. Les gladiatrices l'aiment beaucoup et elle est très écoutée, aussi bien par les hommes que par les femmes.
— Je ne dirige pas une troupe de comédiens et seul un homme peut faire un bon doctor.
Tiberius Geganius Asper n'était pas plus fin que Téos. Il l'était moins encore car il ne mesurait pas bien la valeur des femmes qui combattaient. Ils les considéraient comme des attractions plaisantes plutôt que comme de réelles combattantes.
Sabina quitta le ludus un soir. Elle avait confié ses coffres à Chloé. Donné sa ceinture de gladiatrice à Aeshma. Elle avait partagé un dernier repas avec ses camarades. À la fin du dîner, d'autant plus lugubre que la jeune femme n'avait pas prononcé un seul mot, elle avait posé les yeux sur son sceau. Croisé le regard d'Aeshma en relevant la tête et un sourire avait lentement étiré le coin de ses lèvres.
— C'est grâce à toi, Aeshma, lui dit-elle.
— Sabina, je...
— Je n'ai pas dit, à cause de toi, ignorante, la reprit Sabina taquine. J'ai dit, grâce à toi, à ton sale caractère et... comment dis-tu déjà, Atalante ?
— À son joli cœur, murmura Atalante d'une voix blanche.
— Ouais, c'est ça.
Le sourire de Sabina s'agrandit.
— Grâce à ton joli cœur. Je connais des tas de mythes, des tas d'histoires, mais ce que j'ai vécu grâce à toi, Aeshma... Ce que tu nous as fait partager avec toi...
— Je n'ai rien fait, se défendit la jeune Parthe.
— Toi, Marcia, Astarté, Atalante ? énuméra Sabina conciliante. Qu'importe vraiment ? Vous nous avez entraînés à égaler les héros. Mieux que ça même. J'appartiens à une lignée d'esclaves et vous m'avez hissée au rang de femme libre. Vous avez ressuscité le peuple des Amazones, pas celui stupide dont les Grecs et les Romains ont peur, le vrai, celui de tes ancêtres, Enyo. Celui des héros où il importe peu qu'on soit un homme ou une femme. Le palus du sanglier, dit-elle en retirant sa bague et en l'examinant. C'est un palus de femmes. Nous l'avons gagné à l'amazonachie, tu n'en fais pas partie, Marcia, ni vous, ajouta-t-elle à l'intention de Dacia, Britannia et Celtine. Mais vous avez créé un autre clan qui n'a rien à envier au notre. Nous nous sommes alliées et nous avons défendu ensemble les mêmes valeurs, pas vrai ?
Les quatre bestiaires hochèrent la tête en signe acquiescement.
— Je ne pourrai pas le garder, dit-elle tristement en tournant son sceau entre ses doigts. On me le volera et je ne veux pas qu'un sale marchand d'esclaves mette la main dessus.
Elle posa les yeux sur Germanus, assis un peu sur sa droite de l'autre côté de la table. L'hoplomaque ne s'asseyait jamais à côté de Sabina. Son illumination avant de tomber à moitié mort dans les bras d'Astarté avait été son abîme.
— Je te le confie, Germanus.
— Moi ?! s'étrangla l'hoplomaque.
— C'est toi qui a dessiné le modèle qui a servi au joaillier pour la gravure des sceaux, c'est juste que tu en portes un. Il sera peut-être un peu petit, mais je suis sûre que Marcia peut te le faire agrandir.
— Sans problème, souffla Marcia.
— Prends-le, Germanus, tu le mérites.
— Mais si...
— Si tu meurs ? Tu le légueras à Gallus ou à Ajax. Caïus l'aurait mérité aussi. Si vous mourrez tous, Marcia le récupérera, si elle est partie, Aeshma ou Atalante. Mais pour l'instant, je veux que ce soit toi qui le porte.
Sabina baissa la tête.
— Je m'en vais, je ne t'ai jamais rien offert alors... Ce sceau représente beaucoup pour moi, il fait partie de moi. C'est tout ce que je peux te donner de moi, mais si tu ne le veux pas, je comprendrai.
— Je le prends, dit vivement Germanus.
