Chapitre CX : Les absents


Aeshma et Gaïa découvrirent avec la même stupeur et la même admiration le domaine de Bois Vert deux ans et demi après que celui-ci eût entièrement brûlé. Bien sûr, les champs, les vergers, les bois n'avaient subi aucun dommage lors du pillage, mais Aeshma se souvenait avoir loué Astarté pour son œuvre d'incendiaire. Les planchers du premier étage s'étaient effondrés alors qu'Aeshma s'y trouvait encore.

Aujourd'hui, la villa resplendissait. Personne n'eût jamais pensé que des pirates et des gladiatrices l'avaient entièrement ruinée. Qu'ils avaient massacré tous ceux qui avaient eu le malheur de s'y trouver le soir de l'attaque. Aeshma avait tué cette nuit-là, et pas seulement des pirates. Son humeur tendu, sombra vers de noirs abîmes.

 Tu as expié, Aeshma. Tu as lavé le sang de tes mains et Julia t'a accordé son pardon.

Aeshma tourna un visage tourmenté vers Marcia.

 Tu as oublié ? Tu as versé ton sang et tu as promis.

Aeshma baissa la tête.

 Je...

 On n'oublie jamais. Le pardon n'est pas l'oubli. C'est mieux.

 Mais des innocents sont morts.

 Tu es assez forte pour y faire face. Ton remord montre que tu es quelqu'un de bien.

Marcia posa une main sur son épaule. Aeshma hocha la tête. La jeune fille poussa son cheval vers l'avant et elle continua sa route aux côtés de Julia. Aeshma se sentit très seule.

Gaïa et Marcia veillaient sur Julia. Elle l'entourait d'un filet d'attentions discrètes. Julia, grâce à elles, jugulait son impatience et ses appréhensions. Elle entretenait l'espoir de retrouvailles paisibles et heureuses. Elle l'empêchait aussi de céder à la colère. Une colère qu'elle dirigeait contre elle seule. Pour toutes les fautes dont elle s'accusait : son imprudence, son imprévoyance en ce qui concernait Sextus Fannius, mais plus encore, son inconscience. Comment avait-elle pu laisser Gaïus et Quintus alors qu'elle savait qu'Aulus Flavius en avait après elle et qu'il n'avait pas hésité à tuer ? Tuer Kaeso Valens, tuer Lucius Caper, attenter à la vie de Quintus, à la sienne. Comment une mère pouvait-elle abandonner si longtemps son fils ? Trois mois. Mais il suffisait d'un regard chaleureux de Gaïa pour la ramener à de meilleurs sentiments. Pour comprendre qu'elle avait sagement agi, qu'elle ne pouvait pas laisser sa jeune sœur affronter seule l'Empereur et Aulus Flavius.

Elle avait été présente pour Marcia quand la jeune fille avait eu besoin d'être soutenue, pour Gaïa. Elles avaient sauvé Astarté et Aeshma. Et puis, malgré les souffrances, la honte, la peur et la colère, elle avait gagné à jamais le droit d'être Julia Metella. Elle soupira. Il lui faudrait, par honnêteté, gagner celui d'être Julia Metella Valeria. Elle ne pouvait pas mentir à Quintus. Elle n'avait pas vraiment réalisé qu'elle lui avait menti. La force de l'amour de Gaïa, son caractère affirmé, avait construit une certitude et une vérité dont Julia, même en pensée, n'avait jamais douté depuis leur serment muet. Jamais le sentiment d'avoir pu tromper Quintus ne l'avait effleurée, même si parfois, une sourde angoisse l'avait tenaillée.

Elle se tourna vers Gaïa. Sa jeune sœur, attentive, lui envoya un sourire. Marcia la rejoignit. Julia jeta un regard par-dessus son épaule.

 Ça va ? demanda-t-elle à la jeune fille.

 Mmm, mmm.

 Et Aeshma ?

 C'est un peu difficile, je crois. L'endroit lui rappelle de mauvais souvenirs.

 Je lui ai sincèrement accordé mon pardon.

 Elle le sait, mais...

 On n'efface jamais complètement son passé ?

 Non, jamais.

