Chapitre CXIV : Le bivouac
Le repas fut servi avant qu'Atalante, Aeshma et Ishtar n'arrivassent. Britannia dormait toujours. Dacia lui passa doucement la main sur le front.
— À table ! hurla Sabina réduisant à néant les efforts de Dacia pour que Britannia bénéficiât d'un réveil en douceur.
Dacia jeta un regard courroucé à la meliora qui lui renvoya un sourire enjôleur. Sabina avait obtenu ce qu'elle voulait : Britannia sursauta et se leva l'air complètement perdue. L'assemblée rit de bon cœur. La jeune fille se passa une main sur le coin de la bouche et loucha sur un bol en bois avec tant d'insistance que les rires redoublèrent. Marcia qui faisait le service, remplit un bol et le lui tendit. Britannia lui adressa un regard de reconnaissance, un «Merci, Marcia. » respectueux et ne s'occupa plus que de son bol.
— Je l'avais bien dit, ricana Ajax facétieux.
Britannia leva les yeux.
— Aussi morfale ! s'exclama-t-il en lui adressant un clin d'œil.
La jeune fille replongea dans son bol.
— Il faudrait peut-être aller réveiller les absentes, suggéra-t-il. Il ne va rien leur rester.
— On devrait les laisser dormir, avança Astarté. Atalante a couru plus que nous tous, Aeshma ne s'est pas reposée avant d'avoir pris soin de nous et Ishtar...
— Ishtar est un bébé, compléta Ajax.
— Aeshma sera fâchée si elle s'aperçoit que sa protégée n'a pas mangé, remarqua Marcia qui connaissait bien son mentor.
— On leur laisse de quoi se nourrir quand elles se réveilleront. Aeshma s'occupera d'Ishtar. Si elle se réveille en premier, elle décidera de ce qui convient le mieux, proposa Astarté.
— Je mets quatre parts de côté alors ? demanda Tidutanus.
— Quatre ? demanda ingénument Celtine qui cherchait déjà qui ils avaient oublié.
Ajax se mit à rire, Enyo souriait à pleine dents. Atalante secoua la tête, Celtine était parfois si...
— Oh... euh... ah, ah, ricana Celtine comprenant sa bêtise.
— C'est pour qui la quatrième part ? demanda Britannia qui ne suivait rien du tout.
— Pour ton maître
— Mon maître ?
— Tu veux un autre bol de soupe, Britannia ? demanda Dacia.
— Oh, oui ! s'écria la jeune fille en tendant son bol.
Les gladiateurs s'esclaffèrent.
— La fille d'Aeshma ! s'amusa Sabina.
Britannia rougit et rétracta son bras.
— Ils sont débiles, Britannia, intervint Marcia. Donne-moi ton bol et ne les écoute pas.
— Sa fille numéro deux ! Débile est l'un des mots préférés d'Aeshma, s'écria Sabina qui écoutait autant qu'elle parlait.
Marcia ouvrit la bouche. Sabina la devança :
— Sors-nous qu'on est tous des crétins et je te nomme son héritière !
Marcia sourit, son mentor s'énervait souvent du bavardage de Sabina, pourtant l'hoplomaque bénéficiait d'un esprit caustique et enjoué qui n'avait rien de désagréable. Elle l'avait particulièrement mis à l'œuvre ces derniers mois et Aeshma en avait plus qu'à son tour fait les frais. Si elle devait à Atalante d'avoir gagné le surnom de la Gladiatrice Bleue dans l'amphithéâtre Flavien, Sabina avait chaudement approuvé l'idée de la grande rétiaire et c'était à l'hoplomaque qu'Aeshma devait la punition des bisous. La jeune Parthe ne lui avait pas tenu rancune. Preuve qu'elle appréciait la meliora. Ou que ce genre d'attention ne lui déplaisait pas tant que cela, pensa Marcia en souriant.
Gaïa et Julia retrouvèrent l'ambiance qui avait prévalu sur la Stella Maris. Elles n'avaient jamais partagé avant cela, la camaraderie d'un groupe. Les bergers quand elles avaient dîné par deux fois avec eux, ne s'étaient jamais départis d'une certaine timidité.
De son côté, Publius Buteo retrouva avec plaisir cette ambiance des feux de bivouac. Il posa son regard sur Marcia qui, sur l'injonction d'Ajax et de Germanus s'était enfin assise. Gallus lui avait fait une place à côté de lui, et Caïus de l'autre côté lui avait tendu l'outre qu'ils partageaient. Elle les remercia poliment. Les deux garçons sourirent, heureux. La fille du tribun Kaeso Atilius Valens ressemblait tant à son père, le charme et le sourire en plus. Valens était toujours si sérieux avec ses hommes.
