Chapitre CXVII : Zmyrina, la louve de l'auberge des Quatre sœurs



La jeune femme se contemplait dans un miroir d'étain poli. Il lui renvoyait un reflet trompeur et mouvant d'elle-même. À qui ressemblait-elle ? À quoi ressemblait-elle ? Ressemblait-elle à autre chose que ce qu'elle était devenue depuis dix ans ? Une jolie petite pute habile de ses dix doigts, de sa langue et de ses lèvres, qui s'enroulait comme une liane autour du corps et du sexe de ses clients. Qui chantait d'une voix exquise, en véritable professionnelle qu'elle était, des chansons d'amour, des chansons à boire, des chansons grivoises ou des poèmes épiques. Qui roucoulait de plaisir aux oreilles d'imbéciles qui se rengorgeaient de leurs exploits souvent pitoyables en l'entendant glousser, crier leur nom ou hurler des obscénités quand elle savait que cela excitait leur plaisir. Une pute qui jouait de la flûte avec maestria et de bien des manières possibles. Que restait-il d'elle ? De ce qu'elle avait été ?

Elle ne se rappelait de presque rien.

Pourquoi avait-elle lâché ce prénom quand elle avait vu la gladiatrice marcher aux côtés de la bestiaire aux cheveux d'or ? Qu'est-ce qui avait bien pu lui faire penser que c'était elle ? Lui ressemblait-elle ? Elle n'en était même pas sûre. Le nom lui avait échappé sans qu'elle y pensât. La démarche, les cheveux, le regard. Mais il y avait si longtemps. Et c'était tellement improbable.

Tellement inacceptable.

Elle pivota sur son tabouret. Zmyrina possédait une petite cellule qui lui servait de chambre, de foyer et de lieu de travail. Le lit était défait. Taché de fluides corporels en tout genre : sueur, sperme, sang, morve, larmes. Elle avait renoncé depuis longtemps à retirer les draps quand elle dormait enfin seule, à les changer après chaque client. Une perte d'énergie. La première année, elle dormait sur le sol. Incapable de trouver le repos dans un lit où des hommes s'étaient vautrés sur elle, rependus en elle. Le sol était froid, souvent pas bien plus propre que ses draps souillés. À la lueur d'une petite lampe à huile, on ne distinguait pas la saleté et les souillures. Les clients s'en moquaient et quand ils s'en inquiétaient, ils apportaient eux-mêmes des draps. Elle donnait son linge à laver deux fois par semaine. C'était amplement suffisant.

La cellule n'avait rien de vraiment misérable. L'ameublement - deux sièges tendus de cuir noir, une jolie table sur laquelle s'alignaient parfums et produits de toilette, un riche coffre, une petite table de nuit, de la vaisselle en terre cuite émaillée, décorée de peintures de qualité - dénotait d'un bon goût et d'une certaine aisance. Un pavement de mosaïque recouvrait le sol. Le petit panneau imagé qui se trouvait à l'entrée de la pièce annonçait à ses visiteurs sans qu'elle le trouvât nécessaire ce qu'ils étaient en droit d'attendre en s'introduisant dans cette petite cellule adossée au mur du jardin à l'arrière de l'auberge des Quatre Sœurs. Elle ne prêtait plus attention aux sujets des fresques peintes avec art sur les murs depuis longtemps et son regard ne s'arrêta pas dessus.

Zmyrina n'avait pas été si mal lotie. Elle n'avait rien de ces grandes courtisanes dont les filles et les garçons parlaient tous avec envie. Ces femmes, parfois ces enfants, pour les beaux yeux desquels se ruinaient des aristocrates ou de jeunes chevaliers, mais elle avait échappé aux lupanars sordides. Ses maîtres ne la battaient pas, ils lui donnaient assez d'argent pour se nourrir correctement, s'habiller et ne pas avoir à laver elle-même ses vêtements et ses draps. Assez pour se soigner si elle tombait malade, s'acheter des bijoux modestes et du parfum. Pour s'entretenir, soigner son apparence et son corps. Elle était trop âgée pour espérer attirer l'intérêt d'un amant généreux, elle n'échapperait pas à sa condition, mais elle pouvait dégringoler bien plus bas dans la hiérarchie qui définissait le prix d'une passe, la grandeur, le confort et la propreté de la cellule où une prostituée exerçait ses talents, le statut social de ses clients. Les Quatre Sœurs se voulait un établissement de qualité. Elles ne ramassaient pas sa clientèle parmi les mendiants, les esclaves, les marins ou les légionnaires sans le sous. Les plus désargentés étaient réservés à deux ses camarades, moins belles et plus grossières qu'elle. Zmyrina avait gardé une allure et des attitudes qui trahissaient une éducation soignée et qu'avaient soigneusement entretenue ses maîtres. Malgré son jeune âge, elle parlait bien le grec en arrivant à Rome et ils avaient engagé un pédagogue pour parfaire son éducation et lui apprendre le latin. Zmyrina était appréciée par les étrangers qui maîtrisaient mal la langue romaine et par les snobs qui avaient la grisante impression de s'offrir les services d'une hétaïre grecque. Rien de reluisant quand même, mais rien de trop misérable non plus.