Julia oublia un temps Gaïus et sa propre histoire. Elle n'avait jamais parlé à Marcia de sa première mise à mort. La jeune fille ne venait pas seulement d'évoquer les sombres pensées d'Aeshma. Ses deux mentors et certainement Astarté, avaient dû être présentes auprès de Marcia ce jour-là. Tuer de sang-froid changeait une personne. C'était particulièrement vrai pour une jeune fille innocente comme l'était Marcia quand elle était devenue gladiatrice. Julia n'avait jamais abordé ce sujet avec elle. Peut-être le devrait-elle. Peut-être qu'un regard extérieur serait salutaire pour la jeune fille.

 Et Astarté ? demanda Julia. Tu crois que ce sera aussi difficile ?

 Non. Astarté n'a pas oublié, mais...

Marcia ne savait pas comment expliquer l'attitude de sa camarade sans que celle-ci ne passât pour de l'indifférence. Marcia estimait profondément Astarté, elle ne pouvait pas imaginer ou courir le risque que quelqu'un éprouvât du mépris à son propos, pût mal la juger. Julia comprit.

 Elle a foi dans le jugement des dieux ?

 Oui, s'illumina Marcia reconnaissante.

 Elle est peut-être aussi moins tourmentée que ne l'est Aeshma ?

 Peut-être.

Sûrement.

Astarté acceptait mal sa condition servile, mais elle espérait la racheter par le courage et l'habileté qu'elle déployait sur le sable, par son adhésion totale à la vie de gladiatrice, par ses efforts. Astarté regrettait la forêt, sa liberté, mais elle n'avait jamais vraiment confié à Marcia qu'elle souffrait d'avoir été séparée de sa famille et de son peuple. Elle semblait n'avoir rien laissé qui la peinât derrière elle. Elle ne portait aucun fardeau.

Aeshma ne comptait pas les jours et les années, mais parfois, Marcia se demandait si son mentor, n'était pas beaucoup plus sensible qu'elle ne le laissait paraître.

Son silence après avoir compris que Zmyrina était sa sœur. Son repli. La résurgence de son passé avait déstabilisé la jeune Parthe. Par contre, Marcia ne comprenait pas comment ensuite, alors que les deux sœurs s'étaient enfin retrouvées, elles n'eussent rien laissé paraître. Pas une larme, pas un cri, pas une accolade ou un geste affectueux. Elles étaient vraiment déconcertantes.

.

La troupe, nombreuse, avait été repérée depuis très longtemps. Marcus Severus s'occupait toujours du domaine et il avait mis au point un système d'alerte. Tout visiteur devait être annoncé. Tout groupe dépassant quatre personnes appelait à la méfiance. Chaque membre de la familia était responsable de tous. Un ouvrier agricole avait entendu le martellement des sabots bien avant que Julia n'arrivât aux limites du domaine. Il n'avait pas attendu de voir qui et combien, il avait lâché ses outils, son travail et couru aussi vite qu'il pouvait, espérant qu'il rencontrerait rapidement quelqu'un. Des femmes remontaient vers la villa avec des paniers remplis d'herbes odorantes. Il cria, essoufflé, le cœur battant. Les femmes s'arrêtèrent. Il les rejoignit.

 Des cavaliers, une troupe nombreuse, plus d'une dizaine.

Deux jeunes filles d'une douzaine d'années avaient passé leurs paniers à des femmes et s'étaient élancées vives comme des chevrettes. Alors qu'elles commençaient à faiblir, elles avaient vu des hommes qui bêchaient la terre d'une oliveraie. Le message avait été transmis. Un homme avait jeté sa houe. Les fillettes s'étaient écroulées sur un talus. Elles avaient couru près de deux milles à fond de train. Deux relais avaient encore été passés avant que le message n'arrivât à la villa et qu'il ne fût transmis aux gardes et à Severus.

La villa fut prestement fermée, les jeunes enfants mis à l'abri, les hommes et les femmes armés. Des gardes se postèrent aux fenêtres. Ils portaient des arcs.