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Tidutanus observait ses gladiateurs. Ils les découvraient sous un autre jour. Pourtant, il les connaissait pour certains depuis de nombreuses années. Autour du feu, Astarté en l'absence d'Aeshma et d'Atalante, était la plus ancienne. Neuf ans. Il la connaissait depuis neuf ans. Et les autres ? Depuis combien de temps s'entraînaient-ils au sein du ludus ? Huit ans pour Sabina, sept pour Dacia, six pour Enyo, Celtine et Ajax, cinq pour Germanus, quatre pour Gallus, bientôt trois pour Caïus, Marcia et Galini, bientôt deux pour Britannia, Boudicca et Ishtar. Téos avait lancé très tôt les trois jeunes filles sur le sable. Comme toutes celles qu'il avait achetées la même année. Le laniste en avaient engagé sept à Rome, trois seulement avaient échappé à la mort. Athéna était pourtant prometteuse, mais elle n'avait pas survécu à l'amazonachie, Victoria non plus. Bastet malgré l'intervention héroïque de Marcia avait succombé à ses blessures après sa première chasse. La jeune bestiaire avait beaucoup souffert durant son agonie. Achilla n'était pas prête à combattre, elle manquait de maturité et elle était morte sans que personne ne s'en étonna.
Il trouvait incroyable que les melioras eussent sélectionnées les trois jeunes gladiatrices pour cette expédition. Qu'elles leur eussent accordé leur confiance. Il tourna la tête vers Boudicca qui mangeait en silence, puis vers Britannia que ses camarades avaient taquiné pour son appétit. Il pensa à Ishtar, à leur performance d'aujourd'hui, à l'amazonachie, et aux venatios auxquelles Britannia avait survécu. Les melioras les avaient choisies parce qu'elles savaient reconnaître les qualités de leurs camarades.
Ni Aeshma, ni Atalante, ni Astarté, n'avaient jamais été proches de Celtine. Elles la méprisaient depuis des années. Pourtant, Celtine était là. La gladiatrice avait changé, évolué, et les melioras n'avaient pas manqué de le remarquer, ou peut-être Marcia avait-elle proposé d'emmener la gladiatrice qui appartenait à son équipe de bestiaires. Dans un cas comme dans l'autre, les melioras avaient su oublier le passé et elles avaient accordé leur confiance à Marcia. Pas à la Marcia qu'elles aimaient, mais à la gladiatrice qu'elles respectaient à l'égal des autres meliores, peu importait si elle était plus jeune et qu'elle ne pouvait se targuer de leur expérience. À leurs yeux, Marcia avait gagné son appartenance au premier palus, qu'elle fût bestiaire n'y changeait rien.
Tidutanus n'avait jamais vraiment observé les gladiateurs. Ils les avaient simplement surveillés. Il connaissait beaucoup de leurs secrets. Des secrets qu'il avait souvent jugés un peu ridicules. Il savait qui couchait parfois avec qui, qui aimait qui, qui volait, qui enviait, qui se défaussait des corvées, qui cherchait à biaiser avec le règlement. Il était Tidutanus, le chef de la garde. Il les connaissait, il avait vu des petites filles devenir des femmes et lui aussi les avait vus souffrir, pleurer et saigner. Il les avait punis, dénoncés à Téos ou à Herennius. Il les avait parfois fouettés, il leur avait passé les fers, donné les verges. Des années à vivre parmi eux sans les connaître, sans vraiment s'inquiéter quand les gladiateurs étaient promis à un munus, à une soirée.
Les estropiés ? Revendus. Les morts ? Oubliés. Les victimes de l'injustice et de la cruauté de Téos ? Enterrés. Les blessés ? Ignorés. Voilà quelle avait été sa philosophie, sa morale bien-pensante. Les dominas valaient mieux que lui. Gaïa Metella n'avait pas hésité à se compromettre pour sauver des femmes qu'elles ne connaissaient même pas. Pour sauver ensuite des femmes qu'elle estimait. Les gladiatrices en contre-partie lui étaient dévouées. Et pas simplement parce qu'elles estimaient que tel était leur devoir.
