Chapitre CXI : Les amants trompés


Gaïus se rapprocha des chevaux. Quintus le rejoignit et le souleva dans ses bras.

 Tu ne dois jamais te tenir derrière un cheval, Gaïus.

 Je sais.

 Mais tu étais derrière.

 Pardon, fit l'enfant d'un air contrit.

 Tu veux le caresser ?

 Oui. Tu crois qu'on verra Biuna à la grande villa ?

 Biuna ?

 Il parle de Bruna, dominus, l'éclaira Pagona.

 Oh ! L'affreuse jument de ta mère ? grogna Quintus

 Elle est très belle et maman l'aime beaucoup.

 Mais personne ne peut la monter à part elle.

 Je suis déjà allé dessus avec maman. J'aime bien Tempestas aussi, il est très grand et très fort et tout noir.

 C'est le cheval qu'elle réserve à Gaïa quand elle vient.

 La sœur de Maman ?

 Oui.

 Elle est comment ?

 Qui ?

 Gaïa.

 Grande.

 Elle est gentille ?

 Ta mère l'adore.

L'enfant fronça les sourcils.

 Elle l'aime plus que moi ?

 C'est sa sœur, Gaïus, tu es son fils.

 Moins ? s'inquiéta l'enfant que l'explication de son père n'avait pas éclairé.

 C'est différent.

 ...

 Tu veux que je te dise la vérité ?

 Oui, souffla l'enfant.

 Toi et Gaïa aimez Maman autant l'un que l'autre.

 Je veux voir maman.

 Elle rentra bientôt.

 Demain ?

 Pas demain, mais bien avant que les premières fleurs n'éclosent sur les arbres.

Quintus s'approcha du cheval et se plaça devant sa tête.

 Mets ta main sous ses naseaux pour qu'il te sente et ensuite, caresse-le. Comme cela, il sait qui tu es et il sera plus tranquille.

L'enfant tendit la main. Il aimait les chevaux. Il joua avec les oreilles de l'animal et éternua brusquement.

 Tu as froid ? s'inquiéta Quintus.

 Un peu.

 Vous devriez rentrer à l'abri, dominus, lui conseilla Pagona.

 Monte avec nous, Pagona.

 Non, ce n'est...

 Avec Routh. Vous distrairez Gaïus. Je crois que mes histoires commencent à l'ennuyer. Gaïus, tu veux jouer avec Pagona et Routh ?

 Oui !

L'enfant gigota pour que son père le pose à terre et il courut prendre la main de la Routh pour la traîner vers le carpentum. La jeune fille le suivit en riant.

 Ils s'entendent bien, sourit Quintus à Pagona.

 C'est un enfant facile et très joyeux. Routh l'aime beaucoup. Je crois qu'à l'instant présent, Gaïus n'a pas vraiment besoin de moi.

 Il aime ta compagnie rassurante, elle lui fait un peu oublier l'absence de sa mère.

La jeune femme lança un regard à Quintus qui montrait qu'elle n'était pas dupe de ses fausses excuses.

 Tu seras mieux dans le carpentum, dit-il honnêtement.

 Je peux marcher, dominus.

 Je n'en doute pas, mais le repos ne te fera pas de mal non plus et mieux vaut éviter le cheval.

Pagona était enceinte. Enfin. Julia, avant de partir, avait demandé à Quintus de veiller sur elle. Il s'acquittait de sa tâche avec célérité. La jeune femme, son mari et sa sœur étaient dévoués à Gaïus. Quintus n'avait jamais eu à se plaindre de la recommandation de Gaïa.

Ils arriveraient bientôt au Grand Domaine. Quintus n'avait aucune envie de bivouaquer encore une nuit. Si la nuit n'était pas trop sombre, s'ils étaient assez avancés, il pousserait le convoi à marcher sans arrêts jusqu'au Grand Domaine. Il avait hâte de revoir Julia, de la serrer dans ses bras, de s'attabler avec elle, de l'écouter lui narrer son séjour à Rome, de l'entendre rire et babiller avec Gaïus, d'être enfin, tous les trois réunis.

Il avait d'abord pensé partir en bateau, mais, quand il avait voulu s'embarquer, la mer était mauvaise et les vents contraires. Un voyage par voie de terre serait plus sûr. Trois ou quatre jours de route. Trois. Confortablement installé, sans risque de se voir repousser vers les côtes de la Cilicie ou de Chypre.

Gaïus avait joué deux heures avant de venir s'installer contre son père et de s'endormir doucement la tête posée dans le creux de son aine. Quintus avait incité Routh et Pagona à rester dormir dans le carpentum.