Dix-neuf ans. Elle était sur la pente descendante. Elle tiendrait peut-être encore dix ans. Et après ? Elle pensa amèrement que dans dix ans, la chance l'aurait sans doute abandonnée et qu'elle crèverait, rongée par l'une de ces maladies qui touchaient si souvent les prostitués, les hommes comme les femmes, les enfants comme les adultes, qui les laissaient édentés, sans cheveux, couverts de pustules et de plaques purulentes. Elle ferait alors la joie des mendiants et des vagabonds, elle se vendrait pour un as, pour un quignon de pain.

Elle se retourna face à son miroir. À quoi bon penser à l'avenir ? Elle était encore belle, désirable et elle connaissait les artifices pour l'être davantage encore. À quoi bon penser au passé ? Elle avait tout perdu. Ils avaient tout détruit. Son innocence était morte le jour où elle avait été exposée nue devant des étrangers. Le jour où un homme avait introduit son doigt en elle pour vérifier qu'on ne le trompait pas sur la marchandise et qu'elle valait bien le prix que le marchand exigeait d'elle. Elle avait été achetée, rhabillée, bien traitée avant de monter une nouvelle fois sur une estrade. Pour l'occasion, elle avait été coiffée avec soin, maquillée. Il y avait beaucoup plus de monde que la première fois, plus de bruit, la ville était plus belle, plus grande. La vente fut aussi atroce, elle mourrait de peur.

Un nouveau doigt s'était introduit en elle et elle avait rencontré Spurius Italicus Vipsianus. Son maître. Elle avait dans la foulée, connu son premier client. Neuf ans, belle comme une statuette précieuse, innocente. Vierge. Hostia Vipsiana l'avait conduite le soir même de son achat dans une riche villa de patricien. Des esclaves l'avaient baignée, coiffée, parfumée, ils avaient huilé son corps. Sa maîtresse l'avait fermement enjointe à se montrer sage et docile. Elle ne comprenait rien. Elle ne savait pas ce qu'on attendait d'elle. L'homme ne l'avait pas frappée, il lui avait parlé gentiment, mais il lui avait fait mal. Il l'avait engagée à ne pas crier et ses yeux, quand il l'avait mise en garde, avait brillé d'un éclat métallique qui l'avait incitée à obéir. Il avait oint certaines parties de son corps avec de la graisse. Zmyrina ne se souvenait que de la douleur. Tous les autres sentiments s'étaient effacés devant elle, la peur, la honte, la tristesse, l'incompréhension. Seule la douleur avait subsisté. Après ce qui lui avait semblé une éternité, elle était repartie le matin avec sa maîtresse. Elle n'avait pas crié de toute la nuit, mais elle s'était mordu les avant-bras jusqu'au sang.

Et puis, son éducation avait commencé. Les portes de son enfance s'étaient définitivement closes. Les visages s'étaient effacés en même temps que tous ses souvenirs. Ils n'avaient pas de place dans sa vie. Ils n'apportaient que douleur et peine. Elle était trop jeune et elle avait oublié.

Que s'était-il passé au forum d'Auguste ? Une réminiscence. Pourquoi ? Elle ne saurait jamais et c'était mieux comme cela. Elle fixa ses pensées sur la bestiaire aux cheveux d'or. La plus belle rencontre qu'elle n'eût jamais faite à Rome. Un miracle. Elle sourit mélancoliquement. Elle garderait ce petit rayon de lumière dans un coin de son esprit. Quand elle peinerait trop, quand le vice et la brutalité l'auraient trop abîmée, quand elle serait trop fatiguée, elle penserait à ses yeux et à son sourire. L'éclat d'une pierre précieuse qui scintillerait éternellement au-dessus de la fange et du vice. Zmyrina avait oublié qu'il existait des gens dotés d'un cœur innocent. Même les enfants étaient pourris, mais pas Marcia. Marcia lui avait rappelé que Subure n'était pas le monde, que ses clients n'étaient pas l'humanité, que ses maîtres ne dirigeaient pas l'univers, qu'elle et ses camarades n'étaient pas tout ce qu'on pouvait attendre d'une femme ou d'un jeune garçon.