Impressionné par la démonstration des dominas et de la jeune Marcia Atilia contre les loups, Severus avaient pris soin de recruter des hommes qui savaient tirer à l'arc. Au Grand Domaine, il avait été chercher un archer qui saurait former les gardes au tir, mais quand Julia Metella Valeria lui avait demandé de relever le domaine de Bois Vert et de reconstituer la familia, il s'était assurer que les nouveaux gardes qu'il recrutait, étaient des archers. Aucun, malheureusement, n'égalait les dominas. Ce dût être elles les instructeurs.

La tension était palpable. On se souvenait que la villa avait été pillée, mise à bas, et que les nouveaux bâtiments reposaient sur le sang de ceux qui avaient été massacrés. Les gens du dominus l'avaient été par les pillards, les pillards par deux gladiatrices.


***


Rachel était revenue avec des récits de sang, d'exploits héroïques, de loyauté, de miracles improbables. Les gens ne se lassaient pas de l'écouter et, qu'ils y crussent ou pas, ils relançaient souvent la femme au cours des veillées ou des moments de détente. Rachel n'avait jamais été spécialement connue pour raconter des histoires, mais tous ceux qui auraient pu en témoigner étaient morts. Les nouveaux pensaient qu'elle était une conteuse hors pair et qu'elle l'avait toujours été.

Marcus Severus avait un soir, une fois n'était pas coutume, prêté attention à ses récits. Il retrouva dans ses histoires, Gaïa Metella telle qu'il l'avait vue se battre contre les loups. Il s'étonna bruyamment d'apprendre que Marcia Atilia avait signé un contrat d'auctorata. L'assemblée s'était tournée vers lui.

 Je la connais, avait-il avoué.

Les questions avaient fusé. Il avait refusé d'y répondre. Et puis, Rachel avait parlé d'Aeshma et d'Atalante. Il avait appris des détails que la domina ne lui avait jamais donné sur l'attaque du domaine de Bois Vert. Il réussit à garder le silence quand Rachel raconta que la gladiatrice et une de ses camarades répondant au nom d'Astarté l'avaient sauvée, qu'elle avaient sauvé le dominus et la domina, mais quand, comme à chaque fois, Rachel raconta la disparition en mer de Gaïa Metella, passant sous silence l'implication d'Aeshma qu'elle désignait simplement sous le nom de la gladiatrice, et son retour inattendu et incroyable à Alexandrie, quand elle affirma que, elle seule, Rachel et une gladiatrice originaire de Germanie avaient cru à son retour et que, tout à coup, elle posa une série questions qui amusait tant ses interlocuteurs, Severus n'avait pu feindre plus longtemps l'indifférence :

 Quelles sont les qualités de Gaïa Metella ? clama Rachel.

 Force, courage et ténacité, répondait en cœur l'assistance.

 Et celle de la gladiatrice que la domina avait sauvée de la noyade ?

 Pugnacité, loyauté et héroïsme, énonça l'assistance.

Severus, à ce moment là, avait secoué la tête. Il voulait bien reconnaître que la sœur de la domina correspondait à la description, mais Rachel faisait de la gladiatrice inconnue une héroïne mythique comme on en rencontrait peu dans les récits.

Il avait réfléchi. Atalante - la vraie Atalante, pas la jeune gladiatrice qui se faisait appeler ainsi - et les Amazones étaient les seules dont les aventures et la personnalité pouvaient s'apparenter à ce que racontait Rachel. Quintus Valerius aimait beaucoup Rachel, il semblait que la réciproque fût exacte. La femme était aussi visiblement tombée sous le charme de Julia Metella et de sa sœur. Il ne s'en étonnait pas. La domina était une femme admirable et Rachel avait pratiquement assisté à son accouchement. Quant à Gaïa Metella, Rachel avait appris à la connaître chez elle, à Alexandrie. Elle l'avait accompagnée à Rome et elle l'avait ensuite surprise à exercer ses talents d'archère contre des pirates. Pour une femme qui avait jusqu'à ses quarante ans exercé paisiblement une charge de cuisinière dans une villa agricole, tous ces événements avaient de quoi soulever son enthousiaste. Il semblait même que les dominas eussent réussi à gommer les traumatismes et les peurs qu'avaient engendré les violences exercées lors du pillage de la villa et de l'attaque des pirates. Il avait cru comprendre que Rachel, si elle n'avait subi aucun dommage lors de l'attaque de l'Artémisia, n'était pas sortie indemne de celle de Bois Vert. Elle parlait d'Astarté comme d'une envoyée des dieux et d'Aeshma comme du glaive de la vengeance.

