Chapitre CIX : Ma sœur, Aeshma ; ma sœur, Shamiram


La domina avait raison, Atalante avait laissé traîner les choses. Elle avait espéré qu'Aeshma trouvât une solution par elle-même,qu'elle surmontât sa colère, sa contrariété ou son malaise comme,depuis des années, elle y arrivait à chaque fois qu'elle décidait de s'isoler. Atalante avait attendu, espéré. Refusé de voir que cette fois-ci Aeshma avait besoin d'aide, comme elle en avait eu besoin après être revenue du Grand Domaine. Gaïa était partie dîner avec sa sœur. Des pas résonnèrent sur la plate-forme.

Caïus.

— Je t'ai apporté à manger, lui dit simplement l'auctoratus.

Il posa un bol de gruau, des dattes, une grenade fraîche et un morceau de fromage devant la meliora.

Le jeune auctoratus avait toujours préféré Atalante aux autres rétiaires de la familia. Elle avait plus concouru à faire de lui un gladiateur acceptable que n'importe qui d'autre. Atalante se montrait aussi moins dure que les autres meliores. Si on s'entraînait avec sérieux, si on désirait apprendre, elle n'écrasait pas de sa morgue ceux dont l'étoile ne brillerait jamais du même éclat que la sienne sur le sable. Caïus était médiocre. Un peu meilleur que ne l'avait été Velox. Mais Velox s'était efforcé de gagner l'estime d'Atalante, surtout depuis qu'il s'était dressée contre elle, Astarté, Aeshma et Marpessa dans la bagarre générale qui avait précédé le munus de Patara deux ans auparavant. Caïus, lui, avait durement travaillé, il se montrait bon camarade et ne rechignait jamais à s'améliorer. Il lui restait deux ans à tirer. À survivre. Pour l'instant, il devait une bonne partie de sa survie à la grande rétiaire. Ister était bien meilleur que lui, mais Atalante ne lui dispensait plus depuis longtemps le moindre conseil. Elle le méprisait, et elle ignorait Ametystus de Pergame.

Atalante le remercia, Caïus était un gentil garçon. Elle s'était parfois demandé ce qui l'avait incité à signer un contrat d'auctoratus. Certainement pas l'amour du sang ni celui de la gloire. Des dettes. Il ne semblait pourtant pas spécialement joueur. Une histoire qu'Atalante ne saurait jamais. Caïus ne s'était confié à personne.

Elle mangea avec appétit le gruau, les dattes et le fromage. Elle réserva la grenade pour la fin de son repas. Elle glissa un peu en avant sur ses fesses et étendit les jambes. Les dernières lueurs du crépuscule éclairaient l'horizon, les étoiles brillaient aussi lumineuses et nombreuses que dans le désert. Le vent ne soufflait pas trop froid, pourtant Atalante resserra les plis de sa paenula contre elle. Elle ouvrit la grenade à deux mains et se mit à l'égrainer lentement. Une variété acide. Elle grimaça. Certains ne juraient que par les grenades douces. Atalante aimait toutes les grenades, de la plus acide à la plus sucrée. Un plaisir de son enfance. Les dattes fraîches, les truffes grillées et les grenades. Elle bascula la tête en arrière. Elle irait voir Aeshma après avoir fini sa grenade.

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La jeune Parthe en décida autrement. Ishtar, Enyo ou Gallus lui apportaient ses repas à tour de rôle. Présente ou pas parmi eux, elle était toujours leur meliora et personne ne s'occuperait mieux d'elle qu'eux. Parce que surtout, à leur grande surprise, Marcia et Atalante avaient passé la main. Personne ne moufta quand elle traversa le pont. Ceux qui se trouvaient sur son chemin, s'écartèrent. Astarté fronça les sourcils :

— Atalante est sur la plate-forme, l'informa Saucia à voix basse.

Astarté se détendit. Elle n'arrivait pas à comprendre ce qui avait ainsi éloigné la petite thrace de ses camarades. Marcia et Atalante s'inquiétaient visiblement, Gaïa Metella aussi.

Aeshma s'assit, elle tendit la main et Atalante lui donna un morceau de sa grenade. Elle l'entendit grincer des dents. Le fruit était vraiment acide.

— Ata... ?

— Mmm ?

— Je pensais quoi de Daoud ?