 Nous arriverons dans deux heures, dominus, vint lui annoncer un garde de l'escorte qui connaissait bien le grand domaine.

 Merci.

 Vous voulez que j'envoie un cavalier prévenir de notre arrivée ?

 Oui, c'est une bonne idée. Julia viendra peut-être nous rejoindre.

 J'envoie deux hommes

Quintus se cala confortablement dans les coussins. Il passa une main douce dans les cheveux de son fils et un sourire heureux, un peu rêveur, se dessina lentement sur ses lèvres.



***


La forge rougeoyait et lançait régulièrement des gerbes d'étincelles à une heure à laquelle, habituellement, elle demeurait silencieuse et à l'heure à laquelle, ses feux, depuis longtemps éteints, ne laissaient comme preuve de leur activité diurne qu'un lit de cendres tièdes. Le marteau tapait. Rageusement. Durement. Le front du forgeron, quand celui-ci réactivait le foyer, luisait de sueur. Elle coulait invisible sous le tablier de cuir, dans le cou. Un travail urgent. Un travail qui eût pu attendre le lendemain matin.

Le Grand Domaine vivait des heures sombres. Berival regrettait l'absence de Severus. L'intendant n'était pas très jovial, mais il était compétent, il savait prendre des décisions et surtout, surtout, il connaissait très bien la domina.

Comment avait-elle pu abandonner le Grand Domaine ? Comment avait-elle pu abandonner ses gens, sa familia, sans un mot ? Après tout ce qu'ils avaient partagé ? Cela lui ressemblait si peu. La nouvelle avait stupéfié la familia. Personne n'y avait cru. Pourtant, les preuves étaient là. Ils les avaient vues. On avait même fait venir Andratus, le secrétaire de la domina. Il était resté sans voix et pour une raison quelconque, qui avait échappé à tout le monde, absolument horrifié. Mais il n'avait pu lui aussi que constater et confirmer l'acte légal. Le Grand Domaine avait changé de propriétaire. Un acte approuvé par l'Empereur et signé de sa propre main.

Berival jura, frappa. Jura, frappa.

Des éclats de voix arrêtèrent son bras. Des rires et des insultes. Il laissa sa pièce de métal et, le marteau à la main, il s'avança à l'entrée de l'enclos qui délimitait sa forge. Des gardes. Les nouveaux. Les anciens avaient été licenciés à peine le nouveau propriétaire dans la place. Ils avaient reçu une solde de six mois. Une petite fortune. Ceux qui avaient demandé à rester avaient été renvoyés aussi bien que les autres. Des hommes qui ressemblaient plus à des mercenaires qu'à des gardes ou des légionnaires les avaient remplacés.

Un homme fut jeté à terre.

 Reste à ta place, esclave ! La prochaine fois, c'est le flagrum.

Les gardes s'éclipsèrent. Berival traversa la cour.

 Temon ! s'écria le forgeron

Le jeune homme gémit et roula sur le ventre pour se remettre debout. Berival l'attrapa sous le bras et le conduisit à la forge. Il débarrassa un banc des outils qui l'encombraient et y assit le jeune esclave. Temon s'appuya contre le mur. Berival partit chercher un chiffon qu'il plongea dans le bac de pierre qui lui servait à tremper ses fers. Il s'accroupit devant lui et lui lava le visage.

 Que t'est-il arrivé ?

Temon ouvrit les yeux, regarda un instant le forgeron, des larmes brouillèrent son regard et il se prit la tête dans les mains.

 Temon... dit doucement Berival en lui posant une main sur l'épaule.

 Pourquoi la domina nous a abandonnés ? Pourquoi nous a-t-elle vendus à cet homme ? renifla le jeune esclave. C'était une femme, elle n'a jamais rien exigé de nous, elle n'a jamais... Même le dominus, jamais il...

Des sanglots lui coupèrent la parole.

 Temon, de quoi parles-tu ?

 Une semaine... Et déjà quatre filles : Nébo, Lydia, Pomelia, Lacia... C'est le dominus.

Berival grimaça, il connaissait la suite.

 Serena. Héllènis a évité qu'elle ne se montre trop, mais un garde a été blessé. L'espèce de brute qui suit le dominus partout. Il a voulu monter Bruna. Elle a rué. Il s'est écarté, mais pas assez vite pour éviter les sabots. Bruna ne l'a malheureusement pas tué, mais elle lui a profondément entaillé le front. Il pissait le sang. Quelqu'un lui a parlé de Serena. Elle l'a soigné et...

 Et ?

