Chapitre CVIII : Panique à bord !
La Stella Maris plongea.
Du haut d'une crête, elle se précipita dans un gouffre noir et étroit. Le capitaine, les deux barreurs, le pilote et le second s'arc-boutèrent en vain sur les barres. Stravos s'efforçait de ne pas trop faire travailler la structure de son navire. D'éviter le pire. Il abordait les vagues de biais. S'il prenait une lame en travers, sa Stella se retournerait et s'il tombait l'étrave en avant dans un creux, elle risquait de se briser.
— Tiens bon, tiens bon, murmura le capitaine à son navire.
Il pria les dieux pour que tous les passagers fussent solidement liés.
Le cœur manqua à tous.
Marins, gladiateurs, prétoriens, gladiatrices, Chloé, Saucia, Antiochus, Néria, Julia, Gaïa, Spyros, Silia, Zmyrina. Ils ouvrirent tous la bouche. Dans un ensemble parfait. Le temps s'était soudain trouvé suspendu à un fil. Figé. La Stella Maris s'était retrouvée un bref instant en équilibre sur la crête d'une vague immense. Immobile. Et puis, le temps reprit sa course entraînant le navire dans une chute vertigineuse. Une accélération démente que rien ne semblait jamais devoir freiner. Une course folle vers l'infini.
Et soudain. Le choc. La proue qui plongeait durement sous les flots, remontait brutalement à la verticale. Des paquets d'eaux embarqués qui plaquèrent violemment les passagers contre les bastingages. L'horrible impression pour tous de se noyer.
Aeshma referma ses deux bras sur Ishtar autant pour protéger la jeune gladiatrice que pour s'accrocher à elle et combattre sa peur panique de l'eau. Panique d'autant plus violente que la jeune Parthe pensait l'avoir vaincue en apprenant à nager. Britannia avait eu le souffle coupé par le cordage qui la maintenait quand le navire avait plongé et la masse d'eau la renvoya durement se taper sa tête contre le bastingage. Elle devint toute molle. Dacia, malgré la violence des éléments n'avait pas relâché son attention sur la jeune fille, elle la sentit perdre conscience et la soutint fermement par la taille. Tidutanus avait glissé sous la corde, manqué de partir, les mains fermes d'Enyo le saisirent avant qu'il ne fût trop tard. La gladiatrice l'installa dans un puissant mouvement entre ses jambes. Elle les referma sur lui tandis que ses bras l'enserraient comme dans un étau de fer. À demi-suffoqué, il eût la présence d'esprit de s'accrocher fermement aux cuisses de la jeune gladiatrice. Lui, le vétéran de la VIIe légion Claudia, le citoyen romain, l'homme mûr et expérimenté, devrait sa vie à une jeune femme, à une gamine, comme l'étaient toutes les gladiatrices à ses yeux, à une Sarmate, à une barbare, à une esclave, à une réprouvée. À une guerrière.
Cette fille, comme toutes ses camarades, possédait des muscles d'airains et ce n'était pas les rondeurs douces de sa poitrine qu'il sentait dans son dos, qui y changeaient quelque chose. S'il survivait à cette histoire, il ne pourrait plus jamais travailler pour le ludus. Punir, entraver et parfois fouetter ces filles lui paraîtraient des actes infamants. Tout était si simple avant. Tout était bien ordonné, tout le monde bien à sa place. Les gardes et les hommes libres d'un côté, les esclaves et les gladiateurs de l'autre. Pourquoi Téos s'était-il compromis avec ce procurateur ? L'eau le submergea de nouveau et il ne pensa plus à rien, sinon à survivre et à prier pour qu'Enyo ne le lâchât pas.
Dans la cabine, le chaos régnait. Julia et Gaïa avaient été projetées au sol et elles avaient roulé sur le plancher. Néria était passée par-dessus un coffre la tête la première et gémissait allongée au pied d'une cloison. L'estomac de Zmyrina l'avait abandonnée, elle avait été projetée contre un pied de la table, son bras droit la faisait souffrir et elle baignait dans une atroce odeur de bile et de vomi. Antiochus seul n'avait été envoyé d'un bout à l'autre de la cabine.
La coque ronde craqua de partout. La capitaine et son second s'étaient agrippés aux barres, eux, comme les deux barreurs avaient tenu, le pilote avait été emporté. Stravos leva la tête. Le mat se dressait toujours droit et à sa place sur le pont. La Stella Maris flottait toujours, ballottée comme une coquille de noix, mais entière. Il se fendit d'une grimace de victoire. Le soleil perça au milieu de la tempête, comme une promesse.
