Chapitre CXL : Partir ou rester


Aeshma s'introduit dans la cellule d'Ishtar le soir même. Si elle frappa pour s'annoncer, elle ne prit pas le soin d'attendre une réponse. Elle entra.

— Oh, euh, s'embarrassa la jeune fille en la découvrant sur le seuil de sa porte. Aeshma ?

La meliora fronça les sourcils :

— Qu'as-tu fait comme bêtise pour prendre un air si coupable ?

— Rien, je n'ai rien fait, se défendit Ishtar en rougissant.

— Enyo s'inquiète pour toi.

— Enyo ?

— Oui, Enyo, confirma Aeshma.

La jeune gladiatrice la regarda d'un air déçu.

— Bon, moi aussi, concéda la meliora. Tu n'as pas pris de décision ? Tu veux rester au ludus ?

— ...

— Tu crois que je t'en voudrais si tu restais au ludus ? Je crois que la domina t'offre une chance de reconquérir ta liberté, mais si tu préfères la vie de gladiatrice... Je sais que tu te plais au ludus. Ishtar, je ne te reprocherai rien, mais je crois que tu peux retrouver ailleurs ce qui te plaît tant ici.

Le discours d'Aeshma n'était pas très cohérent. Elle ne voulait pas forcer la main d'Ishtar, mais elle serait déçue si la jeune fille restait. Elle était trop jeune. Elle était née libre, même si peut-être, elle avait vécue dans des conditions misérables. Pour Aeshma, rien ne justifiait qu'on sacrifiât sa liberté.

— Je..., hésita la jeune fille. Je ne sais pas quoi faire.

Oh, non, pensa Aeshma. Ishtar comptait elle aussi sur elle, mais contrairement à Enyo, elle n'aspirait pas seulement à ce que sa meliora la conseillât.

— Comment ça, tu ne sais pas quoi faire ?

— Ben...

Comment lui expliquer ? pensait désolée la jeune Ishtar. Aeshma l'impressionnait trop.

— Tu ne sais pas quoi faire entre quoi et quoi ?

— Euh... ben...

— Ishtar ! cria Aeshma.

La jeune fille sursauta. Et elle se referma comme une huître. Aeshma s'en aperçut tout de suite. La colère monta. Ishtar prit un air terrifié. La jeune Parthe eut la furieuse envie de lui taper dessus, elle serra les mâchoires, la regarda méchamment et sortit en grommelant des insultes. Ishtar resta les yeux fixés sur son dos, les larmes montèrent.

.

Des gladiateurs finissaient la soirée dans la cour.

— Oh, tête de lard est en colère, ricana Astarté en voyant Aeshma claquer la porte de la cellule d'Ishtar.

Enyo, Marcia et Atalante se retournèrent.

— Oh, non, elle sort de chez Ishtar, souffla Enyo désolée.

— Et ? demanda Marcia.

— Ce matin, j'ai parlé d'Ishtar à Aeshma. Elle m'a dit qu'elle irait lui parler. Et vu sa tête...

— Ça s'est mal passé, finit pour elle Atalante.

— C'est moi qui ai conseillé à Aeshma d'aller parler à Ishtar, je pensais que ça l'aiderait.

— Pourquoi ? demanda Marcia.

— Elle n'arrive pas à prendre une décision, répondit Britannia.

— Quelle genre de décision ? lui demanda Marcia.

— Elle a fait son noviciat avec moi, je lui ai proposé de m'accompagner.

— T'accompagner où ça ?

— En Bretagne.

— C'est une Galiléenne, remarqua Atalante. La Bretagne, d'après ce que j'en sais, n'a pas grand-chose à voir avec ce qu'elle connaît.

— Je ne crois pas que ce soit le problème, souffla Britannia.

— Ah, bon ? répliqua naïvement Celtine.

Britannia lui adressa un sourire navré. Elle aimait bien Celtine, mais elle manquait de la plus élémentaire sensibilité.

— C'est Aeshma le problème, expliqua Britannia.

— Aeshma ? s'étonna Celtine pas plus éclairée qu'auparavant.

— Elle aime beaucoup Aeshma, répondit Britannia en se tournant vers Marcia.

Sa meliora pouvait comprendre. Ishtar aimait autant Aeshma que Marcia aimait Aeshma.

