Chapitre CXLIV : Six amants, trois arrangements
Le soleil déclinait lentement, ses rayons rasaient les toitures et donnaient aux tuiles une improbable couleur rosée. Le silence de la cour d'entraînement désertée n'était troublé que par le va et vient des râteaux qui égalisaient le sol de terre battue, brisaient les mottes formées par un agglomérat de sueur, de sang et de poussière. Les cailloux étaient soigneusement ramassés et déposés dans un sceau.
Gaïa s'appuya contre l'un des piliers du péristyle. Elle en avait eu assez d'attendre. Découvrir qu'Aeshma avait prévu de se lancer à la recherche de Sabina, l'avait contrariée. Par pour l'idée en elle-même, ce genre d'initiative renforçait plutôt son estime envers la jeune Parthe, mais parce qu'Aeshma ne lui en avait pas parlé. Elle l'aurait fait un jour ou l'autre, Gaïa en était parfaitement consciente, mais elle aurait attendu le dernier moment.
Aeshma ne partirait plus sur les routes pour Sabina. Que déciderait-elle ? Gaïa voulait savoir. Elle était aussi concernée qu'elle et puis, la gladiatrice lui manquait. Vivre seule à Sidé, loin d'elle, loin de Julia, l'énervait.
Elle regarda les deux gladiatrices s'activer. Aeshma portait un pagne et un strophium. D'où elle se tenait, Gaïa distinguait parfaitement les marques rouges sur le haut de ses épaules. Astarté avait échappé aux verges. Julia les avaient consignées ensemble. Une décision si conforme au caractère de sa sœur, à la manière qu'elle avait de régler les conflits. Une condamnation en forme de leçon pour les deux gladiatrices : cinq jours à vivre ensemble, à travailler ensemble et à dormir ensemble. À s'acquitter de tâches aussi peu ragoûtantes que celle de l'entretien des latrines.
Elle recula dans l'ombre du péristyle. Aeshma venait de rouler les épaules. Astarté s'arrêta tout de suite de ratisser.
— Tu as mal ?
— Pff...
— Tu as faim ?
— Ouais.
— Le dîner va être moyen.
— Ouais.
Du pain sordide et un gruau de millet sans assaisonnement, accompagnés d'un pichet de la plus infecte des poscas.
— Tu n'aurais pas dû être punie, déclara Aeshma.
— Je suis ta punition, ricana Astarté. Tu vas devoir me supporter cinq jours !
— Ouais, je sais, sourit Aeshma en coin. Mais tu en pâtis quand même.
— Ouais, je compatis ! plaisanta Astarté.
— T'es con.
— Si Julia n'était pas arrivée, je t'aurais cassé la gueule. Une gifle, Aeshma ? Vraiment ?
— ...
— Bah, je te pardonne. J'étais furieuse quand j'ai su pour Sabina. Plus encore quand je l'ai retrouvée. Et alors, quand en plus, j'ai su que...
Astarté se pinça les lèvres. Elle parlait trop.
— Que ? la relança Aeshma.
— Ses maîtres... commença Astarté.
Aeshma avait le droit de savoir.
— C'était ceux d'Abechoura, conclut la Dace.
Aeshma pâlit.
— Je suis retournée là-bas et j'ai tout cramé, lui apprit la grande Dace.
— Et eux ?
— Ils ont voulu défendre leur bien.
— Tu les as tués ?
— Ouais. C'étaient des chiens, lâcha Astarté avec mépris. Je n'aurais jamais pu regarder encore Abechoura et Sabina dans les yeux si je les avais laissés en vie.
— ...
— J'aime beaucoup ta sœur, Aesh. Et Sabina... Enfin, tu comprends ?
— Oui.
— On finit ça et on va se régaler ?! proposa-t-elle en désignant un coin de cour qu'elles n'avaient pas encore ratissée.
— Mouais, mais je crois que tu as oublié qu'on est de service au réfectoire. Faudra attendre pour manger.
— Merde, servir les novices..., grommela Astarté.
Aeshma se mit à rire.
— Julia sait choisir ses punitions !