 Nous étions en train de manger. Des gardes sont venus. Ils lui ont demandé de les suivre. Ils ont plaisanté. Ce sont des chiens ! cracha soudain Temon. Je... j'ai dit qu'elle était fatiguée, qu'elle ne pouvait pas venir.

 Et tu as atterri dans la cour ?

 Je ne pouvais pas laisser...

 Tu ne peux pas t'opposer aux désirs du dominus.

 Tu as vu Nébo ? lui reprocha Temon.

Berival serra les mâchoires. Oui, il l'avait vue.

 Serena est innocente, Berival. Elle n'a jamais... Je voulais demander à la domina... Quand elle reviendrait, je voulais lui dire... balbutia le jeune esclave. Mais elle nous a vendus, conclut-il amèrement.

Berival conduisit Temon à la forge. Le jeune homme s'assit dans un coin et s'abandonna à sa peine et à son angoisse.

.

Les pensées qui agitaient Temon et empoisonnaient l'esprit de Berival, torturaient l'âme d'Héllènis et pesaient comme une chape de plomb sur l'ensemble de la familia.

Elles se brouillaient dans le cœur de Serena. Lydia était venue la voir. Lydia n'avait pas été la première. Serena avait été voir les trois autres jeunes filles. Elle s'était trouvée démunie devant leur détresse, devant certains traumatismes. Serena marchait au-devant de son sort en toute connaissance de cause. Comment y échapper ? Une bourrade brutale l'arracha à sa quête désespérée d'une issue, sans espoir, parce que son destin était scellé. Serena ne valait pas mieux qu'une poule prise au piège dans son poulailler par un renard affamé et cruel.

 Le dominus te parle ! l'invectiva le garde qui l'avait conduite dans les appartements d'Aulus Flavius. Dans les appartements de la domina.

 Ah... Euh, dominus, murmura la jeune fille.

Le procurateur parcourait son corps du regard. Impassible. Un homme entre deux âges, pas très grand, sec, malgré un début d'embonpoint qu'on devinait sous sa tunique de soie brodée, un visage triangulaire, des lèvres charnues, sensuelles et repoussantes, des yeux bleus très pâles, un regard inquisiteur et désagréable. Aulus Flavius s'approcha. Il tourna autour de la jeune fille, passa un doigt sur sa joue, descendit sur son cou. L'index crocheta le col de sa tunique et tira. Ses yeux plongèrent dans l'ouverture ainsi pratiquée. Sa main emprisonna le cou de Serena et ses doigts s'enfoncèrent dans ses chairs. Aulus se pencha à l'oreille de la jeune fille :

 Tu t'es très bien occupé de Silus cet après-midi. Je suis étonné que tu aies des compétences en médecine. Une femme. Jeune. Et tu sais coudre des blessures ? Qui t'a appris ?

Serena sentait le souffle chaud du procurateur lui caresser désagréablement l'oreille. Son haleine empestait l'ail. Le dominus n'avait rien d'un renard, il jouait. Le renard venait, contournait les pièges, s'introduisait dans les poulaillers et tuait, puis il repartait. Il ne jouait pas. Elle était la souris, lui le chat. Il jouerait jusqu'à plus soif. Il la laisserait ensuite dans l'état qu'il lui plairait de la laisser, pour jouer plus tard ou pour l'oublier sans soucis de savoir ce qu'elle serait devenue.

Serena aimait la domina. Julia avait veillé à son éducation, elle l'avait encouragée à se former, demander au médecin des gladiateurs de lui apprendre ses secrets. Grâce à lui, Serena avait connu Aeshma et la jeune gladiatrice avait généreusement partagé son savoir médical avec elle. Serena avait plus appris sur la médecine en onze jours que durant toute sa vie.

Que raconter à cet homme ? La vérité ?

 La dom... Julia Metella avait remarqué mon intérêt pour la médecine. Elle a demandé aux soigneurs de me former. Et j'ai beaucoup appris auprès d'une élève d'un médecin attaché à un ludus.

Aulus Flavius se redressa.

 Un ludus ? Lequel ?

 Je ne sais pas.

 Comment s'appelait le laniste ?

 Je ne sais pas.

 Le médecin ?

 Atticus.

Atticus, le médecin du ludus de Sidé.

 Tu connais la Gladiatrice Bleue, réalisa-t-il.

 La gladiatrice bleue, dominus ?

 Aeshma.

 Oui.

Aulus Flavius grinça des dents.

 Mais tu parlais d'une élève d'Atticus...

 Aeshma, dominus.

 C'est son élève ?! s'exclama-t-il surpris.

 C'est ce qu'Atticus a affirmé, dominus.

 Tu la connais bien ?

 ...

 Aeshma, tu la connais bien ?