Ses yeux parcoururent ceux qui étaient assis autour du feu. Marcia qui surveillait Julia Metella du coin de l'œil, Astarté, la fière meliora, qui s'assuraient que les deux sœurs Metella ne manquassent de rien, Sabina qui, malgré ses yeux cernés, bavardait, volubile, avec Germanus. Aeshma dormait parce qu'elle s'était occupé de tout le monde, de ses camarades, comme de lui et de ses hommes, des prétoriens et des dominas. Atalante dormait aussi, parce qu'elle avait tout donné. Par devoir ? Sabina, Ajax et Germanus, suivaient peut-être leurs camarades, mais les autres ? Les liens entre les dominas et les gladiatrices n'avaient rien de formels. Marcia aimait Julia Metella, et Tidutanus avait oublié que la jeune gladiatrice avait eu une vie avant le ludus. Fille de tribun. Presque tous avait eu une vie. Voilà pourquoi les sœurs Metella s'étaient attachées à ces filles sauvages. Parce qu'elles avaient su voir au-delà de leur statut d'esclave. Au-delà des gladiatrices.
— Tidutanus, tu reprends du gruau ? lui demanda Gallus qui avait interdit à Marcia de se lever une nouvelle fois.
— Oui, merci.
Le jeune gladiateur servit généreusement le chef de la garde. Même lui qui ne lui devait rien se montrait attentionné. Qui était Gallus ? Un jeune homme, un jeune Gaulois au vu de son nom. De quel peuple ? Où avait-il vécu son enfance ? Qui avaient été ses parents ? Tout ce que savait de lui Tidutanus, c'était que Téos l'avait acheté sur un marché à Apollonia.
— Merci, Gallus, dit Tidutanus.
Le ton, presque un murmure, la note émue que Gallus détecta dans les deux mots pourtant simples firent lever les yeux du jeune gladiateur. Tidutanus affronta son regard. Il s'efforça de se composer un visage impassible. Le gladiateur secoua légèrement la tête et continua son service.
Tidutanus entendit la voix de Julia Metella. Peut-être pourrait-il lui proposer ses services ? Elles possédaient de nombreux biens, un garde expérimenté lui serait toujours utile. Gaïa Metella habitait en Égypte, il n'avait plus trop envie de voyager, mais à la rigueur, si sa sœur n'avait pas besoin de lui...
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Astarté attentive aux dominas, leur servit gentiment un bol de soupe, puis du gruau. Elle leur avait donné une outre de posca en précisant qu'elle leur était exclusivement réservée. Un privilège qu'elles se gardèrent bien de refuser. Astarté avait fait pareil pour les prétoriens et les gardes du ludus. Elles remarquèrent ensuite que les gladiateurs se partageaient à trois ou quatre une outre, pas à plus. Gaïa interpella la grande Dace et lui demanda pourquoi.
— Pour que tout le monde boive à sa soif. J'en ai mis une de côté pour Aeshma, Atalante et Ishtar.
La solidarité. Un maître mot. Julia était plongée dans ses pensées, mais Gaïa éprouvait un immense réconfort à se sentir entourée par les gladiateurs. Ceux qu'elle ne connaissait pas n'étaient pas différents des autres. Mais pouvait-elle se targuer de connaître vraiment ceux qui avaient voyagé avec elle sur l'Artémisia ? Elle ne les avait pas fréquentés avant l'abordage et elle n'avait pas ensuite partagé la tempête et le difficile voyage qui avait suivi. Julia lui avait raconté que Sabina, Enyo et Galini avaient été sérieusement blessées, qu'on avait surtout craint pour la vie de Sabina et la santé de Galini. Elle les aurait peut-être mieux connus si elle était restée à bord. Mais elle avait sauté à l'eau et elle avait rencontré Aeshma. Mais même elle ? La connaissait-elle vraiment ? La Parthe ne lui avait jamais parlé de sa vie d'avant, Gaïa savait simplement qu'elle avait eu un frère et une sœur. Rien d'autre. Pas même son prénom. Aeshma avait refusé de le lui dire.
Julia commença à se ronger les ongles. Le repas s'achevait, Publius avait déjà ordonné à ses deux hommes d'aller dormir. Tidutanus avait fait de même avec les siens. Les gladiateurs luttaient contre le sommeil. Britannia s'était recouchée sur Dacia et elle dormait, paisible et rassasiée. Celtine dodelinait de la tête. Galini avait posé la sienne entre ses bras et Gaïa n'aurait su dire si elle dormait ou pas. Tibalt n'était pas revenu. Il était leur seul lien avec le domaine. Tout le monde l'attendait.
