Chapitre CXXIII : Entre les mains de la lupa


Aulus Flavius avait observé les manœuvres et n'avait pas bougé du pont avant que le Cupidon ne se fût suffisamment éloigné de la côte pour qu'il se sentît en sécurité. Personne ne viendrait plus entraver sa fuite. Silus avait su dissimuler son départ et ni Julia ni ses maudits gladiateurs ne l'avaient rattrapé. Il était libre et Julia regretterait un jour ou l'autre de s'être dressée contre lui. Son fils, son stupide mari, sa sœur ou Marcia Atilia. Tous, les uns après les autres, s'il en avait la possibilité, sauraient un jour ce qu'il en coûtait d'aimer une menteuse et une esclave malhonnête.

Une esclave... Dire qu'il s'était abaissé à espérer la séduire et qu'elle s'était permise de le rejeter. Qu'il l'avait respectée. Une gifle et l'injonction de se soumettre voilà ce qu'elle avait mérités. La prison l'avait trop dégoûté pour profiter d'elle, mais il ne regrettait pas trop de ne pas l'avoir lui-même baiser. Silus avait déployé des trésors d'inventivité et de vigueur pour lui offrir un très joli spectacle. Un sourire pervers fleurit sur ses lèvres au souvenir de Julia humiliée par le centurion. Le spectacle avait été plus que joli. Il avait été jouissif. Cette pensée alluma son désir. Il porta une main sur son bas-ventre et grogna doucement. Il espéra soudain que le cadeau de Septimus tînt ses promesses parce que si c'était le cas, il tombait réellement à point nommé et Aulus se ferait un plaisir d'en jouir jusqu'à plus soif. Le départ du Cupidon méritait une célébration digne de son dieu tutélaire, il se ferait son servant et la lupa honorerait ainsi sa déesse.

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Saucia arrangeait la coiffure de Zmyrina quand le procurateur entra sans s'annoncer. Il s'arrêta un instant sur le seuil. Le tableau était charmant. La servante ne présentait pas un physique aussi ingrat que l'avait laissé supposer les paroles du capitaine. Elle n'était peut-être pas de première jeunesse, mais elle avait des traits agréables et sa longue tunique serrée étroitement sur sa taille, laissait présager un physique tentant, aussi tentant à la caresse que l'étaient ses bras noueux et sa peau sans défaut. Le cadeau de Septimus, assise sagement sur un siège, arborait un air sérieux. Elle croisa le regard du procurateur et la jeune femme n'eut soudain plus rien de sérieux ou de sage. Elle vrilla ses yeux dans les siens, esquissa un sourire qui releva à peine les commissures de ses lèvres, pencha légèrement la tête sur le côté, croisa lascivement ses jambes l'une sur l'autre dévoilant des pieds nus et une cheville fine qui donna tout de suite à Aulus l'envie de s'en emparer. Saucia suspendit son mouvement, Zmyrina la rappela sèchement à l'ordre et s'abandonna en gémissant à ses soins.

Aulus referma la porte et s'y adossa, les bras croisés, un sourire satisfait et gourmand aux lèvres. Il appréciait le jeu plein de promesses. Les yeux de Zmyrina retrouvèrent les siens. La jeune femme ne cachait pas son plaisir et le procurateur ne cherchait pas à dissimuler son désir. Il grimaça une moue entendue quand Zmyrina abaissa un moment le regard sur son bas-ventre et leva un sourcil amusé et provoquant. La fille lui plaisait, elle connaissait bien son métier. Il prendrait son temps et profiterait peut-être de la servante. Ce genre de filles en savait souvent autant que leur maîtresse sur le sujet.