— Je ne comprends pas ce qui attire tant les jeunettes chez Aeshma, bougonna Astarté.

Atalante secoua la tête.

— Sûre que ce n'est pas toi qu'un novice aurait adoré, dit-elle aigrement.

— Je...

— Tu es très méchante avec les novices, Astarté, lui rappela Marcia.

— C'est... tenta de protester Astarté.

— Je t'ai détestée, la coupa cette fois Enyo.

— Ouais, moi aussi, ajouta Lysippé.

— Vous étiez nuls, se justifia Astarté.

— Nuls ou pas, tu as toujours méprisé les novices, Astar.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Galini qui venait d'arriver.

— On disait qu'Astarté était méchante avec les novices et qu'elle les méprisait.

— Oui, c'est vrai. Mais après, elle est géniale ! s'enthousiasma Galini.

Silence.

— Marcia, ce n'est pas vrai ? demanda Galini qui cherchait du soutient.

— Tu parles d'une référence, rétorqua Lysippé en levant les yeux au ciel.

Astarté se renfrogna aussitôt. Atalante sentit venir l'orage. Elle se hâta d'orienter la discussion dans une autre direction :

— Britannia, qu'est-ce que tu vas faire en Bretagne ? Je sais que Boudicca part avec toi et que tu as proposé à Celtine et Dacia de t'accompagner.

— Dacia a accepté, Celtine...

La jeune bestiaire se tourna vers sa camarade.

— Je n'ai pas encore décidé, répondit Celtine.

— Qu'est-ce que vous allez faire en Bretagne ?

— Je veux aller récupérer quelque chose qui m'appartient en Hibernie, mais je dois passer avant cela chez les Trinovantes.

— En Hibernie ? demanda Ajax qui n'avait jamais entendu parler de cette région.

— C'est une île à l'ouest de la Bretagne, expliqua Marcia.

Britannia lui adressa un regard de considération.

— Je comprends que Boudicca vienne avec toi, mais pourquoi Dacia, Celtine et Ishtar ? voulut savoir Atalante.

— Et Gallus, ajouta Enyo.

— Gallus ?

— Il m'a dit qu'il partait avec elles, je pense même que c'est Ishtar qui lui a proposé, non ? demanda confirmation Enyo à Britannia.

— Oui.

— Ça fait beaucoup de monde, remarqua Astarté.

— J'ai failli partir aussi, avoua Enyo.

— Penthésilée et moi aussi, ajouta Lysippé.

— Tu recrutes une armée, Britannia ? demanda Astarté sur un ton narquois.

— Des gens de confiance, répondit Britannia.

— Pour quoi faire ?

La jeune fille se pinça les lèvres.

— Je vous aurais demandé à vous aussi, dit-elle en regardant Atalante, Marcia, Ajax et Astarté. Mais vous avez déjà choisi votre destin.

— Tu vas conquérir un royaume ? plaisanta encore Astarté.

— Je vais récupérer celui qui m'appartient.

Tous ceux qui n'étaient pas au courant restèrent cois.

— Et tu ne m'as rien dit ? lui reprocha Marcia.

— Tu ne peux pas partir, Marcia. Pourquoi te l'aurais-je raconté ?

— Mais ça fait trois ans que tu es là.

— Le passé n'a pas lieu d'être quand on est gladiateur. Tu ne t'es jamais targuée non plus d'être la fille d'un chevalier romain et d'un tribun, pourquoi me serais-je targuée d'être l'héritière d'un royaume ? J'étais otage chez les Trinovantes, je n'étais ni fille unique ni destinée à devenir reine, mais une simple otage. Respectée et choyée par les Trinovantes. Le roi me traitait comme si j'avais été l'un de ses propres enfants. Il m'a élevée et appris presque tout ce que je savais avant d'arriver ici.

— Mais comment as-tu perdu ta liberté ? demanda Marcia. Je sais qu'Agrippa a été envoyé pour conquérir le nord, mais la Bretagne est pacifiée. Après la grande révolte Icène, il n'y plus vraiment eut de troubles en Bretagne.

— Tu connais bien.

— Je suis née en Bretagne, Britannia. Mon père a servi là-bas.

— Tu y es restée longtemps ?