— Julia, je vais aller réveiller Aeshma et Atalante. Il est tard, il faut qu'elles mangent.
Sa sœur acquiesça du regard.
Atalante ronflait encore, allongée sur le dos, la tête renversée en arrière. Ishtar recroquevillée en chien de fusil disparaissait entièrement sous sa paenula. On ne voyait que quelques mèches de sa chevelure bouclée dépasser. Gaïa décida de réveiller Aeshma en premier. De s'accorder un instant d'intimité avec elle. La nuit était tombée. Elles étaient invisibles pour ceux qui étaient restés auprès du feu et les hommes qui étaient partis dormir s'étaient installés près de la hutte des bergers. Elle s'agenouilla aux côtés d'Aeshma. Le visage de la gladiatrice se détachait, ombre parmi les ombres. Gaïa l'écouta respirer un moment. Profita de sa présence. De sa proximité. D'être seule avec elle. Aeshma ne l'avait pas repoussée, elles s'étaient parfois ménagé des moments où elles s'asseyaient l'une à côté de l'autre sur la plate-forme arrière de la Stella Maris. En général, le soir ou après un entraînement. Gaïa s'y rendait toujours la première et Aeshma lui apportait à boire ou à manger. Un prétexte. Mais Aeshma ne venait pas toujours. À sa place venaient Astarté, Marcia, Atalante ou parfois même un jeune gladiateur, Ishtar, Gallus et Enyo qui partageaient tous trois l'armatura de la jeune Parthe. Aeshma ne s'était pas montrée distante, elle s'était montrée très réservée. Gaïa avait passé plus de temps avec Astarté qu'avec Aeshma.
Elle lui passa une main dans les cheveux.
— Aeshma... murmura-t-elle doucement.
La jeune gladiatrice grogna, s'étira les bras, changea de position. Gaïa passa les doigts sur son visage. Nouveaux grognements.
— Aeshma...
Cette fois-ci, la jeune Parthe se réveilla. Elle se retourna pour faire face à Gaïa, mais sans se lever.
— Domina ?
— Il est tard, viens manger.
— Euh...
Gaïa se baissa et posa brièvement ses lèvres sur celles de la gladiatrice. Elle se releva avant qu'Aeshma n'eût esquissé un geste.
— Je réveille Atalante, tu peux t'occuper d'Ishtar ?
— Elles n'ont pas mangé ?
— Non.
Aeshma se leva contrariée.
— Où est Ishtar ?
— À côté de toi, sourit Gaïa dans le noir.
Aeshma se montra douce et ferme. Ishtar peina à se réveiller et quand elle sut que c'était pour aller manger, elle déclara qu'elle n'avait pas faim. Aeshma insista. Ishtar grommela qu'elle avait seulement envie de dormir. La suite fut plus brutale. Aeshma la menaça de la traîner par les cheveux jusqu'au feu. La jeune fille obtempéra immédiatement. Elle sauta sur ses pieds, s'enveloppa dans sa paenula et attendit les ordres. Apparemment, elle ne prenait pas les menaces de sa meliora à la légère. Atalante se réveilla rapidement. Elle s'assit, se frotta les yeux et avoua qu'elle était morte de fatigue.
— Pff, ne put s'empêcher de souffler Aeshma. Un bon repas, une bonne nuit de sommeil et je suis sûre que tu es prête à refaire la même chose demain.
— Ta confiance m'honore, Aesh, mais je crois que tu me surestimes.
— Je ne surestime jamais personne, maugréa la petite thrace.
— D'accord, je serais fraîche demain, mais pas pour une nouvelle course de quatre-vingt milles. J'ai trop mal aux pieds.
— Je te les masserai.
— D'accord, accepta la grande rétiaire avant de se tourner vers Gaïa. Merci de nous avoir réveillées, Gaïa.
— Qui a préparé à manger ? s'inquiéta Aeshma
— Moi, Julia, et les bergers, répondit Gaïa.
— Vous ? Oh ! lâcha Aeshma très intéressée. Qu'est-ce que vous avez préparé ? Des lentilles ?
— Non, rit tout à coup Gaïa. Je n'avais pas de coriandre fraîche.
— La domina prépare les meilleures salades de lentilles de la terre, déclara très sérieusement Aeshma à Ishtar.
— Je mangerais n'importe quoi, répondit la jeune fille. Je meurs de faim.