— Mouais, acquiesça Astarté. Je sers les novices, je lave leur merde et toi tu me supportes, ricana-t-elle.
— On a déjà passé du temps ensemble, rétorqua Aeshma. Et je n'en garde pas un mauvais souvenir. C'est même un bon souvenir.
— Vraiment ?
— Ouais. Tu parles beaucoup, mais parfois, tu racontes des trucs vraiment intéressants.
— C'est un bon souvenir pour moi aussi, déclara sincèrement la Dace.
Leur amitié était peut-être née à ce moment-là, trois ans auparavant, parmi les plaines et les forêts, tandis qu'Astarté expliquait et qu'Aeshma écoutait. Sous les étoiles du firmament quand Astarté lui avait confié ses aspirations et son désir de gagner l'estime de son dieu-ours.
Dans l'ombre grandissante, Gaïa sourit. Elle s'éclipsa discrètement. Elle ne repartirait pas pour Sidé, mais elle attendrait encore un peu avant d'arracher des confidences à la jeune Parthe.
.
Cinq jours après, la punition prit fin.
Gaïa avait abandonné Astarté à son sort. Elle aurait pu la reprendre à son service, invoquer ses droits sur elle. Elle ne le fit pas. Julia lui en aurait voulu et elle ne voulait ni la contrarier ni, de quelque manière que ce fût, saper son autorité au sein du ludus.
Les gladiateurs avaient tous pris leur décision.
La nomination d'Ajax au poste de doctor souleva l'enthousiasme.
Celtine n'avait pas su résister à la sécurité que lui offrait le ludus, à ses rêves de richesses et à son désir d'être reconnue comme gladiatrice. De nouvelles bestiaires avaient été formées, choisies avec soin pour leur capacité à travailler en équipe, pour leur courage face aux bêtes sauvages et leur tonicité. Marcia, Dacia, Britannia et Celtine les formaient depuis cinq mois et elles promettaient de se montrer à la hauteur de leur maîtres. Celtine continuerait d'assurer leur formation à l'aide du doctor et des autres bestiaires.
Enyo était aux Champs Élysées.
Britannia et ceux qui avaient décidé de la suivre se rendraient d'abord à Patara. Julia et Gaïa les équiperaient pour leur voyage. Ils s'embarqueraient ensuite pour Rome, puis pour Massilia. De là, ils traverseraient la Gaule et rejoindraient la Bretagne. Julia leur confirait des lettres de recommandation. La jeune Hiberne, puisqu'elle n'avait été qu'une otage des Trinovantes, assura qu'elle paierait sa dette.
— Je vous recontacterai si une place m'attends chez moi. Mon peuple n'est pas très riche, mais vous serez les bienvenues. Si mon voyage s'avère inutile, je reviendrai à Patara et je rentrerai à votre service ou à celui de votre sœur.
— Tu n'as aucune obligation envers nous, Britannia.
— Je crois que si, répliqua la jeune fille.
— Celle de l'estime et de l'amitié alors.
Britannia avait fixé Julia de ses yeux évoquant la forêt, les landes et les pierres. Elle avait tendu le bras.
— Camarades ? avait-elle dit.
— Camarades, avait accepté Julia qui connaissait la valeur de ce terme aux yeux des gladiateurs.
Britannia avait répété son geste avec Gaïa.
Ishtar, Boudicca, Dacia et Gallus l'accompagneraient. Ils assurèrent eux-aussi Julia et Gaïa de leur fidélité et de leur éternelle reconnaissance.
Germanus et Sabina acceptèrent d'entrer au service de Julia. La jeune femme désirait ouvrir des routes commerciales au nord du Pont-Euxin. Elle prévoyait de s'établir à Olbia, puis de lancer des convois dans les royaumes scythes du nord et de l'est. Sabina avait la parole facile et, durant les deux mois qu'elle avait passés en compagnie de Gaïa, elle avait suivi avec Abechoura l'enseignement de Néria. Celle-ci avait loué l'intelligence de la jeune Samnite auprès de Gaïa, et Julia, comme sa sœur, soupçonnait la jeune gladiatrice d'être une diplomate née.
Julia s'occuperait d'achever sa formation, ce qui lui permettrait aussi d'évaluer les qualités de Germanus.
