Chapitre CXXIX : Les trompettes de Jéricho


Personne ne sut comment s'y prit Astarté.

Atalante s'était souvenue du baiser échangé pendant la bataille. Elle n'aurait pas dû le voir. Elle avait jeté un bref coup d'œil en arrière pour vérifier que Julia et Astarté étaient sauves. Elle avait vu la main de Julia se glisser sur la nuque d'Astarté. Le reste ne laissait aucun doute. Julia avait fait le premier pas. Du moins, Atalante le pensait. Il existait un lien entre les deux jeunes femmes et Julia n'était pas insensible au charme d'Astarté. La grande Dace avait simplement profité de ce penchant pour entraîner Julia à renouer avec son corps, pour l'entraîner sur les pentes vertigineuses du désir et du plaisir.

Mais d'abord, Astarté avait écouté Marcia avec beaucoup d'attention, un peu surprise par l'initiative de la jeune fille. Puis, beaucoup moins.

— Tu sais que c'est bizarre comme demande ? avait-elle dit.

— Pas plus que celle que t'avaient faite Aeshma et Atalante pour moi.

Astarté avait froncé des sourcils.

— Ce n'était pas exactement pareil, et puis de toute façon, tu... euh... s'empêtra soudain la Dace.

— Ce serait arrivé un jour ou l'autre ?

— Euh, oui.

Marcia rit, aussi amusée par l'honnêteté dont faisait preuve Astarté que par la gêne qu'elle manifestait.

— Marcia, je ne suis pas sûre de pouvoir séduire Julia, la prévint Astarté. Et si j'y parviens, je ne suis pas sûre que ça servira à grand-chose.

— Ça a marché avec Atalante.

— Mais comment tu sais tout ça ?! s'était exclamée la grande Dace.

— Ça n'a aucune importance. Je veux juste savoir si tu es d'accord. Je veux que tu aides Julia, je veux qu'elle arrête de...

— Marcia, l'arrêta Astarté. Ça n'a pas marché avec Atalante. Elle n'a jamais réellement surmonté Pergame.

— Mais elle ne se dégoûte pas, elle laisse les gens l'approcher, elle accepte les gestes amicaux, les gestes tendres, elle a déjà dormi avec Aeshma et elle va avec toi. Elle ne va avec personne d'autre parce qu'elle n'aime personne d'autre.

— ...

— Elle n'a besoin de personne d'autre, tempéra Marcia.

— On ne passe pas notre vie ensemble, se défendit Astarté. Il n'y a pas d'histoire entre elle et moi.

— Elle t'aime bien, tu l'apprécies, ça lui suffit. Julia aime Quintus. Elle doit juste... réapprendre à s'aimer... Astarté, je n'en sais rien. Je ne sais pas ce qu'on peut ressentir après ce qu'elle a subi. Aeshma n'a pas changé, mais Julia...

— Aeshma peut tout surmonter.

— Mais tout le monde n'est pas comme elle ?

— Non.

— Tu veux bien m'aider ? J'aime Julia, Astarté, et je n'ai pas trouvé d'autre idée pour l'aider. Elle est triste, Quintus aussi. Je ne supporte pas de les voir ainsi. Je ne veux pas partir sans avoir tenter de les aider.

Les larmes menaçaient de couler.

— D'accord, Marcia. Je suis d'accord, accepta prestement Astarté.

Comme elle l'avait fait avec Atalante, Marcia avait sauté dans les bras de la Dace aux yeux dorés. Elle s'était serrée contre elle et quand elle s'était reculée, elle lui avait déposé un baiser sur les lèvres. Elle avait ensuite posé son front contre le sien, les mains sur ses épaules. Des larmes, lentement, coulèrent sur ses joues.

— Je suis désolée, Astarté, murmura Marcia.

— De quoi ?

— Je ne sais pas. Je... Je t'aimais tellement. Et maintenant...

— Chuuut, lui dit gentiment la Grande Dace. On ne commande pas ses sentiments, Marcia.

— Mais cela n'aurait pas dû...