 Exactement, approuva Rachel. La domina est forte, courageuse et tenace et la gladiatrice est pugnace, loyale et héroïque. Voilà pourquoi elles sont revenues saines et sauves à la civilisation. Gaïa Metella, Julia Metella, mais aussi le dominus et moi-même, avons tous été secourus par la même personne...

Severus comprit à ce moment-là qui était la fameuse gladiatrice naufragée.

 Aeshma ! souffla-t-il.

L'intendant avait brisé les règles, il n'avait pas attendu que Rachel posât la question que tout le monde attendait et à laquelle, tout le monde répondait en braillant. Et tout le monde se retourna contrarié. Mais personne ne protesta devant le sévère intendant..

 Vous connaissez Aeshma ? osa demander un petit esclave.

 Euh...

 Où l'avez-vous rencontrée ? demanda Rachel.

 ...

 Au Grand Domaine ? Vous étiez au Grand Domaine. Elle y est venue ?

 ...

 Ne raconte pas n'importe quoi, Rachel ! lui intima un garde qui connaissait le Grand Domaine. La propriété appartient à la domina et elle se situe loin en dehors de la ville. Comment Aeshma aurait-elle pu s'y rendre ?

— Gaïa Metella connaît bien Aeshma et l'une de ses camarades aussi. Je les ai vues un soir discuter amicalement sur l'Artémisia. La domina avait pris avec elle trois gobelets et une amphore de vin de Falerne. Elle ne l'aurait pas fait si elle ne les connaissait pas. Et puis, elle a sauté à l'eau pour sauver Aeshma. Est-ce qu'on se jette à l'eau en pleine tempête, pour sauver quelqu'un qu'on ne connaît pas ?

Le garde se tourna vers Marcus Severus.

 Marcus, d'où connaissez-vous la gladiatrice ? Elle est vraiment venue au Grand Domaine ?

 Oui,avoua Severus. L'autre gladiatrice était très grande, n'est-ce pas ? demanda-t-il à Rachel. Aussi grande que Gaïa Metella ?

 Oui.

 C'est Atalante ?

— Oui ! s'exclama Rachel ravie. C'est elle ! Marcia Atilia lui a sauvé la vie sur l'Artémisia, elle aussi était tombée à l'eau. Mais vous connaissez Atalante, réalisa Rachel. Elle était parmi ceux que la domina a reçus au Grand Domaine après le retour de l'Artémisia. Je n'y suis pas allée, parce que le dominus a voulu me garder près de lui. Mais vous, Severus, vous les avez vus. Il y avait trois gladiatrices sévèrement blessées qui sont restées à Patara, mais Marcia Atilia, Atalante, La Germaine, une gladiatrice qui répondait au nom de Penthésilée, deux gladiateurs, dont l'un était marié et quelques autres, des gardes et des valets, ont passé quelques jours au Grand Domaine.

 Oui, c'est exact, confirma Severus. Leur responsable s'appelait Publius Tidutanus.

 Mais Aeshma ? Elle n'était pas là.

 Elle et Atalante avaient séjourné au Grand Domaine avant cela. Aeshma a sauvé la vie de Marcia Atilia. En fait, les deux gladiatrices, Marcia Atilia et les dominas ont contribué à sauver le Grand Domaine d'une attaque de loups.

Les yeux de Rachel s'illuminèrent, de grands cris fusèrent. On voulut tout savoir. Severus rechigna, il en dit très peu, puis un peu plus, et enfin, beaucoup plus. Il alimenta l'imaginaire des habitants de Bois Vert et conforta Rachel dans ses certitudes. Elle regretta simplement qu'Astarté encore une fois, fût absente de son récit. La grande gladiatrice aux larges épaules l'avait fortement impressionnée, mais celle-ci ne s'était retrouvée ni sur l'Artémisia ni au Grand Domaine quand Aeshma y avait été invitée.