Tenir encore. Une heure, deux heures au maximum et tout rentrerait dans l'ordre. Il hurla des encouragements à ses compagnons et les quatre hommes pesèrent de toutes leurs forces sur les barres. Un travail aussi délicat qu'épuisant. Les barres devaient être maniées dans un ensemble parfait pour agir efficacement sur la course du navire.
Le capitaine écarquilla tout à coup les yeux. Atalante jura. Marcia ouvrit la bouche et tenta fébrilement de se détacher. Son pugio ! Où était son pugio ?
— Gal, je te laisse ! cria-t-elle à sa camarade.
— Quoi ?! s'alarma la jeune gladiatrice. Marcia !
La jeune auctorata avait tranché la corde qui l'arrimait au bastingage. Galini tenta de la retenir, mais sa main glissa sur la peau mouillée de sa camarade. Elle tira sur ses liens, pesta, jura, hurla après Marcia. Sur l'autre bord, Astarté leva la tête. Elle prévint Germanus assis à côté d'elle, Celtine, et elle trancha ses liens avec le pugio que lui avait offert Gaïa quand elle avait été enfin capable de sortir de son lit après son dernier combat.
***
— Ce n'est pas une très belle arme, lui avait déclaré la domina. Je t'en achèterai une digne de toi plus tard, mais en attendant, accepte celle-ci comme signe de ma confiance et de mon estime.
— ...
— Je ne t'ai ni choisie par hasard, Astarté, ni pour tes simples qualités martiales. Je t'ai choisie parce que tes camarades éprouvent de l'estime et de l'affection pour toi. Qu'elles ont confiance en toi.
— ...
— Marcia m'a beaucoup parlé de toi aussi, avait dit la domina sans glisser le moindre sous-entendu licencieux dans sa phrase.
Astarté avait souri de fierté.
— Mmm, je savais bien que tu n'avais rien de modeste.
La domina arborait un petit air narquois et le sourire d'Astarté avait cédé la place à de l'embarras.
— Mais de ce côté-là, avait ajouté Gaïa Metella. Tu n'as rien à envier à tes camarades et puis, je ne vois pas pourquoi tu rougirais de l'affection que te porte Marcia, tu la mérites autant qu'elle te mérite.
Astarté s'était, cette fois-ci, fendue d'un sourire radieux.
***
L'arme n'était peut-être pas très belle, mais sa lame était parfaitement forgée et Astarté l'avait affûtée avec beaucoup de soin. Elle trancha facilement le chanvre. Bondit en avant. Le navire tangua et elle partit sur sa droite, elle visa le mat et s'y rattrapa. Atalante se débattait avec les nœuds de ses attaches, mais l'eau et les tensions exercées, les avaient resserrés et ses doigts, rendus gourds par le froid, n'arrivaient pas à trouver une prise. Galini ne savait pas qui regarder, pour qui s'inquiéter. Les deux personnes les plus importantes de sa vie affrontaient la tempête sans assurance. Son mentor à droite, Marcia à genoux devant elle. Pourquoi ? Pour cette fille là-bas ? Une esclave des dominas. Qu'est-ce qu'elle représentait de si important pour que Marcia et Astarté risquassent leur vie pour elle ? Ou peut-être juste Marcia. Astarté ne se préoccupait certainement que de la sûreté de la jeune fille aux cheveux d'or. Elle avait fini par remarquer que son mentor ne posait pas exactement le même regard sur Marcia que sur les autres. Il brillait toujours un peu plus et Galini y avait parfois descellé de la tristesse. Astarté s'était levée pour Marcia. Mais Marcia ? Pour qui s'était elle levée et pourquoi ?
.
Zmyrina était sortie à la faveur de la confusion qui régnait dans la cabine. Néria évanouie, la domina sonnée, sa sœur pas vraiment mieux, des objets en tout sens.
Respirer, elle avait besoin de respirer. Elle avait ouvert la porte et s'était retrouvé happée par la tempête sans y prendre garde. Elle ne voyait rien, une odeur insupportable lui maintenait le cœur au bord des lèvres, une douleur atroce lui vrillait l'épaule droite et quand le navire roula, elle se tapa contre les montants qui soutenaient la cabine. Elle vomit dans le même temps, pliée en deux. Puis, elle se releva et s'avança en vacillant sur le pont. C'était à ce moment que le capitaine, Atalante et Marcia l'avait aperçue.
— Aeshma ! cria Atalante. Aeshma !
Elle se souvenait qu'elle avait vu un pugio pendre à la ceinture de la gladiatrice.
Mais la jeune Parthe n'entendit pas. Elle serrait Ishtar dans ses bras et les yeux fermés, elle combattait sa terreur de l'eau.