Saucia s'efforçait d'oublier la présence du procurateur. Elle fréquentait les gladiateurs depuis presque vingt ans. Les filles étaient souvent pudiques et réservées, certains l'étaient chez les garçons, mais ils ne pouvaient pas vraiment cacher leur excitation et leur désir quand ils se trouvaient nus. Certains ricanaient, fiers de leur virilité, les nouveaux en général, ceux qui pensaient que les masseuses se sentiraient flattées. D'autres rougissaient de confusion. Certains souriaient, charmeurs et tentateurs. Même après des années de refus, ils espéraient toujours. D'autres esquissaient une moue gênée qui leur servait à s'excuser. Leurs frustrations entretenaient leur ardeur au combat, mais les exercices physiques ne suffisaient pas toujours à les détourner des exigences de leur virilité. C'était surtout compliqué pour les esclaves, les auctoratus pouvaient toujours s'échapper à un moment ou à un autre et s'offrir des plaisirs tarifés. Samia s'abandonnait parfois à un gladiateur, Saucia ne disait pas toujours non, mais bien plus rarement oui. Chloé était intouchable et les gladiatrices n'étaient pas toujours aisée à convaincre quand, miraculeusement, l'attention de Téos et des doctors se relâchait. Espérer s'attirer les faveurs d'Astarté ne suffisait pas à leurs énergiques besoins. La grande Dace, pourtant très active, choisissait et consommait avec parcimonie et selon ses humeurs. Les regards que surprenaient souvent Saucia lui semblait parfois pathétiques, parfois pervers, mais le plus souvent tristes avant de se charger de colère et de dépit.

Aulus Flavius avait le regard concupiscent d'un homme qui obtenait toujours ce qu'il désirait.

Enfin, Saucia eût fini. Aulus Flavius et Zmyrina restèrent les yeux rivés l'un sur l'autre. Le procurateur se détacha soudain du battant de la porte et s'approcha. Zmyrina ne le quitta pas du regard. Quand il fut devant elle, il lui passa un pouce sur la lèvre inférieure. Elle posa une main sur sa hanche et son pouce caressa l'os iliaque dans un léger mouvement tournant. Il se baissa et l'embrassa goulûment.

Saucia restreint des envies de meurtre. Zmyrina ne représentait rien à ses yeux ou pas grand-chose, mais Marcia aimait bien la jeune fille, Atalante la surveillait toujours du coin de l'œil et la jeune esclave de Gaïa Metella n'était pas désagréable. Mais plus que toute autre chose, regarder cet homme embrasser Zmyrina comme sa chose lui soulevait le cœur. Ce n'était pas la prostituée qu'elle regardait, c'était la jeune femme.

Aeshma.

Aeshma qui n'avait rien d'une jeune ingénue et d'une fille fragile, que ce type avait abîmée et violentée. Il avait joui de sa souffrance et des humiliations qu'il n'avait pas dû manquer de lui faire subir. L'image de Julia Metella s'imposa devant ses yeux, sa retraite durant dix jours dans la cabine de la Stella Maris, sa joue marquée par les verges, les cernes noirs qui ornaient ses yeux. Son corps abîmé et tendu. Sa colère monta encore d'un cran.

Aulus tirait d'une main impatiente sur la stola de Zmyrina.

— Les fibules, mon prince, lui chuchota la jeune femme en brisant un instant leur baiser voluptueux.

Ses doigts trouvèrent. La stola tomba sur la taille de Zmyrina.

— La tunique aussi, gémit-elle obscènement.

Elle ne portait pas de strophium. Aulus releva la robe sur les jambes de la jeune femme. Elle se souleva assez pour qu'il pût aisément la remonter rejoindre le haut de la tunique sur sa taille. Il s'installa à genoux entre ses jambes et sa bouche quitta les lèvres de la jeune femme offerte, pour ses seins. Zmyrina ferma les yeux, gémit longuement, cambra le dos, croisa ses chevilles sur les reins du procurateur et plongea ses doigts dans ses cheveux courts. Saucia blêmissait au fur et à mesure.

Révulsée.

— Mon prince, gémissait Zmyrina au bord de l'extase.

Aulus se redressa et l'embrassa, il lui mordit la lèvre jusqu'au sang. La jeune femme cria. Un sourire satisfait s'afficha sur le visage du procurateur.

— Ta servante te rejoint parfois dans tes plaisirs ? lui demanda-t-il langoureusement.