On frappa à la porte et Maria apparut dans son embrasure. Rouge, essoufflée et vibrante d'émotion.

 Zmyrina ! dit-elle toute excitée. Marcia ! Elle est revenue et elle veut te voir ! Le dominus a refusé de la laisser entrer, mais une poignée de deniers l'a vite fait changer d'avis. Des deniers, Zmyrina ! Tu te rends compte ? Tu coûtes de onze à quinze as et elle te réclame pour une poignée de deniers, je n'ai jamais eu de cliente. Tu as déjà été engagée par une femme ? ! s'exclama la jeune fille. Un gladiateur ! Un champion ! Marcia ! Elle a gagné deux fois la palme des champions dans l'arène. Pourquoi ce crétin de Corvus m'avait-il clouée sur une table le soir où elle est venue ? se désola Maria. C'est peut-être moi qui l'aurais sauvée et maintenant, elle serait venue pour moi !

 Maria, la morigéna Zmyrina. Tu racontes n'importe quoi.

 Mais elle est là ! Elle t'a demandée ! On ne demande pas une fille comme nous pour parler avec elle ! Une poignée de deniers ! C'est la chance de ta vie ! Elle va peut-être t'acheter, c'est une auctorata, elle peut acquérir des esclaves. Elle est riche. Tout Rome dit qu'elle aime les femmes, elle pourrait avoir qui elle veut, des aristocrates, des femmes de chevaliers, les vestales, n'importe qui !

 Maria !

 Et elle te choisit, toi ! Tu me raconteras ?! Je veux tout savoir ? Ses cicatrices, on dit qu'elle a été mordue par une panthère à la dernière chasse. Oh ! Et il y a une autre femme avec elle ! Elles veulent peut-être te partager, je suis sûre que c'est une gladiatrice elle-aussi !

Zmyrina sentit une boule se former dans sa gorge.

 Une autre gladiatrice ? Elle... Elle est comment ?

 Très grande, je n'ai jamais vu une femme aussi grande.

Zmyrina se détendit, ce n'était pas celle qui accompagnait Marcia lors du sacrifice.

 Maria ! criarda soudain la tenancière des Quatre Sœurs derrière son dos. Qu'est-ce que tu fais ici ?

 Je suis venue prévenir Zmyrina, domina.

 Fiche-moi le camp, qu'on ne voit pas ta sale petite tête de pruneau !

Maria salua Zmyrina et s'éloigna en boudant. Elle n'était pas aussi belle que sa camarade, pour sûr. Elle avait les cheveux filasses, elle en convenait, mais elle n'en était pour autant un laideron.

 Zmyrina, es-tu prête à recevoir un client ?

 Euh, oui, domina.

 Viens ici que je t'examine.

Zmyrina s'avança sur le seuil de sa cellule. Hosta Vipsiana la tira dehors sans ménagement. Elle la fit tourner sur elle-même, vérifia la propreté de ses dents, celle de ses ongles, et promena son nez comme un chien sur elle pour y déceler des odeurs malpropres.

 Tu t'es lavée ?

 Oui, domina.

 Tu es soigneusement épilée ?

 Oui, domina.

 Viens, on va te coiffer un peu et changer ta robe. Mets une tunique transparente, une palla et quelques bijoux. L'effet quand on ouvre la palla est toujours percutant, fit-elle d'un air gourmand. Il faut que tu déploies tous tes talents pour qu'elle ait envie de revenir te voir.

Elle s'inquiéta soudain et prit une mine catastrophée.

 Zmyrina, tu sauras t'y prendre avec une femme ? Tu sauras la séduire, répondre à ses désirs et la faire jouir comme elle n'a jamais joui dans les bras de son aristocrate ?