Il se leva à moitié et tendit sa paume ouverte par-dessus la table. Sabina déposa le sceau dans sa main, Germanus referma brièvement les doigts sur ceux de la jeune femme. Il était déchiré entre l'envie de sauter sur la table et de hurler sa joie, et celle de laisser tomber sa tête sur ses bras croisés et de pleurer toutes les larmes de son corps. Jamais il n'avait espéré une telle déclaration, un tel aveu de la part de la gladiatrice. Comment savait-elle ? Astarté ? Il ne s'était trahi qu'auprès de la Dace aux yeux dorés. Mais il connaissait Astarté, jamais elle n'aurait divulgué son secret. Astarté ne parlait ni de sexe, ni de sentiments, ni d'amour. Jamais. Quoi qu'elle sût, elle le gardait scellé derrière ses lèvres closes et ses yeux fermés.
Astarté n'avait pas eu besoin d'apprendre à Sabina les sentiments que Germanus lui vouait. Sabina savait parce que la mort de Lucanus, son regard heureux et reconnaissant quand elle lui avait plongé son glaive dans l'épaule, avait dessillé les yeux de la jeune hoplomaque.
Sabina vivait dans un monde simple et dénué de passion. Elle vivait ses amours à travers les histoires dont elle berçait son entourage. Dont elle berçait ses nuits et ses moments de solitude. Astarté seule avait eu le privilège de l'entraîner dans son lit. Novice, elle avait suivi une fois un gladiateur. Elle avait trouvé l'expérience sans intérêt. Les soirées auxquelles elle avait participé pour le compte de Téos l'avaient confortée dans la voie qu'elle s'était choisie.
Se tenir écartée des hommes comme des femmes. Ne jamais s'attacher à un gladiateur. Mettre son cœur en sommeil. À jamais.
La voie de la sagesse et de la sécurité.
Les gladiateurs mouraient, leur espérance de vie était ridiculement courte. Aimer rimait avec déception, douleur, souffrance, punition et désespoir.
Astarté était irrésistible et sans conséquence. La Dace aux yeux dorés venait quand elle en avait envie et Sabina ne la repoussait jamais. Elle aimait beaucoup Astarté. La grande Dace aimait qu'on lui racontât des histoires et elle était d'agréable compagnie. Depuis qu'elle était partie, Sabina passait un peu plus de temps avec Chloé et Gyllipos. La familia perdrait à son départ son dernier gladiateur bavard. Ils avaient tous été vendus. Sabina ne l'avait pas encore été, mais demain ou après-demain, elle retournerait à son destin. Celui d'une esclave domestique.
Du moins elle l'espérait.
Elle pensa à Zmyrina, la jeune esclave de Gaïa Metella. Sabina ne pourrait pas survivre à la prostitution. Une soirée par-ci par-là, passait, mais une vie attachée à un lupanar ? Se donner inlassablement à des tas de types ?
Astarté n'était plus là pour lui offrir parfois une nuit de plaisir partagé, pour teinter leur amitié d'une sensualité douce et confiante. Sabina s'en moquait, les trois nuits qu'elle avait passé avec Astarté n'avaient pas bouleversé sa vie. Mais elle avait reconnu chez Germanus les symptômes qui lui avaient échappé chez Lucanus. Un amour sincère et profond. Dangereux. Un amour qui lui avait déjà volé un ami. Un seul avait suffi à sa peine. Elle rêvait parfois de Lucanus, de son regard quand elle l'avait tué. Alors, elle n'avait rien dit et elle avait laissé Germanus prendre ses distances. Elle s'interdisait de penser à lui et reportait ses fantasmes sur Ajax ou sur ce crétin d'Hélios parce qu'il partageait son armatura.
Comme Germanus.
Deux hoplomaques amoureux. Un homme, une femme. C'était héroïque.
Tragique.
Mieux valait les fantasmes.
Mais ce soir, elle pouvait sortir de sa réserve. Parce qu'elle ne risquait plus de perdre un ami ou un amant : elle l'avait déjà perdu. Comme elle avait déjà perdu tous ses camarades.
Germanus passa la bague à son auriculaire. Sabina lui sourit tristement. Un silence de plomb régnait autour de la table. Les absents pesaient de tout leur poids sur la mémoire des gladiateurs. Sabina, sans le vouloir, avait invoqué les fantômes de leurs camarades disparus. Tous. Même ceux dont le souvenir s'était presque effacé.
Scyllas et Sonja, les amoureux morts ignominieusement dans l'arène parce qu'ils s'aimaient.
Lydia que les gladiatrices qui l'avaient connue n'avaient jamais vraiment appréciée, mais qui avait été là pour Atalante quand la jeune fille traumatisée avait eu besoin qu'on prît soin d'elle.