— On ne peut pas réécrire le passé, on en a déjà parlé.

— Je sais, mais...

— Je ferai de mon mieux pour Julia. Je te le promets.

Astarté avait tenu sa promesse et trois jours plus tard, avait lieu la dernière soirée. Les gladiateurs repartiraient pour Patara le lendemain matin. La Stella Maris les y attendait. Les bergers étaient descendus pour l'occasion. On installa des tables dehors. Près de la rivière. On creusa une fosse. On égorgea deux gorets. On s'activa à la cuisine. Les gladiateurs se plièrent en quatre pour aider Hanneh, pour rapporter des pommes et des légumes. Serena, Aeshma et ses thraces partirent ramasser de la rhubarbe et des plantes sauvages. Ajax et Germanus s'occupèrent des gorets. Temon les surveilla. Hanneh n'était pas sûre que les deux meliores maniassent aussi bien la broche qu'ils le prétendaient.

***

Julia avait prévenu tout le monde. Elle exigeait une soirée festive. Pas une soirée d'adieu. Elle n'avait pas le cœur aux pleurs, aux lamentations, à la peine et aux regrets. Elle s'en ouvrit à Astarté.

— Je verrais avec mes gens, Astarté. Les bergers chantent bien, Temon est un bon flûtiste et Hanneh et Serena peuvent l'accompagner. Tu connais les gladiateurs. Crois-tu que certains puissent animer la soirée à part toi ?

— Moi ?

— Je suis sûre que tu as des talents cachés.

— Rien que vous ne connaissiez déjà, domina.

Julia avait rougi. Astarté avait souri en coin. Indulgente. Contente d'elle.

— Tu es...

— Je vais parler à mes camarades, la coupa Astarté. Sabina pourra toujours nous raconter des histoires. Et si vous acceptez, on peut prévoir des combats.

— Des combats ?!

— Ouais, pour s'amuser. De la lutte et du pancrace. Ou des jeux d'oppositions qu'on pratique parfois pour se détendre.

Julia avait approuvé.

Enyo avait parlé d'Ishtar. Gallus avait déliré sous l'œil dubitatif de la Dace aux larges épaules.

— Elle est géniale ! s'enthousiasmait le jeune Gaulois. Incroyable ! Aussi bondissante et légère qu'une gazelle !

— Je sais qu'elle est géniale, c'est une élève d'Aeshma, mais on parle de danse, avait rétorqué Astarté.

— Laisse-nous faire, tu nous remercieras plus tard, lui dit Gallus en regardant Enyo.

— Oui, ajouta la jeune Sarmate. Et comme tu doutes, si Ishtar t'impressionne, tu embrasses tous les thraces.

— Ah, ouais, génial ! s'écria Gallus décidément très enthousiaste. Même Aeshma !

— Embrasser ? demanda Astarté suspicieuse. Tu entends quoi par embrasser, Enyo ?

— Un vrai baiser.

— Je n'ai pas envie de me fâcher avec Aeshma le dernier soir. C'est hors de question.

— Bon, alors tu nous serviras comme des princes tout le reste de la soirée, proposa Enyo.

— Et si Ishtar ne m'impressionne pas ?

— On fera tout ce que tu voudras.

— Ah, ouais ?

— On est sûrs de gagner, dit Gallus en frappant des mains.

— On verra ça, le défia Astarté.

Les deux thraces arboraient des mines réjouies. Ils avaient pris bien de l'assurance pour parler comme ça à une meliora de son envergure, pensa Astarté avec indulgence.

Enyo et Gallus déchantèrent quand ils exposèrent leur idée à Ishtar. La petite Galiléenne leur opposa un refus catégorique. Elle ne voulait pas danser devant ses camarades. Elle avait seulement dansé avant l'attaque pour distraire les soldats, pour des raisons stratégiques.

Les deux thraces firent appel à son sens de l'honneur. Ils avaient défié Astarté, si Ishtar ne dansait pas, la Dace aux larges épaules tournerait les thraces en dérision. Devant Aeshma. Devant la meliora, et celle-ci leur en voudrait de s'être fait passer auprès d'Astarté pour des hâbleurs sans cervelle.