— Ça arrive, répondit Zmyrina d'un ton mutin.

— J'ai pensé à quelques combinaisons plaisantes.

— Ne vous ai-je pas été offerte pour satisfaire tous vos plaisirs, mon Prince ?

— Déshabille-toi, ordonna-t-il en se relevant.

Il croisa une fois encore les bras sur sa poitrine et regarda Zmyrina retirer ses vêtements.

— Je garde mes bijoux ? demanda-t-elle quand elle fut nue.

— Oui.

Il tourna autour d'elle, passa un doigt sur son ventre, sur ses épaules, sur le bas de son dos, poussa plus loin. Saucia ferma les yeux. Le gémissement appréciateur de Zmyrina la dégoutta. Elle savait que la jeune femme simulait, mais c'était trop.

— Tu as déjà saigné pour un client ?

— Oui, haleta Zmyrina.

— Je ne parle pas de pénétration.

La jeune femme ouvrit les yeux qu'elle tenait fermés.

— Mon corps est le seul garant de ma fortune, seigneur. Si on me l'abîme, je n'ai plus rien à proposer.

— Qui te parle de l'abîmer ? Tu portes bien un tatouage de ta condition. Il ne te rend pas moins désirable à tes clients. Et puis, je suis sûr que tu connais des onguents qui effaceront bien vite d'innocentes scarifications.

Elle n'allait pas accepter ? pensa Saucia.

Zmyrina laissa échapper un rire mutin.

— Un peu de douleur ne fait qu'amplifier le plaisir...

— Brave petite, susurra Aulus en lui flattant les fesses. Attends-moi, je vais chercher un flacon de vin, j'aime doubler mes plaisirs.

Il sortit.

— Zmyrina, tu es folle ! lui murmura Saucia. Ce type est dangereux et tu l'encourages dans sa perversité.

— Plains-toi, il va nous fournir un pugio. Bien aiguisé en plus.

— Et tu comptes le saigner avec ?

— Pourquoi pas ? répondit la jeune femme en haussant les épaules.

— Ils nous balanceront à l'eau si on le tue et je ne sais pas nager.

— Moi non plus, répondit lugubrement la jeune femme.

— Un suicide ?

— Non, se défendit Zmyrina.

— Alors ?

— Je...

— Pourquoi fais-tu ça ? lui demanda Saucia

— Pour Aeshma.

— Aeshma ? Mais...

Aulus Flavius interrompit leur discussion. Il brandissait fièrement un flacon à bout de bras.

— Du vin de Judée ! Lourd et capiteux à souhait. Je suis heureux comme un pinson amoureux et ton corps mérite le meilleur des nectars. J'en ai plein la cale et nous en profiterons tout le temps que durera cette traversée. Débouche-le, exigea-t-il de Saucia. Ta servante ne parle jamais ?

— Pas beaucoup, confirma Zmyrina.

— Elle n'est pas muette au moins ?

— Non.

— Elle sait crier quand on la baise ?

— Oui.

— Bien, se félicita Aulus en se frottant les mains.

— Tu voyages seul, mon prince ?

— Oui, seul et libre comme le vent. Je retrouverais mon chef de la garde à Sidé et après : à moi l'Orient !

— Je pourrais peut-être vous accompagner ?

Le regard d'Aulus se chargea de mépris.

— Reste à ta place, je n'ai que faire d'une favorite ou d'une concubine. J'en ai perdu une cette nuit, mais je n'ai pas besoin d'une louve pour la remplacer. Fais bien ton métier et je t'accorderais une petite prime si tu m'apportes autant de plaisir que Septimus escomptait m'en offrir.

— Tu en auras plus encore que tu ne l'imagines.

C'était insupportable. Aulus remarqua l'expression de Saucia.

— Tu auras droit toi-aussi à ma reconnaissance si tu sers bien ta maîtresse.

— Oublie-la, mon Prince, bouda Zmyrina. Et jouons.