***
Les retrouvailles entre les deux meliores furent discrètes. Ils feignirent de s'ignorer lors de la course. Chacun courut de son côté. Beaucoup moins bien que d'habitude. Le souffle leur manqua.
À la rivière, après s'être baignés, ils s'assirent un peu à l'écart. Les autres gladiateurs se firent oublier, sans vraiment les quitter du regard. Marcia avait invoqué sa qualité de meliora et la présence de novices dans l'armatura des bestiaires pour se joindre au groupe. Herennius lui avait dit de se débrouiller avec Galini et Germanus. Les deux gladiateurs l'avaient accueillie avec plaisir.
L'histoire de Germanus et Sabina remplissait Marcia de bonheur. Elle y voyait une revanche sur le destin, sur son propre destin. Un pied de nez à Téos et à tous ces principes qui dressaient des barrières entre les gens qui s'aimaient. Encore incertaine du résultat, elle n'aurait manqué leurs retrouvailles pour rien au monde. Les bestiaires profitèrent de sa présence pour se joindre elles aussi à la course.
Germanus glissa lentement le sceau le long de son petit doigt et le rendit à Sabina.
— Il est à toi.
— Tu ne l'as pas fait agrandir ?
— Il est à toi, répéta simplement le Germain.
— Tu m'en veux ?
— Non. Tu sais... Je ne suis pas Aeshma, grimaça-t-il d'un air coupable.
— Personne ne peut avoir si mauvais caractère, plaisanta Sabina.
— Ce n'est pas pour ça, répondit-il sombrement. Je ne serais pas parti te chercher, Sabina. Je ne croyais pas que ce soit possible. Abechoura, c'était une chance parmi des millions. Je voulais garder une belle image de toi. L'image d'une gladiatrice et d'une camarade volubile, joyeuse et vive.
Ses épaules s'affaissèrent.
— Parcourir les lupanars de l'Empire m'aurait donné l'impression de salir ta mémoire, continua-t-il. De te couvrir de boue. J'ai...
— Je n'aurai pas aimé que tu sois à la place de Gaïa Metella et d'Astarté, le coupa Sabina. Je ne te l'aurais pas pardonné.
— Mais... tenta de protester le gladiateur.
— Astarté est une camarade, on a pour ainsi dire grandi ensemble, et pour Gaïa Metella, c'est différent. De toute façon, ça n'a plus d'importance, maintenant. Tu vas quitter le ludus ?
— Oui.
— Pour quoi faire ?
— Julia Metella m'a proposé d'entrer à son service.
— Gaïa Metella m'a affirmé que sa sœur confirait des missions plus importantes si deux gladiateurs décidaient de rester ensemble.
— Comme Lysippé et Penthésilée si elles avaient voulu partir ?
— Mmm, confirma Sabina. Ou comme toi et moi.
Germanus avait tourné la tête vers elle. Terriblement ému.
— Vraiment ? souffla-t-il.
— Vraiment.
Sabina lui avait donné un coup d'épaule et Germanus s'était senti le plus heureux des hommes. Des larmes avaient perlé aux coins de ses yeux et Sabina les lui avait gentiment effacées du revers de la main.
Les gladiateurs avaient vu, compris. Marcia poussa un hourra retentissant et sauta dans les bras de Galini. Gallus donna de grandes claques dans le dos à Ishtar qui protesta violemment. Pour la faire taire, le Gaulois l'attrapa à bras le corps et se jeta avec elle dans la rivière.
— Vous m'avez manqué, lança Sabina en riant.
— Tu nous as tous manqué, Sabina, lui répondit Germanus. À moi, comme aux autres.
— Mais on va tous se séparer, dit-elle en retrouvant son sérieux.
— Si on reste avec Julia, Marcia sera toujours là. Galini reste avec elle. On pourra revenir visiter le ludus. Et puis, Enyo s'installe au Grand Domaine et Anté sera à Myra, ce n'est pas très loin.
— Mmm.