Ishtar céda.

Elle dansa.

Tout de suite après, Astarté honora sa dette. Elle se leva et servit les thraces. Tous. Aeshma comme les trois autres.

La veillée se prolongea. Jusqu'à l'aube pour Sabina et quelques-uns de ses admirateurs. D'autres s'éclipsèrent bien avant la fin de la nuit.

Les tables avaient servi à poser les victuailles. Les convives s'étaient tous assis par terre, sur des tapis ou des couvertures pour s'isoler du sol toujours un peu froid en ce début du mois d'avril, soutenus par des coussins. Julia s'était assise dès le début à côté de Quintus. Genoux contre genoux. Plus tard, elle avait posé la tête sur l'épaule du jurisconsulte et le cœur de celui-ci avait bondi dans sa poitrine. Gaïus s'était endormi depuis longtemps et Routh était partie le coucher. Elle n'était pas revenue.

— Quintus, dit doucement Julia au milieu de la deuxième veille. Routh ne mérite pas d'être toute seule ce soir, tu ne veux pas que nous montions ? Elle pourra redescendre et participer à la suite de la soirée.

— Euh, oui... bien sûr. Enfin, comme tu veux.

La proximité de sa femme le troublait. Il devint encore plus confus quand elle enlaça ses doigts aux siens. Julia prit courtoisement congé des gladiateurs et de ses gens. Tous lui souhaitèrent chaleureusement bonne nuit.

Marcia rayonnait de joie.

— Qu'est-ce que tu as encore manigancé ? grommela Aeshma à qui l'humeur hautement réjouie de sa pupille n'avait pas échappé.

— Regarde, répondit simplement Marcia en désignant Julia et Quintus du menton.

— Et qu'est-ce que...

Elle capta un échange de regards entre Atalante et Marcia, un autre entre Astarté et Marcia.

— Marcia... ? reprit Aeshma.

— Quoi ? grogna la jeune fille.

— Tu n'as pas demandé à Astarté de...

— Si tu ne le dis à personne, personne ne le saura, rétorqua la jeune fille.

— Mais où as-tu été chercher une idée pareille ?!

— Auprès de toi.

— Moi ?!

— Oui, toi.

— Je n'ai jamais...

— ... demandé à Astarté de s'occuper de quelqu'un pour qui tu t'inquiétais ? la coupa Marcia en lui lançant un regard narquois.

— Euh... Ben...

— Tu es la plus attentionnée des melioras, Aeshma. C'est pour cela que tout le monde t'aime tant !

La meliora grommela des borborygmes incompréhensibles avant de sortir :

— Tu es une fille bien, Marcia. Croiser ton chemin, c'est...

Marcia tourna la tête vers son mentor. Aeshma cherchait ses mots. Une comparaison.

— Tu es comme une lame bien aiguisée. On peut toujours compter sur toi.

— Glaive, pugio ou sica ? ricana la jeune fille.

— Abrutie !

Marcia s'esclaffa, elle se moquait, mais la déclaration d'Aeshma la toucha jusqu'au plus profond de son âme. Deux pieds chaussés d'élégantes chaussures de cuir fauve se dressèrent devant les deux gladiatrices. Marcia leva la tête.

Gaïa.

— Aeshma, je peux te parler, s'il te plaît ?

— ...

— En privée.

— Euh...

— Vas-y, l'encouragea Marcia. Je veille sur Sara.

— Je ne surveille pas Ishtar ! se récria Aeshma.

— Bien sûr que si, répliqua sentencieusement la jeune fille.

— Bon, euh... Fais en sorte qu'on ne l'embête pas. Elle danse un peu trop bien.

— Tu peux compter sur moi, grimaça Marcia.

Aeshma la regarda incertaine.

— Comme si c'était ma pupille, lui dit Marcia la main sur le cœur.

— D'accord, se décida Aeshma. Domina, en quoi puis-je vous être utile ?