Aulus dégaina le pugio qu'il portait à la ceinture. Il pencha la tête. Il soulignerait le dessous des côtes et tracerait une ligne sous le nombril. Le sang s'écoulerait joliment jusqu'aux cuisses. Il sentait la jeune femme amusée et confiante, il ne lui ferait pas de mal et il ne l'abîmerait pas. Il tiendrait sa promesse.

— Tu es prêtes ?

— Mmm, Mmm, murmura Zmyrina les yeux brillants.

Elle n'avait pas peur, elle savait qu'elle pourrait l'arrêter s'il allait trop loin et la présence de Saucia la confortait dans un certain sentiment de sécurité. Le plus dur serait de ne pas lui cracher sa haine à la figure. Mais elle avait de la pratique. Zmyrina était une comédienne accomplie. Elle le tuerait, mais elle attendrait d'avoir atteint un port pour donner une chance à ses camarades de partir, ou bien elle se débrouillerait pour le retrouver plus tard. En attendant, elle était coincée ici, sans avoir d'autre choix que de servir les fantasmes tordus de ce Romain dépravé.


***


Le cri des trois melioras avait jeté la confusion. Les marins n'avaient pas d'armes, les rameurs s'empêtrèrent dans leurs rames et ils mirent du temps à s'organiser. Les glaives avaient déjà versé le sang avant qu'Antiochus, Caïus et Dacia ne se fussent lancés dans la bataille. Les soldats restés sur le Cupidon remontèrent de l'entrepont où ils se reposaient au chaud, prévenus par l'un des hommes qui avait accompagné Aulus Flavius dans sa fuite. Leur nombre égalait celui des assaillants. Leur arrivée redonna du cœur aux marins et stoppa Atalante et Aeshma dans leur élan. Elles se dirigeaient vers la cabine et au cri d'Astarté, elles revinrent prendre leur place parmi leurs camarades. Dans la mêlée qui s'ensuivit, les glaives ne furent plus d'aucune utilité, les poignards pas beaucoup plus. Aeshma ne dégaina même pas le sien. Lucius abandonna Chloé qui se demandait comment les gladiateurs pouvaient se trouver-là. Elle se renfonça le plus qu'elle pouvait à l'extrémité de la passerelle. Elle ne pouvait rien faire pour les aider, mais si elle restait en vie, elle leur serait certainement utile plus tard. Si l'arrivée des assaillants l'étonna, la présence d'Aeshma, d'Atalante et d'Astarté lui sembla normale, celle de Dacia qu'elle entendit jurer et de Caïus qu'elle entendit crier, l'inquiéta beaucoup plus. Elle retomba dans les affres qui lui torturaient l'esprit quand les gladiateurs quittaient le ludus pour aller combattre et qu'elle ne les accompagnait pas à l'amphithéâtre. Tant qu'elle ne les aurait pas revus, tant que personne ne lui avait dit qu'ils avaient survécu, Chloé ne pouvait qu'imaginer le pire. L'absence de Sabina. La meliora avait frôlé la mort plus d'une fois, les Dieux s'étaient toujours montrés cléments avec elle, mais cette fois ? Il manquait aussi Marcia. Enyo, les trois jeunes gladiatrices, Celtine, Ajax, Germanus, Gallus. Dieux ! Dieux... ! Et les trois melioras avaient l'air tellement furieuses.

En revenant se lancer dans la bagarre, Atalante avait laissé Aeshma épauler Astarté et elle avait rejoint Dacia et Caïus. Elle servirait de liant entre les deux gladiateurs qui s'étaient rarement retrouvés à s'entraîner ensemble depuis quatre mois. Dacia avait l'habitude des combats en groupe et Caïus n'y connaissait pas grand-chose. Il se battait seul et ratait toutes les occasions que lui offrait la Dace de frapper ensemble et toutes les ouvertures qu'elle lui ménageait par habitude de combattre en compagnie de Britannia et de Celtine. Elle s'était découverte, Caïus n'avait pas réagi et la jeune bestiaire avait pris un coup de bâton sur le cou qui l'avait envoyée à terre. L'intervention d'Atalante lui sauva la vie. La grande rétiaire envoya valser le marin qui l'avait touchée et dégagea à coups de poing deux autres qui s'apprêtaient à frapper la Dace à mort.