Aeshma lui envoya une taloche.
— Tu vois bien que tu avais faim...
— Maintenant que je suis réveillée, répliqua la jeune fille d'un air désolé.
— Tu trouveras de quoi satisfaire ta faim, lui assura Gaïa. Du moins, je l'espère.
— Vous cuisinez très bien, domina, tu vas aimer, Ishtar. Alors, domina, il y a quoi ?
— Tu ne penses qu'à manger, lui reprocha Atalante avec indulgence.
— C'est important de bien manger.
— Alors, pour commencer, j'ai préparé...
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Les trois gladiatrices et la jeune Alexandrine se dirigèrent vers le feu à pas tranquilles. Gaïa oublia ses soucis en détaillant par le menu ce qu'Aeshma pourrait goûter au cours de son repas. N'était-ce pas pour l'instant le plus important, manger, récupérer des forces, garder un bon moral et bien dormir ? À quoi bon servait de s'inquiéter quand on ne savait rien ?
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Tibalt ne réapparut qu'aux premières lueurs de l'aube. Le campement dormait. Dolon et sa famille veillaient sur le sommeil des voyageurs. Les dominas occupaient la hutte des parents. Personne ne venait jamais sur le plateau. Aucun chemin n'y menait et la configuration du lieu faisait que les fumées des feux de camp demeuraient invisibles dès qu'on s'en éloignait. Dolon n'avait reçu aucun visiteur depuis le début de l'hiver. Tibalt avançait sans se cacher. Il savait que des guetteurs seraient en embuscade. Une approche directe lui éviterait certains désagréments. Les dominas avaient des arcs, les gladiateurs étaient dangereux. Le jeune fils de Dolon l'aperçut alors qu'il gravissait la pente qui bordait le plateau au sud-est. Tibalt était loin. Le garçon aurait le temps de réveiller son père.
Prévenu, Dolon envoya ses enfants réveiller Aeshma, Atalante et Marcia qu'il appelait la jeune domina. Il s'empressa de son côté de prévenir les dominas.
— Domina, Tibalt est revenu.
Le cœur de Julia s'emballa dans sa poitrine. Elle allait enfin savoir. Elle resta un moment figée.
— Julia, l'appela doucement Gaïa.
— J'arrive, j'arrive.
Gaïa espéra que Tibalt ne fut pas messager de malheur.
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Tibalt n'était pas revenu seul. Temon et un autre berger l'accompagnaient. Tibalt avait pensé qu'ils sauraient mieux que lui expliquer telle qu'elle se présentait, la situation au Grand Domaine.
En les écoutant, Gaïa ne sut si elle devait se réjouir que Quintus et Gaïus fussent encore en vie ou s'inquiéter et perdre tout espoir. Les vents avaient servi Aulus Flavius. Il avait quitté Ostie à peine quelques heures avant la Stella Maris et il les avait devancés de plus de dix jours. Il avait échappé à la tempête qui les avait durement secoués au nord de la Sicile, il avait bénéficié d'une mer plus calme, de vents plus cléments. Il en avait profité et à peine avait-il débarqué qu'il avait pris possession des biens de Julia.
Quintus était arrivé deux jours auparavant au domaine. En bonne santé. Gaïus allait bien lui aussi. Pagona avait été séparée de son mari et de sa sœur. Mélina l'avait invitée à partager son cubiculum et la jeune femme avait raconté que leur voyage s'était bien passé.
— Et elle, comment va-t-elle ?
— Elle va bien, domina.
— Elle est enceinte, apprit Julia à sa sœur parce qu'elle savait que celle-ci serait heureuse de l'apprendre.
Elle venait d'acquérir une certitude. Gaïus et Quintus étaient, hier encore, en bonne santé. Tout n'était donc pas joué. Elle expira profondément. Aucun regard ne pesait sur elle sinon celui innocent et franc de Marcia. Qu'importait les regards. Les pensées de ceux qui l'entouraient, pesaient plus encore. Celles de sa sœur bien évidemment, mais aussi celles des deux gladiatrices qui attendaient son aval et son avis pour lancer une opération, celles des bergers farouches qui n'espéraient qu'un mot d'elle pour fondre sur l'envahisseur, celles de Temon qui comptait sur la domina pour porter secours aux gens de la villa. La domina prit alors le pas sur la mère et l'amante :
— Temon, tu n'as pas raconté grand-chose, sinon que le procurateur s'était approprié la villa et qu'il avait renvoyé l'ensemble des gardes.