— Aeshma ! hurla Atalante.
La petite thrace ouvrit enfin les yeux, se retrouva éblouie par le soleil et tourna la tête vers sa camarade.
— Ton pugio, Aeshma ! Passe-moi ton pugio !
— Hein, pourquoi ?! balbutia la gladiatrice
— Aeshma, merde !
Une lame vint frapper la coque et le navire vibra de toutes ses membrures. L'eau inonda le pont, claqua au visage d'Aeshma.
— Aeshma !
— Mais merde, Atalante, l'invectiva Aeshma. Qu'est-ce que tu veux ?
— Mais regarde, abrutie ! Elles vont toutes passer par-dessus bord.
Aeshma se concentra. Une seconde lui suffit pour comprendre. Zmyrina sur le pont. Marcia détachée, Astarté accrochée au mat, là où la Dace n'aurait jamais dû se tenir.
— Ensemble, Aeshma, ensemble, lui cria Atalante qui avait peur que la Parthe se lançât seule.
Aeshma trancha ses liens, ceux d'Atalante. Elles se lancèrent au moment où Astarté venait de lâcher le mat et à celui où, Marcia avait rejoint Zmyrina. Astarté, mais plus encore Aeshma et Atalante avaient pris de l'élan, appuyées contre un support stable. Marcia s'était relevée et elle avait titubé plus que marché vers Zmyrina. Le capitaine vit une nouvelle lame, elle approchait vite et si elle déferlait sur la Stella Maris...
Elle déferla.
La coque ronde fit une embardée. Astarté se retrouva précipitée dans un sens, puis l'eau la renvoya dans un autre, en arrière. Aeshma était plus près. Elle et Atalante se lâchèrent la main et elles partirent chacune de leur côté. Si la Dace restait debout, elle passerait droit par-dessus bord en effectuant un beau soleil. Aeshma estima la distance et plongea dans le mur d'eau mouvant qui se dressa soudain entre elle et sa camarade. Si elle la ratait, elles se noieraient toutes les deux. Elle lui rentra dedans. Elles glissèrent ensemble et s'écrasèrent contre le bastingage. Le navire bascula sur l'autre bord. Les deux gladiatrices à moitié noyées et assommées, ne survivraient pas à une autre glissade. Des mains solides se refermèrent sur tous ce qui pouvaient leur servirent de prise : cheveux, membres et vêtements.
Ajax et Celtine.
Saucia aida Ajax à tirer Astarté sur lui. Celtine opta pour la technique qu'avait adoptée Enyo avec Tidutanus, elle plaça Aeshma entre ses jambes et referma son corps sur elle.
Sur l'autre bord, Marcia avait juste eu le temps de prendre la main de Zmyrina, de la tourner brusquement vers elle, de l'enlacer et de lui hurler :
— À terre ! À terre, Zmyrina !
Elles s'étaient roulées en boule l'une contre l'autre. L'embardée de laStella Maris avait jeté Marcia sur le dos, Zmyrina sur elle. Et puis, la vague les avaient prises. Les membres enchevêtrés, elles avaient glissé, roulé, avalé des litres d'eau. Marcia luttait, Zmyrina, mue par un instinct sûr, s'était abandonnée à la garde de la jeune gladiatrice. Confiante, elle laissa Marcia relativement libre de ses mouvements. Marcia en profita au maximum, mais on ne luttait pas contre la mer. Elles frappèrent le mat, Marcia y vit leur salut, mais elles furent entraînées plus loin. Atalante avait revu sa stratégie. Elle était revenue près du bastingage. Des mains secourables et solides lui servirent d'appui et de garde-fous, elle se déplaça en parallèle de Marcia et de Zmyrina. Elle espérait simplement qu'elles ne seraient pas brusquement envoyées du côté opposé.
Non.
Atlante changea rapidement d'emplacement, puis elle se dressa de toute sa taille.
— Tenez-moi, cria-t-elle à deux prétoriens.
Chacun enferma une des cuisses de la gladiatrice au creux de ses bras, en appui contre ses épaules.
Deux, elles étaient deux, pensa Atalante avec angoisse. Si elles se dissociaient, elles n'en sauveraient qu'une. Celle qui ne quitterait pas sa trajectoire. L'autre disparaîtrait. Les deux prétoriens baissèrent la tête. Marcia et Zmyrina arrivèrent lancées comme des boulets d'onagres. Atalante ouvrit les bras et se pencha légèrement en avant au dernier moment. Elle reçut les deux jeunes femmes et elle se sentit partir. Les prétoriens affermirent soudain leur prise, puis ils saisirent les trois femmes et les tirèrent à l'abri du bastingage.