 Je la connais un peu, elle a passé onze jours au domaine avec une autre gladiatrice.

 Qui était-ce ?

 Elle s'appelait Atalante, c'était une rétiaire.

Ah, oui, une petite protégée de Gaïa Metella. Celle qu'elle avait embrassée à la soirée de son cousin. Mais cette gladiatrice n'avait aucune espèce d'importance. Ce qui en avait nettement plus, c'étaient les deux gladiatrices que Téos avaient envoyées pour assassiner Kaeso Valens et Julia Metella. Les deux gladiatrices qui n'avaient pas tué Julia Metella. Qui s'étaient retrouvées ensemble chez Gaïa Metella après le meurtre raté de l'une d'entre elle. Ce qui avait de l'importance, c'était qu'Aeshma avait participé à un sacrifice expiatoire en présence de Marcia Atilia et de Julia Metella Valeria, que Titus avait offert Astarté à Gaïa Metella, que cette dernière avait assisté à l'arrestation de Julia, qu'elle avait accompagné avec cette fameuse Atalante, Marcia Atilia chez l'Empereur. Qu'elles avaient obtenu la grâce de Julia et sa propre condamnation à lui. Marcus Silus avait eu raison dès le début. Les gladiatrices avaient trahi leur laniste. Elles avaient sauvé Julia Metella et ce crétin de Quintus Valerius. Elles soutenaient les sœurs Metella et elles avaient concouru à sa perte.

 Qu'as-tu pensé de la gladiatrice ? siffla-t-il avec haine.

Serena ferma un instant les yeux. Aeshma ? Atalante ? Elle repensait souvent aux deux jeunes femmes à peine plus âgées qu'elle de quelques années. Atalante la bien-aimée. Aeshma la taciturne, la brute à genoux devant la sœur de la domina, un couteau à égorger sous le menton. Son dos martyrisé, son courage. L'amitié sincère que lui vouait Atalante. Sa douceur quand elle soignait les blessés. L'attaque des loups. Atalante la poitrine en sang. La jeune domina en sang. Les dominas. Leurs dévouements à toutes. Celui d'Aeshma qui avait soigné avant de prendre soin d'elle-même.

Serena croisa le regard d'Aulus Flavius. Ils les détestaient. Depuis qu'il était arrivé, il s'était efforcé d'effacer l'image de la domina, d'écarter ses fidèles, de les humilier. Serena y avait décelé un travail hargneux et systématique de destruction. Sa mère avait confirmé.

 Il hait la domina, avait-elle dit un soir à sa fille, sans plus d'explication.

Mais pourquoi détester les gladiatrices ? Comment les connaissait-il ? Le chat guettait. La souris pouvait peut-être jouer ?

 Aeshma était très douée pour la médecine, elle se battait bien aussi, mais...

 Mais ?

 Ce n'était pas une personne très bien.

 Non ? Pourquoi ?

 C'était une brute, violente. Elle était frustre et méchante.

 Une dépravée ?

 Oui.

 Tu as couché avec elle ?

 Non ! se défendit Serena avec un peu trop de véhémence.

Aulus la regarda cruellement.

 Elle a essayé, dominus, concéda Serena.

 Et comment y as-tu échappé ?

 La sœur de la domina.

 Ah ! Évidemment ! Gaïa Metella se l'était réservée.

Serena se retrouva un moment déstabilisée.

 Elles ont couché ensemble ?

 Oui, répondit immédiatement Serena qui n'avait jamais pensé une seule seconde à cette éventualité, même si elle avait remarqué que la sœur de la domina se comportait parfois bizarrement avec la jeune gladiatrice.

 Tu les as entendues ?

 Oui, elles criaient comme des bêtes en rut.

Elle rougit de son mensonge. Aulus sourit.

 Aeshma est une chienne, lâcha-t-il l'air rêveur. Déshabille-toi !

Serena pâlit.

 Dépêche-toi.

La jeune fille s'exécuta. Quand elle fut nue, il lui tourna autour. Caressa ses épaules, effleura le bout de ses seins, fila plus bas. Serena se crispa soudain.

 Détends-toi.

La jeune fille serra les dents.

 Mmm, quel âge as-tu ?

 Dix-sept ans.

 Et tu n'as jamais connu un homme ?

 Non, dominus.

 Une femme ?

 Non, dominus.

 Valerius n'est qu'un pauvre imbécile, conclut Aulus Flavius sur un ton méprisant.

On frappa à la porte.

 Entrez ! aboya Aulus.

Marcus Silus fit son apparition. Il jeta un regard appréciateur à la jeune esclave.