Elle se rappelait très bien d'Atalante. La jeune gladiatrice s'était sauvagement battue avec Aeshma, elle avait été condamnée aux fers, elle avait combattu les pirates aussi courageusement que tout le monde. Rachel l'avait vue en sang, avant et après l'attaque. Elle lui avait pourtant semblé calme et tranquille. Curieuse, elle posa des questions à son propos. Severus confirma son intuition. L'intendant décrivit Atalante comme une personne agréable, discrète et serviable, comme une guerrière courageuse et habile, mais cela , Rachel le savait déjà. Elle trouvait curieux que la jeune femme se fût montrée si violente et si indisciplinée, d'autant plus que Rachel avait su qu'elle aimait beaucoup Aeshma. Les deux gladiatrices avaient une certaine façon de se regarder, d'interagir ensemble. Cela lui avait paru évident quand elle leur avait apporté à manger après leur bagarre. Beaucoup plus, quand elle avait vu Atalante inquiète et sombre après la bataille. Les morts et les blessées n'y étaient pas étrangers, mais la disparition de sa camarade en mer l'avait plus encore affectée.


***


Un garde plissa soudain les yeux. Ses yeux le trahissaient-ils une fois de plus ? Vétéran de la légion, il avait préféré rejoindre une familia plutôt que de s'occuper de la petite propriété qu'il avait gagnée à la fin de son service. Le mariage, les enfants, le travail de la terre ? Il s'était surtout senti très seul. Il avait traîné son mal être en ville, espérant un engagement. On disait parfois que les aristocrates ou les marchands cherchaient des hommes d'expérience pour assurer la protection de leurs biens. Il avait entendu parler de Marcus Severus, il s'était rendu à Bois Vert. L'intendant l'avait soumis à un interrogatoire serré, avait vérifié ses aptitudes martiales, émis le désir qu'il sût tirer à l'arc et avait conclu qu'il le prenait à l'essai. L'intendant était un homme méticuleux et exigent, mais le vétéran lui avait donné satisfaction, il l'avait gardé. Il attendit encore que les cavaliers se rapprochassent. Le casque. Un casque de centurion à n'en pas douter.

 Il y a des légionnaires parmi les cavaliers.

 Tu en es sûr ? demanda Severus dubitatif.

 Euh... ils sont cinq, on reconnaît les manteaux et il y a un centurion avec eux.

 Et les autres ?

 Je ne sais pas.

Des légionnaires ?

 Il y a des femmes ! annonça soudain un gamin.

 Des femmes ?!

 Oui ! s'exclamèrent plusieurs autres personnes. On voit leurs cheveux longs.

 Combien ? exigea de savoir Severus.

On s'efforça de compter.

 Quatre ! affirma une jeune fille connue pour avoir les yeux perçants.

Severus maudit sa myopie. Cinq légionnaires, quatre femmes, qui étaient les autres ? Quatre femmes... Combien de femmes montaient à cheval dans la province ? Les auteurs avaient beaux raconter que des Amazones avaient parcouru autrefois la région, elles étaient parties depuis longtemps et n'avaient pas fait beaucoup d'émules, sinon... les dominas. Il regarda mieux. Repéra les cavalières. La blondeur si caractéristique de l'une d'entre-elle. Même à cette distance, même avec ses mauvais yeux, il pouvait la reconnaître. Marcia Atilia. Et si la jeune fille était là, alors...

 La domina ! hurla-t-il soudain.

Il se précipita en courant dans les escaliers. Severus ne s'emportait jamais, il gardait en toute circonstance un calme olympien qui rendait ses colères plus redoutables encore. Tous ceux qui l'entouraient restèrent saisis. Le sévère intendant se serait tout à coup transformé en satyre qu'ils n'en auraient pas moins été frappés de stupeur.

 Qu'est-ce qu'il raconte ? grogna un garde.

Julia n'était venue à Bois Vert qu'une seule fois depuis la ruine du domaine, peu de gens la connaissait et personne ne savait qu'elle montait très bien à cheval.

 Oh, oui, ce sont elles ! s'exclama un homme à demi-sauvage que personne ne connaissait.

Il partit lui aussi comme une flèche.