— Non, il a été rappelé en Italie quand j'avais deux ans, après il est parti en Judée.

— J'ai été vendue par le roi des Trinovantes.

— Mais tu viens de dire qu'il t'avait élevée comme sa fille !

— Je sais, mais une nuit, des guerriers sont venus, des guerriers que je croyais être mes amis. Je dormais. Ils m'ont réveillée, m'ont tendu des braies et une tunique de paysan et ils m'ont dit de m'habiller. Ils m'ont demandé d'ôter mes bijoux et mon torque. J'ai tiqué pour le torque. Mais j'ai cru à une plaisanterie ou à une épreuve. Parfois on lâche de jeunes guerriers en pleine nature sans armes et sans vivres, et ils doivent se débrouiller pour survivre pendant un temps donné. Mais la plaisanterie a vite tourné court. Ils m'ont entravée, noué une corde autour du cou et... J'ai voulu discuter et à ce moment-là, j'ai compris que ce n'était pas une plaisanterie. Ils m'ont enjointe à me taire. J'ai crié et ils m'ont frappée. Je me suis réveillée ficelée en travers d'un cheval. Ensuite, ils m'ont traînée pendant des jours. Personne n'a rien voulu me dire. Dès que je voulais parler, ils me frappaient, je n'ai presque rien mangé, j'ai marché des milles et des milles et je suis arrivée épuisée à Londinium. Une fois là-bas, j'ai été vendue à un marchand romain. Il m'a demandé si je savais manier une épée. J'ai répondu que oui. Il a voulu voir de quoi j'étais capable, il m'a donné une épée de bois et je me suis battu contre un garde. Il a apprécié. Ensuite, il s'est montré gentil avec moi, mais j'ai été étroitement surveillée. J'ai rencontré Boudicca un peu plus tard. Quatre mois après, Téos nous achetait toutes les deux. Je veux savoir pourquoi j'ai été vendue et qui a demandé à ce que je le sois.

— Mais tu as une petite idée, suggéra Astarté.

— Ma vie n'a d'intérêt que si je dois hériter du royaume de mon père, mais je dois être sûre, c'est pour cela que je veux d'abord retourner chez les Trinovantes. Et je veux aussi récupérer mon torque et mes armes.

— Et c'est pour cela que tu as besoin d'une armée ?

— Oui, mais si ça se trouve, c'est juste l'un de mes frères qui ne voulait pas courir le risque que je lui dispute un jour son héritage. Si c'est le cas, l'aventure s'arrêtera là. Dacia, Gallus et Boudicca sont prêts à courir le risque, mais je comprends que les autres hésitent à partir, il n'y aura peut-être rien à gagner. J'ai été honnête avec ceux à qui j'ai demandé de m'accompagner.

— Rien à gagner sinon un joli voyage, ricana Astarté.

— La Bretagne est une belle contrée, répliqua Britannia.

— Donc, tu crois qu'Ishtar hésite à te suivre à cause d'Aeshma ? demanda Atalante.

— Oui.

— Et elle n'a pas osé le lui dire, en conclut Atalante. Elle a dû restée muette et ça a énervé Aeshma. Mmm... Je vais arranger ça. Enyo,tu as parlé à Aeshma ?

— Euh, oui.

— Pourquoi ?

— Je voulais son avis.

— Tu hésitais toi aussi ?

— Oui.

— Tu m'accompagnes, décida Atalante.

Enyo sauta sur ses pieds.

.

Les deux gladiatrices passèrent d'abord voir Ishtar. La jeune Galiléenne respectait beaucoup Atalante et elle avait depuis longtemps accordé sa confiance à Enyo. Elle s'essuya rapidement les yeux.

— Tu veux partir avec Britannia ? attaqua Atalante sans ambages.

— Ah... Euh... balbutia la jeune Galiléenne.

Elle baissa la tête.

— Je ne sais pas, dit-elle comme si tout le malheur du monde pesait sur ses épaules.

— Sara, si tu hésites à cause d'Aeshma, tu as tort, lui affirma Atalante. Tu n'es plus une novice, tu es gladiatrice et elle te respecte en tant que tel, tout autant qu'Enyo et moi.

Ishtar resta abasourdie. Comment Atalante pouvait-elle la comparer à elle ?