Atalante resta sans voix. S'il y avait bien un sujet qu'elle ne s'attendait pas à voir aborder, c'était celui-ci.

— Je lui ai fait du mal ? demanda encore Aeshma. Quand il est parti ?

— Il t'aimait, Aesh, il ne voulait pas partir sans te dire au revoir.

— Mais je n'ai pas voulu, dit sombrement la jeune Parthe.

— Non.

— Et je t'ai cassé la gueule.

— Mouais.

— J'étais fâchée, je ne voulais plus le voir.

— Je sais.

— Et, euh... tu penses que... ? Moi et lui... je pensais quoi de lui, Ata ?

— Tu l'aimais, Aesh. Tu ne t'en es jamais aperçu parce que tu vis les choses comme elles viennent et que tu ne trouves rien d'anormal à rien, mais...

— Je suis débile, se reprocha Aeshma.

— Tu étais jeune, obsédée par tes entraînements et les siens. Tu vous rêvais invincibles. Je crois que tu aurais pu vivre ta vie entière avec lui sans t'apercevoir que tu l'aimais et Daoud te respectait trop pour te rentrer dedans.

— Tu es pourtant réservée et toi, tu n'as pas hésité à le faire.

— Mais tu ne m'as jamais intimidée et puis, je n'ai jamais éprouvé les mêmes sentiments que lui envers toi. Il savait que c'était interdit et il n'aurait jamais rien fait qui puisse te mettre en colère.

— Et maintenant, c'est trop tard.

— Oui.

Aeshma resta longtemps sans rien dire. Elles continuèrent d'égrainer leur grenade et de mordre dans les grains acides.

— Comment tu as su ? laissa soudain tomber Aeshma.

— ... ?

Atalante avait dû mal à suivre.

— Zmyrina, l'éclaira Aeshma.

— Marcia l'a entendue prononcer ton prénom sur le forum, elle la connaissait. Zmyrina lui avait sauvé la vie et elle l'a reconnue. On est allé la voir pour savoir qui elle était.

— Et Marcia l'a achetée ?

— Oui.

— Mais elle n'a pas voulu que vous me disiez qui elle était ?

— Non.

— Elle est comme Daoud.

— Pourquoi ?

— Elle a toujours eu peur de moi. Elle m'aimait beaucoup, mais je la terrorisais. Je ne l'ai même pas reconnue.

— C'était il y a dix ans, Aesh. C'était une enfant, c'est une femme à présent, comment veux-tu la reconnaître ?

— Je l'avais tuée.

— J'ai tué tous les miens.

— Mais Abechoura n'est pas morte.

— Non.

Des claves claquèrent appelant les gladiateurs à dormir. Ni Aeshma ni Atalante ne bougèrent.

— Il va faire froid si on reste ici, dit longtemps après Atalante en frissonnant.

— Tu vas dormir avec les autres ?

— Tu as une meilleure idée ?

— Non.

— Tu viens alors ?

— Ouais, j'ai sommeil, grogna Aeshma.

Elles descendirent sur le pont. Aeshma suivit Atalante. La Dace aux larges épaules dormait entre Atalante et Chloé.

— Astarté, hein ? chuchota narquoisement Aeshma.

— Elle est sage comme une enfant, répliqua Atalante heureuse que la nuit dissimula son expression et le feu qui lui brûlait les joues

— Mmm.

Atalante n'avait pas menti, Astarté avait été sage, mais Atalante appréciait un peu plus qu'elle n'aurait dû la présence de la grande Dace auprès d'elle la nuit. Elle aimait plus encore quand Astarté se rapprochait d'elle dans son sommeil ou posait une main innocente et chaude sur son corps. Aeshma poussa la grande Dace sans ménagement. Celle-ci râla, reconnut Aeshma et lui sourit dans le noir.

— T'es pire qu'une matrone, grogna-t-elle en bougeant. Tu veilles plus jalousement sur ma vertu que n'importe qui d'autre.

Aeshma secoua la tête, consternée. Elle se déshabilla, s'enroula dans sa paenula et se coucha auprès d'Atalante. La grande rétiaire ne se félicitait de rien, elle était simplement heureuse que sa camarade eût mis fin à son isolement. Elle n'était pas au bout de ses surprises. Elle sentit Aeshma se rapprocher d'elle. La jeune Parthe l'embrassa doucement sur le coin de la mâchoire :

— Je ne te laisserai jamais, Ata, lui souffla-elle doucement dans l'oreille. Toi, je sais que je t'aime.