 Mais c'est qui ce drôle ? demanda une femme. On le voit sans cesse traîner à ne rien faire depuis plus d'un mois.

 D'autres types de son genre rodent parfois aux alentours du domaine. Une fois, j'ai voulu en rosser un, il m'a menacé de se plaindre à Severus. On est allés le voir ensemble. Severus m'a déclaré que c'était un berger attaché au domaine. Mais on ne voit jamais leurs troupeaux.

.

Severus s'arrêta essoufflé, heureux de revoir Julia. Les cavaliers avaient ramené leurs montures au pas. L'intendant se mit aussitôt à hurler des ordres, à houspiller tout le monde, à souhaiter la bienvenue à la domina. Il ne l'avait pas vue depuis plus d'un an. Le Grand Domaine lui manquait, même si Bois vert était une propriété prometteuse. Il lui restait beaucoup de travail à accomplir au Grand Domaine, des projets en cours, inachevés, qui demandaient son attention. Et puis, pourquoi le nier, il aimait travailler et échanger avec Julia. Quintus Valerius était un homme charmant, mais il ne connaissait rien à l'agriculture et au commerce. Il ne s'occupait pas de la gestion de ses domaines. Avant de se retrouver employé par Julia, Severus gérait seul le domaine de Quintus qui lui avait échu. Il appréciait la confiance bienveillante du dominus, mais même s'il avait peu apprécié d'être emprunté par Julia à son mari, même s'il n'avait tout d'abord pas apprécié la voir s'immiscer dans la gestion du Grand Domaine, même s'il n'avait pas toujours validé sa façon de gérer la familia, Severus avait très vite adoré partager des projets de développement avec elle. Julia était intelligente, respectueuse, ferme, elle avait l'esprit d'entreprise et des projets à long terme.

Par respect, et peut-être plus encore par amitié, il avait accepté de venir relancer le domaine de Bois Vert, mais leurs échanges lui manquaient. Ils avaient beaucoup discuté quand ils étaient venus ensemble à Bois Vert. L'idée de relever le domaine l'avait enthousiasmé. Mais elle était repartie, le laissant seul mener à bien l'entreprise. Il pensait souvent à elle. Penserait-elle que son idée était viable ? Comment Julia Metella aurait elle puni des esclaves maladroits ? Comment auraient-elles rassuré des employés qui craignaient une épidémie ? Et ce champ ? Valait-il mieux le planter de vigne ou d'épeautre ? À moins que des pois chiches... ? Penserait-elle que planter des pistachiers rapporteraient plus que des amandiers ? Il voulait augmenter la production d'huile, mais pourrait-il en vendre le surplus, ou était-il préférable de vendre les olives en vrac ? Et la tannerie ?

Un an et demi. À son arrivée, deux mois auparavant, Quintus Valerius s'était émerveillé du travail de Severus, il avait prêté une oreille attentive à son intendant, mais il n'avait émis aucune critique, il n'avait rebondi sur aucun de ses propos. Le dominus était venu seul avec son fils. La domina ne l'avait pas accompagné. Severus avait tenté de cacher sa déception. Sans trop de succès.

 Elle me manque aussi, Severus. Il est difficile d'oublier Julia, lui avait dit un jour Quintus

Le dominus n'était pas un homme d'affaires, mais c'était un homme sensible, observateur et très fin.

Et elle était là ! Enfin !

Et pas seule. Mais elle était là. Il oublia la présence des légionnaires, leur uniforme particulier, celle de Tidutanus, de Marcia Atilia. Trop heureux de revoir Julia. Il attrapa la bride de son cheval et la mena fièrement à la villa.

Ils atteignirent la grande porte qui donnait accès à la cour des bâtiments agricoles. Les cavaliers mirent pied à terre. Severus se précipita. Julia prit appui sur lui. Il leva son regard et lui sourit. Son sourire s'effaça immédiatement.

 Domina... souffla-t-il.

Elle avait maigri, mais plus que cela, elle portait une cicatrice sur la pommette gauche et une grande trace marquait sa joue. Une trace qui ressemblait étrangement à celles que laissent les verges ou le flagellum sur les chairs. Il se tourna vers Gaïa, l'air un peu perdu, remarqua intensivement l'étrangeté de leur équipage, les robes luisantes de sueur des chevaux.