— Tu ne dois pas avoir peur de partir. Tu te débrouilleras très bien sans elle, tu pars avec trois camarades et Gallus. De plus, Britannia ne t'aurait jamais demandé de l'accompagner si elle t'en pensait pas capable.

— C'est une guerrière, Boudicca et Gallus aussi.

— Tout comme Enyo, c'est vrai, confirma Atalante.

— Je ne suis rien, Atalante. Je ne suis qu'une simple fille de pêcheur.

— Tu es gladiatrice, répliqua Enyo.

— Oui, mais...

— Sara, enfant, je gardais les chèvres, lui dit gentiment Atalante. Je n'appartiens pas à une famille de guerriers. Et Aeshma que tu admires tant ? Son père n'était pas officier dans la garde d'élite du roi des Parthes. C'était un marchand, un négociant. Pas un guerrier. C'est ta propre valeur qui compte, pas celle de ton père, de ta mère ou de ta famille.

— Tu penses que je vaux mieux qu'Aeshma ? demanda Enyo qui avait compris la leçon qu'Atalante voulait délivrer à la jeune fille.

— Tu es une bonne combattante, esquiva Ishtar qui ne voulait pas vexer sa camarade.

— Meilleure qu'Aeshma ? insista Enyo.

— ...

— Pourtant quand je suis arrivée dans la familia, j'avais déjà pillé et tué. J'ai grandi des armes à la main, ce qui n'empêche pas Aeshma de me surpasser. On ne finit jamais d'apprendre et si tu veux rester avec Aeshma, tu apprendras encore beaucoup avec elle, mais ne crois-tu pas que tu puisses apprendre aussi par toi-même ? Ne crois-tu pas qu'Aeshma sera fière de savoir que tu prêtes ton bras à la cause de Britannia ? Et s'il n'y a pas de royaume à conquérir, qu'importe... Tu pourras toujours revenir.

— ...

— Sara ? l'appela Enyo.

— Oui ?

— J'abandonne le métier des armes.

La jeune fille ouvrit la bouche de surprise.

— Je veux devenir artisan, j'ai demandé son avis à Aeshma. Elle a approuvé mon choix.

— Tu veux faire quoi ?

— Je veux devenir forgeron.

— Oh... réalisa soudain la jeune Galiléenne. Tu vas demander à Berival de te former ?

— Oui.

— C'est génial ! s'exclama sincèrement ravie la jeune fille. J'aime bien Berival.

— Mouais, mais que crois-tu qu'en pense réellement Aeshma ? Au fond, c'est une guerrière, elle m'a formée à l'armatura des thraces, elle m'a entraînée pendant des années et je laisse tout tomber. Mais elle m'aime bien, alors elle a peut-être approuvé pour cette raison, parce qu'elle m'aime bien, bien qu'au fond, je la déçoive.

— Oh ! se désola Ishtar.

— Mais si elle a été sincère, alors... Sara, on va conclure un marché. Tu lui demandes ce qu'elle pense vraiment de ma décision et si elle te dit qu'elle est fière de moi, tu lui parles. Si elle se montre déçue, tu restes avec elle. D'accord ?

— D'accord, approuva la jeune fille.

— Atalante, tu peux te charger de ça ?

— Oui, accepta la grande rétiaire.

En sortant de la cellule d'Ishtar, Atalante félicita Enyo.

— Tu n'avais pas besoin de moi, lui dit-elle.

— Ta sagesse et ton calme m'inspirent, grimaça la jeune Sarmate.

— Aeshma a adoré le travail de la forge.

— Comme elle aurait adoré se lancer dans l'aventure de Britannia, répliqua Enyo.

— Si elle avait voulu...

— Je ne remets pas en cause ses choix, Atalante, ni les tiens.

— Je n'ai pas encore pris une décision définitive.

— Ah bon ?! s'étonna Enyo.

— Non.


***


Julia avait demandé à parler seule à seule avec Atalante.

Elle lui avait proposé d'intégrer sa familia.