Ce qu'Aeshma pouvait parfois se montrer vraiment bête, pensa Marcia consternée. Elle chercha Atalante du regard. Elle ne la trouva pas. Astarté ? Disparue elle aussi. Comme par hasard...

Bon.

— Eh, Marcia, l'appela Ursus. Tu ne veux pas chanter avec nous des chants de la légion ?

— Oui, oui, viens vite, l'encouragèrent Caïus et Galini

Ben, voilà, Marcia finirait sa soirée sans les gens qui comptaient le plus dans sa vie. Elles avaient toutes de plus pressantes occupations que de finir la nuit à chanter, à boire et à écouter des histoires. Elle n'était pas très juste avec ses camarades, elle aimait beaucoup Galini et pas seulement elle.

***

Atalante referma doucement la porte du cubiculum et se tourna vers Astarté. Elle s'approcha et lui passa une main sur la joue. Astarté ne bougea pas. Atalante posa ses lèvres les siennes. Un simple baiser, léger et élastique. Puis, elle se recula et plongea son regard dans celui de la Dace aux yeux dorés. Un sourire étira lentement les lèvres d'Astarté et ses yeux brillèrent d'un éclat tendre et joyeux. Tentateur. Atalante passa les mains derrière sa nuque, son corps entra en contact avec celui qui lui faisait face et cette fois-ci, elle l'embrassa vraiment.

***

Quintus gémit de surprise et d'émotion quand il sentit le corps de Julia se coller à lui. Il restreignit son envie de la serrer contre lui, de l'emmener et de basculer avec elle sur le lit. De l'embrasser partout où il trouverait de la peau nue. De la déshabiller, de la réapprendre avec ses mains, sa bouche et tout son corps. De se perdre en elle. De l'aimer aussi passionnément qu'il l'aimait.

Deux mois qu'elle le fuyait.

Il attendrait, fébrile.

Il se plierait à ses désirs, à ses peurs et ses besoins. N'importe quoi, elle pouvait lui demander n'importe quoi.

Julia défit sa ceinture et lui passa sa tunique par-dessus la tête. Elle l'embrassa dans le cou, et baissa sa feminalia. Le sous-vêtement glissa le long de ses jambes, il dégagea ses pieds et se retrouva nu devant elle, dans ses bras. Le cœur battant. Elle le poussa jusqu'au lit et l'invita d'une légère pression des doigts à s'y allonger. Elle se déshabilla et vint doucement se coucher contre lui, la tête sur son épaule.

— Je suis née servile, Quintus. Durant toute mon enfance, je n'ai été que l'esclave personnelle de Lucia, la sœur aînée de Gaïa.

Quintus sentit le cœur lui manquer. Ainsi c'était vrai. Tout ce que lui avaient dit ces rebuts de l'humanité qu'avaient été Aulus Flavius et Claudius Silus sur les origines serviles de Julia était vrai. Et si cela était vrai, tout ce que ce chien de Silus lui avait dégueulé dans les oreilles sous le regard pervers et concupiscent de son maître l'était aussi. Il se mit à pleurer en silence alors que Julia se confiait. Elle ne raconta pas le viol. Elle ne l'évoqua pas. Mais elle raconta tout le reste. Honnêtement, comme elle se l'était promis.

— Je t'ai menti, Quintus.

— Tu ne m'as jamais menti. Tu n'as rien volé à personne, tu as protégé Gaïa, tu l'aimes et j'ai épousé la femme que tu as toujours été.

Il se frotta le menton contre le haut de son crâne.

— Gaïus est notre enfant, Julia. Tu es la femme que j'aime. Qu'est-ce que tu attends de moi ? Que je te chasse ? Pourquoi le ferais-je ? Tu veux partir ?

— Non.

Il bougea et fit face à Julia.

— Je n'ai jamais douté de toi. Tu n'as même pas changé de nom.

— Il t'a raconté ?

— Il était tellement fier de lui.

— Je...

Quintus lui ferma la bouche avec ses doigts.