Sabina se leva et se rapprocha de la rive. Ishtar criait comme une orfraie. Galini et Marcia se décidèrent enfin à se joindre aux deux thraces et appelèrent à leur suite les bestiaires avant de sauter dans l'eau. Britannia et Dacia tirèrent Celtine chacune de leur côté et la lancèrent comme une amphore d'épeautre à l'eau. La Celte partit en avant, les jambes essayant de rattraper le torse, son entrée dans la rivière la déséquilibra et elle s'étala dans une grande gerbe d'eau.
— Ils ne changeront jamais, sourit Sabina.
— On y va ? suggéra Germanus.
— Tu ne dois pas les surveiller ?
Le melior tourna la tête vers les novices.
— Je ne crois pas qu'ils s'enfuiront et Herennius s'acquittera mieux de cette tâche que moi.
Sabina passa rapidement derrière lui et le frappa sèchement sur les omoplates. Le Germain arriva dans l'eau avec un cri de surprise. Marcia et Galini se retournèrent en même temps. Un regard complice et, sans savoir comment, Germanus s'envola et se retrouva sous les eaux.
Ahuris par leur comportement, les novices observaient les anciens jouer comme des enfants. La célèbre bestiaire aux cheveux d'or, aussi belle, plus encore, que tout ce qu'on en disait.
Elle allait quitter le ludus, et les novices de son armatura regardait avec envie les bracelets d'or qui ornaient le bras de chacune des gladiatrices appartenant au carré mythique des bestiaires. Ils rêvaient d'en posséder un.
.
Astarté avait un soir surpris un regard appuyé sur le bras de Britannia, alors que la jeune gladiatrice apportait aux novices un flacon de posca en récompense d'une journée difficile. Elle avait attendu que Britannia s'éloigna, puis elle s'était assise à leur table.
— Vous savez d'où ça vient ? Ce qu'il signifie ?
— ...
— Le bracelet de Britannia, celui des autres ?
Astarté impressionnait. Par sa morgue et sa brutalité.
— Vous croyez que ce sont juste de beaux bijoux ?
— ...
Elle les avait traités d'ignorants et d'imbéciles, pris un gobelet sur la table sans s'inquiéter de savoir à qui il appartenait. Elle l'avait vidé d'un trait et elle avait raconté aux novices béats d'admiration, pourquoi Marcia avait offert les bracelets à ses camarades, comment toutes les quatre, elles avaient gagné le droit de les porter.
— Mais il ne faut pas croire que les bestiaires sont les seules à briller au firmament de la gloire.
Elle avait fermé son poing gauche et regardé le sceau qu'elle portait à l'annuaire.
— Vous savez ce que c'est ?
— Le sceau du palus du sanglier, murmura un novice qui en avait entendu parler.
— Ouais, le palus du sanglier. Megara et moi ne faisions même pas parties de la familia quand nous l'avons intégré. Le palus des braves. Celui que vous devriez viser. Les autres ne valent rien. Ishtar et Boudicca appartenaient au quatrième palus quand elles ont rejoint le palus du sanglier, Galini, Penthésilée et Lysippé au second. Elles n'avaient rien à envier aux filles du premier, à moi, Aeshma, Atalante ou Megara.
Les yeux s'écarquillèrent un peu plus encore. La Dace aux larges épaules se comparait à des filles du quatrième palus ?
Astarté se leva.
— Je vous raconterai peut-être un jour cette histoire. En attendant, méditez sur ça : la valeur d'un gladiateur ne réside pas seulement dans la force de ses bras et son habileté. Mais aussi dans son courage, sa force de caractère et sa générosité.
Des regards d'incompréhension.
— Quatre bestiaires portent un bracelet d'or. Neuf gladiatrices arborent le sceau du palus du sanglier.
— Germanus un porte un, observa un garçon.
— Il n'en est que le gardien en attendant que celle à qui il appartient vienne le récupérer.
.
La gladiatrice venait de reprendre son sceau au gardien. Tous ne la connaissaient pas et ils ne la connaîtraient pas.
Excepté Celtine, tous les gladiateurs qui jouaient dans l'eau avaient pris la décision d'embrasser une nouvelle vie. Les novices ne savaient pas où partiraient ceux qui quittaient le ludus. Ils ne s'étaient pas confié à eux ni aux camarades qui ne faisaient pas partie de leur clan.