— Je ne possède pas de vrai service de sécurité comme en possède Gaïa. Je lui avais laissé Antiochus, parce que je la savais imprudente et lancée dans des entreprises qui ne pouvaient que mettre sa vie en danger. Mais moi ? Quintus est un homme tranquille. Patara n'est pas un centre de pouvoir. On ne s'y trucide pas comme à Rome à tour de bras. Le port est important parce qu'il accueille les dépôts de blé à destination de Rome, parce qu'on produit de la pourpre de qualité à Myra. Mais rien ne nécessite d'être constamment sur ses gardes. Du moins, je le pensais. Aulus Flavius est mort, mais Quintus brigue des fonctions de magistrat, je suis propriétaire d'un important ludus, et même si la plupart des gladiateurs les plus célèbres s'en vont, d'autres restent. Herennius gérera le ludus, mais il ne gérera pas tout et je sais très bien que je devrais m'investir et en imposer autrement que par ma seule présence.

Atalante avait prévu la suite et elle avait senti un trou se creuser là où était censé se trouver son estomac.

— Astarté est parfaite pour Gaïa, continua Julia. Je ne crois pas qu'elle s'en séparera et elle n'osera jamais proposer à Aeshma de prendre sa place. De toute façon, je doute qu'Aeshma accepte. Qu'en penses-tu ?

— Elle a déjà refusé avant, même si c'était pour d'autres raisons. Elle n'acceptera pas de servir Gaïa.

Julia avait penché la tête sur le côté. Attendant une explication.

— Elles ne peuvent plus avoir ce type de relations, domina. Aeshma a trop souffert de... hésita soudain Atalante.

— De la morgue de Gaïa ?

— Oui. Elle s'est soumise, elle s'est détestée pour cela et Gaïa l'a méprisée et haïe d'avoir limité leurs échanges à une relation domina-esclave.

— Elle ne l'a jamais haïe.

— Mais elle n'a pas apprécié.

— Non, c'est vrai.

— Elles se débrouilleront ensemble, domina, mais je suis sûre qu'Aeshma ne deviendra jamais le garde du corps de Gaïa.

— Astarté est un garde du corps très atypique.

— Je crois que cela convient aussi bien à Gaïa qu'à Astarté.

— Oui, c'est vrai. Astarté est...

Julia se tut soudain et détourna le regard.

— Elle est parfaite, souffla Julia.

— Mmm.

— Je veux quelqu'un avec qui je me sente aussi en confiance et aussi à l'aise que Gaïa l'est en compagnie d'Astarté. Atalante, j'aimerais t'avoir à mes côtés, lui déclara-t-elle d'un ton chaleureux. Pas seulement pour nous protéger, moi, Quintus et Gaïus, mais aussi pour me seconder. Andratus est un homme précieux, mais il n'est pas fait pour courir sur les routes, même s'il n'a jamais hésité à partir quand cela s'est avéré nécessaire.

— Je ne monte pas à cheval, domina et vous aurez Marcia auprès de vous.

— Je t'apprendrai, lui assura Julia. Quant à Marcia, j'aimerais bien qu'elle s'occupe un peu des biens que son père lui a laissées. Il faudra que je la forme aux affaires, que Quintus lui inculque des notions de droit et qu'elle parte en Italie.

— Domina, je ne sais rien faire sinon me battre et m'occuper des chèvres.

— Tu es intelligente, honnête et réfléchie.

Atalante s'apprêtait à protester.

— Ne dis pas le contraire ! la tança Julia. Écoute, je sais que tu aimes Aeshma et que celle-ci restera certainement avec Gaïa, je comprends cela. Je suis très proche de Gaïa et elle me manque quand elle est absente, mais ce n'est pas insurmontable.

— Domina...

— Je ne te demande pas de me répondre maintenant, Atalante, et si tu refuses, je ne t'en voudrais pas. Je te fais simplement part d'une proposition, tu es libre d'en faire ce que tu veux. Et même si tu décides de suivre Aeshma, si un jour tu changes d'avis, ma proposition tiendra toujours. Astarté, Aeshma et Gaïa sont faites pour s'entendre. Par contre, je crois que toi et moi, nous sommes faites pour nous entendre, même si j'aime profondément ma sœur et que j'éprouve un faible pour Aeshma et Astar... euh...

Julia rougit soudain. Elle se morigéna, comment pouvait-elle se montrer si stupide ? Et se troubler ainsi en évoquant Astarté ? Devant Atalante ? La grande rétiaire vint à son secours :

— Je les aime aussi, domina.