— Debout, Dacia ! hurla Atalante. Caïus en équipe !

Le jeune rétiaire ne voyait rien. Il avait vu Dacia à terre, compris qu'il avait fait une erreur, puis un marin lui était tombé sur le dos, un autre l'avait attrapé par le devant de sa tunique. Il poussa sur ses jambes et emporta les deux hommes avec lui. Le tranchant d'une main brisa les vertèbres de l'homme qui se tenait devant lui. Il donna un coup de coude à celui qui se trouvait derrière lui et se retourna prestement. Estomac, crochet dans la mâchoire, genou au visage. Le marin s'écroula au sol. Caïus se redressa et la hampe d'une lance lui arriva en pleine figure, il partit violemment en arrière, se heurta au bastingage et passa par-dessus bord.

— Caïus ! cria Atalante.

Elle ne pouvait rien pour lui, elle se retrouva seule avec Dacia, elles se connaissaient, elles n'avaient plus à gérer les maladresses de Caïus et les assaillants purent compter sur deux paires de gladiatrices mortellement efficaces. Aeshma et Astarté avaient déjà balayé une bonne partie des rameurs à elles seules. Antiochus jouait de sa force, il récupérait les hommes qui passaient les gladiatrices, les soulevait de terre et les renvoyait comme des sacs de sable. Les prétoriens venaient en arrière, ils ratissaient ce que les quatre femmes et le lutteur n'avaient pas déjà laminé. Une dizaine de marins gardèrent assez de force et de présence d'esprit pour se jeter à genoux. Et les mains jointes et levées devant eux, ils implorèrent la pitié de leurs bourreaux. Aeshma frappait, sourde à leurs prières. Les hommes hurlaient et geignaient. Astarté l'appela. La jeune Parthe abattit ses poings sur un homme, passa à un autre. Astarté s'interposa entre la jeune Parthe et sa troisième victime. Elle posa une main sur sa poitrine à la manière d'un arbitre quand un gladiateur n'entendait plus rien. Aeshma répondit à l'habitude. Elle abandonna aussitôt la lutte, même si elle resta vigilante. Trop vigilante.

— Aesh...

La Parthe leva les yeux. Astarté lui trouva le regard fiévreux.

— C'est bon, Aesh, c'est fini, lui dit-elle doucement.

Aeshma regarda les marins à genoux, Astarté, puis Atalante et Dacia.

— Flavius... suggéra Astarté.

— Ouais, acquiesça la jeune Parthe.

— Où est-il ? demanda Aeshma en secouant vigoureusement un marin par le col de sa tunique.

— Qui, qui ? pleurnicha l'homme qui lui devait déjà un nez cassé.

— Aulus Flavius.

— Dans sa cabine, il est dans sa cabine.

La gladiatrice n'avait pas besoin de parler pour que ses trois camarades lui emboîtassent le pas, pour qu'Antiochus les suivît sans d'inquiéter des coups qu'il avait reçus et que les prétoriens montassent la garde. Le principal regarda bizarrement son centurion, mais Publius Buteo ne dit rien. Le sort d'Aulus Flavius lui importait peu maintenant qu'il était pris. Les gladiatrices décideraient de son sort. Quel qu'il fût, il l'accepterait et les couvrirait, comme ses hommes le couvriraient lui sans qu'il eût à leur demander.

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Il restait deux gardes, deux imbéciles ou deux hommes loyaux. Que leur avait promis le procurateur pour qu'ils restassent à leur poste et ne quittassent pas le navire quand il en était encore temps ? Peut-être l'eau les terrifiait-elle plus que la perspective d'affronter des gens armés. Aeshma était devant, elle para un glaive, s'accroupit brusquement et piqua le bas-ventre, Astarté se fendit par-dessus la jeune Parthe et frappa de taille le second garde juste à la naissance du cou. Aeshma le repoussa des deux mains quand il tomba sur elle. Elle se releva et enjamba les deux corps. Elle ne prit même pas la peine de vérifier si la porte était fermée ou pas, elle s'arrêta une demi-seconde, le temps qu'Astarté se retrouvât à côté d'elle.