Zmyrina fronça les sourcils. Elle n'arrivait pas à croire que Marcia désirait les services d'une prostituée. Les gladiateurs pouvaient s'accorder les faveurs de qui ils voulaient sans avoir à débourser un seul as. L'étonnement et le doute n'étaient pas les seuls responsables de sa réaction. Les mots que sa patronne accolait à celui de la jeune fille lui déplaisaient. Elle souillait de sa bouche immonde la pureté de la bestiaire aux cheveux d'or. Des envies de meurtres remontèrent de ses entrailles.

 Je suis une femme, répondit-elle le plus déferrement qu'elle put entre ses dent. Je sais ce qui plaît aux femmes.

 Ah, bon ? répondit Hosta qui, elle, n'en avait justement aucune idée.

 Ne m'avez-vous pas formée à tous les arts de l'amour ?

 Si, répondit l'odieuse femme avec une suffisance déplacée. Et je veux l'entendre hurler ton prénom jusqu'au bout de la rue, tu m'as bien comprise ?

 Les gladiateurs ne sont pas réputés pour perdre le contrôle lors de leurs ébats sexuels.

 Alors, je veux qu'on t'entende hurler son nom et lui crier des obscénités jusque sur les forums

 Mmm... acquiesça la jeune prostituée. Domina ?

 Oui, répondit la tenancière revêche.

 Vous êtes sûre qu'elle vient pour ça ?

 Pourquoi voudrais-tu qu'elle vienne d'autre ? s'étonna la domina en haussant les épaules.

Elle finit d'apprêter Zmyrina, prit un flacon de parfum, le déboucha, grimaça, le reboucha, en attrapa un autre, puis un autre jusqu'à ce qu'elle trouvât celui qui lui convenait. Elle en aspergea généreusement la jeune femme. Elle se recula ensuite.

- Parfait ! déclara-t-elle d'un air satisfait. Je te l'envoie.

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Zmyrina attendait assise devant sa table. Elle tournait le dos à la porte ouverte. Les clients aimaient bien. Ils entraient, la contemplaient, s'approchaient et posaient possessivement leurs mains sur ses épaules. Un stratagème de professionnelle. Une entrée en matière plutôt agréable. Anodine. Sauf qu'aujourd'hui, le malaise rampait. Un malaise qu'elle n'avait pas ressenti depuis des années. Une appréhension. Pourquoi Marcia était-elle venue ? Pourquoi l'avoir choisie ? Zmyrina regretta soudain de l'avoir rencontrée. Plus encore de l'avoir embrassée. Son baiser n'avait rien eu de voluptueux, elle ne savait pas très bien ce qui l'avait motivé, peut-être simplement le désir de goûter à l'innocence sur les lèvres de la jeune fille. Mais Marcia s'était méprise sur son intention, Zmyrina sur son innocence. Les si beaux yeux turquoises pailletés d'or l'avaient trompée, elle avait cru... mais Marcia n'était que... C'était horrible.

De légers coups frappés à la porte la sortirent de sa sombre déception. Zmyrina se retourna. Une silhouette enveloppée dans une grande palla se tenait à contre-jour dans l'embrasure de la porte. Des mains se levèrent et firent glisser la palla, découvrant la tête. De l'or se mit à briller dans la pénombre.

Marcia.

 Euh, bonjour... Je, euh, je peux entrer ? bafouilla la jeune fille.

Zmyrina resta bouche-bée. La politesse, la gène, la timidité qui transparaissaient dans l'attitude et les paroles de la jeune fille qui se dressait sur le seuil de sa porte, ne correspondaient pas avec qui était censé être Marcia, avec ce qui expliquait sa présence à la porte de la cellule d'une prostituée dont elle avait exigé les services, avec une gloire de l'arène qui tuait des bêtes sauvages à mains nues et qui venait prendre son plaisir dans les bas-fond de Subure.

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Marcia n'osait plus bouger. Elle résista à l'envie de tourner les talons et de courir retrouver Atalante qui l'attendait dans la salle commune de l'auberge. Après avoir frappé sur le battant ouvert de la porte, ses yeux étaient tombés sur les peintures qui ornaient les murs de la chambre. Celles qui surmontaient le lit. Il faisait assez clair pour parfaitement les distinguer, et au cas il aurait fait sombre, une lampe à huile à quatre mèches éclairait assez la pièce pour qu'aucun détail ne pût échapper à l'œil averti du client.