Le grand Castor que la mort avait fini par rattraper.
Piscès, assassiné sur l'Artémisia.
Aper qui était mort dans les bras de sa femme.
Les gladiateurs sacrifiées sur le sable de Rome.
Bastet, trop jeune pour survivre aux bêtes féroces.
Toutes les victimes de l'amazonachie : Xantha, Bellone, Margarita, Lempado, Victoria, Artémis.
Septimus, l'auctoratus de Capoue qui avait su se faire aimer des gladiatrices.
Lucanus et Marpessa, égorgés par la main de ceux qu'ils aimaient.
Caïus qui avait été rattrapé par sa médiocrité et dont la mort avait beaucoup affecté Marcia et Galini.
Astarté.
La Dace aux larges épaules était le seul baume posé sur leurs âmes meurtries. La grande meliora était leur réussite, la preuve que le destin pouvait être plié, trompé. Que la fatalité pouvait être vaincue. Qu'au-delà des lois et des principes, l'espoir subsistait. Astarté était libre. Elle avait repris en main le fil de sa vie. Les gladiateurs avaient su les conditions qui lui avaient été offertes par Gaïa Metella. Aucune obligation ne retenait leur camarade auprès de la domina. Gaïa y avait gagné une immense considération. On ne relâchait pas un esclave dans la société romaine : on l'affranchissait quand on était sûr de se l'être à jamais attaché. Un affranchi ne quittait jamais la familia de son ancien maître, il le servait jusqu'à sa mort. Il trouvait protection, sécurité, emploi et, inconsciemment, il restait éternellement reconnaissant à son maître de l'avoir affranchi. Reconnaissant envers celui qui l'avait acheté. Les sœurs Metella possédaient des esclaves, Néria, Serena, Héllènis, en faisait partie. Elles employaient des affranchis, Andratus ou Hanneh l'avaient été, mais aussi des hommes libres, Antiochus, Severus et l'intendant de Gaïa à Alexandrie, les équipages de tous leurs navires. Les deux jeunes femmes étaient née Romaines, dans une société qui depuis des siècles réduisait les ennemis en esclavage, dont l'économie reposait sur une main d'œuvre servile, mais qui aussi, se renouvelait et s'enrichissait en accueillant dans ses rangs des fils d'esclaves. À Rome, trois générations, pourvu que le maître eût été citoyen, suffisait à ce qu'un étranger, petit-fils d'esclave, accédât à la citoyenneté. L'influence de Rome grandissait ainsi, sa puissance. Tout comme celle des chefs de famille. Il était rare qu'un citoyen oubliât la familia qui s'était montrée si bonne envers son père, son grand-père ou même envers ses ancêtres plus anciens. Gaïa et Julia Metella respectaient leurs esclaves, ce qui n'empêchait pas qu'elles en possédassent. Les gladiateurs ne les jugeaient pas pour cela. Des filles comme Galini ou Sabina étaient née serviles. Les Celtes, qu'ils vinssent du continent ou de Bretagne avaient vécus dans des sociétés où un ennemi captif devenait immanquablement un esclave. En Orient, la situation n'était guère différente. Ceux que leur condition révoltait, ne se posaient pas comme les tenants d'une nouvelle organisation sociale, aucun n'aspirait à l'abolition d'une pratique inhérente au monde dans lequel ils vivaient, ce qui les révoltait, c'était que leur propre liberté leur eut été volée. Et c'était le cadeau que Gaïa Metella avait offert à Astarté. La liberté. Pas une liberté sous condition de la servir et de l'honorer. Non, une liberté totale. La domina avait laissé la gladiatrice libre de s'engager comme auctorata dans un ludus, elle lui avait proposé de l'argent si elle préférait repartir en Dacie ou reconstruire sa vie ailleurs. Des propositions dont Gaïa Metella ne tirerait aucun avantage. Astarté pourrait reprendre son nom sans avoir à y ajouter celui de Metella. Elle n'appartenait qu'à elle-même.
Un rêve toujours possible. Appartenir à soi-même. Un espoir vain qu'Astarté rendait possible.
Un espoir qui venait de s'éteindre à jamais dans les yeux de Sabina.
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Sabina était partie sans se retourner.