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Une demi-heure plus tard, le vent était brusquement tombé. Les vagues avaient continué un moment à secouer la petite coque ronde et puis, elles avaient faibli. Le capitaine donna l'autorisation à tout le monde de se détacher. Les marins s'empressèrent de courir évaluer les dégâts. Deux descendirent dans les cales, les autres firent le tour du pont.
Les passagers mirent plus de temps à bouger. Hébétés, la gorge en feu, trempés et glacés. Assoiffés et affamés, même s'ils n'en avaient pas encore pris conscience.
— Tu es une vraie tarée, Astarté, l'invectiva Aeshma. Qu'est-ce qui t'a pris de te détacher ?
— Hein ? marmonna la grande Dace.
— J'ai cru tu allais passer par-dessus bord. Je vais te casser la gueule !
— Aeshma, je ne crois pas que ce soit nécessaire, remarqua Ajax.
Astarté portait une large plaie qui débordait de son cuir chevelu sur le front. Le sang coulait le long de sa tempe, il lui avait rempli une oreille et de là, il s'égouttait lentement dans son cou. Aeshma s'agenouilla près de sa camarade, furieuse et inquiète. Elle lui repoussa les cheveux.
— Tu as besoin de points, ça va ?
— Euh... Ouais. Tu m'as sauvée ?
— Pff... Tu peux remercier Ajax et Celtine. Sans eux...
— J'ai vu Marcia debout sur le pont, la vague arriver, je n'ai pas vraiment réfléchi, expliqua Astarté.
— Tu parles d'une meliora, souffla Aeshma fâchée.
— Pourquoi ? demanda la grande Dace en fronça les sourcils. Tu ne t'es pas détachée toi non plus ?
— Tu crois que j'allais vous laisser passer par-dessus bord ? J'ai déjà testé, c'est horrible.
Astarté avait du mal à suivre, mais elle sourit. Aeshma n'avait pas hésité. C'était tout ce qui lui importait. La colère et les menaces étaient indissociables de la petite Parthe, elles n'avaient aucune espèce d'importance aux yeux de la Dace aux larges épaules. Elle afficha une expression ravie à l'opposé de l'humeur de sa revêche camarade. Aeshma lui trouva l'air idiot.
— Ouais, approuva Astarté d'une voix traînante. Mais tu m'as sauvée, moi.
— Tu étais plus près... D'ailleurs, où est cette satanée gamine ?
— Ce n'est plus vraiment une gamine, remarqua Astarté qui ne prenait jamais plus, quelque fût son âge, pour un gamin ou une gamine, un novice ayant survécu à son premier combat, moins encore, s'il en était sorti vainqueur.
— Chacun son truc, rétorqua aigrement Aeshma. Je vais la tuer. C'est pour elle que tu as failli passer à la baille.
— Tu aurais fait pareil.
— Celtine, surveille-là, ne la lâche pas, je reviens, demanda Aeshma à la gladiatrice sans relever la déclaration pourtant juste que venait de lui faire Astarté.
— Aesh, essaya de la retenir Astarté.
La Parthe n'avait rien voulu entendre, elle avait foncé droit devant elle, traversé le pont comme une flèche. Marcia lui tournait le dos, penchée sur Zmyrina. Atalante aidait les prétoriens à se détacher. La jeune auctorata cria quand un poing se referma sur le haut de son crâne et la souleva si vivement vers le haut que ses pieds décolèrent du pont. Une fois la jeune fille sur ses pieds, Aeshma la retourna d'un geste et l'empoigna par le col de sa tunique.
— Aeshma... ?
— Je vais te filer la correction de ta vie ! fulmina Aeshma.
Une main jaillit et se referma sur le poignet de la petite Parthe. Celle-ci détourna son regard de Marcia.
Atalante.
— Toi, tu ne te mêles pas de ça ! siffla Aeshma.
— Ne sois pas stupide, elle n'a rien fait que tu n'aurais fait, essaya de la raisonner Atalante sans savoir qu'elle usait du même argument qu'Astarté quand Aeshma lui avait reproché de s'être levée. D'ailleurs, tu t'es détachée toi aussi.
— Évidemment que je me suis détachée, je n'allais pas laisser Astarté et cette abrutie se noyer sous mes yeux sans rien faire.
Elle donna ensuite un coup sec du plat de la main sur la poitrine d'Atalante. La grande rétiaire recula de deux pas, le souffle coupé. Astarté tenta de se lever, ses yeux s'illuminèrent de mille lumières et le pont se déroba sous ses pieds. Ajax et Celtine la rattrapèrent sous les aisselles et la recouchèrent. Elle protesta, mais la voix autoritaire de Saucia l'enjoignit à rester tranquille et elle ne bougea plus.