Marcia n'avait rien d'une oie blanche et Astarté n'avait pas été la seule à partager ses nuits. La jeune fille ressemblait plus à Atalante qu'à la grande Dace ou même à Aeshma. Elle ne ressentait pas comme elles deux, le pressant besoin de soulager des tensions ou de satisfaire des besoins que les deux gladiatrices identifiaient comme sexuels. Elle était incapable d'aller entreprendre ou de céder à un inconnu, à quelqu'un qui l'indifférait. Elle ne savait pas trop comment elle s'était retrouvée en train d'embrasser Gallus, de laisser ses mains courir sur son corps et de finir nue contre lui. Personne n'avait su, sauf peut-être Atalante et Aeshma, mais les deux melioras n'avaient jamais évoqué le sujet et Marcia n'en avait jamais parlé avec elles. Gallus l'adorait, il s'était montré doux et gentil, attentif à ses désirs. Il était résistant et elle avait pris du plaisir avec lui. Elle avait trouvé que c'était différent. Peut-être parce qu'elle ne l'aimait pas comme elle avait aimé Astarté. Elle aimait bien Gallus, mais pas plus que Galini ou Caïus. Le gladiateur ne s'était jamais vanté d'avoir couché avec elle. Il n'avait jamais agi d'une façon qui eût laissé supposer qu'il avait obtenu ses faveurs. Une nuit. Deux. L'été qui avait précédé leur venue à Rome. Ensuite, Marcia avait été trop surveillée et ses doubles entraînements l'avaient bien trop épuisée pour qu'elle aspirât encore à la volupté. Son désir s'était éteint et plus rien ne l'avait encore troublée quand Gallus l'approchait. Ils étaient restés bons camarades et Marcia savait qu'elle pouvait compter sur sa discrétion.

Mais les peintures... Ce n'était pas vraiment ce qu'elles représentaient qui choquait Marcia. Il n'y avait rien qu'elle ne connût déjà, mais le fait que ce genre de scènes pût être exposées à la vue de tous, dans une chambre, au-dessus d'un lit. Marcia n'était plus venue discuter avec une jeune femme, elle était sur le point d'entrée dans une cellule de bordel, de s'adresser à une prostituée. Elle baissa ses yeux sur le lit dont les draps lui semblèrent d'une propreté douteuse. Il avait accueilli des dizaines d'hommes, peut-être des centaines, qui s'étaient efforcés de mettre en pratique ce qui s'étalaient avec indécence sous ses yeux. Elle avait bien souvent entendu les gladiatrices rappeler qu'elles avaient accepté l'offre de Téos pour échapper au lupanar. Astarté le lui avait dit. Toutes avaient préféré la violence des armes à... ça.

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Zmyrina se leva pour l'accueillir et le malaise de Marcia grandit. La robe de la jeune serveuse s'était ouverte révélant une tunique transparente qui dévoilait suggestivement les courbes de son corps sans vraiment le montrer nu. Marcia s'accrocha d'une main au montant de la porte. Le sourire charmeur, le parfum capiteux qui lui agressait le nez. Où était la timide et sympathique jeune servante qui lui avait sauvé la vie trois semaines auparavant ? La pudique jeune fille qui l'avait timidement embrassée ? Marcia ne savait pas ce qui, de la situation ou de l'odeur que dégageait la jeune femme, lui retournait l'estomac. Elle avait perdu l'habitude des parfums. Elle ne les avait déjà jamais trop appréciés avant. L'absence de femmes dans son entourage, son enfance vécue au milieu des légionnaires. Elle avait eu du mal à s'habituer au goût immodéré des femmes et parfois même des hommes pour les parfums. Ceux à base d'essence de fleurs ou de cannelle, les parfums trop suaves et trop lourds, l'écœuraient. Elle avait loué Diane quand elle avait découvert que Julia n'usait qu'avec une grande modération des parfums dont elle contrôlait pourtant une grande partie du commerce. De son corps et de ses vêtements montaient des effluves discrets qui flattaient délicatement le nez de Marcia. Elle usait principalement de deux mélanges dont la senteur du poivre dominait dans l'un et le safran dans l'autre. Elle avait retrouvé cette même modération chez Gaïa. Une spécificité des sœurs Metella à laquelle Julia avait converti Quintus.

Zmyrina puait. Elle puait la débauche et la luxure.

La jeune prostituée leva un bras et caressa doucement le visage de la jeune gladiatrice. Ses doigts descendirent ensuite légèrement le long de son bras, de son avant-bras, s'attardèrent sur son poignet pour se refermer ensuite sur sa main.

