Chapitre CXXIV : Contre Thanatos
— Abechoura, murmura Aeshma.
— Je n'ai rien, répondit faiblement Zmyrina.
Elle avait du mal à reprendre pied avec la réalité. La douleur, l'anxiété, les efforts qu'elle avait déployés pour tromper le procurateur, son meurtre, le visage halluciné de Saucia, la porte qui sautait et pour finir, la présence inconcevable des trois gladiatrices, de sa sœur qu'elle avait quitté à Myra, qui était partie pour le Grand Domaine et qui se retrouvait avec elle sur un navire en pleine mer, concouraient à la plonger dans un monde irréel.
Le silence était retombé. Il ne fut un instant troublé que par le bruit d'une ancre qu'on jetait à la mer.
Saucia avait entendu Aeshma prononcer le nom étrange et inconnu. Elle avait compris qu'il s'adressait à Zmyrina parce que la jeune femme avait parlé juste après, qu'elle avait formulé un demi-mensonge, pour parer à une juste inquiétude et... à la fureur. Aeshma était furieuse.
Saucia se porta rapidement au-devant de la jeune Parthe.
— Aeshma... la mit-elle en garde.
La gladiatrice leva la main, prête à écarter la masseuse.
— Aeshma...
Le ton était devenu aussi tranchant qu'une lame de pugio longuement aiguisée par Gaelig, l'armurier du ludus.
— Saucia... commença Aeshma.
L'orage menaçait. L'un de ceux qui emportait la jeune gladiatrice dans un déchaînement de colère et de violence et la laissait ensuite pantelante et assaillie par la culpabilité. L'un de ceux que seule Atalante osait affronter, que seul par la force Herennius arrivait à juguler.
— Je t'interdis, Aeshma, la menaça Saucia. Je t'interdis d'être en colère, je t'interdis de frapper qui que soit dans cette pièce, de te montrer violente et blessante. Je veux l'autre Aeshma.
Saucia se mit soudain à pleurer.
— Autrement, tue-moi, je ne supporte plus.
Elle plaça son pugio dans la main de la jeune Parthe.
— Saucia, je... balbutia Aeshma décontenancé par la détresse de la jeune femme.
Astarté tourna la masseuse vers elle. Celle-ci tomba dans ses bras et se serra contre sa poitrine. Astarté lui murmura des paroles de réconfort, pas très à l'aise de se retrouver à consoler une femme auprès de qui elle venait se réfugier quand elle sentait que son monde se fissurait et qu'elle ne croyait plus en la magnanimité de Zalmoxis. Une femme dont la présence suffisait à lui apporter la paix. Les pleurs de Saucia avait calmé les humeurs belliqueuses d'Aeshma, elle s'approcha de Zmyrina les sourcils froncés.
— Ce ne sont que des incisions, lui dit Abechoura que la colère de sa sœur impressionnait toujours autant malgré les années passées loin d'elle. C'est plus impressionnant que profond.
— Tarées, vous êtes tarées, grommela Aeshma.
— Vous avez libéré la villa ? demanda Zmyrina qui espérait ainsi ramener Aeshma à de meilleurs sentiments.
— Oui.
— C'est Saucia qui l'a tué, souffla Abechoura.
— Je sais.
— Ce n'était pas prévu.
— Rien ne se passe jamais comme on l'a prévu, dit Aeshma les yeux baissés sur les plaies que portaient sa sœur à l'abdomen. Merde ! jura-t-elle soudain. Mais quel putain de tordu de merde !
Atalante s'était approchée derrière, la vue du sang lui donna la nausée. Elle avait chaud et elle se mit à transpirer abondamment. Elle cligna des yeux plusieurs fois, mais la sueur lui obscurcissait la vue.
Tout était fini, c'était étrange.
Aulus Flavius était mort de la main d'une personne qu'il n'avait jamais vue avant ce soir, d'une main innocente et inconnue. Et il y avait ces deux sœurs devant elle. Aeshma, impassible et réservée, tellement semblable à elle-même que c'en était émouvant et Zmyrina qui tentait de la rassurer, de l'amadouer et de désespérément passer au travers des réprimandes et des reproches qu'elle redoutait. Atalante eut soudain envie de prendre Zmyrina dans ses bras et de lui dire qu'elle l'aimait. Qu'elle aimait Aeshma, que celle-ci ne l'avait jamais oubliée, qu'elle l'aimait, qu'elle avait souffert de son absence depuis le premier jour de leur séparation, qu'Aeshma était la sœur la plus extraordinaire qu'on pût rêver d'avoir. Mais elle avait tellement chaud et la lumière des lampes à huile lui agressait tellement les yeux qu'elle remit ses déclarations à plus tard. Elle avait besoin de quelqu'un. Elle se tourna vers Astarté. Saucia pleurait toujours sur la Dace aux yeux dorés, secouée par des sanglots nerveux. Une crampe lui vrilla le diaphragme. Elle se sentit tout à coup faiblir. Elle s'appuya sur l'épaule d'Aeshma.