— Chuuut, chasse-le de tes pensées, il est mort, Silus aussi.

— Silus n'est pas mort.

— Ça doit être encore pire.

— Oui.

— Alors, oublie-les. Ne les laisse plus s'immiscer entre nous.

— Je suis désolée, Quintus.

— Tu n'aimes plus les gros ? plaisanta le jurisconsulte.

Julia se prit à rire.

— Si...

— Vraiment ? la taquina Quintus.

— Oui.

Julia bascula Quintus sur le dos et vint se placer au-dessus de lui. Elle l'embrassa. Il lui caressa doucement le dos. Elle gémit faiblement.

— Quintus, souffla-t-elle en brisant leur baiser. S'il te plaît, sois doux et gentil. Il y a si longtemps...

Elle ne finit pas sa phrase. Quintus la sentait fragile. Il l'aimait tant.

Il l'aima comme au premier jour. Quand il ne la connaissait pas encore, quand elle l'intimidait, quand il n'arrivait pas à réaliser qu'il tenait une femme aussi exceptionnelle dans ses bras, une femme qui affirmait l'aimer. Quand il avait peur d'être maladroit, de la dégoûter, de la décevoir et qu'elle s'enfuît. Peur de la perdre à jamais. Il avait eu tellement peur la première fois. Cette fois-ci encore. Ils sombrèrent ensemble, doucement, lentement, et réapprirent aussi bien l'un que l'autre à s'aimer et à se faire confiance.

***

Gaïa conduisit Aeshma dans sa chambre, la gladiatrice se crispa, mais la jeune Alexandrine avait anticipé sa réaction, elle ne s'y arrêta pas et l'entraîna sur la terrasse. Zmyrina était partie, personne ne les dérangerait. Elle s'appuya sur la rambarde et contempla la nuit. On entendait les chants des gladiateurs, atténués par la masse de la villa. Aeshma resta en retrait. Un long moment.

— Domina. ?

— Mmm ? répondit distraitement Gaïa.

— Vous vouliez me parler ?

— Non, j'avais envie d'être avec toi.

Un silence hostile lui répondit. Gaïa se retourna.

— Aeshma, je ne suis pas Zmyrina. Je ne sais pas ce que tu as pu lui dire pour qu'elle s'enfuie, mais je ne te laisserai pas partir sans te dire au revoir.

— ...

— Sur l'Artémisia, le dernier soir, tu n'es pas montée en haut du mat pour me fuir, lui rappela Gaïa.

— ...

— Tu espérais me revoir à ce moment-là ?

— Non.

— Parce que tu ne voulais plus me revoir ou parce que tu pensais qu'on ne se reverrait jamais ?

— Je pensais ne jamais vous revoir, avoua sourdement Aeshma.

— Et tu le penses encore cette fois-ci, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Tu ne m'as pas fuie la première fois, pourquoi le ferais-tu cette fois-ci ?

Aeshma haussa les épaules.

— Pourquoi Zmyrina est partie ?

— Parce qu'elle nous imaginait un avenir et que je lui ai fait comprendre qu'il n'existerait jamais.

— Je ne nous imagine aucun avenir, Aeshma. Je ne nous en ai jamais imaginé un.

— Vous mentez, l'accusa la gladiatrice.

— Tu parles d'Alexandrie ? De ma proposition ? J'ai été stupide.

— Pff... souffla la jeune Parthe.

— Je n'attends plus rien, Aeshma. Je ne te reverrai peut-être jamais, ça m'est égal. Ce que je veux, c'est profiter de l'instant présent. Ce que je veux, c'est profiter de ta présence. Partager ce que nous avons déjà partagé ensemble et ne penser à rien d'autre qu'à nous deux, ici et maintenant.

— Ce n'est pas une bonne idée.

— Tu crois que c'était une meilleure idée de te jeter du haut de ce balcon ? plaisanta Gaïa.

— Mouais, sourit Aeshma.

— Faisons juste comme s'il n'y avait plus que nous deux. Comme si nous étions sur le lembos.