 Viens, entre, l'invita-t-elle d'une voix lascive.

 Euh... Non, je... balbutia Marcia.

 Tu n'as pas à être timide, personne ne viendra nous déranger et tu pourras prendre tout ton temps, il est rare que je reçoive des clients à cette heure de la journée.

La main de Marcia se crispa sur le chambranle et l'invitation de Zmyrina à la suivre resta sans effet.

 Je veux te parler, dit précipitamment Marcia. Simplement te parler, te remercier pour l'autre jour. Prendre de tes nouvelles, je voulais m'assurer que tu allais bien.

Zmyrina lui lâcha la main.

 Oh ! dit-elle soudain embrassée. Tu... ? La patronne a dit que... Tu n'es pas venue pour... ?

 Non, non, se défendit Marcia en rougissant.

— Je suis désolée, s'excusa Zmyrina confuse et refermant son manteau sur son corps. Je... Je vais bien. Le dominus était fâché parce qu'il y a eu beaucoup de dégâts, mais ta venue lui a ensuite amené beaucoup de clients. On vient encore se faire raconter ta visite à l'auberge. Il pense même peut-être changer l'enseigne et appeler l'auberge de La bestiaire aux cheveux d'or.

 Ah... répondit Marcia que cette nouvelle laissait sans voix.

Elle n'aurait jamais pensé voir son image accolée à une auberge qui servait aussi bien du vin que des filles à ses clients. L'honneur lui paraissait... catastrophique.

 Viens t'asseoir, tu veux boire ? J'ai du vin, il n'est pas mauvais.

 Euh...

Les yeux de Marcia sur posèrent sur un panneau peint. Une scène pornographique. Explicite. Zmyrina prit tout à coup conscience de la gêne de la jeune fille. Ses intentions étaient innocentes et elle venait de la plonger dans son univers de débauche. Elle se rappela ce qu'offraient à la vue de ses visiteurs les peintures qui ornaient le pourtour de sa chambre, sentit l'odeur suave et étouffante qui montait de son corps. Elle referma plus serrée sa palla sur sa poitrine.

 Je suis désolée, Marcia. Allons dans le jardin. C'est tranquille et euh... il y a un petit banc de pierre sur lequel nous pourrons nous asseoir... À moins que tu ne veuilles... euh... que tu ne veuilles partir.

Marcia reprit ses esprits.

 Non... et oui, euh... c'est une bonne idée. Je préfère le jardin.

Marcia se sentait de plus en plus mal. Zmyrina se traitait d'imbécile et se demandait comment elle pouvait rattraper sa bévue. Elle entraîna Marcia sous une petite treille de vigne et lui montra le banc. Ridiculement petit. La jeune gladiatrice s'assit. Ses yeux n'arrêtaient pas de sauter d'une plante à une autre. Zmyrina s'installa par terre en face d'elle. Loin. Marcia pouvait bouger sans risquer de la toucher. Un silence déplaisant s'installa. Marcia le brisa la première.

 Zmyrina, tu étais présente quand j'ai sacrifié à Mars Ultor le lendemain de ma venue ici, n'est-ce pas ?

 Tu m'as vue ?

 Oui.

Le silence retomba. Marcia n'arrivait pas à garder les yeux sur la jeune femme qui lui faisait face.

 Marcia, je peux te laisser un instant ? demanda Zmyrina prise d'une inspiration subite. Je reviens tout de suite.

 Euh... oui.

Zmyrina se leva prestement et disparut. Marcia respira un peu plus librement. Elle se morigéna sévèrement de se montrer aussi idiote. Elle savait très bien la profession qu'exerçait la jeune femme en venant ici. Elle ne comprenait pas pourquoi elle se sentait si mal à l'aise. Parce que Zmyrina s'était méprise sur ses intentions ? Marcia devait bien s'avouer qu'une bonne partie de son malaise venait de là. Le reste était plus subtil. La situation lui avait rappelé que les gladiateurs se retrouvaient parfois eux-même engagés à satisfaire le plaisir de ceux qui payaient Téos pour cela. Ils coûtaient bien plus chers que Zmyrina et ils prêtaient leurs corps dans des soirées mondaines qui se déroulaient dans de riches villas appartenant à de riches notables. Le luxe ne changeait rien au fait que leurs services ne se différenciaient pas de ceux qu'offrait Zmyrina et ses camarades des Quatre Sœurs à leurs clients. Un aspect sordide du statut de gladiateur auquel Marcia évitait toujours de penser. Un aspect qui ne l'avait jamais concernée. Son contrat ne prévoyait pas qu'elle se pliât à ce genre de service. Mais ses camarades... Dire que certains auctoratus s'y prêtaient volontiers. Aeshma avait été conviée à quatre soirées à Rome. Atalante a une seule et tout le monde s'étaient démenés pour qu'elle y échappât. Galini et Galus... Marcia détestait ces soirées.