— Aesh... murmura-t-elle.
La jeune Parthe réagit par instinct et elle rattrapa la grande rétiaire avant que celle-ci ne s'écroulât par terre.
— Ata ! cria-t-elle.
Atalante s'accrocha à sa camarade, ses doigts se refermèrent où ils purent. Aeshma grimaça, Zmyrina vint à son aide et elles accompagnèrent doucement la grande gladiatrice au sol. Saucia cessa soudain de pleurer, elle souffla un merci à Astarté et l'embrassa sur la joue. La masseuse en chef était de retour.
— Qu'est-ce qu'elle a ? s'inquiéta-t-elle.
— Je ne sais pas, râla Aeshma.
Ses mains exploraient le corps de la grande rétiaire. Elle ne trouva pas de blessure. Une ou deux côtes cassées peut-être. Sûrement.
— Atalante, tu m'entends ?
Atalante gémit.
— Qu'est-ce qu'elle a à la tête ? demanda Saucia.
— Je ne sais pas, elle a dû se prendre un coup.
— Défait son bandage.
Le bandage dévoila une large et profonde plaie. Serena l'avait badigeonné avec du barbarum et fortement compressée. Atalante n'avait pas beaucoup saigné et Aeshma qui avait cru à une simple entaille, n'avait pas posé de question. Mais la plaie était profonde, étendue, et un large hématome commençait à se former.
— Quand est-ce qu'elle a été blessée ? demanda Aeshma.
— Quand elle a sauté du balcon, répondit Astarté. Elle s'est fait recevoir par Silus. Il devait avoir une pierre dans la main.
— Pourquoi tu ne m'as rien dit ? lui reprocha la jeune Parthe.
— Je n'ai pas sauté, Aeshma, il faisait nuit. Atalante semblait bien aller, comment j'aurais pu soupçonner ?
— Tu n'es qu'une abrutie, cracha Aeshma. Si elle meurt, je te tue, Astarté.
— Et toi, si tu meurs ? Tu me tues aussi ?! s'emporta soudain la grande Dace.
— ...
— Tu me prends pour une débile ?! Tu crois que je suis aveugle ? Je ne savais pas pour Atalante, mais pour toi, je savais !
Aeshma lui lança un regard mauvais.
— Tu fais chier, Aeshma ! Je ne t'aurais jamais empêché de venir, j'ai confiance en toi, en ta capacité de connaître tes limites. J'adore Atalante, mais pour les mêmes raisons, je ne lui aurais rien dit non plus si j'avais su. Et puis de toute façon, s'énerva Astarté. Personne ne peut se mettre en travers de votre chemin quand vous avez décidé quelque chose et je ne vois pas pourquoi je l'aurais fait.
— Je n'ai rien, siffla Aeshma.
— Non ?
— Non, répondit sincèrement la jeune Parthe.
— Parce que tu étais au combat, Aesh, se radoucit la grande Dace consciente qu'Aeshma était sincère. Tu es capable de faire abstraction de tes blessures dans ces cas-là, mais maintenant, c'est fini.
— Tu es vraiment débile, lança Aeshma d'un ton méprisant.
La Dace frappa doucement Aeshma à l'abdomen. La petite thrace se plia en deux.
— Astarté ! lança Saucia furieuse.
— Elle est blessée et quand elle s'en rendra compte, il sera trop tard.
— Astar, je vais te tuer, coassa Aeshma.
Elle lança un poing, Astarté partit en arrière. Avant que Dacia, Zmyrina et Saucia eussent fait un mouvement Aeshma et Astarté étaient déjà dressées l'une devant l'autre.
— Aeshma, je ne veux pas me battre avec toi.
— Je... commença la jeune Parthe.
Elle porta sa main sur le côté. Elle la glissa sous la paenula qu'elle n'avait pas ôtée, sentit la tunique humide. Mouillée. Elle leva les yeux sur Astarté, tourna la tête vers Zmyrina.
— Choura, je...