 Ton médecin est attrayant, mais je pense que tu l'avais remarqué, ricana Aulus Flavius.

 Un bien précieux, procurateur.

 Vraiment ?

 Oui.

 Tu voulais me voir ?

 Il arrive.

Le visage d'Aulus Flavius s'illumina.

 Avec son fils ?

 Oui.

 Son escorte est nombreuse ?

 Non.

 Quand ?

 Il sera là dans deux heures. Il a envoyé deux cavaliers pour prévenir ses gens. Ils ont été interceptés avant d'atteindre la villa. Mes hommes m'ont tout de suite prévenu.

 Bien, fit Aulus Flavius en se frottant les mains. J'ai perdu quelques manches. Mais je gagnerai la belle.

 Il ne faudra pas s'attarder trop longtemps.

 Tout est prêt ?

 Oui.

Aulus reporta son attention vers Serena.

 Je pars bientôt pour l'Arménie. Tu nous accompagneras en tant que médecin. Je m'occuperai de te déniaiser plus tard. Il n'est pas bon qu'une femme de ton âge ne sache rien des plaisirs de la chair. Laisse-nous maintenant.

 Bien, dominus.

 Serena ? la rappela-t-il alors qu'elle s'apprêtait à quitter la pièce ses affaires sous le bras.

 Dominus ?

 Ne t'avise pas de quitter mon service. Mes gardes te rattraperaient et se chargeraient tous ensemble de ton éducation de femme.

 Je suis à votre service, dominus, répondit Serena feignant la plus servile des obséquiosités.

La jeune fille croisa des gardes et essuya des remarques grivoises. Elle s'enfuit en courant sous leurs rires gras. Elle ne risquait rien, mais elle ne pouvait pas le savoir. Une fille remarquée par le procurateur lui était exclusivement réservée jusqu'à ce qu'il la cédât à ses hommes. Aulus Flavius ne partageait pas, sinon avec ses compagnons de débauche. Serena s'arrêta le cœur battant dans l'ombre du grand péristyle, incapable d'aller plus loin. Elle leva une main devant elle. Elle tremblait. Elle se pinça les lèvres et tâcha de reprendre le contrôle de son corps.

 C'est un chien, souffla soudain une voix féminine près d'elle.

Serena fit un bond et cria de surprise.

 Chuuut... Ne fais pas de bruit. Je ne voulais pas te faire peur.

Serena serrait ses vêtements contre sa poitrine comme si elle pourrait de cette façon restreindre les battements affolés de son cœur.

 Tu devrais te rhabiller, suggéra gentiment la femme que Serena n'arrivait pas à reconnaître. Passe au moins ta tunique.

 Oui, tu as raison.

 Donne-moi tes sandales et le reste de tes vêtements, je te les tiendrai.

 Merci.

 Il est méchant, murmura l'inconnue. Il t'a fait mal ?

 Non.

 Tu as de la chance. Tu es jeune et assez jolie. Je t'ai vue rentrer chez lui. Je t'ai attendue.

 Pourquoi ?

 Parce que je savais que tu aurais besoin de quelqu'un en sortant. Je t'aurais attendu toute la nuit s'il avait fallu.

 ...

 La première fois, il n'y avait personne quand je suis sortie de chez lui. Les autres fois non plus d'ailleurs.

 ...

 Je le hais, dit-elle alors que Serena finissait de passer sa tunique.

 Je...

 Viens, on va marcher un peu, ça te détendra.

L'inconnue guida Serena sur une petite terrasse qui s'ouvrait sur la grande cours des communs.

 Les gardes ne nous embêteront pas.

 Ma mère doit s'inquiéter.

 Je te raccompagnerai auprès elle après.

Elles marchèrent en silence. La présence amicale de l'inconnue apaisa Serena. Elles s'assirent et l'inconnue lui tendit un petit flacon.

 C'est de la posca, précisa-t-elle.

 Tu avais tout prévu

 L'habitude. J'ai raté quelques filles, pas toi.

 Tu appartiens à la familia du... euh...

 Difficile de l'appeler dominus, hein ?

 Oui, avoua Serena dans un souffle. Il me fait peur.

 J'ai été achetée il y a trois ans. Le procurateur m'avait remarquée.

 C'est depuis ce jour-là que tu le hais ?

 Oui.

 Notre domina... Notre domina, elle était si gentille.

L'inconnue haussa les épaules.

 Les propriétaires ne s'embarrassent pas des gens qui vivent sur leurs terres, ils ne valent pas plus, sinon moins qu'un olivier.

 Julia Metella n'était pas comme cela.

 Ta domina s'appelait Julia Metella ?! s'écria l'inconnue.