Elle se fichait des vantardises des garçons et des haussements d'épaules indifférents des filles quand on leur en parlait ou qu'on les taquinait à ce sujet. Marcia considérait ces soirées indignes et dégradantes. L'état de ses camarades le lendemain ne lui avait pas non plus échappé. Et puis, Atalante était tellement sombre quand elle apprenait qu'une soirée avait lieu. L'affolement et la détermination dont avaient fait preuve ses camarades, de Saucia à Astarté, avaient tellement frappé l'esprit de la jeune fille quand elles avaient voulu que la grande rétiaire échappât à la soirée, qu'elle n'arrivait même pas imaginer ce qui pouvait s'y passer. Zmyrina incarnait aussi la condition des filles devenues esclaves, des filles sans soutien, sans protection. Des filles qui n'avaient pas eu la chance de croiser un Téos sur leur chemin. Le laniste était un immonde salaud, mais il avait offert une voie différente à des captives trop souvent promises à embrasser la profession de Zmyrina.

La jeune femme revint. Elle s'était changée. Elle portait une simple tunique de lin bleue et s'était débarrassée de ses bijoux et de son maquillage. Quand elle s'approcha, Marcia remarqua qu'elle s'était lavée. Le parfum capiteux flottait toujours dans l'air, mais léger, presque imperceptible. Marcia lui adressa un regard reconnaissant.

 Je ne crois pas que tu voulais voir la prostituée, je suis allée chercher Zmyrina, sourit la jeune femme en retour.

 C'est vrai, approuva Marcia.

 Tu sais, il ne faut pas t'inquiéter pour l'autre soir.

 Tu as été molestée, non ?

 Bah, une gifle un peu appuyée, j'en ai vu d'autre. Personne ne m'a fait du mal.

 Ça fait longtemps que tu... euh... que tu travailles ici ?

 Dix ans.

 Oh...

 Oui, c'est long de n'avoir que ce petit jardin pour tout horizon, dit-elle en promenant son regard autour d'elle. Mais je ne me plains pas, certaines n'ont que les murs d'une piaule misérable. Je préfère être ici qu'ailleurs. Quand j'ai du temps, je m'occupe des fleurs et des plantes.

 Zmyrina, je...

Des bruits de pas l'interrompirent. Une jeune fille apparut. Elle marchait en sautillant, un grand sourire aux lèvres. Elle était très jeune et son air avenant rachetait son manque de grâce.

 Je vous apporte du vin frais et des fruits.

Elle fixait Marcia avec des yeux admiratifs, détaillait sans aucune pudeur ses vêtements qu'elle jugea simples et élégants, remarqua ses caligaes qu'elle trouva héroïques et s'arrêta sur son visage pour s'abîmer dans une contemplation béate.

 Ce que tu as de beaux cheveux ! s'extasia-t-elle. Et tes cheveux... Ils bouclent naturellement ?

 Euh, oui, répondit Marcia qui reconnut la jeune fille que des ivrognes avaient clouée sur une table quand elle était venue.

 Tu es encore plus belle que la dernière fois !

 Euh...

 Maria... râla gentiment Zmyrina.

 Je vous ai vue venir vous installer ici. Tu n'avais même pas pris la peine de prendre un plateau, reprocha-t elle à Zmyrina. Si la domina le sait... Tu manques à tous tes devoirs !

 C'est moi qui ai voulu venir m'installer ici, s'excusa Marcia.

 Zmyrina satisfera tous tes désirs, elle est très compétente !

 Maria, s'il te plaît, tu veux bien nous laisser ?

 Oui...

Elle s'éloigna, se retourna soudain et lança un clin d'œil en chuchotant :

 Si vous avez besoin de moi... On ne dira rien à la domina...

 Je suis désolée, s'excusa Zmyrina. Elle t'adule, alors...

 Ce n'est pas grave, la rassura Marcia qui commençait à douter de ne jamais arriver à lui parler de ce qui lui tenait à cœur tout en se demandant avec angoisse si elle avait vraiment été bien inspirée.