Elle ne finit pas sa phrase. Astarté la récupéra dans ses bras comme la petite Parthe l'avait fait avant elle pour la grande rétiaire.
— Shamiram ! souffla Zmyrina.
— C'est pas vrai, souffla Saucia. Astarté, allonge-la, découpe ses vêtements, il faut que je vois ce qu'elle a. Dacia, aide-la.
— Et pour Atalante ?
— Je m'en occupe pendant que vous préparez Aeshma. Zmyrina, assieds-toi quelque part, je m'occupe de toi après.
— Ce n'est pas la peine, murmura faiblement Zmyrina.
Elle s'agenouilla à côté d'Astarté et de Dacia, et leur proposa son aide. La Dace aux yeux dorés garda près d'elle la jeune femme nue et ensanglantée. Elle avait gardé Atalante et Aeshma, elle n'allait pas renvoyer cette fille qui jetait des regards éperdus sur sa camarade... qu'elle appelait Shamiram. Dacia défit la ceinture d'Aeshma, puis elle tint les vêtements tendus et Astarté passa le pugio. Les trois jeunes femmes se rembrunirent quand Astarté écarta délicatement les vêtements et dévoila le corps de la jeune Parthe.
— Alors ? demanda Saucia.
— Pas génial, grommela Astarté. Deux coups de poignard, l'un n'est pas grave, mais l'autre, je ne sais pas... Je croyais qu'il l'avait frappée avec le poing, continua-t-elle d'un ton lugubre. Je n'avais pas vu qu'il était armé, je...
Saucia lui posa une main sur l'épaule.
— Tu n'aurais arrêté ni l'une ni l'autre, Astarté, tu le sais très bien, et tu n'as rien à te reprocher.
— J'aurais...
— Dis-moi que tu n'as pas veillé plus attentivement que d'habitude sur ces deux sauvageonnes.
Astarté ne répondit pas.
— Tu vois... Vous êtes des guerrières, vous vous êtes pris des coups, Aeshma n'en est pas à sa première blessure sérieuse et Atalante non plus.
— Atticus n'est pas là et Aeshma est la meilleure après lui.
— Je te remercie de ta confiance.
— Tu n'es pas médecin.
— Mais je me débrouille et Julia Metella connaît certainement de bons médecins, Chloé m'a raconté que Sabina et Enyo lui devaient la vie.
— Je n'étais pas là. Ce salaud de Téos m'avait vendue à Capoue, rétorqua sombrement Astarté.
— Comment êtes-vous venus ? demanda Saucia qui n'avait pas envie de se remémorer ce pénible épisode.
— Avec le canot de la Stella Maris.
— Où sont les dominas ?
— Sur la Stella Maris.
— Va les prévenir. Je m'occuperai d'elles. Dacia, tu restes avec moi.
— Je suis à tes ordres, répondit la jeune bestiaire.
— Chloé va bien ? voulut savoir Saucia le cœur serré.
— Oui.
La masseuse respira plus librement.
— Dis-lui que j'ai besoin d'elle.
— D'accord.
— Astarté ? l'appela-t-elle avant que la Dace ne se relevât
— Oui.
— Débarrasse-moi de ce chien crevé, dit-elle en désignant Aulus Flavius du menton. Je ne veux plus le voir.
Astarté acquiesça de la tête. Elle s'agenouilla d'abord près d'Atalante et lui arrangea une mèche derrière l'oreille. Elle aurait aimé lui dire quelques chose, mais elle ne savait pas trop quoi et de toute façon, la grande rétiaire ne l'aurait pas entendue, cela ne servait à rien. Elle attrapa Aulus Flavius par le bras et le balança d'un mouvement de rein sur ses épaules.
***
Les toits de la ville s'étendaient devant elle, rouges et oranges. Des saignées plus sombres marquaient l'emplacement des rues, des puits d'obscurité celles des atriums ou des jardins quand un arbre pointait. Les montagnes se dressaient dans son dos, habillées de forêts, coiffées de neige. La mer encore sombre commençait à scintiller aux premières lueurs de l'aube naissante. Il faisait froid et elle avait les pieds glacés. Elle passa d'un pied sur l'autre pour les réchauffer un peu.