Le cœur d'Atalante gonfla comme une éponge dans sa poitrine et, pour la première fois depuis la tempête, elle s'endormit sereine et heureuse, certaine qu'aucun nuage noir ne viendrait obscurcir son réveil le lendemain matin. Tant qu'ils seraient sur la Stella Maris, malgré les tempêtes, le froid ou la pluie toujours possible, ils bénéficieraient d'une trêve.

Une semaine encore. Entourés par des gens qui s'estimaient, par d'autres qui s'aimaient généreusement. Elle était heureuse de sentir le souffle régulier et profond d'Aeshma dans le creux de son cou, mais pour l'occasion et pour la première fois depuis bien longtemps, si la Dace avait bien voulu l'entreprendre, elle lui aurait cédé sans se le reprocher. Rien n'était jamais parfait. Elle caressa la joue d'Aeshma. La vie n'était peut être pas parfaite, mais Atalante n'y aurait rien changé si un esprit lui avait offert de pouvoir le faire.

Marcia bougea dans son dos, le front de la jeune fille s'appuya contre son épaule.

— J'ai froid, murmura-t-elle pour s'excuser.

Atalante bougea et Marcia se lova contre elle. Elle aurait pu dormir avec les dominas, il faisait plus chaud dans la cabine. La jeune fille y dormait parfois, mais rarement. Elle voyageait comme gladiatrice, elle ne voulait pas bénéficier d'un régime préférentiel. Pas parfait, pensa encore Atalante avant de s'endormir, mais pas très loin de l'être à ce moment-là.


***


À Myra, la présence des prétoriens leur facilita les démarches. Les magistrats de la ville se mirent en quatre. Publius Buteo exigea des chevaux. Quatorze.

— Quatorze ?! s'étonna l'édile.

— Quatorze. Pour l'Empereur. Dans les plus brefs délais, avait claqué la voix autoritaire du centurion.

Une demi-heure plus tard, quatorze chevaux piaffaient sur les quais. Les piétons étaient déjà partis sous la direction d'Atalante. Julia lui avait expliqué comment se rendre à Bois Vert, mais surtout, le responsable de ses entrepôts était venu accueillir la Stella Maris et il avait bondi de joie en reconnaissant Julia sur le navire.

Quintus avait débarqué fin septembre, il avait passé une semaine en ville, puis il était parti pour Bois Vert. Il avait annoncé qu'il irait ensuite passer l'hiver au domaine de Quercus Ilex. Un pieux mensonge. Quintus avait convenu avec Julia de l'attendre à Bois Vert.

Julia avait demandé à l'affranchi s'il consentirait à guider les gladiateurs jusqu'à la propriété. S'il avait un cheval.

— Un cheval, domina ?

— Ils courent très vite, ce sont des gladiateurs.

— Oh... euh, oui.

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Il avait bizarrement regardé les coureurs se préparer. Les gladiatrices. Certaines étaient très jeunes. La présence des prétoriens qui avaient revêtus leurs uniformes l'avait plus encore étonné. Tous ces gens en armes ne lui disaient rien qui vaille. Et puis, il avait remarqué Astarté. Il osa lui demander si elle n'était pas déjà venue.

— Avec Rachel ? avait-t-il précisé.

Astarté avait hoché la tête.

— Ta camarade est là aussi ?

— Mmm.

— Rachel nous a raconté. Elle est très aimée.

— Mmm.

— Tu pars à pieds au domaine ?

— Oui.

— Bien, s'était-t-il félicité heureux et rassuré.

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— On y va, s'impatienta Julia.

Les cavaliers serrèrent les genoux. Les chevaux partirent au trot. Aeshma se retourna. Chloé lui adressa un signe de la main, mais ce n'était pas elle que la jeune Parthe regardait. Abechoura hocha la tête en signe de salut. Shamiram était la sœur la plus étrange qu'on pût imaginer.