— Elles vont se battre. Ajax, s'il te plaît, murmura Astarté alarmée.
— J'y vais, la rassura le gladiateur.
Il n'eut pas le temps de traverser le pont. Marcia s'était dégagée du poing d'Aeshma et l'avait traitée de bornée abrutie, Aeshma l'avait giflée. La jeune fille l'avait toisée, insolente et provocante, l'invitant à la frapper encore. Si d'autres auraient hésité et seraient revenus à de meilleures intentions, Aeshma n'était pas le genre de personne à refuser une telle invitation. Sa main se leva, elle vit une ombre sur sa gauche, effectua un quart de tour, fit face à Atalante, bloqua un poing et en lança un autre.
Les prétoriens restèrent béats. Les deux gladiatrices venaient de survivre à une tempête, de sauver des vies et elles se battaient ? L'une reprochant aux autres des faits qu'elle avait elle-même accomplis sans l'ombre d'une hésitation. Une lutte violente et très technique. Des coups très précis. Le sang coula immédiatement. Des deux côtés.
Et puis, Ajax arriva derrière Aeshma, il la ceintura et s'ancra comme un pilier sur le pont. Réagissant dans l'instant, Sabina et Galini surgirent à ses côtés, tombèrent à genoux et immobilisèrent les jambes de la gladiatrice en colère. Galini s'en mordrait peut-être les doigts, mais elle avait croisé le regard d'Astarté, vu que son mentor approuvait et elle avait suivi Sabina. Atalante en profita pour placer deux coups au sternum. Aeshma râla de douleur. La grande rétiaire l'agonit d'injures et sa main s'ouvrit. Aeshma méritait peut-être une leçon, mais la jeune Syrienne ne se contrôlait pas plus que sa camarade.
Aeshma avait eu peur, Atalante aussi. Elles évacuaient tout. D'un coup. Dans la violence. Germanus tira la grande rétiaire en arrière, elle se retourna si promptement qu'il n'esquiva pas son poing. Un coup de boutoir à la mâchoire inférieure. Le gladiateur décolla et s'abattit inconscient cinq pieds plus loin. Atalante retourna son attention sur Aeshma qui ricanait le visage en sang. Marcia se dressa devant sa meliora. Atalante hésita. Une demi-seconde qui suffit à Enyo pour lui tomber dessus par derrière, placer ses genoux aux creux des siens et l'amener à terre. Tidutanus, Ursus et Corvinus vinrent l'y maintenir. Des insultes fusèrent entre Aeshma et Atalante.
— Vous êtes... Vous êtes... s'étrangla soudain Marcia furieuse.
Elle gifla Aeshma, puis elle se retourna et gifla Atalante à son tour.Les deux melioras se tinrent coites. Plus personne ne parla.
— Mais pourquoi ?! Pourquoi vous êtes comme ça ?! cria Marcia. Aeshma ?! Pourquoi es-tu en colère ?
— Parce que tu fais n'importe quoi ! rétorqua la Parthe.
— Je ne l'aurai jamais laissée mourir, lui répondit durement Marcia.
— Parce qu'elle t'a sauvé la vie ? C'est débile, conclut Aeshma avec mépris.
— C'est toi qui es débile ! Vous êtes toutes les deux débiles !
— Superbe argumentation pour une fille qui connaît si bien la littérature grecque, ironisa méchamment Aeshma.
— Tu veux savoir pourquoi je l'ai fait ? s'énerva Marcia.
— Je m'en fous !
Marcia la regarda d'un air furibond. Elle posa son regard sur Zmyrina, se mordit violemment la lèvre inférieure, prit un air mauvais et déclara en tournant les talons :
— Parce que je t'aime et que tu mérites d'être heureuse, voilà pourquoi.
Sa déclaration laissa tout le monde pantois.
— Mais c'est complètement débile comme argument, ronchonna Aeshma soudain calmée.
Elle ne voyait aucun rapport entre l'aveu de Marcia et tout ce qui venait de se passer.
— Atalante, lui demanda-t-elle. Tu as compris quelque chose ? Pourquoi elle a dit ça ?
— Euh, je ne sais pas, mentit la grande rétiaire qui espérait ne pas avoir à le regretter plus tard.
Zmyrina ne respira pas mieux pour autant. Tout était de sa faute. La grande rétiaire et sa sœur étaient en sang, Marcia était furieuse et le garde du corps de la domina gisait sur l'autre bord sans qu'elle sache vraiment ce qui avait pu lui arriver.
— Et toi ?! l'invectiva soudain son irascible sœur. Quelle brillante idée t'a pris de venir te promener sur le pont en pleine tempête ? Tu venais prendre l'air ?