Elle se réveillait tôt depuis des années. Peut-être s'était-elle toujours levée tôt et que ce qu'elle pensait être une discipline apprise au ludus, n'était qu'une habitude banale acquise bien longtemps auparavant. Elle trouvait parfois étrange de se souvenir de si peu de choses de sa vie d'avant. Elle avait quinze ans quand Téos l'avait achetée à Antioche, treize ou quatorze quand elle avait été prise par des marchands d'esclaves. D'avant, elle ne se souvenait que de ses longues marches en forêt, des animaux et des plantes qu'elle y croisait. Pas des gens. Même pas de ses parents, ou si peu. Elle ne se souvenait même pas du jour où elle avait été faite captive. Peut-être parce qu'il n'y avait rien à se souvenir. Pourtant... Ou peut-être parce que c'était mieux de ne pas se souvenir. Si Atalante avait oublié sa nuit à Pergame, elle n'en aurait pas souffert par la suite. Les mauvais souvenirs empoisonnaient l'âme. Zalmoxis lui avait peut-être accordé une faveur.
Elle n'était pas la seule à être debout alors que la dernière veille ne s'était pas encore écoulée. La ville résonnait d'activité. La villa se trouvait dans un quartier relativement calme, mais elle avait entendu des artisans ouvrir leurs boutiques, des chars rouler et le marteau d'un forgeron tapait deux rues plus loin. Chaque matin, depuis quatre jours, Astarté se levait la première et montait sur la terrasse. Elle était restée dans son cubiculum le premier matin. De noires pensées l'avaient assaillie et elle avait manqué d'air. Le deuxième matin, elle avait repris l'habitude qu'elle avait prise à Rome en entrant au service de Gaïa Metella. Elle se réveillait, se lavait, buvait un verre de posca, attrapait un fruit et partait le manger sur la terrasse. Elle avait bien aimé ce petit rituel. Compris l'amour d'Aeshma pour les terrasses. On s'y trouvait au calme, l'air était vivifiant et on dominait le monde. Oui, à Rome, elle avait ainsi savouré chaque début de journée. Elle était alors convalescente et elle n'avait pas eu le temps de s'ennuyer. Et puis, elle avait aimé l'ambiance qui régnait dans la maison des dominas. Mais à Patara...
***
Julia en apprenant qu'Atalante et Aeshma étaient blessés avait envoyé Andratus et Silia chercher un médecin. Les deux sœurs Metella n'avaient pas commenté la mort d'Aulus Flavius, simplement voulu connaître les circonstances de celle ci. Si elles trouvèrent curieux que Saucia l'eût tué, elles n'en laissèrent rien paraître et ne demandèrent pas de détails. Elles attendirent l'arrivée du médecin, puis embarquèrent pour le Cupidon.
Les prétoriens montaient toujours la garde, mais Publius et Celer commençaient à accuser la fatigue. Astarté avait eu le plaisir de retrouver Caïus vivant dans le canot, les marins de la Stella Maris l'avaient repêché avant qu'il ne coulât à pique. Il était venu avec elle chercher les dominas et Astarté l'avait ensuite confié à Néria. Caïus avait sauvé ses dents, mais pas son nez. Le coup qui l'avait envoyé à l'eau lui avait réduit le cartilage en bouillie et le visage du jeune auctoratus gonflait à vue d'œil.
À bord du Cupidon, les dominas avaient suivi Astarté dans la cabine.Chloé, pâle comme un linge, maintenait un pansement sur l'abdomen d'Aeshma. Antiochus veillait sur Atalante à qui Saucia avait refait un bandage. Dacia surveillait une gamelle d'eau qu'elle avait mise à chauffer sur un réchaud et Saucia lavait le corps de Zmyrina. La jeune esclave était affreusement pâle même dans la lumière chaude des lampes à huile. Aussi pâle que l'était Saucia quand elle se retourna, aussi pâle que Chloé, quand la jeune masseuse leva la tête. Les dominas présentèrent le médecin.
— Aeshma, dit Saucia. Excuse-moi, Zmyrina.
Elle conduit le médecin à la petite Parthe.
— J'ai simplement lavé les plaies avec de l'eau bouillie.
— Tu as bien fait, lui répondit le médecin.
— Vous savez coudre les plaies ?
— Oui.
— Je ne sais pas si c'est grave, s'il lui a touché un organe interne. Je...
— Je vais voir.
— Naxos a sauvé Sabina et Enyo, déclara Julia. C'est un bon médecin. Le meilleur de la province.
— Merci, domina, répondit le médecin.
— C'est une vérité.
— Puis-je compter sur ton aide ? demanda-t-il à Saucia.
— Bien sûr.
Elle leva les yeux sur Astarté.
— S'il te plaît, tu peux t'occuper de Zmyrina ?
— Oui.
C'était comme cela qu'elle avait su.