Elle n'aurait peut-être pas dû venir. Ne pas remuer de mauvais souvenirs ? Atalante avait pourtant approuvé sa démarche. La grande rétiaire ne l'aurait jamais cautionnée si elle avait pensé que c'était une erreur ou que c'était inutile. Marcia la soupçonnait même d'avoir été heureuse de l'accompagner.

 Zmyrina, je ne t'ai pas seulement vue au forum, je t'ai entendue aussi.

La jeune femme pâlit, mais elle se composa aussitôt après une attitude détendue et indifférente.

 Qui est Shamiram pour toi ? demanda gravement Marcia.

 Shamiram ? s'étonna la jeune femme en fronçant les sourcils.

 Je t'ai entendu prononcer ce nom sur le forum. Je voulais savoir ce qu'il évoquait pour toi.

 Mais rien, se défendit Zmyrina. Je n'ai même jamais entendu ce nom. C'est de quelle origine ?

 C'est un nom parthe ou perse. Enfin, je crois.

 Ah...

 Qui est-ce ? insista Marcia abandonnant toute approche subtile.

 Mais je ne sais pas ! s'exclama Zmyrina. Si quelqu'un l'a prononcé sur le forum, ce n'est pas moi. D'ailleurs, il y avait tellement de bruit ce jour-là.

 Zmyrina... gronda Marcia.

 Marcia, je suis venue sur le forum parce que j'avais entendu dire que tu y étais et j'ai assisté à la cérémonie, mais je suis partie ensuite. Et je n'ai jamais entendu prononcer ce nom de ma vie.

Marcia garda le silence. Terriblement déçue. Zmyrina ne dirait rien. Est-ce qu'elle pouvait en raconter un peu plus et pousser la jeune femme à lui parler ?

 La gladiatrice qui était avec moi...

 La Gladiatrice Bleue ?

 Oui. Elle s'appelle Shamiram.

 Ah, bon ? s'étonna ingénument la jeune femme. Je croyais qu'elle s'appelait Aeshma.

 Aeshma est son nom de gladiatrice, répliqua sèchement Marcia. Mais son vrai nom, c'est Shamiram.

Marcia commençait à s'énerver. Zmyrina décida d'arrêter de biaiser.

 Écoute, Marcia. Je suis vraiment désolée. Je ne connais pas de Shamiram et à part toi, je n'ai jamais parlé avec une gladiatrice. Tu as dû mal entendre ou bien, tu l'as réellement entendu et comme tu me connaissais, tu as pensé que c'était moi qui l'avais prononcé.

 Bon, puisque c'est comme ça, déclara abruptement Marcia.

Elle se leva, prit sèchement congé de Zmyrina et se dirigea vers la porte qui donnait accès à l'auberge. Zmyrina expira lentement. Soulagée. Dévastée. Une chance sur des millions. Un prénom rare, contrairement au sien plutôt commun. Une envie de pleurer. De rattraper Marcia. Qui était la gladiatrice pour la jeune fille ? Ne pas y penser. Oublier. Retourner à sa vie. Sans regrets. Il ne fallait jamais déterrer les morts.

Elle inspira plusieurs fois, refoula des larmes inutiles. Elle verrouilla la fenêtre qu'elle avait malencontreusement ouverte et se détourna du passé.

Elle regagna sa cellule. Ferma la porte et le volet. Tourna la clef dans la serrure. S'assit devant sa table. Quelle heure pouvait-il être ? Les clients ne tarderaient pas à arriver.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Illustration : Fresque d'un lupanar de Pompéi, Ier sc. 

nb : si vous ne la voyez pas c'est que Wattpad, encore une fois, a censuré l'image qui n'avait absolument rien de pornographique... Bientôt, ils feront fermer les musées qui recèlent tant de femmes et d'hommes nus... God is so chocking : couvrez ce sein que je ne saurais voir !

Les peintures érotiques : On peut rapprocher les peintures qui ornent la chambre de Zmyrina à celles exhumées à Pompéi, aussi bien dans un bordel que dans les vestiaires réservés aux hommes, des bains dit "suburbain".

Sources :

Beard, Marie, Pompéi, Ed. du Seuil, coll. Point Histoire, 2012.

Salles, Catherine, Les bas-fonds de l'antiquité, Ed. Payot. Coll. Petite biblio Payot. Histoire.1995



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