— Il n'y a pas de poissons et vous n'aviez pas la même idée derrière la tête.

Gaïa pencha la tête et passa un doigt le long du biceps de la jeune Parthe.

— Pour le poisson, je suis d'accord, mais qui te dit que je n'avais pas la même idée derrière la tête ?

— Vous l'aviez au début, quand on se méfiait l'une de l'autre, pas après.

Gaïa s'égaya.

— Tu n'es pas si frustre que tu en as l'air.

— Je sais quand on me désire.

— Toujours ?

— Toujours, confirma Aeshma.

— Présomptueuse ?

— Réaliste.

— Sensible ?

— Peut-être, concéda la jeune Parthe.

— Mmm.

Gaïa se détourna et s'appuya de nouveau sur la rambarde. Cette fois-ci, Aeshma vint s'y appuyer elle aussi. Elles restèrent les yeux fixés sur la nuit. Gaïa avait envie de plus, mais elle y avait renoncé. Elle ne voulait pas lui forcer la main. Elle était sûre de pouvoir la contraindre à satisfaire son désir. D'allumer le sien. Elle ne voulait pas. Pas si Aeshma le regrettait plus tard. L'avoir auprès d'elle lui suffisait. Aeshma était détendue et calme. Elle l'aimait aussi comme cela. Exactement comme elle pouvait l'être quand elle se sentait bien sur le lembos et que Gaïa pensait avoir été transportée dans un autre monde. Un monde en dehors du temps.

Parfois, à bord du lembos, elle avait souhaité que leur dérive ne prît jamais fin. Particulièrement la nuit ou en fin de journée. Après, le soleil se levait, il faisait chaud, Aeshma s'isolait, Gaïa pensait à Julia et elle devait puiser sa force dans l'espoir qu'elle avait un jour de toucher terre, de revoir sa sœur. Dans la présence d'Aeshma à ses côtés. Comme ce soir. Sur ce balcon. Même si son cœur menaçait d'exploser.

— Shamiram.

Gaïa fronça les sourcils et tourna la tête vers la gladiatrice. Aeshma regardait droit devant elle.

— Mon prénom, précisa Aeshma. C'est Shamiram.

Le cœur de Gaïa explosa.

Dans un silence retentissant qui s'éternisa et se transforma en lente agonie.

.

— Et puis, vous avez raison, dit tout à coup Aeshma d'une voix sourde après avoir longuement regardé la lune se lever. Je suis débile.

Elle attrapa la main de Gaïa et traîna la jeune femme derrière elle jusqu'à sa chambre. Elle se figea un instant.

— Euh, vous... ? Je ne veux pas que...

Gaïa pencha la tête, haussa un sourcil narquois. Elle s'avança sur Aeshma et la repoussa jusqu'au lit. Elle s'arrêta juste devant.

— Tu ne veux pas quoi, Aeshma ?

— Rien.

Aeshma enlaça Gaïa. Elle ne la reverrait jamais. C'était idiot qu'elles se quittassent ainsi.

Frustrée et en colère. Tristes.

Gaïa éveillait en elle des sentiments qu'elles n'auraient pas voulu ressentir, mais elle aimait son corps, ses mains et la jeune femme l'emmenait vers des rivages qu'Aeshma eût été bien stupide d'ignorer. La domina ne méritait pas qu'on l'ignorât. En tout cas, elle ne méritait pas qu'Aeshma l'ignorât.

Pour la première fois, la jeune gladiatrice accepta d'abattre les murs qu'elle avait toujours maintenus dressés entre elle et la domina. Des murs dérisoires, mais si indispensables à ses yeux. Des murs qui maintenaient Gaïa à distance. Quand elle se retrouva prête à basculer pour une énième fois et que Gaïa la retenait juste au bord du précipice, que leurs sueurs se mêlaient l'une à l'autre et que leurs corps glissaient l'un sur l'autre, qu'Aeshma sentit son esprit lui échapper, elle balbutia d'abord son titre. Ses doigts s'enfoncèrent dans son dos. La domina gémit. Et Aeshma gémit en échos. Et puis... elle oublia. Ses dernières défenses tombèrent et elle l'appela Gaïa. Elle répéta son prénom. Trois fois. Dans une longue plainte étouffée et ininterrompue. Gaïa se cambra sur elle et plongea sitôt après le nez dans son cou. Aeshma bascula. Le prénom de Gaïa sur les lèvres. Elle entendit son nom en réponse :

— Aeshma.