Elle avait appris beaucoup de choses dans cette cabine. Que Saucia pouvait être aussi dure qu'elle le paraissait et bien plus sensible qu'elle ne l'avait jamais avoué. Que Julia était une femme extraordinaire et que Gaïa aimait bien plus Aeshma que la grande Dace ne l'avait pensé. Elle n'aurait pas su expliquer pourquoi. Gaïa ne pleura pas, n'exprima aucun sentiment déplacé, mais Astarté décela son angoisse. Et puis, elle avait cette façon de regarder Aeshma évanouie sur le plancher de la cabine. Julia s'inquiétait, tout comme les masseuses et Dacia. Tout comme elle et Antiochus. Mais le cœur de Gaïa se serrait un peu plus douloureusement à la vue d'Aeshma. Tout comme elle. À la pensée d'Atalante. À la pensée de Marcia si la jeune fille avait été allongée à la place d'Aeshma. Astarté avait toujours été persuadée que Marcia n'était pas pour elle, mais Atalante ? Qu'avait-elle à offrir à Atalante ? Perdre Marcia l'avait brisée. Elle avait conservé son affection, mais pas sa passion et son amour. Astarté ne voulait pas d'Atalante.
.
Les entailles dont souffrait Zmyrina ne se révélèrent pas aussi superficielles que la jeune femme l'avait affirmé. Elle souffrait, physiquement et moralement. Son état éveillait des sentiments et des souvenirs désagréables auxquels Astarté aurait voulu ne pas penser. Gaïa posait des questions au médecin et Astarté voyait en miroir, sur les traits de Zmyrina, l'effet que ses réponses avaient sur Gaïa. La jeune Dace se sentait écrasée par leur angoisse, elle avait envie de tourner les talons, de prendre Saucia par la main, de l'emmener dans un endroit tranquille, de l'embrasser et de partager avec elle une étreinte douce et rassurante. Elle secoua la tête, elle devait se changer les idées.
— Alors comme ça, tu connais les petits secrets d'Aeshma ? dit-elle à Zmyrina avec un petit sourire en coin.
Zmyrina posa sur elle un regard d'incompréhension.
— Tu connais son prénom.
— ...
— Aeshma n'aime pas qu'on l'appelle comme cela. Elle ne reprend pas notre medicus ou Saucia quand ils l'emploient, ni Atalante. En fait, elle ne reprend personne si ce sont des gens qui l'ont connue avant qu'elle ne prenne son nom de gladiatrice, par contre, les autres, il vaut mieux qu'ils évitent.
— ...
— Je m'étonne simplement qu'elle te l'ait révélé. Tu dois être spéciale à ses yeux. C'est parce que tu as soigné Julia Metella ?
— Elle ne m'a rien dit.
Zmyrina gémit, Astarté avait touché en point sensible.
— Excuse-moi.
— Je devrais le faire toute seule, suggéra Zmyrina.
— Tu ne pourras pas te laver le dos et je t'avoue que ça me détend de m'occuper les mains.
— Et c'est sur moi que tombe ton dévolu cette fois-ci ?
Astarté décela une pointe d'ironie. Elle leva les yeux de son ouvrage. Zmyrina la regardait d'un air espiègle.
— J'ai une certaine expérience dans le domaine de la séduction et je crois que tu es une grande séductrice.
— ...
— Une gentille séductrice, précisa doucement Zmyrina.
— ...
— Les regards de tes camarades parlent pour eux et pour toi. J'ai passé un mois à ne rien faire d'autre qu'à vous observer sur la Stella Maris.
— ...
— Tout le monde a ses secrets.
— Et le tien, quel est-il ? demanda Astarté.
— Je n'en ai pas.
— Mais Shamiram en partage un avec toi, n'est-ce pas ? Elle t'appelle Abechoura ou Choura, et jamais elle ne donnerait son nom à une étrangère.
— Elle ne me l'a pas donné, je le connaissais avant.
— ...
— Je ne suis pas une étrangère. Shamiram est ma sœur.
— Ta sœur ?! s'écria Astarté.
Tout le monde se retourna. Zmyrina fit mine de ne rien remarquer, c'était trop tard de toute façon. Elle hocha simplement la tête à l'intention d'Astarté. La jeune gladiatrice n'avait rien ajouté, elle avait simplement continué à prendre soin de la jeune femme. De la sœur d'Aeshma. Dans sa tête, elle dressa une liste de questions qu'elle allait soumettre à Atalante et Marcia. Et ses deux-là auraient intérêt à lui répondre. Elle se jura aussi de protéger Zmyrina. Choura comme l'avait appelée Aeshma.