— Deux, Trois !

Les gonds gémirent.

— Deux, trois, répéta Aeshma.

La porte céda.

Aeshma entra la première, Dacia, Astarté et Atalante se faufilèrent derrière elle et se placèrent instinctivement en triangle. Prêtes à combattre, à frapper, à tuer. Antiochus suivait toujours.

Il n'y avait plus personne à combattre, à frapper ou à tuer.

Debout devant une table, entièrement nue, Saucia leur tournait le dos, elle leur cachait Zmyrina dont on ne voyait que les jambes, des genoux aux pieds, écartées.

Le cadavre d'Aulus Flavius gisait à leurs pieds.

Saucia se retourna vivement, un pugio à la main. L'air halluciné, déterminée, prête à tuer.

Les trois gladiatrices restèrent saisies. Aeshma sentit le sol s'ouvrir sous ses pieds. Atalante sentit son cœur se serrer si douloureusement que sa vue se brouilla, elle se rapprocha de la jeune Parthe. Astarté maudit le sort d'avoir conduit Saucia à tuer.

La jeune femme était autoritaire, elle savait se faire respecter, se faire obéir par des hommes et des femmes pour qui la violence était un mode de vie. Entre ses mains, les tueurs devenaient aussi dociles que des enfants sages. Saucia était si respectée et si aimée des gladiateurs que personne, jamais, ne contrevenait à ses désirs, à ses recommandations ou à ses ordres. Aeshma ne craignait ni les fers, ni les entraves, ni les verges ou l'exposition, Téos et Herennius n'avaient jamais privé un gladiateur des soins qui lui étaient nécessaires, mais Saucia pouvait s'accorder cette liberté que personne n'oserait lui contester : celle de refuser des soins à un gladiateur qui lui avait déplu, et Aeshma, parfois si rétive à toute autorité, n'avait déplu qu'une seule fois à Saucia. Atalante et Astarté jamais. Mais plus que ce pouvoir, Saucia bénéficiait d'une autorité naturelle que lui enviait parfois Herennius et Typhon. Elle n'avait pas besoin de menacer et de punir pour se faire obéir.

Astarté avait toujours considéré Saucia comme une femme solide et indestructible. À l'image de ses mains, douces et fermes. Elle avait longtemps hésité avant de l'entreprendre. Saucia était plus âgée qu'elle et elle intimidait Astarté. Mais elle la troublait aussi et la jeune Dace avait eu la terrible envie de savoir qui était réellement la masseuse aux mains d'or. De se l'attacher un peu plus à elle. De se sentir plus à l'aise quand elle se tenait devant elle. Elle craignait une rebuffade et une cruelle désillusion. Astarté, toujours si sûre de son pouvoir de séduction, s'était soudain trouvée incertaine. C'était peut-être cette soudaine timidité qui avait enfoncé les défenses de Saucia, mais Astarté, pour une fois, avait sous-estimé la puissance de son pouvoir d'attraction. Saucia était depuis longtemps tombée sous le charme de cette grande fille aux larges épaules, au teint halé, aux yeux couleur de miel, au sourire doux, timide, moqueur ou sarcastique, qui se battait avec force et élégance et parlait sans cesse. Quand Astarté avait vaincu ses craintes, Saucia avait succombé sur le champ. Elle avait succombé bien longtemps auparavant. Elle n'avait pas hésité parce qu'elle désirait Astarté et qu'elle savait que la jeune gladiatrice ne l'entraînerait pas sur les rivages dangereux d'une relation amoureuse. Elle avait juste envie de connaître un peu mieux son corps et de sentir les mains de la toute jeune fille qu'était alors Astarté, sur son corps. Astarté n'avait rien découvert de nouveau en entraînant Saucia nue dans son lit. La masseuse ne dissimulait aucun secret, aucune faiblesse, aucun vice et elle connaissait admirablement bien son corps. Saucia était la seule personne envers qui Astarté ne pouvait se départir d'une certaine timidité. La seule avec qui elle eût conscience d'avoir seize ans, de n'être qu'une gamine. Sept ans après, le même sentiment perdurait. Saucia serait toujours son aînée et Astarté la respecterait et l'aimerait toujours en tant que telle.