Tiberius Geganius Asper profiterait du voyage pour écumer les prisons, les domaines agricoles, les carrières de pierre, les mines et les marchés aux esclaves en quête de nouveaux gladiateurs. Herennius serait le seul témoin de sa vente. Tiberius Geganius Asper ne pouvait se passer de l'expérience du doctor pour recruter de nouveaux gladiateurs.
Aeshma n'avait pas apprécié. Elle gardait du départ de Sabina une sourde rancune contre le laniste. L'hoplomaque n'aurait sans doute jamais récupéré l'usage complet de son épaule irrémédiablement abîmée, mais elle aurait fait un bon doctor. Peut-être pas aussi efficace que l'aurait été une fille comme Astarté, mais un bon doctor quand même. Elle l'avait jeté à la figure d'Atalante comme l'argument ultime de sa vindicte. La grande rétiaire n'avait pas été dupe. Aeshma vivait mal la vente de Sabina parce que la Samnite appartenait au palus du sanglier, parce qu'elle avait combattu pour les sœurs Metella, parce qu'Aeshma se sentait coupable. Sabina s'était battue pour une cause qui ne la concernait en rien. Aeshma lui avait demandé son aide et l'hoplomaque la lui avait accordée par esprit de camaraderie et par goût de l'aventure. Aeshma lui avait cassé le nez, elle l'avait rabrouée durant des années, elle l'avait frappée parfois sans raisons valables et Sabina l'avait suivie sans hésiter. Elle avait été blessée à cause d'elle, par une flèche tirée par l'une des sœurs Metella. Une flèche amie. Ni Gaïa ni Julia n'étaient responsables. Astarté leur avait forcé la main. Les gladiateurs avaient accepté le risque qu'un tir mal ajusté les atteignît. Sans les deux dominas, ils n'auraient pas pu prendre pied dans le jardin, pas sans perte.
Aeshma avait perdu des gens auxquels elle tenait. Sabina s'était rajoutée aux autres.
À Astarté.
Elle ne regrettait pas la grande Dace, mais celle-ci lui manquait et elle n'avait jamais avalé sa vente et celle de Lucanus deux ans auparavant.
À Gaïa Metella.
Elle avait laissé derrière elle la domina, et Atalante avait assisté désolée à leurs adieux dénués de chaleur. Aeshma avait revêtu une carapace d'indifférence qui avait blessé la jeune Alexandrine. La présence des gladiateurs, de Julia, de son mari et d'autres gens, n'expliquait pas la réserve d'Aeshma. Atalante savait que les deux jeunes femmes avaient partagé leur dernière nuit. Quand Aeshma avait salué Julia à la manière des gladiateurs en serrant son avant-bras, elle avait regardé la jeune femme dans les yeux. Elle avait tout autant regardé Berival avec qui elle avait passé beaucoup de temps durant les trois semaines qu'ils avaient passé au Grand Domaine. Elle avait laissé Serena, Néria et Héllènis la prendre dans leur bras, mais elle avait fui le regard de Gaïa en lui disant au revoir.
À Zmyrina.
La jeune femme n'avait pas assisté à leur départ et le nom d'Abechoura revenait depuis, hanter les rêves de la jeune Parthe.
À Caïus.
Aeshma avait rendu honneur à Caïus. Pas à sa valeur martiale, mais à son courage. Au camarade et au frère d'arme.
Tiberius Geganius Asper, contre l'avis d'Herennius avait appairé le jeune auctoratus à un champion. Un secutor qui comptait vingt-quatre victoires, une égalité et deux défaites à son palmarès. Le laniste avait surestimé Caïus parce que le jeune auctoratus avait survécu aux jeux d'inauguration du nouvel amphithéâtre à Rome et qu'il avait été séduit par son style lorsqu'il l'avait vu combattre. Herennius lui avait expliqué que Caïus n'avait jamais été appairé à de grands gladiateurs, que Téos protégeait l'auctoratus. Que le jeune homme combattait avec élégance parce qu'il prenait exemple sur Atalante dont il suivait scrupuleusement tous les conseils, mais qu'il ne vaincrait jamais un grand champion. Asper avait répliqué — un serviteur avait assisté à la conversation et l'avait rapporté plus tard à Sabina qui l'avait raconté à tout le monde après la mort du jeune auctoratus — qu'il n'avait que faire d'un gladiateur médiocre et que si Caïus mourrait, la prime de dédommagement qu'il toucherait en réparation de sa perte lui permettrait d'acheter trois ou quatre gladiateurs serviles prometteurs.