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Aeshma n'était pas morte, Atalante non plus. Du moins pas encore.
Julia et Gaïa s'étaient désintéressées du sort d'Aulus Flavius. Elles laissèrent Publius Buteo décider. Le centurion avait récupéré le sceau du procurateur et les bijoux qu'ils portaient sur lui. Par respect pour un citoyen romain, il ne jeta pas le corps à l'eau,mais il le fit enterrer le lendemain dans une fosse commune. Son âme atteindrait les enfers. De là, Pluton en ferait ce qu'il voudrait. Passer son éternité dans le Tartare, où Aulus Flavius méritait d'être jeté, serait une peine bien plus pénible que celle d'errer à jamais dans le monde des non-morts. Publius et ses hommes éviteraient aussi de commettre une infamie et d'encourir la colère des dieux. Depuis, les prétoriens logeaient à la caserne en attendant des jours meilleurs pour repartir à Rome. Astarté ne les avaient pas revus.
Julia était repartie le lendemain matin pour le Grand Domaine. Comme elle l'avait promis à Gaïus. Severus, Andratus, Dacia, Saucia et Caïus l'accompagnèrent. Gaïa demanda à Antiochus de les suivre. Saucia avait confié Aeshma et Atalante à la garde de Chloé. Les blessés étaient plus nombreux au Grand Domaine et les gladiateurs se montreraient plus détendus et moins difficiles s'ils connaissaient l'un de leur soigneurs. Astarté était restée avec Gaïa.
***
La Dace aux yeux dorés soupira. La villa transpirait de tristesse. Et quand elle descendait de la terrasse, aucun rire, aucune plaisanterie ne l'attendait. Atalante était rarement consciente et quand elle l'était, on ne savait jamais si elle rêvait ou pas. Aeshma n'allait pas vraiment mieux, elle était très faible. Le médecin avait dû lui ouvrir l'abdomen et recoudre le foie. Il avait posé des drains, mais il avait prévenu les dominas. Elle avait perdu beaucoup de sang et elle risquait une infection. Si celle-ci survenait, la jeune femme n'y survivrait pas.
Zmyrina vivait un véritable cauchemar et Astarté l'avait retrouvée une nuit en train de pleurer en silence auprès du lit d'Aeshma. La grande Dace était entrée et s'était fait oublier dans un coin. Elle espérait que sa présence réconfortât la jeune femme. Elle s'était endormie et bien plus tard, elle avait entendu Zmyrina murmurer :
— Ne pars pas, pas cette fois, Shamiram. Pas encore une fois, s'il te plaît, bats-toi, ne me laisse pas.
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Gaïa avait failli étrangler la jeune esclave. Zmyrina ne lâchait pas Aeshma. Quand Gaïa venait, elle s'asseyait discrètement dans un coin. Gaïa n'y prêtait pas attention, mais la retrouver sans cesse assise près de la gladiatrice l'énerva. Elle se montra tolérante parce que Zmyrina avait pris soin de Julia, mais elle ne comprenait pas la constance et l'intention de la jeune femme. Elle en prit peu à peu ombrage. Et quand un matin, elle trouva Zmyrina endormie la tête sur le lit où reposait Aeshma, la main dans la sienne, elle rentra dans une colère noire. Astarté était présente. Gaïa commença par réveiller brutalement Zmyrina, puis elle lui intima l'ordre de foutre le camp. Des insultes odieuses avaient suivi. Zmyrina ploya sous la surprise et la violence des attaques. Puis, elle reprit son aplomb.
Astarté attrapa Gaïa par le bras et la tira brutalement dehors. Elle la traîna sans ménagement et sous une bordée d'invectives dans un salon. Quand elle s'arrêta, Gaïa la gifla violemment. Avant qu'elle ne recommençât à l'insulter et à la frapper, Astarté parla :
— C'est sa sœur, domina. Zmyrina est la sœur d'Aeshma.
— Quoi, mais comment... ?
Stupéfaite par une telle révélation, Gaïa resta les bras ballants, elle n'avait pas relevé le cri de surprise d'Astarté sur le Cupidon. Elle n'avait pas cherché à savoir ce qu'il signifiait.
—Je ne sais rien, domina. C'est Zmyrina qui me l'a dit sur le Cupidon pendant que je la soignais. Mais je ne sais rien d'autre.
— Aeshma le sait ?
— Oui.
— Pourquoi n'a-t-elle rien dit ?