***


Les gladiateurs s'entraînaient. Depuis deux jours, Aeshma avait réintégré leurs rangs, sans heurts ni réflexions de la part d'aucun d'entre eux. Zmyrina les observait en compagnie de Silia et de Néria. Les trois jeunes femmes s'étaient installées sur le toit de la cabine. Néria bavardait avec volubilité. Elle avait assisté à de nombreux combats à Rome et elle vantait le courage des gladiateurs présents. Elle se désolait souvent de l'absence des reines des Amazones car elle gardait un bon souvenir de Penthésilée à bord de l'Artémisia et elle avait été impressionnée par leur courage lors du dernier combat qui avait opposé les deux gladiatrices l'une à l'autre.

— Qui est ton gladiateur préféré ? lui demanda Silia.

— Aeshma, répondit spontanément Néria.

— Pourquoi ? Tu crois que c'est la meilleure ? demanda Zmyrina curieuse.

— Je ne sais pas vraiment. Atalante, Marcia, Astarté, Sabina ou les deux meliores sont vraiment bons, mais Aeshma, en dehors de Marcia, est la seule que je connaisse bien et je l'aime beaucoup. Pas seulement comme gladiatrice, comme personne aussi.

Zmyrina s'étonna un peu de cette déclaration. Elle avait du mal à comprendre ce qui pouvait rendre sympathique la sombre gladiatrice aux yeux de quiconque. Aux yeux de Marcia, de la grande gladiatrice aux cheveux noirs, mais aussi des dominas, certainement d'autres de ses camarades et maintenant de Néria. Comment la connaissait-elle d'ailleurs ?

— Elle a sauvé les dominas, répondit sans le savoir Néria à ses interrogations muettes. Et elle se bat avec tellement... mais elle est aussi tellement... euh, hésita-t-elle un court instant. Gentille. Oui, c'est ça, gentille.

— Elle semble plutôt avoir un sale caractère, observa Zmyrina.

— Tu ne la connais pas, répliqua Néria avec ferveur. Elle sait insuffler la confiance. Si tu avais fait attention, tu aurais remarqué que les jeunes gladiatrices l'aiment beaucoup, ce n'est pas un hasard.

— Elles aiment aussi les autres.

— Moi, je l'aime beaucoup, rétorqua Néria sans plus chercher à argumenter.

— Eh, les filles ?! les apostropha Astarté. La domina a exprimé le désir que je forme sa familia au combat. Pour toi, je ne sais pas, dit-elle à l'adresse de Silia. Mais vous deux, vous lui appartenez. Et toi, Néria, tu tiens une place importante dans l'organisation de sa familia. Vous paressez depuis des jours et vous allez engraisser. Descendez de votre perchoir, on va s'occuper de vous.

Une décision que les trois jeunes femmes devaient au retour d'Aeshma. Astarté n'avait pris aucune initiative pendant l'isolement de la gladiatrice, elle avait simplement répondu aux ordres, ceux de Tidutanus, ceux des dominas. C'était fini.

Néria obtempéra immédiatement et sauta sur le pont. Les deux autres hésitèrent.

— On ne va pas vous rouer de coups, les rassura Astarté. Simplement vous apprendre à tenir tête aux gros lards qui vous collent d'un peu trop près dans la rue. Vous n'avez jamais eu à vous plaindre de mains qui s'étaient égarées là où elles n'auraient pas dû ?

Silia hocha la tête. Zmyrina haussa les épaules.

— Intouchable ? lui demanda Astarté narquoise.

Zmyrina retint une insulte. Comme si la gladiatrice ne savait pas qu'elle avait grandi dans un lupanar. Mais peut-être ne le savait-elle pas, réalisa la jeune femme. Néria savait, les dominas aussi, mais elles ne s'en seraient pas vanté. Quant à Néria. La domina semblait lui accorder une confiance absolue et la jeune esclave n'avait rien d'une clabaudeuse toujours à la recherche de ragots salaces et scandaleux. Son attitude envers les gladiateurs et l'admiration sincère qu'elle vouait à Aeshma suffisaient à le prouver. Elle n'avait jamais non plus manifesté de mépris ou de dégoût envers Zmyrina.

— Je sais me défendre, déclara Zmyrina à Astarté.

— Ah, oui ?! répliqua la Dace d'un ton caustique.

— J'ai appris à me servir d'un pugio, tu peux demander à Atalante.

Astarté n'y manqua pas.