Julia retrouva son aplomb et sourit amicalement à la grande rétiaire.

— Ne te sens pas obligée de faire quoi que ce soit. C'est moi qui te suis redevable. Il y a trois ans, je t'ai soustraite à une soirée et depuis, tu m'as payée ta dette au centuple. Et puis... l'affectionne se commande pas, conclut-elle en souriant gentiment.

Atalante avait hoché la tête.

Depuis, elle n'avait pas donné de réponse à Julia. Marcia avec son exubérance habituelle lui avait demandé ce qu'elle allait faire. Atalante avait invoqué tout un tas de raisons pour esquiver ses questions.

Elle aimait beaucoup Julia.

Elle souffrirait d'être séparée d'Aeshma. Elle la surveillait depuis dix ans. Dix ans de vie commune. De camaraderie. Aeshma avait beau eu l'ignorer, elles avaient quand même vécu ensemble. Manger ensemble, suer ensemble, couru ensemble, combattu ensemble. Atalante ne l'avait jamais ignorée ou si peu. Julia avait cependant raison, Atalante pourrait vivre loin d'Aeshma si elle savait la jeune Parthe en sécurité et surtout, si la savait heureuse. Elles se verraient, parce que Julia et Gaïa ne pouvaient vivre très longtemps loin l'une de l'autre, et Aeshma vivrait dans son cœur, tout comme elle savait qu'Aeshma ne l'oublierait pas.

Contrairement à Sara, ce n'était pas Aeshma le problème. Avec Aeshma tout était très clair. Aucune ombre, aucune peur, aucune inquiétude ne troublerait jamais plus leur relation.


***


Atalante attendit le lendemain pour régler le dilemme d'Ishtar, elle avait convenu avec la jeune fille de se rendre aux bains après l'entraînement et d'amener à ce moment-là Aeshma à avouer ce qu'elle pensait réellement de la décision d'Enyo.

Son projet fut un temps contrarié car Typhon envoya les trois meilleurs coureurs du ludus mener une course pour les novices et, aussi longtemps que les gladiateurs ne quitteraient pas le ludus avec leurs coffres, ils devraient se conformer à la discipline de celui-ci.

Astarté avait essayé de jouer de son double statut d'ancienne et de garde du corps de Gaïa. Mal lui en avait pris. Julia l'avait convoquée. La grande Dace s'était retrouvée face à la jeune femme, mais aussi face à Gaïa, Herennius et Typhon. Julia avait pris la parole.

— Astarté, tu es ici chez moi, précisa tout d'abord Julia. Tu en es bien consciente ?

— Euh, oui, domina.

— C'est une école, Astarté, pas une palestre attenante aux thermes publics.

— Je le sais, domina.

— Tu as été formée ici, tu es devenue meliora ici, beaucoup de gladiateurs t'admirent. Tu es un exemple pour tous. Et c'est pourquoi, tu dois te montrer exemplaire dans ton comportement.

— ...

— Tu ne peux pas participer aux entraînements et faire ce qui t'y plaît, défier la discipline et l'autorité des doctors. Tu es soit gladiatrice, soit tu ne l'es pas. Je n'accepterai pas que tu joues de ta position auprès de Gaïa pour faire ce que bon te semble.

Astarté se décomposa.

— Je ne t'interdis pas l'accès aux entraînements, au contraire, ton expérience est la bienvenue.

— Euh...

— Mais si tu joues à la gladiatrice, Astarté, tu deviens gladiatrice et tu te conformes aux instructions d'Herennius et de Typhon. Aux miennes également. Et tu respectes le règlement. Tu cherches la bagarre ? Tu joues à la maligne ? Tu vas directement au palus. Si Herennius le juge nécessaire, tu recevras les verges. Le flagellum, si tu l'as mérité.

— Julia, tenta de l'interrompre Gaïa.

— N'interviens pas en sa faveur, Gaïa ! Tu connais Astarté et tu sais que j'ai raison.

Elle retourna son attention sur la Dace aux yeux dorés.

— Si tu commences un entraînement, tu vas au bout et tu n'arrêtes que si le doctor te l'a expressément demandé. Le ludus t'es ouvert, Astarté, mais seulement si tu en respectes les règles. Tu m'as bien comprise ?