— C'est Aeshma, domina. À part à Atalante, elle ne raconte sa vie à personne. Et encore, je ne suis pas sûre qu'Atalante sache tant de chose que cela.
— Mais je croyais qu'elle avait confiance.
— Je la connais depuis neuf ans, on n'a jamais été de grandes amies, mais on ne s'est jamais détestées non plus. Je l'aime bien et c'est réciproque, mais elle ne raconte rien. En neuf ans, elle ne m'a jamais rien raconté. Vous la connaissez depuis deux ans et demi.
Gaïa n'avait rien dit. Astarté comprenait sa tristesse et sa déception. Elle eut envie de la consoler :
— Elle est comme ça. Ça ne veut pas dire qu'elle ne vous aime pas ou qu'elle n'a pas confiance en vous, domina. Elle vous a fait confiance pour Atalante et je sais qu'elle vous estime beaucoup.
— ...
— Vous lui avez tout raconté de votre vie ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que...
Gaïa avait déjà eu cette conversation avec Julia. Elle avait formulé les mêmes reproches, invoqué les même déceptions. Julia lui avait opposé les mêmes arguments pour lui démontrer qu'elle se montrait injuste et égoïste.
— Elles ont été séparées dix ans, domina. Elles étaient encore enfants. Je pense qu'elles s'aimaient beaucoup. Dix ans, c'est long pour des enfants.
— Je n'ai plus qu'à m'excuser ?
— Auprès de Zmyrina ? C'est une esclave, vous vous en foutez !
Gaïa resta bouche-bée.
— Mais si vous voulez mon avis...
— Astarté...
— Ne dites rien, domina. Laissez-leur la liberté de vivre ou pas leur relation au grand jour. Peut-être qu'avant cela, elles ont besoin de se retrouver et de renouer les liens distendus par une trop longue séparation.
Gaïa pencha la tête sur le côté.
— Tu es vraiment incroyable, déclara-t-elle mi-songeuse, mi-souriante.
— Pourquoi ?
— Je ne crois pas que Titus ait été conscient de la valeur du cadeau qu'il m'offrait.
— ...
— Tu sais, Astarté, ma proposition tient toujours. Si tu veux partir, où que ce soit, tu peux. Quelques soient tes projets, je t'aiderais.
— Je ne veux pas partir.
— J'ai peur que tu t'ennuies.
— Vous n'êtes pas très ennuyante, grimaça la Dace aux yeux dorés
— Je te lasserai peut-être.
— Pas sûr, avait répondu cavalièrement Astarté.
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Depuis, elle ne s'ennuyait pas, elle tournait en rond et ses camarades lui manquaient. Elle ne savait même pas s'ils étaient tous encore vivants. Britannia, Germanus, Boudicca. Galini. Sabina ne risquait rien, sauf de perdre l'usage de son bras. De n'être plus apte à combattre. Un sort plus terrible encore que la mort.
Si seulement Astarté avait pu parler, se distraire de ses sombres pensées, secouer la chape de tristesse qui l'étouffait, mais elle ne voyait jamais Chloé constamment collée à Atalante. La jeune masseuse eût pu la distraire, elle aimait converser avec elle. Mais Chloé était muette comme une carpe. On eût dit qu'Atalante et Aeshma lui avaient volé sa langue.
— Astarté ?
Néria.
— J'ai préparé un plateau. Tu veux le partager avec moi ?
Astarté se détourna du spectacle de l'eau qui doucement, acquérait sa couleur bleue et profonde, joyeuse et si peu en accord avec son humeur. Néria était la seule à surnager dans la morosité ambiante. La jeune esclave posa le plateau par terre et s'assit en tailleur à même le sol. Astarté prit place à ses côtés. Néria avait préparé du fromage frais aux herbes, un bol d'olives, une jatte contenait des poireaux en salade et un pot en terre révéla, quand elle l'ouvrit, un ragoût de carottes et de navets. Deux pommes, deux poires et un quart de pain complétaient le menu bien trop copieux pour le premier repas de la journée.
Néria lui apportait toujours trop à manger. Les gladiateurs mangeaient ordinairement plus qu'il n'était coutume de le faire le matin, mais un gruau, du fromage et un fruit suffisaient à les maintenir en forme jusqu'au déjeuner. Elle n'avait pas vraiment faim, mais le ragoût la réchauffa. Néria cuisinait très bien. Astarté savait que la jeune femme préparait elle-même tout ce qu'elle lui servait.
— Tu ne manges pas beaucoup, remarqua Néria. Je peux te préparer autre chose si tu n'aimes pas.