 Oui, tu la connais ?

 Non, mais j'ai entendu prononcer son nom plusieurs fois. Le procurateur ne l'aime pas.

 Comment tu t'appelles ?

 Kyma.

 Le dominus attend quelqu'un. Tu sais qui doit arriver à la propriété?

 Non.

 Vous allez rester longtemps ici ?

 Non, je ne crois pas. Ce que j'aurais aimé rester en Lycie. Qu'il m'oublie enfin, soupira Kyma. Je me déteste parfois.

 Pourquoi ?

 Pour ne pas m'être défigurée, pour ne pas avoir trouvé le courage de me tuer, pour accepter de le servir encore, pour ne pas m'être enfuie.

 Mais, après vous allez partir en Arménie ? Vous y resterez longtemps ?

 Je crois que l'Arménie ne sera que la première étape d'un plus long voyage. Si j'ai bien compris, on ne reviendra jamais en Lycie.

Plus calme, Serena réfléchissait à tout ce qu'elle avait entendu, à tout ce que venait lui de lui raconter Kyma. Elle échafaudait des théories qui expliqueraient rationnellement, pourquoi la domina avait cédé le Grand Domaine qu'elle adorait à un homme qui la détestait. À un homme qui jouissait d'une détestable réputation. Pourquoi elle n'avait prévenu personne. Des théories qui l'informeraient sur l'identité de l'homme qui arrivait accompagné de son fils. L'homme dont l'escorte semblait dérisoire. Son sang se glaça dans ses veines. Le dominus ? Mais pourquoi le dominus viendrait-il alors que la propriété avait été vendue ? La domina était partie à Rome en octobre. On n'avait depuis, reçu aucune nouvelle. On n'en attendait pas avant la fin du mois de mars. Pourquoi le procurateur était-il venu avec autant d'hommes ? Des soldats campaient à proximité de la propriété. Avant d'être licencié comme les autres, un garde avait affirmé qu'une centurie entière avait pris ses quartiers au Grand Domaine. Un berger de passage au domaine s'était moqué de lui. Les soldats étaient certes nombreux, mais pas plus d'une soixantaine. La familia avait cependant convenu que ce déploiement de force n'avait rien d'anodin et la peur rampait depuis. Elle semait l'inquiétude, dans des esprits déjà tourmentés par le changement inexpliqué de propriétaire. Un nouveau maître. Une sombre réputation. Un sentiment d'abandon pour les plus sensibles, de trahison pour les plus sanguins. La morosité régnait sur le domaine jadis habité parla joie et la sérénité. La confiance en avenir tranquille et souriant. Serena aimait Temon.

Temon.

 Je dois partir, s'exclama soudain la jeune fille. Ils s'en sont pris à Temon !

Kyma accompagna Serena. Elle passèrent par la cour pour rejoindre le quartier des employés, Berival reconnut la silhouette de Serena et il courut la rejoindre.

 Serena ! Ça va ?

 Oui, oui. Je dois retrouver Temon.

 Il est à la forge.

 Il est blessé ?

 Quelques coups.

Serena tourna la tête vers la forge. Le feu l'éclairait encore.

 Tu travaillais ?

 Oui.

 La nuit ?

 Je n'arrivais pas à dormir.

 Je vais chercher de quoi soigner Temon. Dis-lui que je vais bien.

 Je vais te laisser, intervint Kyma.

 Non, reste, voulut la retenir Serena.

 Je ne peux pas rester éloignée du dominus trop longtemps.

 Merci, Kyma.

 Tu veux savoir qui il attend ?

 Oui.

 Si j'en apprends plus, je te préviendrai.

La jeune fille s'éloigna.

 Qui est-ce ? demanda Berival.

 Une esclave du... maître.

 Une esclave ou une espionne ?

 ...

 Je n'aime pas ces gens, Serena. Ils ne m'inspirent pas confiance.

 Elle a été gentille.

 Mais elle lui appartient.

Serena repensa aux paroles de Berival alors qu'elle se rendait dans sa chambre. Kyma pouvait-elle servir d'informatrice à Aulus Flavius ? Une jeune fille. Une esclave. Qui feignait de haïr son maître. Une manière aisée pour s'attirer la sympathie et les confidences d'une familia dont on voulait s'assurer de la fidélité.

.

Serena n'eut pas besoin de Kyma pour connaître l'identité du visiteur. Elle était encore dans la forge en compagnie de sa mère, de Berival, de Temon et de Méléna que sa mère aimait beaucoup. Il y eu des cris, l'arrivée de chevaux, d'hommes à pied et le roulement caractéristique de roues cerclées de fer. Un carpentum. La grande cour se remplit de soldats.