 Bonjour, Severus, dit aimablement Julia. Où se trouve Quintus ?

 Le dominus ?

 Oui.

 Mais il n'est pas là, domina.

Julia pâlit.

 Où est-il ?

 Euh...

Quelque chose n'allait pas. Julia Metella semblait sincèrement ne pas savoir où se trouvait le dominus.

 Severus, où est Quintus ? insista-t-elle

 Il est reparti pour Patara, il y a quatre jours.

 Qu'est-il allé faire à Patara ? Nous avions convenu de nous retrouver ici.

 Vous... Il a reçu une tablette, domina.

 De qui ?

 De vous, domina.


***


Le carpentum avançait doucement. Le vent s'était levé un peu plus tôt dans l'après midi. Le ciel dégagé était d'un bleu cristallin et le soleil brillait. L'air était pur, mais froid. Lors d'une pause, Quintus était descendu se dégourdir un peu les jambes. Gaïus avait lui aussi apprécié et s'était mis à courir en riant après les oiseaux.

L'absence de Julia pesait à l'enfant et à son père. Gaïus dormait moins bien et quand un gros chagrin l'étreignait, il finissait toujours par réclamer sa mère. Quintus, malgré l'amour qu'il savait que sa femme vouait à sa jeune sœur, n'arrivait pas à vraiment comprendre comment Julia avait pu laisser Gaïus derrière elle. Elle le nourrissait encore au sein quand elle était partie, elle était très proche de son fils et s'était toujours montrée une mère attentionnée et très tendre. Et tout à coup, elle décidait un voyage à Rome ? Seule. De la part des femmes de ses amis ou des femmes qu'il fréquentait à Patara, cela ne l'eût pas étonné. Mais Julia ? Elle avait évoqué son inquiétude, le danger qu'elle sentait roder autour de leur famille, la peur que Gaïa ne commit des imprudences. Quintus l'avait suppliée de les emmener lui et Gaïus. Devant son refus, il avait revu ses exigences, parlé de Gaïus. Julia n'avait rien voulu entendre.

Le premier mois avait été difficile. Très difficile. Particulièrement après la première semaine, quand Gaïus avait réalisé que sa mère était partie depuis des années et qu'elle l'avait l'abandonné.

Pourtant, Quintus n'avait pas laissé Julia accaparer toute l'attention de Gaïus depuis que l'enfant était né. Il n'avait jamais rêvé d'être père. On lui avait inculqué qu'il se devait d'avoir un héritier, mais il n'avait jamais particulièrement aimé les enfants. Il avait pensé attendre la cinquantaine avant de se marier avec une jeune fille insipide qu'il épouserait peut-être plus par pitié et par ennui, que par réel intérêt. Il aurait eu deux ou trois enfants comme tout bon citoyen se devait d'en avoir. Sa paternité lui assurerait la considération de son entourage et favoriserait sa carrière.

Mais à trente-sept ans, il avait croisé le regard de Julia Metella. Ses yeux légèrement étirés vers les tempes, son sourire éclatant et franc, son esprit vif. Il était tombé sous le charme. Il avait cru qu'elle se moquait, même après le mariage. Il était gros, pas vraiment beau, il ne se trouvait aucun charme. Julia était fine, intelligente, cultivée, riche et sûre d'elle-même. Quels attraits pouvait-elle lui avoir trouvés ? Et lui ? Comment et pourquoi était-il tombé amoureux ? Contre toute attente. Contre toutes les règles de bienséance.

Il aimait sa compagnie, il aimait discuter avec elle, l'écouter lui raconter ses rêves, ses projets, ses aventures. Elle lui demandait souvent conseil, pas seulement à propos d'un problème juridique, mais à propos de sujets qu'elle maîtrisait parfaitement. Il faisait de même. Chacun menait ses affaires de son côté, tout en se soutenant et en s'entre-aidant.