Elle maudit le procurateur parce que son existence venait de briser celle de Saucia. Son premier meurtre. Saucia n'était ni une guerrière ni une gladiatrice, elle n'apprendrait jamais au fil des ans et des mises à mort, à se détacher de ses victimes, du sang qu'elle avait versé, de la vie qu'elle avait ôtée. Qu'Aulus Flavius eût mérité la mort, qu'elle eût peut-être voulu porter secours à Zmyrina, n'adoucirait en rien son expérience. Atalante et Aeshma n'avaient jamais partagé leur couche avec la masseuse, elles lurent elles aussi le désarroi de la jeune femme, mais le corps allongé immobile sur la table, les glaçait plus encore d'angoisse.

Et puis, il eut un gémissement et Zmyrina appela Saucia à son aide.

— Saucia... S'il te plaît.

La masseuse se retourna et aida Zmyrina à se mettre debout. Nouveaux gémissements. Aeshma se réveilla soudain, elle fit un pas, blêmit soudain et se retrouva une nouvelle fois immobile. Sa sœur était en sang. Il s'écoulait de larges entailles pratiquées sur l'abdomen. Il recouvrait son ventre, son pubis, l'intérieur de ses cuisses et de ses genoux. Il souillait aussi sa poitrine, ses épaules, son cou, ses joues. Des marques de mains sanglantes ou imprimées en blanc sur fond rouge.


***


Saucia n'avait pas supporté.

Zmyrina, le sourire aux lèvres à l'intention du procurateur, avait le plus souvent possible incité du regard la masseuse à ne pas bouger, à laisser faire. Les entailles s'étaient succédé : cinq sur l'abdomen et deux très longues dans le dos, sur les reins, de chaque côté de la colonne vertébrale. Saucia n'avait pas bougé, retenue par le regard ferme de Zmyrina. Aulus avait ensuite contemplé son œuvre et félicité Zmyrina pour son stoïcisme.

— Il faut attendre un peu pour que ce soit parfait, avait-il dit. Tu as mal ?

— Oui, avait répondu Zmyrina pas un instant dupe des intentions du procurateur. Mais c'est...

— ... si excitant, conclut-il.

Il avait trempé son doigt dans le sang qui obstruait le nombril de la jeune femme et l'avait obscènement glissé entre ses lèvres.

— Tu as bon goût, apprécia-t-il.

— Je n'ai jamais déçu un amant, mon Prince.

— Des amants ou des clients ?

— Des clients.

— Mmm, je suis impatient.

— Je peux peut-être...

Saucia se mordit les lèvres. Elle n'avait jamais assisté à rien de plus répugnant et quand Zmyrina se laissa glisser à genoux, elle refusa de voir. C'était sans compter sur l'esprit lubrique du procurateur.

— Ta servante est bien pudique, reprocha-t-il à Zmyrina.