 Qui est-ce ? souffla Héllènis.

 Quelqu'un était attendu avec son fils, l'informa Serena d'une voix incertaine.

 Son fils ?

Des hommes apparurent avec des torches. Les rideaux du carpentum glissèrent. Deux jeunes femmes en descendirent. Héllènis les reconnues tout de suite.

 Que font-elles ici ?

Personne n'eût le temps de lui répondre. Des bras se tendirent hors du carpentum et passèrent un enfant endormi dans les bras de la plus jeune des deux femmes qui s'y trouvaient auparavant. Et puis, Quintus Valerius Pulvillus prit pied dans la cour.

.

Quintus mit un moment avant de s'inquiéter. Il avait envoyé deux hommes prévenir de son arrivée. La présence de nombreuses personnes dans la cour, les torches, ne le surprirent pas. Il vérifia que Gaïus ne s'était pas réveillé et sourit à Routh. Il se tourna alors pour donner des ordres. Loger son escorte, leur servir à boire et àmanger, préparer une collation qu'il prendrait dans le jardin. Il aspirait au calme et au silence.

Il fronça les sourcils. Il ne reconnaissait aucun visage parmi les gens venus l'accueillir. Ni parmi les gardes qui portaient des uniformes de soldats ni parmi les serviteurs.

 Soyez le bienvenu, Quintus Pulvillus, lança une voix narquoise.

Quintus se figea. Marcus Silus ! L'âme damnée d'Aulus Flavius. Que faisait-il ici ?

 Vous étiez impatiemment attendus, continua Silus d'une voix suave.

 Que fais-tu ici ?

 J'assure comme toujours la protection du procurateur de Lycie, répondit négligemment Silus.

 Que fait-il ici ?

 Il t'attendait. Toi et... votre fils, grimaça Silus avec mépris et méchanceté.

 ...

 Ah, autant vous l'apprendre maintenant. L'Empereur, dans sa grande générosité, a cédé le Grand Domaine au procurateur.

 Le Grand Domaine appartient à Julia Metella, rétorqua Quintus.

 Julia Metella n'existe pas, Quintus.

Les hommes de son escorte se rapprochèrent de Quintus Pulvillus. Les gardes leur barrèrent le passage. Silus les engagea à remettre leurs armes aux soldats et à disparaître. Ils ne bougèrent pas. Pagona se rapprocha de sa jeune sœur. Tovias se plaça devant elles. Une bagarre se dessina. Un homme appartenant à la maison de Quintus se plia en deux, un autre fut brusquement ceinturé par deux soldats. Quintus s'avança devant Silus.

 Je vous interdis de toucher à mes gens ! claqua-t-il d'une voix ferme. Veuille à faire cesser ceci tout de suite, Silus !

 Dis à tes gens de se montrer raisonnable et rien de fâcheux ne leur arrivera.

Quintus affronta le centurion du regard. Il se donnait ainsi un temps de réflexion. Silus servait un homme qui avait tué le tribun Kaeso Valens et son cornicularius, qui avait tenté de le tuer lui et Julia, qui avait massacré sa familia à Bois Vert. Un homme dangereux. Julia lui avait envoyé un message. Une tablette. Il avait reconnu son sceau. Pas son écriture, mais il arrivait parfois qu'elle dicte ses messages.

Parfois ? Oui, parfois à Andratus ou à un de ses commis, mais un message qui lui était destiné ? Combien de fois cela lui était-il arrivé ? Jamais. Jamais Julia ne lui avait envoyé une tablette qu'elle n'eût pas écrite de sa propre main. Le message n'avait rien de vraiment confidentiel, mais...

Comment avait-il pu se montrer si sot ? Avec tout ce qu'il savait ? Elle lui manquait. Voilà pourquoi. Il n'avait pas réfléchi, emporté par la joie de la revoir, d'avoir enfin de ses nouvelles, de la savoir en Lycie. Il s'était conduit en véritable crétin. Il n'avait même pas consulté Severus. Il avait simplement affirmé à l'intendant que Julia était rentrée et qu'il allait la retrouver au Grand Domaine.

Que lui voulait Aulus Flavius ? Il le croyait à Rome. Comme Julia, réalisa-t-il. Que s'était-il passé ? Qu'avait fait Julia ? Dans quel pétrin l'avait entraînée sa sœur ? Julia était partie parce qu'elle s'inquiétait de la savoir seule à Rome. Dieux... Dieux, dieux, se prit à psalmodier le jurisconsulte. Il aperçut enfin des visages connus. Le forgeron Berival, mais aussi Héllènis et Méléna, ainsi que la petite Serena que Julia tenait en haute estime. Que savaient-ils ? Un homme de son escorte jura. Routh se rapprocha de Quintus jusqu'à le toucher. Parer au plus pressé décida le jurisconsulte.