Il avait découvert dans les bras de Julia qu'il lui suffisait d'une femme. Qu'une femme et une seule pouvait combler tous ses désirs. Elle l'avait embrasé plus que n'importe qui d'autre auparavant, elle lui avait procuré plus de plaisir qu'il n'en avait jamais ressenti. Dans ses bras, il avait appris à aimer Julia et à le lui montrer, il avait appris la tendresse, mais surtout, elle lui avait fait aimer son propre corps. Julia plaisantait quand elle disait aimer les gros, mais elle ne feignait ni son désir ni son plaisir avec lui. Elle était sensuelle et ils s'adonnaient sans restriction aux joies de l'amour.

Julia était tombée enceinte. Elle avait fait une fausse couche, très tôt, la première fois. Plus tard, la seconde fois.

C'était au moment de sa seconde grossesse qu'il avait commencé à se poser des questions. À réaliser qu'il serait père. Qu'elle serait la mère de son enfant. Elle avait perdu l'enfant. Il n'avait pas su trop quoi penser. Julia avait cherché plus de tendresse et elle s'était montrée quelques temps très silencieuse.

Elle était enceinte de deux mois quand il avait appris après l'attaque de Bois Vert qu'elle attendait un enfant. Gaïus était né. Leur enfant. Quintus avait adoré s'en occuper. Le couple avait très rapidement trouvé un équilibre. Entre l'enfant, leur besoin d'être tous les deux, leurs obligations. Après quelques tâtonnements, ils avaient tous les trois trouvé leurs marques en partie grâce à Gaïa. Son hospitalité à Alexandrie leur avait permis d'apprivoiser la nouvelle configuration de leur cellule familiale. Pagona, Routh et Tovias n'y étaient pas étrangers non plus. Les protégés de Gaïa s'occupaient merveilleusement bien de Gaïus. Ils n'étaient ni envahissants ni indifférents. Ils aimaient Gaïus et respectaient ses parents. Une seule ombre avait planée sur sa nouvelle condition de père : la façon dont Julia lui avait annoncé qu'elle était enceinte de Gaïus.

 Puisqu'Aeshma a vendu la mèche à Gaïa.

Il s'était demandé ensuite quand elle se serait décidée à le lui dire si la gladiatrice n'était pas intervenue. Il n'avait pu s'empêcher de se traiter d'imbécile. Il dormait avec Julia, il la caressait parfois durant des heures, il explorait son corps et il n'avait pas deviné ce qu'une gladiatrice sauvage avait deviné en dix minutes ? Julia avait ri aux éclats quand il lui avait avoué sa contrariété mêlée d'une pointe de ressentiment envers la jeune Parthe.

 L'amour rend aveugle ! se moqua-t-elle facétieusement.

Il avait pris sa déclaration à son compte et avait ostensiblement boudé, ce qui avait encore plus égayé Julia. Sa femme était parfois aussi infernale que sa jeune sœur.

Gaïa... Il avait longtemps considéré que celle-ci était la part sombre de Julia. Le fardeau qu'il devrait supporter pour bénéficier d'une femme aussi extraordinaire que l'était la sienne. La dangereuse Gaïa. Il avait revu son jugement à Alexandrie. Mais elle l'inquiétait quand même. D'ailleurs, Julia elle-même s'inquiétait pour sa sœur. De ce dont elle était capable. Voilà pourquoi Julia était partie. Pourquoi elle avait abandonné son fils. Un fils qu'elle aimait.

 Tu sauras t'en occuper, Quintus, lui avait dit Julia avant de partir. Je ne peux pas laisser Gaïa toute seule alors qu'elle tente d'assurer notre sécurité. C'est aussi l'avenir de Gaïus qui se joue.

 Il a besoin de toi, Julia. Il t'est très attaché.

 Je le sais, mais tu es là pour l'aider à supporter mon absence.

Que pouvait-il répondre ? Que c'était faux ? Que Gaïus avait avant tout besoin de sa mère ? Julia n'aurait pas compris parce qu'elle avait autant partagé son amour que son fils. Quintus, après être tombé sous le charme de la mère, était tombé sous le charme du fils. Il l'avait presque autant promené dans ses bras que Julia. Il avait passé des nuits seul avec lui. Des journées entière. Même si Pagona et Routh passaient beaucoup de temps avec l'enfant quand Julia était occupée.


***

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