— Oui, répondit étourdiment Zmyrina.
Le regard noir d'Aeshma l'incita à s'expliquer un peu mieux.
— J'étouffai, je me sentais mal... je... je suis désolée, je ne voulais pas...
— T'as quoi à l'épaule ? lui demanda soudain Aeshma qui venait de remarquer une bosse suspecte sur l'épaule dénudée de la jeune femme.
— Je ne sais pas. J'ai mal, je me suis cognée sur une table.
Aeshma secoua les épaules et demanda à ses camarades de la libérer. Sabina et Galini la dévisagèrent avec circonspection.
— Sab... râla Aeshma.
— Tu es vraiment une teigne, Aeshma. Marcia a raison vous concernant, toi et Atalante, vous êtes débiles.
Sabina prit appui sur la Parthe et se releva. Elle se fendit d'un sourire matois, lui attrapa la tête et l'embrassa sur la joue.
— J'en profite pendant qu'Ajax te tient ! rit-elle. Vous devriez essayer, ajouta-t-elle en s'adressant à ses camarades. Ça lui ferait les pieds.
— Je ne vous conseille pas... grogna Aeshma.
— Ah, ouais ? la provoqua l'hoplomaque.
Elle se plaça devant Aeshma, lui reprit le visage entre les mains et lui plaqua un autre baiser, sonore et baveux, sur le front cette fois-ci.
— Sabina !
— Tu as trop mauvais caractère, on va te donner un peu d'amour. Allez, amenez-vous !
— Je...
Atalante souriait à trois pas devant elle.
— Ata...
— Lâchez-moi, souffla la grande rétiaire aux trois gardes qui la maintenaient à genoux.
Ils obtempèrent et l'aidèrent même à se relever. Elle parcourut en deux pas la distance qui la séparait d'Aeshma.
— Je t'ai éclaté l'arcade sourcilière, remarqua-t-elle l'air embêté.
— Ce n'est pas la première ni la dernière fois, maugréa Aeshma.
Atalante comme Sabina, lui prit le visage entre les mains et le leva vers elle.
— Ata...
— Tu sais que je t'adore, Aesh ?
— Oui, oui, je le sais, dit précipitamment Aeshma. Mais vraiment...
— Que ça te serve de leçon.
Atalante l'embrassa. Aeshma ouvrit la bouche, mais Tidutanus se dressa soudain devant elle et réitéra le geste de la grande rétiaire. Puis, l'ordre claqua.
— Punition ! Tout le monde l'embrasse.
— Quoi ?! cria Aeshma. Tidutanus...
— Si tu protestes, tu y auras droit deux fois.
— Mais c'est débile comme punition ! protesta la gladiatrice.
— Justement, elle est parfaite pour toi, lui rétorqua Tidutanus.
Le capitaine de la Stella Maris avait assisté le cœur serré au sauvetage, à la fin de la tempête, à la rixe. Au dénouement inattendu. La tête de la gladiatrice ! Le fou rire le prit, irrépressible, libérateur. Celui-ci gagna son second, puis les deux barreurs.
Tout le monde était trempé. Britannia n'avait pas repris conscience, Astarté menaçait de la rejoindre au pays des songes, Germanus grognait à quatre pattes sur le pont, Atalante et Aeshma avaient des têtes de pugilistes après un combat difficile, Zmyrina puait toujours. Beaucoup de ceux qui avaient été entravés porteraient durant des jours de grandes marques noires sur l'abdomen. La peur, l'angoisse, la lutte contre les éléments avaient tendu les corps, tordu les entrailles, épuisé les esprits. La punition d'Aeshma initiée par Sabina, confirmé par Tidutanus, fit souffler un vent de détente bienvenue. Tout le monde y passa. Les prétoriens furent invités eux aussi à embrasser la gladiatrice. Ils rirent et se plièrent aux désirs des gladiateurs. Ils connaissaient Aeshma. Certains l'avaient vue combattre. Ils la trouvaient à la hauteur de sa réputation et sans l'avouer, retirèrent une grande fierté à embrasser une telle célébrité, une telle guerrière.