— Oui, domina.

— Je peux compter sur toi ?

— Oui, domina.

— Tu acceptes de réintégrer ta place de meliora ?

Astarté se fendit d'un grand sourire.

— Oui, domina.

— Fais en sorte de ne pas te retrouver nue suspendue à un palus.

Les yeux d'Astarté brillèrent. Julia y lut une plaisanterie muette. Elle secoua la tête et un sourire étira le coin de ses lèvres. Gaïa leva les yeux au ciel. Astarté !

Julia dédia une grimace d'excuse à sa sœur. En sa présence, elle n'éprouvait aucune gêne, face à Astarté non plus. La grande Dace avait le don de la mettre à l'aise. Une sensation très curieuse qu'elle ne s'expliquait pas. Quant à Herennius et Typhon, ils ne la connaissaient pas assez pour que leur présence l'embarrassât quand elle se tenait devant la Dace aux yeux de miel.

.

Galini, Ishtar et Germanus s'étaient donc absentés du ludus. Galini avait été nommée responsable de la course, Germanus responsable du groupe. Ishtar les accompagnait pour encourager et pousser les novices à se dépasser

La course avait été longue et Galini, prenant exemple sur Atalante, l'avait achevée à la rivière. La baignade dans l'eau froide sonna les novices et ils traînèrent lamentablement les pieds pour retourner au ludus. Honteux de leur faiblesse, d'autant plus que peu d'entre eux étaient aussi jeunes ou plus jeunes qu'Ishtar. Galini leur interdit de se reposer avant le dîner.

Atalante attendait leur retour assise sur un banc. Galini vint la voir tandis que les novices exécutaient des tours de cour à petites foulées.

— Atalante, tu attendais quelqu'un ? demanda la jeune fille.

— Tu as fini ?

— Non, si je les lâche maintenant ils vont s'endormirent et je veux qu'ils dînent.

Atalante sourit.

— Je profite de tes leçons, se justifia la jeune gladiatrice.

— Et j'apprécie.

— Mais tu mènes mieux ce genre d'exercice, tu es meilleure que moi. Et à mon avis, Ishtar deviendra meilleure encore.

— Les filles du désert...

Galini rit.

— Tu as besoin de moi ?

— Je pourrais t'enlever Ishtar ?

— Oui, on se débrouillera très bien avec Germanus.

Elle apostropha les novices :

— Dans la cour d'entraînement ! Ishtar, l'appela-t-elle. Atalante a besoin de toi.

Galini salua Atalante et partit à la suite des novices et de Germanus. Ils les emmenèrent dans la cour désertée et les soumirent à des exercices d'assouplissement et de concentration.

Ishtar resta avec la grande rétiaire.

— Tu es prête ?

— Oui, souffla la jeune fille.

— Allons-y alors.

Elles croisèrent Ametystus près des bains.

— Aeshma est toujours aux bains ? s'enquit Atalante.

— Ouais.

— Merci.

— Atalante ? l'arrêta le rétiaire.

— Oui ?

— Tu vas partir ?

— Il y a des chances.

L'homme se dandina d'un pied sur l'autre.

— Tu me remplaceras en attendant qu'une fille vaille quelque chose dans l'armatura.

— Euh... Ouais, tu sais, Atalante, je ne me suis pas toujours montré... J'ai été con.

Atalante se mit à rire.

— Au moins, tu en es conscient !

— J'ai gâché la chance de t'avoir connue.

Atalante se crispa.

— Tu es le plus grand rétiaire que j'ai vu combattre sur le sable. J'aurais dû profiter de tes leçons au lieu de...

Il ne savait pas trop quoi dire.

— Au lieu de te conduire comme un con ? suggéra Atalante.

— Ouais.

— Tu ne peux pas effacer trois ans de connerie, Ametystus. Je ne sais pas qui va rester, mais sache dorénavant choisir un peu mieux tes camarades et ne pas te laisser aller à des jugements hâtifs.

— C'est un peu tard ?

— En ce qui nous concerne moi et tous ceux qui vont partir ? Oui.

— Le ludus va plonger, dit-il sombrement.

— Pff ! souffla Atalante avec mépris. Je croyais que tu arrêtais de te conduire comme un imbécile. Comment peux-tu douter de la domina ? Tu crois qu'elle appartient à la catégorie des matrones sans cervelle ?