Ceux du clan savaient.
Comme Enyo l'avait déclaré à Aeshma, le temps des secrets était fini.
.
Restaient Atalante et Aeshma.
Marcia ne savait rien de précis et n'osait pas aborder le sujet avec ses mentors.
Atalante, comme Gaïa, avait attendu que s'achevât la punition d'Aeshma et d'Astarté. Elle avait ensuite laissé jouir la Dace de sa première journée de liberté. Du bain, des massages de Saucia dont Astarté disputa la priorité à Aeshma.
Saucia avait tranché en faveur d'Astarté.
— Tu l'as giflée, Aeshma, lui reprocha sévèrement Saucia.
Aeshma se garda de protester. D'autant plus que Chloé accourut et lui promit un massage d'exception. La jeune Parthe se déshabilla et se coucha sur le ventre. Chloé s'installa sur elle.
— Tu as eu raison de la gifler, lui souffla-t-elle dans l'oreille quand elle se fut assurée que personne ne les entendrait.
— ...
— J'ai giflé Sabina, lui confia la jeune masseuse.
Aeshma la regarda par-dessus son épaule.
— Toi ?! Tu as giflé Sabina ?
— Je me suis tellement inquiétée, c'était tellement injuste.
— Mouais, d'autres baffes se sont perdues, grommela Aeshma.
— Tu vas les distribuer ? s'inquiéta Chloé.
— Non, je ne crois pas que Julia Metella ait trop apprécié la punition. Et elle sera obligée de sévir si je donne ce qu'ils méritent à ceux qui le méritent.
Chloé se pencha sur la gladiatrice et lui posa un baiser entre les deux épaules.
— Chloé... râla Aeshma.
— Tu me manqueras, Aeshma.
— Plus qu'Atalante ?
— Non, enfin...euh... s'embarrassa la jeune masseuse qui aimait beaucoup Atalante et craignait de vexer la jeune Parthe.
Aeshma rit.
— Je reviendrai te voir, assura-t-elle.
— Moi ou Saucia ? la taquina Chloé.
— D'abord Atticus.
— Oh... fit Chloé déçue.
—Toi et Saucia aussi, je suis sûre de ne jamais retrouver des mains comme les vôtres. Et puis, je n'oublierai jamais ce que vous avez fait sur le Cupidon.
Chloé sourit.
— Même si c'était imprudent et complètement débile, grommela Aeshma.
Chloé l'embrassa sur la joue.
— J'ai eu tellement peur, souffla la jeune masseuse.
Elle commença aussitôt après le massage et Aeshma ferma les yeux.
.
Quand Astarté et Aeshma sortirent des mains des deux masseuses, elles trouvèrent Atalante assise en tailleur sur le pas de la porte. La grande rétiaire posa le regard sur Astarté.
Aeshma prit prestement congé. La jeune Parthe ne savait pas quelle décision avait prise Atalante. Ni même, si elle en avait pris une. Elle espérait que oui, elle espérait surtout que sa décision serait sage. Tout en marchant, elle médita sur les liens qui attachaient les gladiateurs entre eux. Marcia leur avait raconté avec enthousiasme la course et l'accord entre Germanus et Sabina. La jeune fille les voyait déjà mariés et entourés d'une ribambelle d'enfants alliant la blondeur du Germain aux boucles brunes de Sabina. Du Marcia tout craché, mais qu'elle eût raison ou pas, les deux meliores resteraient célèbres. Parce qu'ils resteraient à jamais les deux premiers gladiateurs du ludus à avoir obtenu le droit de vivre ensemble et heureux. Aeshma espérait qu'Astarté et Atalante n'inscrivissent pas leurs noms à la suite des leurs. En tout cas, pas avant qu'Astarté n'eût prît, selon elle, un peu de plomb dans la cervelle.
Un appel brisa le cours de ses pensées :
— Aeshma ?
Gaïa.
— Tu es la seule avec Atalante à ne pas avoir formulé ta décision, attaqua abruptement la jeune Alexandrine.
— Je pars.
— Je sais, mais...