Marcia s'était étouffée de colère. Elle avait été prête à aller dire tout ce qu'elle pensait de lui au laniste.
Vulgairement.
Aeshma l'avait arrêtée.
Brutalement.
Une querelle avait opposé la pupille à son mentor.
Violemment.
Galini avait soustrait Marcia à la froide colère d'Aeshma, mais dans la nuit, la jeune fille était venue dormir avec son mentor. Après s'être calmée, elle avait porté la tristesse de Galini et de Gallus, tous deux très affectés par le sacrifice idiot de leur jeune camarade. De leur ami.
Marcia allait sur ses dix-huit ans, il ne restait rien de son enfance ni dans les traits de son visage ni dans ses comportements, mais l'affection qu'elle vouait à Aeshma n'avait pas changé de nature. Aeshma le vérifia une fois de plus en cette occasion. La jeune fille entra timidement dans sa chambre, elle attendit. Aeshma l'entendit, souffla, râla et l'invita rudement à bouger. Marcia se coucha contre elle, posa la tête sur son épaule, versa quelques larmes silencieuses. Elle ne parla pas et s'endormit alors qu'Aeshma lui caressait doucement la nuque.
Atalante avait déposé un baiser rapide sur la tempe de la jeune Parthe le lendemain matin. Aeshma avait grimacé et ronchonné que Marcia était une vraie gamine.
— Mais une adorable gamine, l'avait taquinée Atalante.
— Faut pas exagérer, avait maugréé Aeshma
Atalante lui avait passé un bras autour des épaules et l'avait serrée contre elle.
— Si tu me sors que j'ai un joli cœur, la prévint Aeshma. Je te casse la gueule.
— Tu as un cœur, Aesh. Ça suffit.
— Asper est un sale con.
— Tu disais la même chose de Téos.
— C'était un sale con.
— C'est vrai, concéda la grande rétiaire.
Aeshma n'avait pas menti quand une nuit, sur les toits du ludus Aemilius, elle avait avoué qu'elle ne voulait plus perdre personne. Atalante l'avait raisonnée, Aeshma s'était rangé à ses arguments, elle mais vivait moins bien les séparations.
Elle dirait un jour adieu à sa jeune pupille. Atalante augurait une épreuve difficile pour sa camarade. Et puis, il y avait tous les morts à venir. Peut-être pas les filles, mais Ajax, Gallus et Germanus mourraient et les gladiatrices n'étaient pas à l'abri d'une blessure qui ne guérirait pas. Atalante craignait qu'un jour, sa petite sœur d'adoption perdît l'étincelle qui la maintenait en vie. Sa rage de se battre, de faire la nique à la mort et à son destin. Que plus rien ne la retînt dans cette vie. Qu'elle se jetât sur une lance, un poignard, un trident, un glaive ou une sica. Quelle choisît sa porte de sortie.
La porte libitina.
Quand ces sombres pensées l'assaillaient, Atalante s'isolait. Astarté n'était plus là pour bercer sa mélancolie et le souvenir de la Dace aux yeux dorés augmentait sa tristesse. Mais Aeshma ou Marcia finissaient toujours par la retrouver. Aeshma s'asseyait en silence à côté d'elle et attendait qu'Atalante allât mieux. Marcia lui racontait ses souvenirs. La jeune fille arrivait toujours à y insérer Astarté à un moment ou à un autre. Atalante n'avait jamais osé lui demander pourquoi. Elle aimait la façon dont Marcia évoquait la grande Dace. Marcia parlait toujours avec beaucoup de tendresse des gens liés à ses souvenirs. Atalante ne connaissait pas toujours les hommes et les femmes qui avaient partagé sa vie, mais Marcia les rendaient vivants, drôles, émouvants et familiers. Elle parlait parfois de sa mère qu'elle ne connaissait qu'à travers les récits de son père. Atalante mesura ainsi l'amour que la jeune fille vouait à Julia Metella. Marcia n'évoquait jamais sa mère sans ensuite parler de la jeune domina.
La présence si taciturne d'Aeshma et celle, si bavarde et tendre de Marcia lui apportaient le même réconfort. Elle se sentait aimée. En famille, même si penser que Marcia faisait partie de cette famille lui semblait étrange.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : L'évacuation des gladiateurs vaincus de l'arène, spectacle : Le signe du triomphe, Puy du fou, Vendée.
L'esclave et l'esclavage : voir Annexe 1
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