Saucia ouvrit brusquement les yeux. Elle s'était déjà déshabillée à sa demande, mais s'il lui demandait de participer, elle s'enfuirait et se jetterait par-dessus bord. Elle avait atteint les limites de ce qu'elle pouvait supporter. Zmyrina avait peut-être passé dix ans de sa vie à satisfaire des clients dans un lupanar ou une auberge, mais ce temps-là était fini. Marcia l'avait achetée et elle servait Gaïa Metella. La jeune femme avait soigné Julia Metella, et puis même, Zmyrina ne portait aucune marque de sévices. Elle n'avait jamais été battue, fouettée sévèrement ou torturée. Il devait exister des règles dans les lupanars, des règles qui protégeaient les prostitués. Mais cet homme se jouait des règles. L'Empereur avait interdit sous peine de graves sanctions d'abîmer les gladiateurs pendant les jeux d'inauguration du nouvel amphithéâtre, et cela ne l'avait pas empêché, sans contrevenir réellement aux ordres de l'Empereur, de massacrer Aeshma. L'Empereur ne protégeait pas Zmyrina. Aulus Flavius avait annoncé vouloir les emmener avec lui jusqu'à Sidé. Combien de temps prendrait la traversée ? Deux jours, trois, quatre, cinq ? Il avait pris possession de son cadeau une demi-heure auparavant et déjà, il saignait Zmyrina comme une génisse promise en offrande à un dieu chthonien. Dans quel état serait la jeune femme au bout de cinq jours ? Dans quel état Saucia serait elle ? Dans quel état serait Chloé si Aulus Flavius découvrait sous sa crasse factice et sa chevelure emmêlée que la souillon était une jeune fille tout à fait désirable ?

Penser que Chloé, qu'elle avait patiemment formée et protégée depuis que, sur l'instance de Téos, elle l'avait choisie encore enfant sur un marché aux esclaves de Corinthe, que la si sensible et si courageuse Chloé, que son élève préféré, pût tomber entre les mains perverses du procurateur, emporta la raison de Saucia. Et quand Zmyrina se releva et qu'Aulus Flavius la poussa à s'allonger sur la table, les genoux relevés, les jambes écartées et qu'il posa son pugio pour plonger ses mains vicieuses dans le sang frais et en barbouiller le corps de la jeune femme avec, elle oublia qu'elle avait passé sa vie à soigner, que ses mains soulageaient et n'avaient jamais blessé. Qu'elles étaient pures et immaculées.

Saucia s'était déplacé dans le dos du procurateur. Il se méprit sur ses intentions et gémit doublement de plaisir au contact des deux corps de femmes pressés contre lui. Elle s'empara du pugio et frappa. À la base du cou. Elle pesa de tout son poids contre le dos d'Aulus Flavius. Les yeux de Zmyrina s'emplirent de terreur, mais elle serra les genoux et ses jambes s'enroulèrent autour de celle du procurateur. Il se retrouva immobilisé entre les deux femmes. Saucia frappa une nouvelle fois. Dans une tentative désespérée, Aulus referma ses mains autour du cou de Zmyrina. Saucia frappa une troisième fois. Les mains du procurateur se portèrent à sa gorge et il émit un râle étouffé. Zmyrina laissa pendre ses jambes et le procurateur s'affaissa entre la table et la masseuse.

Il était mort sans gloire, stupidement sans comprendre pourquoi une vulgaire prostituée et sa servante s'en étaient prises à lui. Il ne les avait jamais vues. Il avait échappé aux prétoriens et aux gladiateurs pour tomber sur d'obscurs rebuts de l'humanité. Pourquoi ? Elles n'avaient rien dit, ne l'avaient accusé de rien, ne lui avaient fait passer aucun message.

Des voleuses ? De vulgaires voleuses ?

Il ne bénéficierait même pas d'un enterrement, elle le jetterait à l'eau et il errerait éternellement parmi les ombres. Il n'eut pas le temps d'invoquer une malédiction. Il était mort avant de toucher le sol. Les deux jeunes femmes se retrouvèrent face à face.

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Aeshma et Astarté avaient défoncé la porte à ce moment-là. Par la suite, Saucia fut incapable d'expliquer pourquoi ni elle, ni Zmyrina, ni le procurateur n'avaient entendu les bruits de la bataille qui se jouait sur le pont. Le jeu du procurateur les avait tous les trois enfermés dans un cocon où rien n'existait d'autre que le désir du procurateur, l'angoisse dissimulée de Zmyrina et le dégoût de Saucia. Elles n'avaient réintégré le monde réel qu'au moment où les trois gladiatrices avaient surgi dans la cabine.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Illustration : scène de banquet (détail), 1er sc. Herculanum.

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