— Je ne veux pas en parler ici.
— Mais je veux en parler maintenant, répondit fermement Gaïa.
— D'accord, accepta la gladiatrice.
Aeshma entraîna Gaïa dans les appartements que Julia avait réservés à sa jeune sœur.
.
Atalante avait choisi sa cellule. Un lieu familier et fermé. Intime et rassurant.
— J'ai rapporté du vin, dit-elle à la Dace aux larges épaules. Du vin de Chypre. Néria m'a affirmé qu'il était très bon et que tu l'appréciais.
— C'est gentil.
— Tu en veux ?
— Si tu bois avec moi, oui.
Atalante tira deux timbales d'un de ses coffres. Elle déboucha le flacon de vin et les servit toutes les deux. Astarté s'était assise sans façon à tête du lit. Atalante s'installa en tailleur, face à elle. Elles tapèrent leurs timbales l'une contre l'autre.
— À notre liberté, dit Astarté.
— À notre amitié, répondit Atalante.
Elles burent en silence. Astarté appréhendait la suite.
— Julia m'a proposé de rester avec elle, annonça Atalante.
— Et tu as accepté.
— Je n'ai pas encore donné ma réponse.
— ...
— Astar... fit doucement Atalante
— C'est difficile, Ata. Reprendre sa liberté après tant d'années, c'est compliqué. J'ai haï mon statut d'esclave, mais... Je ne croyais pas que ce serait si difficile d'être libre.
— Je croyais que tu étais heureuse ?
— Je le suis. Gaïa Metella est vraiment géniale. Mais j'ai dû me prendre en main. Au ludus, on me disait toujours quoi faire, quand le faire. Quand me battre, quand manger, quand me laver, comment m'habiller, quand dormir. Je connaissais tout le monde, même à Capoue. Et...
Astarté soupira.
— Abechoura a eu du mal, tout comme Sabina, continua-t-elle. Tout change. C'est grisant, mais pas toujours facile.
— Je pense que je m'y habituerai sans trop de difficultés.
— Je ne peux pas savoir pour toi, c'est vrai. Mais ça change tellement. Et euh...
Astarté les resservit en vin. Pour se donner le temps de réfléchir.
— Astar, fit Atalante avant qu'Astarté ne reprît la parole. Je... Je t'aime depuis des années, je voudrais vivre à tes côtés, mais...
— Je serai là, la coupa Astarté. Quand tu veux, où tu veux, quoi que tu décides.
— C'est un engagement ?
— Je ne sais pas ce que je suis vraiment capable de te donner, Ata.
— Et moi, je ne suis pas sûre de pouvoir vivre avec toi comme avant.
— Ce ne sera pas comme avant.
— Parce que tu ne mets plus de limite à notre relation ? Ça, je le sais. Mais le reste ?
— Je ne sais pas, avoua Astarté. Je n'ai jamais... et je ne veux pas te mentir.
— Je ne veux pas souffrir à cause de toi. Je t'aime trop pour ça, répondit Atalante.
— Tu restes avec Julia ?
— Oui.
— On se verra de toute façon.
— Oui.
— Et, euh...
Astarté s'embarrassa. Un sourire enjôleur étira les lèvres d'Atalante. Elle haussa les sourcils.
— On verra où en est à chaque fois ? suggéra-t-elle.
— Ouais ! approuva Astarté.
Atalante posa sa timbale, prit celle d'Astarté dans ses mains, la vida d'un trait et l'envoya rouler sur le sol. Elle se leva et ferma le loquet de sa porte.
— Le dîner va sonner, dit Astarté.
— Tu as vraiment faim ?
— Ben...
Atalante se mit à rire.
— Ça commence bien ! s'esclaffa-t-elle.
—Je mange du pain sordide et du gruau de millet depuis cinq jours, se justifia Astarté. En plus, la posca était infecte.
— Je t'emmène manger seulement si tu me promets de passer la nuit avec moi, lui proposa Atalante.
— Tu plaisantes ?
— ...
— Tu ne croyais pas que j'allais passer la nuit sans toi ?
— Cinq jours, c'est si long ?