La jeune Parthe serra Gaïa contre elle, la jeune femme l'embrassa gentiment sur le coin de la mâchoire et se laissa couler entre ses bras.

***

Astarté caressa le front d'Atalante. La grande Syrienne se frotta le nez contre elle.

— Tu ne m'oublieras pas ? demanda la Dace aux yeux dorés.

— Je ne t'ai jamais oubliée.

— Qu'est-ce que tu n'as pas oublié ?

— La première fois où je t'ai fait mordre la poussière et que j'ai rabattu ta superbe.

— Tu as été plus fière de me battre moi ou de battre Aeshma ?

— De battre Castor.

— Je l'aimais bien, dit pensivement Astarté.

— Il était gentil et c'était un bon combattant.

Les deux gladiatrices commencèrent à égrainer leurs souvenirs. Ceux qu'elles avaient engrangés depuis neuf ans qu'elles se connaissaient. Leurs doigts couraient légèrement sur la peau l'une de l'autre. Ils s'égarèrent un moment et elles remisèrent leurs souvenirs à la prochaine pause. Elles s'endormirent avant et Astarté connut la joie de regarder une dernière fois Atalante se réveiller. Sa joie se transforma en bonheur quand, pour la première fois depuis huit ans, elle découvrit aux fond des yeux de sa camarade un regard non plus embarrassé, mais complice.

***

Quintus s'endormit sagement aux côtés de Julia. Elle avait posé une main sur son avant-bras et il sentait, même à travers son sommeil, sa chaleur se répandre au travers de son corps. Lui procurer un bien-être qu'il avait cru à jamais lui être dérobé par l'ignoble Claudius Silus.

Le matin, il se heurta aux sourires de Julia et de Gaïus. Elle était allée chercher l'enfant et il sommeillait tranquille et béat entre ses deux parents.

— J'ai apporté un plateau, tu veux manger ? lui proposa Julia.

— Mmm, approuva voluptueusement Quintus.

Ils avaient mangé tous les trois, assis sur le lit, autour du plateau. Quand Pagona entra, elle passa la main sur son ventre rond et souhaita que son enfant connût le bonheur de Gaïus.

Celui d'une famille unie et aimante.

***

Gaïa et Aeshma ne dormirent pas. Quand l'aube se leva, la gladiatrice vint poser sa tête au creux de l'épaule de la jeune Alexandrine.

— Gaïa ?

— Mmm ?

— Tu as toujours le pugio ?

— Celui que je t'ai offert ?

— Oui.

— Je l'ai toujours, confirma Gaïa.

— Tu vas me surveiller, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Je ne veux pas te revoir.

— Je sais.

— Quand je mourrais, tu le sauras ?

— Si je ne suis pas morte avant, oui.

— Quand je serai morte, tu donneras le pugio à Abechoura. Tu lui diras que je l'aimais et que je ne l'ai jamais oubliée. Qu'elle a toujours habité mes pensées. Que je n'ai jamais oublié personne.

— D'accord.

— Tu prendras soin d'elle ?

— Oui.

— Merci.

— Toi aussi, Aeshma. Merci. Merci pour tout.

Gaïa lui leva le menton. Elles scellèrent leurs accords et leurs adieux dans un unique et dernier baiser. Aeshma reposa ensuite sa tête sur l'épaule de Gaïa et elles attendirent en silence l'heure du départ.

Quand Aeshma se leva, elle revêtit sa cuirasse et Gaïa sut qu'elle l'avait perdue.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Illustration : La destruction des murs de Jéricho (détail), auteur inconnu.

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