 Tout va bien, dit-il à l'attention de ses gens. Remettez vos armes à ces hommes et allez vous coucher. Je viendrai vous voir demain.

 Dominus... tenta de protester un garde de son escorte.

 Faites ce que je vous dis !

Ses gens obtempérèrent. Quintus se rembrunit quand Silus ordonna qu'ils soient escortés et gardés pendant la nuit.

 On ne sait jamais, susurra-t-il à Quintus.

Tovias et Pagona furent enjoint à suivre le mouvement. Pagona protesta. Gaïus avait besoin d'elle.

 Il a déjà celle-là, rétorqua Silus en désignant Routh. Il n'a pas besoin d'une deuxième nourrice.

 Va avec eux, Pagona, lui dit Quintus conciliant.

 La domina m'a confié son fils et sa sœur m'a demandé de veiller sur lui comme sur mon propre fils, protesta Pagona d'un air déterminé.

 Routh s'en occupera très bien, intervint Quintus. Je te ferai appeler ensuite.

Pagona lui lança un regard noir. L'accueil qu'on leur avait réservé puait le piège.

 Marcus, demanda Quintus. Pagona est une femme libre...

 Qu'elle aille dormir où elle veut ! le coupa Silus. Emmenez les hommes, ordonna-t-il à ses soldats. Et toi, Quintus, suis-moi.

 ...

 S'il vous plaît, railla Silus.

Pagona se retrouva seule dans la cour. Serena approcha.

 Pagona ?

 Serena, qu'est-ce qu'il se passe ?

La jeune fille ne répondit pas. Elle emmena Pagona à la forge. On l'invita à s'asseoir, à boire et à se restaurer. Elle réitéra sa question.

 Pourquoi le dominus est ici ? demanda Héllènis sans répondre.

 Parce que la domina lui a écrit qu'elle l'attendait ici, expliqua Pagona.

 Mais la domina n'est pas là, répondit Berival surpris d'une telle assertion.

 Elle lui a envoyé un message.

 Qui lui a porté ? demanda Héllènis.

 Je ne sais pas. Qu'est-ce qui se passe ?

 La domina a vendu le domaine à Aulus Flavius.

 C'est impossible, déclara fermement Pagona.

 Pourtant, elle l'a fait.

 Non. Je l'ai souvent entendu parler du Grand Domaine, dit Pagona. Elle ne l'aurait jamais vendu.

La jeune femme raffermit ses compagnons dans leurs doutes, dans leurs soupçons. Mais que faire ?

 Andratus, suggéra Méléna. Contactons Andratus.

 Il a confirmé l'acte de propriété, observa Berival.

 Crois-tu qu'il soit complice ? demanda Serena.

 Vu la tête qu'il faisait en quittant le domaine, ça m'étonnerait, affirma Héllènis.

 Que faire ? se désola Méléna.

 Le procurateur est mauvais, dit Serena la voix tremblante.

Tout le monde se tourna vers elle. Temon sentit la colère le reprendre. Berival posa une main ferme sur son avant-bras. Serena n'avait rien raconté, mais elle était revenue bouleversée de son entrevue avec Aulus Flavius.

 Les bergers. Il faut prévenir les bergers, dit Berival.

 Pourquoi faire ? demanda Héllènis.

 Je ne sais pas, je m'inquiète pour le dominus et son fils. Nous n'avons plus de gardes, les ouvriers agricoles sont tous chez eux, dispersés un peu partout. C'est l'hiver et nous ne sommes pas nombreux. Les bergers regroupent leurs troupeaux dans la plaine durant l'hiver et ce sont les seuls en qui j'ai confiance. Il faut les prévenir. Si on a besoin d'eux, il nous aiderons.

 Tu ne peux pas y aller, dit Méléna avec sagesse. On remarqua ta disparition.

 J'irai, déclara Temon. Mais qu'est-ce que je leur dis ?

 La vérité, ce que nous savons, peu de chose en fin de compte. Dis-leur simplement de se rapprocher de la villa. Dis-leur qu'on craint pour la vie du fils de la domina.

 Tu crois qu'ils l'écouteront ? demanda Méléna à Berival.

 Je crois qu'ils sont tous prêts à mourir pour Julia Metella, répondit le forgeron.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

Illustration : Léda et le cygne, Auguste Clésinger, 1864, Musée de Picardie, Amiens.

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