Astarté se figea. Atalante grimaça, narquoise. Elle plaisantait. De l'humour noir, mais de l'humour quand même.
— Sept mois, c'est encore plus long, murmura Astarté en réponse.
— Flagorneuse !
Astarté se rapprocha. Elle enlaça Atalante et l'embrassa. Sensuellement. Atalante coula immédiatement. Elle passa une main sur la nuque d'Astarté. L'autre avec plus de précaution dans son dos. Quitta sa bouche pour son oreille, puis son cou. Astarté gémit.
Tant pis pour le repas.
Elle retourna Atalante et l'emmena vers le lit. Elle chercha la boucle de sa ceinture, la dégrafa rapidement. Atalante eut plus de mal, Astarté portait une ceinture dont la boucle s'ouvrait par un mécanisme compliqué et elle n'avait pas encore pleinement retrouvé l'usage de son bras droit. Le reste fut plus simple excepté pour les caligaes qui les obligèrent à prendre une pause. Ensuite, elles sombrèrent.
Astarté aima Atalante exactement comme Atalante rêvait qu'elle l'aimât, exactement comme Astarté avait envie de l'aimer. Et Atalante l'aima en retour comme elle l'avait toujours aimée. Avec tendresse et passion.
Longtemps. Doucement parce qu'Atalante souffrait encore de sa blessure et qu'Astarté ne l'oublia pas un seul instant.
La grande Dace s'endormit la première. Heureuse. Atalante lui caressa gentiment l'épaule. Elle n'aurait peut être jamais Astarté pour elle comme elle en rêvait, mais Astarté ne la maintiendrait plus jamais à distance. Elle ne refuserait jamais plus son affection. Peut-être qu'elles ne se retrouveraient plus qu'épisodiquement au gré de leurs voyages ou au gré de ceux que planifieraient Julia et Gaïa. Astarté continuerait à papillonner d'hommes en femmes, mais tous n'auraient droit qu'à trois fois par an. Pas elle.
Astarté l'aimait. Atalante le savait. Comme Astarté savait qu'Atalante l'aimait.
Une nouvelle vie s'offrait à elles. Atalante avait eu raison d'espérer contre Aeshma. Elle avait regagné une famille, une petite sœur, peut-être deux, certainement trois. Elle avait obtenu mieux que l'épée de bois et bien plus que ce que lui avait prédit Aeshma quand elle lui avait dépeint ce que serait sa vie si elle recouvrait un jour sa liberté.
Au plus profond du cœur d'Atalante, l'espoir n'avait jamais cessé de briller. Il l'avait soutenue lors de son interminable course à travers le désert syrien, il l'avait maintenue en vie, il avait entretenu sa sagesse, sa douceur et sa gentillesse. Il avait retenu son bras quand, lors de son premier munus après Pergame, elle avait encore son poignard de rétiaire à la main et qu'elle avait eu la furieuse envie de mettre fin à ses jours. Il avait protégé l'affection qu'elle vouait à Aeshma, celle qu'elle vouait à Astarté, contre l'amertume et la déception. La flamme avait parfois vacillé. Elle ne s'était jamais éteinte. Atalante n'avait jamais pu l'éteindre malgré les efforts qu'elle avait parfois déployés quand tout devenait trop dur, quand elle se morigénait d'être si naïve, d'y croire encore quand tout et tous se liguaient contre elle. Et la flamme brillait toujours en ce qui concernait Astarté. Avec raison, pensa-t-elle honnêtement. Si deux de ses espoirs les plus fous s'étaient déjà réalisé, pourquoi les autres ne suivraient pas ?
Elle avait gagné le cœur d'Aeshma. Elle était libre. Tout était possible.
La grande rétiaire embrassa doucement l'épaule de la Dace aux yeux de miel et s'endormit paisiblement, le front appuyé contre elle.
.
Gaïa était assise sur un siège, derrière un bureau. Aeshma se tenait debout de l'autre côté. Une décision de la jeune Parthe. Aeshma contraignait Gaïa à un entretien formel. C'était amusant, déstabilisant et légèrement vexant.