— Vous n'avez pas vendu, domina ? demanda timidement Temon.
Il avait compris que le procurateur avait menti, mais il voulait qu'elle lui en donnât la confirmation. Qu'elle lui assurât qu'elle ne les avait pas abandonnés, qu'elle ne les avait pas trahis, qu'elle était bien ce qu'elle avait toujours paru être. Qu'ils ne l'avaient pas aimée en vain.
— Je ne vendrais jamais le Grand Domaine et si je le vendais, je ne vendrais certainement pas avec, ceux qui y habitent ou y travaillent sans leur demander leur avis, répondit-t-elle d'un ton cassant.
Le jeune homme baissa la tête.
— Temon, reprit-elle d'un ton plus doux. Raconte-moi. Comment va la familia ? Que s'est-il passé depuis que le procurateur est arrivé.
Le jeune homme releva la tête.
— C'est... il est... Il n'est pas comme le dominus, domina.
— Il a touché aux femmes ? À Serena ?
— Elle a soigné son chef de la garde, expliqua-t-il d'une voix blanche. Et, euh... il l'a convoquée. Mais je ne sais pas...
Il menaçait de s'effondrer. Julia changea de sujet :
— Marcus Silus ? C'est lui le chef de la garde. Que lui est-il arrivé ? Comment a-t-il été blessé ?
— Il a voulu monter Bruna.
Un sourire sardonique étira les lèvres de Julia.
— Elle s'est cabrée ?
— Oui.
— Elle l'a défiguré ?
— Non.
— Dommage, grinça Julia.
— Je vous ai fait une promesse, domina, intervint Aeshma d'une voix si monocorde qu'elle en était glaçante. Je compte bien la tenir.
Les deux jeunes femmes échangèrent un regard. Julia hocha la tête.
— J'y compte bien aussi, dit-elle sourdement.
Temon s'étonna de son ton haineux. De la main de Gaïa Metella venue prestement se poser sur le genou de Julia. Des paroles chargées de menaces qu'avait prononcées la gladiatrice, du serment qu'il sentait terrible. Des regards durs qu'arboraient la jeune domina et Atalante. Il remarqua alors la trace sur la joue de Julia. Malgré les soins et les onguents, Aeshma n'avait pas réussi à complètement l'effacer. Qu'était-il arrivé à la domina ? Qui l'avait frappé ?
— C'est ma joue que tu regardes ?
— Je... balbutia le jeune esclave.
— C'est lui, annonça-t-elle tandis que son index passait lentement sur la marque.
— Il vous a frappé ? dit très lentement Temon qui n'imaginait pas que quelqu'un pût manquer de respect à Julia.
Dolon et Tibalt devinrent aussi sombres que les trois gladiatrices et Gaïa Metella. La femme de Dolon s'approcha. À leur attitude, elle soupçonna soudain le pire.
— Que se passe-t-il ? osa-t-elle demander.
— Un chien a frappé la domina, crachat Dolon.
La femme resta sans voix. Elle s'assit sans cérémonie auprès de son mari. Elle voulait savoir, soutenir Dolon et Tibalt s'il le fallait. La domina avait risqué sa vie et celle de sa sœur pour les bergers, elle leur avait rendu visite, elle s'était montrée gentille et respectueuse. Elle prendrait un bâton, un couteau, n'importe quelle arme et elle irait massacrer elle-même le chien dont avait parlé Dolon si personne n'avait le courage de le faire avant elle.
— Les comptes seront soldés, leur assura Julia. Mais pour cela, il va falloir agir avec sagesse.
— Et violence, grommela Aeshma.
— Mais avant cela, il faut réfléchir. Flavius tient la familia en otage. Il se servira d'eux s'il en a l'occasion.
Elle se tourna vers les gladiatrices.
— Allez réveiller Tidutanus, Kittos et les gladiateurs que vous pensez indispensables pour monter une opération.
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Les trois gladiatrices s'éloignèrent. Elles revinrent avec les meliores. C'étaient tous des meneurs, peut-être pas des génies de la stratégie, mais ils sauraient mener les autres gladiateurs. Sabina et Astarté étaient d'invétérées bavardes, mais elles avaient déjà participé à une bataille, même si celle-ci avait eu pour cadre le sable d'un amphithéâtre, et elles s'y étaient montrées intelligentes et efficaces. Germanus et Ajax avaient moins d'expérience, mais jamais elles ne leur auraient fait l'affront de les tenir à l'écart.
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