— Non, c'est très bon, mais...
— Tu n'as pas faim, soupira Néria. Zmyrina ne mange rien, Chloé pas beaucoup plus et la domina encore moins. L'état d'Aeshma l'inquiète.
— Tu ne manges pas beaucoup non plus, observa Astarté avec justesse.
Néria ne répondit pas. Elle se pencha pour prendre une olive et la grignota distraitement.
— Astarté ?
— Oui ?
— Zmyrina est la sœur d'Aeshma ?
— Oui.
— Et après, que va-t-il se passer ?
— Après quoi ?
— Quand tes camarades seront rétablis. Aeshma et Atalante, ceux qui sont restés au Grand Domaine, après, ils vont faire quoi ?
— ...
— Ils vont rentrer ?
— ...
— Retourner au ludus de Sidé ?
— Oui.
— Et toi, tu vas rester ?
— Oui.
— La domina aime beaucoup Aeshma.
Astarté attrapa une pomme pour donner le change et se leva. Elle avança vers le bord de la terrasse. Du côté des montagnes et des bois. Néria contempla les larges épaules et le dos droit de la grande gladiatrice. Son attitude un peu trop raide, la pomme qui demeurait intacte au bout de son bras. Elle se mordit un coin de la lèvre inférieure. Elle n'avait pas voulu attrister la grande gladiatrice, mais elle cherchait désespérément quelqu'un avec qui partager son angoisse. Aulus Flavius était mort et avec lui la menace qui avait pesé sur les familias de Gaïa, de Julia et de Quintus Valerius. Le temps eût dû être à la liesse. Mais de partout suintaient la désolation et la tristesse. La guérison des gladiatrices n'y changerait rien parce que leur rétablissement sonnerait l'heure des adieux. C'étaient eux qui pesaient sur les cœurs. Quand Aeshma avait quitté l'Artémisia, les marins avaient pleuré, Néria avait pleuré. La domina n'avait pas pleuré, mais sa tristesse n'en avait été que décuplée. Cette fois-ci, les adieux se multiplieraient. Des adieux qu'on ne pouvait s'empêcher de craindre définitifs.
.
Néria s'essuya les yeux. Renonça et laissa l'émotion l'envahir. Elle se leva. Astarté semblait si seule, si triste. Si solide. Elle se colla contre son dos, posa sa tête entre ses omoplates et glissa ses mains autour de sa taille. Astarté referma ses bras sur les siens. Elles restèrent ainsi un moment. Jusqu'à ce que les larmes de Néria se tarissent. Ensuite, la jeune femme bougea et Astarté se retourna. Néria lui caressa doucement le visage, elle se hissa sur la pointe des pieds et l'embrassa sur le coin de la mâchoire. Elle se recula. Plongea son regard dans le sien, découvrit ses sentiments en miroir dans ses yeux. Ses mains jouaient avec celles de la gladiatrice. Elle posa le front sur sa clavicule. Astarté dégagea une main et lui caressa la nuque du bout des doigts. Néria soupira. Elle se redressa, lut un accord, déchiffra une question. Elle serra la main d'Astarté en guise de réponse et entraîna la Dace aux yeux si tristes derrière elle.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Thanatos et Hypnos portant le cadavre de Sarpédon, cratère grec à figures rouges signé par Euphronios, v. 515 av. JC. Museo nazionale Cerite, Cerveteri, Italie
Le Tartare : Dans la mythologie grecque et romaine, le royaume des morts se nomme les Enfers.
Le Tartare se trouve au-dessous des enfers et y sont jetés, par décision divine, ceux qui ont enfreint les lois. Hommes comme dieux.
Les Cyclopes y furent enfermés par Ouranos, puis par Chronos avant d'en être délivrés par Zeus.
Mais c'est là aussi que Zeus y jeta pour l'éternité : Sisyphe, Tantale et les Danaïdes qui y subirent un châtiment à l'égal de leurs crimes :
Sisyphe, peut-être parce qu'il avait dénoncé les amours de Zeus et d'Egine à Héra, roule éternellement un rocher en haut d'une montagne qui retombe en bas à chaque fois qu'il en atteint le sommet.
Tantale, pour avoir donné à manger aux dieux la chair de son fils Pélops est attaché à un rocher et voit s'éloigner de lui à chaque fois qu'il tend la main les fruits délicieux d'un arbre et l'eau fraîche et pure d'une rivière.
Les Danaïdes, pour avoir assassiné leurs maris le soir de leurs noces doivent éternellement remplirent un tonneau percé.
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