La gladiatrice fronça les sourcils. Gaïa prit l'air sérieux et professionnel. Son attitude parut plaire à la jeune gladiatrice. Sa posture perdit un peu de sa rigidité.
— Je t'écoute, Aeshma, annonça Gaïa.
— Ah... euh... Bien.
Elle se planta soudain devant le bureau.
— Gaïa, commença-t-elle.
Gaïa se retint de prendre un air stupide, mais ses yeux brillèrent.
— Ne commence pas ou je m'en vais, grogna l'ombrageuse petite thrace.
— Je n'ai rien dit et je n'ai rien fait, se défendit Gaïa.
— Pas besoin.
— Tu m'appelles Gaïa et tu me tutoies, comment veux-tu que je ne sois pas heureuse ?
— Oui, mais c'est sérieux. Bon. Domina...
— Aeshma, protesta Gaïa.
— C'est mieux comme ça.
— ...
— Je veux venir avec vous, mais je ne veux pas la place d'Astarté. Elle l'a méritée, je ne veux pas la lui voler et surtout, je ne veux pas vous servir de garde du corps.
— Je ne voulais pas que tu remplaces Astarté. J'aime beaucoup mon garde du corps.
— Mouais...
— Tu proposes quoi alors ?
— Vous m'aviez dit que je pourrais assurer la sécurité de vos convois, que je pourrais entraîner vos gens. Avec Astarté, on peut s'en occuper. À deux, c'est mieux, expliqua-t-elle. On en a parlé ensemble. Ce qui serait bien, ce serait d'avoir un vrai lieu d'entraînement.
— Comme un ludus ?
— Comme une école. Avec une grande cour et des bains.
— C'est une bonne idée.
— Pour les convois, c'est à vous de voir.
— Tu saurais organiser leur sécurité ?
— L'organiser et l'assurer, confirma Aeshma. Astarté sera utile là aussi, même si ensuite, elle ne part pas avec moi.
— Dommage que d'autres gladiateurs ne se joignent pas à toi.
— Ishtar voulait rester avec moi, mais je l'ai encouragée à partir avec Britannia. Je ne parierais pas non plus que Lysippé et Penthésilée restent plus de trois ans au ludus. Ce sont des filles bien. Elles seraient utiles. Mais en attendant, je m'en sortirai très bien sans elles.
— Tu penses à tout ça depuis longtemps ? demanda Gaïa curieuse.
— J'y réfléchis depuis que je sais que je vais partir.
— Pas avant ?
— Non.
— Tu vivras où ?
— À l'école.
Gaïa rit.
— Te sentiras-tu offensée si je te réserve un cubiculum chez moi ? demanda-t-elle.
— Non.
— Tes projets me plaisent.
— C'est d'accord ?
— Oui.
— Vous partez quand ?
— Julia attend la décision d'Atalante. Plus rien d'autre ne la retient à Sidé.
— J'adore Atalante, lâcha Aeshma.
Gaïa sourit à cette déclaration. Aeshma feignit de l'ignorer.
— Mais j'espère qu'elle restera avec Julia.
— Pourquoi ?
— Astarté n'est pas prête. Atalante non plus de toute façon.
— Tu as parlé avec elle ?
— Non, nous ne sommes pas d'accord. J'aime beaucoup Atalante, j'aime beaucoup Astarté, mais les deux ensemble ? C'est une calamité.
Les claves sonnèrent l'appel au dîner.
— Il faut que j'y aille, déclara abruptement Aeshma.
— Que tu ailles où ? demanda Gaïa confuse.
— Au dîner. J'espère que c'est bon.
— Aeshma... bouda Gaïa
— On a toute la vie devant nous et j'ai vraiment faim. À demain.
— Demain ?
— Ouais, demain, confirma la jeune Parthe. Bonne nuit, domina.
La gladiatrice tourna les talons et disparut.
Gaïa regarda la porte se refermer. Dépitée. Bon... Heureuse aussi, elle devait bien se l'avouer. Mais surtout dépitée.
***
NOTES DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Éros et Psyché, Antonio Canova, 1787-1793, Musée du Louvres
Pain sordide : équivalent romain du pain noir, c'était un pain fabriqué à partir de farines de mauvaise qualité.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top