Ils n'en avaient pas cru leurs yeux en reconnaissant les gladiateurs embarqués avec eux. Ajax et Germanus s'étaient fait un nom, mais c'étaient les filles qui les avaient le plus impressionnés. Il leur avait fallu deux jours pour reconnaître en Marcia la bestiaire aux cheveux d'or, l'une des vedettes des jeux, un fantasme incarné. Une apparition. Aux yeux de beaucoup de ceux qui ne la connaissaient pas ou qui ne l'avaient jamais vue, Marcia resplendissait d'une aura quasi-divine dont ni elle ni ses camarades n'étaient pleinement conscients. S'ils avaient peiné à reconnaître Marcia, ils avaient tout de suite reconnu Aeshma, Atalante, Briséis et Astarté. Mais aussi, les trois bestiaires qui accompagnaient Marcia sur le sable et toutes les filles qui avaient participé à l'amazonachie. Ils avaient suivi leurs exploits depuis les gradins, la loge du préfet du prétoire ou celle de l'Empereur.
Il avait aussi reconnu la jeune femme que, contre toutes les règles de bienséance, conviait l'Empereur dans sa loge pour assister aux jeux en sa compagnie. Gaïa Metella, l'Alexandrine. Leur centurion, Publius Buteo, les avait embarqués pour le service de l'Empereur en une bien étrange compagnie. L'un des prétoriens grand amateur de munus déclara, sincèrement ému à Aeshma avant de l'embrasser, qu'elle surpassait tous les thraces qu'il avait pu voir combattre au cours de sa vie dans un amphithéâtre.
— C'est un honneur, souffla-t-il en l'embrassant sur la joue.
Aeshma retint un coup de tête. L'homme était sincère, Atalante ne la quittait pas des yeux et Ajax la tenait encore fermement. Cette punition idiote faisait écho à celle qui l'avait laissée recouverte de motifs celtes, celle qui lui avait valu son surnom de Gladiatrice Bleue, et qui avait peut-être sauvé la vie de la jeune Boudicca. Tous les crétins qui l'entouraient avaient l'air heureux et elle entendait les rires des hommes sur le toit de la cabine. Quand Ajax la libéra enfin, elle se retourna vers lui, bonne joueuse.
— Allez, vas-y, ronchonna-t-elle.
Il rit, la souleva dans ses bras et l'embrassa dans le cou. Il la reposa. Aeshma se sentait ridicule.
— Aeshma, je crois qu'on va avoir besoin de tes talents de medicus, la sauva Tidutanus.
— Ouais. Toi d'abord, dit-elle d'un air peu engageant à Zmyrina.
— Voie d'eau ! Voie d'eau ! cria un marin remontant de la cale.
— Je m'en occupe, déclara Tidutanus.
Il courut voir le capitaine, lui expliqua qu'il avait officié sur un bateau en perdition.
— L'Artémisia ?
— Oui.
— Chargez-vous d'écoper, mes hommes se chargeront d'aveugler la voie d'eau.
— Caïus ! Ursus ! cria Tidutanus. Vous organisez les équipes et vous expliquez à tout le monde comment faire. Atalante, tu attends d'être soignée. Va t'occuper de Britannia en attendant qu'Aeshma voit ce qu'elle a. Dacia ! Corvinus ! Vous nettoyez le pont. Où est Marcia ?
— Je suis là, chef, annonça la jeune fille qui était allée retrouver son calme sur la plate-forme arrière.
— Va prendre des nouvelles des dominas. Pars avec Chloé, trouvez à manger et à boire.
— D'accord.
— Marcia ! la rappela-t-il.
— Oui ?
— Va embrasser Aeshma.
La jeune fille resta saisie. Le capitaine se mit à hurler de rire.
— Tu lui diras de venir nous voir après, réussit-il à dire à la jeune gladiatrice en étouffant ses rires. Nous aussi, on voudrait l'embrasser.
— Euh... balbutia Marcia qui n'avait pas assisté à la punition. Tidutanus, tu...
— Fais ce que je te dis. Je te surveille et transmets-lui la demande du capitaine.
L'embarquement de la familia avait remis en cause l'organisation du ludus. Implicitement, Tidutanus s'était mis sous les ordres des dominas et avant cela, il avait répondu à la décision d'Aeshma, d'Atalante, de Marcia et d'Astarté qui ne faisait même plus partie de leur familia. Mais dans l'urgence, les anciennes habitudes reprirent leurs droits et personne, Marcia la première, ne les remit en cause. La jeune fille partit rejoindre son mentor.
— Tu es prête ? disait-elle à genoux devant Zmyrina. Ça va faire mal.
La jeune femme hocha la tête. Si Aeshma savait, pensa Marcia. Elle avait manqué de trahir Zmyrina tout à l'heure. Parfois, Aeshma avait le don de lui faire perdre toute mesure.
— Je suis désolée, s'excusa la jeune femme auprès d'Aeshma. Depuis le début de la traversée, je suis malade, je ne sais pas ce que j'ai. J'ai dû attraper une maladie, à cause de heu... je travaillais dans un... euh, je... Enfin, tu sais.