— Non.

— Et même si c'était vrai, comment peux-tu remettre en question les qualités d'Herennius ? Le ludus, ça a toujours été lui tout autant que l'était Téos. Des meliores vont partir, d'autres viendront. Tiens ta place, Ametystus, c'est tout ce qu'on demande.

— Ouais, désolé.

Quel abruti, pensa Atalante. Il s'était cru supérieur trois ans auparavant parce qu'il avait été formé dans une véritable école de gladiateurs à Pergame et non comme tous les anciens de la familia de Téos au sein d'un misérable ludus itinérant. Il s'était cru supérieur parce qu'il était un homme. Il était encore plus idiot qu'Euryale ou Pikridis. Un peu moins seulement qu'Ister ou Asper Geganius.

Une ou deux novices promettaient dans l'armatura des rétiaires. Une surtout dont s'était occupée Atalante avec beaucoup de soin. Si elle acceptait l'offre de Julia, elle pourrait venir de temps en temps entraîner les gladiatrices. Herennius serait heureux de la revoir. Les camarades qui restaient aussi. Ajax. Les reines des Amazones, Megara. Peut-être Celtine.


***


— Il faut des anciennes, avait gravement déclaré Penthésilée.

— Et on n'a pas encore fait nos preuves, avait ajouté Lysippé. Rome, c'était chouette, mais on n'a pas encore mérité notre place au premier palus.

— Lysippé, l'avait morigénée Atalante.

— On n'a pas confirmé. Et puis, franchement, je ne me vois pas encore me mêler à la population. Je ne pourrai pas m'adapter, pas maintenant. Plus tard, peut-être, mais pas maintenant.

— Moi, je veux profiter de ma chance d'avoir intégré ce ludus, avait expliqué Megara. De savoir ce que c'est que d'être attendue sur le sable.

Le besoin de sécurité, de discipline, l'attrait d'une vie réglée et simple. Le désir de gloire. La volonté de faire ses preuves. Toutes ces raisons qui empêchaient aussi Celtine de prendre une décision. La jeune bestiaire avait enfin trouvé sa place au sein de la familia. Celtine avait combattu honorablement sous l'armatura des hoplomaques, mais elle n'avait jamais brillé et surtout elle ne s'était jamais réellement liée à personne. Elle plafonnait au troisième palus et n'aurait sans doute jamais atteint le second. En devenant bestiaire, elle avait recommencé à apprendre, elle avait progressé régulièrement et elle avait enfin su le sens du mot camarade. Britannia l'aimait bien, Dacia la respectait et Marcia la considérait comme un membre indispensable de son équipe. Celtine avait connu la gloire. Marcia était une vedette, mais elle ne méprisait pas ses camarades. Et curieusement, Celtine adorait contribuer à la gloire de Marcia. Personne ne remplacerait Marcia, mais Celtine aimait son armatura. Même en l'absence de Marcia, elle prendrait toujours autant de plaisir aux venatios.

Et puis, Atalante n'était pas naïve, si Celtine suivait Britannia, il faudrait qu'elle abandonnât son confort et ses bijoux. Un sacrifice que la Celte n'était peut-être pas prête à faire. Elle aussi ne se sentait peut-être pas capable de s'adapter à la nouvelle vie que lui proposait Julia Metella, à la nouvelle vie qu'elle devrait elle même se construire. La liberté n'était pas un simple statut. Elle se gagnait et se méritait. Elle demandait des sacrifices. Elle se montrait exigeante. Être libre demandait du courage, de la ténacité et de la volonté. Ne pas être soumis exigeait de prendre des décisions et d'en assumer les conséquences. Seul. À ses propres yeux et à ceux des autres. C'était difficile. Particulièrement pour des gladiateurs. Pour des champions adulés et choyés, ou pour ceux qui espéraient encore le devenir.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Illustration : Cernunnos, I sc, av.JC, chaudron de Gundestrup, Musée National, Danemark.

Cernunnos est un dieu gaulois (dont on ne sait absolument rien) des bois, de la vie sauvage, de la régénération selon les interprétations.

Il existe un dieu plus ou moins similaire en Irlande celtique : Némed le seigneur du peuple-cerf.


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