Sa voix vacilla, Aeshma releva la tête et l'observa avec attention.
— Tu souffres du mal de mer, ce n'est pas grave, lui dit-elle d'un ton neutre. On a l'impression qu'on va mourir. Tu n'aurais pas dû rester dans la cabine.
— La domina voulait...
— Parfois, la domina ne pense à rien, il ne faut pas l'écouter, grogna Aeshma. C'était une bonne idée de sortir prendre l'air, mais tu n'as pas choisi le bon moment.
Aeshma coinça soudain le bras de la jeune femme et tira un grand coup. Surprise, Zmyrina cria. Aeshma vérifia tout de suite si l'épaule démise avait retrouvé son emplacement d'origine.
— Voilà, dit-elle contente d'elle-même. C'est comme neuf. Retourne auprès des dominas et par pitié pour les autres, change-toi. Tout l'océan ne t'a pas lavée de ta bile. Après, reviens me voir, je t'immobiliserai le bras convenablement.
Zmyrina lui adressa un sourire triste.
— Ne sois pas gênée, tu n'es pas la première à être malade, ajouta Aeshma. Et en revenant me voir, rapporte moi le sac que j'ai rangé dans la malle de la domina, je vais en avoir besoin. Marcia, qu'est-ce que tu veux ?
— T'embrasser.
— Pardon ?
— Tidutanus m'a ordonné de t'embrasser.
Aeshma jeta un coup d'œil au chef de la garde. Il lui fit un signe pour confirmer. Aeshma souffla. Elle se releva et attendit, le visage fermé. Marcia s'approcha, croisa le regard renfrogné de son mentor. Elle lui adressa une grimace et lui posa un baiser aussi léger qu'une aile de papillon sur la joue.
— Je n'aime pas quand tu es en colère, souffla-t-elle en se redressant. Tu l'as embrassée, Zmyrina ?
— Euh, non...
— Embrasse-la.
— C'est pas la peine, grogna Aeshma.
— Tidutanus a dit que tout le monde devait t'embrasser. Après, il faudra que tu ailles voir les barreurs.
— Comme si je n'avais rien de mieux à faire... se ferma encore plus Aeshma.
— Ce sont les ordres.
— Tu sais ce que je...
— Aeshma... Tu recommences, la tança Marcia qui avait vu la colère menacer reprendre possession de son mentor.
— Ah, euh... balbutia Aeshma. Bon, mais après...
— Tu peux attendre d'avoir soigné les blessés pour embrasser le capitaine et les barreurs, mais pour Zmyrina, c'est maintenant, exigea Marcia d'une voix ferme.
— Pff...
— Zmyrina...
La jeune femme se leva.
— Je ne crois pas que... essaya-t-elle d'esquiver.
— Et moi, je crois que si, dit durement Marcia en la poussant dans le dos.
Aeshma lui jeta un regard suspicieux. Zmyrina s'approcha. Elle plongea son regard dans celui de la gladiatrice. Dans celui de sa sœur. Sa sœur... Était-ce seulement possible ? C'était tellement... Si... Une tempête d'émotion se leva sous son crâne. Elle prit soudain Aeshma dans ses bras. Elle ne l'embrassa pas, mais elle enfouit son visage dans le creux de son cou et inspira profondément. Une odeur de vêtement mouillé, d'eau de mer et une pointe aigre de transpiration s'engouffrèrent dans ses narines. Elle ferma les yeux. Depuis combien d'années n'avait-elle pas serré dans ses bras quelqu'un qui ne la payait pas, pour qui elle ne ressentait parfois même pas une once d'intérêt, une personne qui ne pleurait pas sur elle la peine et la souffrance qu'entraînait immanquablement le métier ? De son bras valide, elle resserra désespérément son étreinte. Dieux, qu'elle l'aimait ! Aeshma surprise d'une telle démonstration d'affection, resta sans réagir. Et puis, Zmyrina sembla retrouver le sens des réalités. Elle murmura indistinctement un mot et se recula. Leurs regards se croisèrent. Aeshma s'assombrit, Zmyrina était au bord des larmes.
— Je cours chercher ce dont tu as besoin, murmura-t-elle dans un souffle avant de s'enfuir.
Aeshma fronça les sourcils.
— Marcia... commença-t-elle.
— Tu as très bien entendu, tu es intelligente. Ce n'est pas la peine de me poser la question.
— ...
— Il faut que je te laisse, Tidutanus m'a demandé de m'occuper du ravitaillement.
— Mais euh... balbutia Aeshma perdue. Et Atalante ? Elle... euh... ?
— Oui, répondit Marcia qui savait ce qu'Aeshma voulait lui demander.
***
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