— Tu peux confirmer ? demanda-t-elle à la grande rétiaire après lui avoir rapporté les propos de Zmyrina.

— Oui, sourit Atalante. Si je n'y avais pas prêté garde, elle m'aurait égorgée comme un goret.

— Vraiment ? demanda la grande Dace en portant un regard nouveau sur la jeune esclave.

— Oui.

— Tu la prends ? La domina veut que j'entraîne ses gens, je me charge de Néria.

Elle balaya le pont du regard.

— Galini va s'occuper de... Excuse-moi, j'oublie toujours ton nom.

— Silia, lui rappela l'esclave.

— Silia, répéta Astarté. Atalante, occupe-toi de Zmyrina.

— Non, refusa Atalante. J'ai promis à Aeshma de m'occuper d'Ishtar cet après-midi. Sabina à la charge d'Enyo, ce n'est pas une bonne idée de contrarier Aeshma. Par contre, elle, elle ne fait rien de spécial et elle est très bien avec les débutants.

— Mmm, approuva Astarté.

— Astar ?

— Oui, répondit la Dace que le diminutif appelait à être particulièrement attentive à ce qu'allait lui déclarer la grande rétiaire.

— Je te conseille de ne pas prendre Néria pour une novice.

— ...

— Gaïa l'aime beaucoup. Aeshma l'apprécie beaucoup, dit-elle en insistant sur les adverbes. Et je ne crois pas que Gaïa appréciera que tu te montres brutale et méprisante avec ses gens.

Astarté accusa le coup. Elle savait très bien qu'Atalante lui reprochait son attitude envers les novices. Elle s'était toujours éperdument moqué de son opinion à ce propos. Mais pas aujourd'hui. Le regard sévère d'Atalante lui déplut.

— Alors ? s'éleva soudain la voix narquoise d'Aeshma qui avait surpris l'expression déconfite de la Dace aux yeux dorés. Atalante t'a enfin mouchée ? On dirait une petite novice prise en flagrant délit de quelque horrible manquement à la discipline.

Astarté ne trouva rien à répondre.

— Je lui ai simplement dit de prendre soin de Néria, expliqua Atalante. Elle veut l'entraîner.

— T'as intérêt à ne pas jouer à Astarté la meliora qui assomme les novices à grands coups de scutum dans la gueule, la menaça Aeshma.

Astarté décida de battre en retraite. Elle invita Néria à la suivre et planta ses deux camarades sans répondre à leurs regards de mise en garde.

— Aesh, parfois, je te trouve géniale, sourit Atalante en posant familièrement son coude sur son épaule.

— Je te renvoie le compliment, répliqua Aeshma apparemment de très bonne humeur. Moucher Astarté ? Bravo ! J'applaudis !

— C'est bien que tu sois là. Zmyrina affirme savoir se battre au couteau. Tu ne veux pas voir ce qu'il en est et lui apprendre deux trois trucs comme tu as fait pour les dominas ?

La bonne humeur d'Aeshma s'envola aussitôt. Atalante fit mine de ne pas remarquer le brusque changement.

— Une initiative de Gaïa. Elle a toujours souhaité que ses gens soient entraînés par des gladiatrices, expliqua Atalante.

— Pourquoi moi ? maugréa la thrace.

— Parce que je suis occupée avec Ishtar et que tu es un bon instructeur. Tu veux qu'elle s'entraîne avec Britannia ?

— Oui, excellente idée.

— Ne sois pas stupide. Britannia est trop jeune et pas assez expérimentée pour l'entraîner.

— Marcia ?

— Non, elle a pris son après-midi.

— Ouais, bonne idée, approuva Aeshma. Moi aussi.

— Aesh ! l'admonesta Atalante.

— Quoi ?!

— Tu l'entraînes.

— Non !

— Si !

Allaient-elles en venir aux mains ? Zmyrina prenait les paris. Elle espéra que oui. Elle devinait sans peine pourquoi la grande gladiatrice voulait confier son entraînement à Aeshma. Elle désirait que Zmyrina passât du temps avec elle, qu'elle apprît à la connaître et à l'apprécier.

Elle aurait bien aimé lui faire comprendre qu'elle n'en avait aucune envie, mais Atalante évitait soigneusement de croiser son regard. Zmyrina ne voulait pas se rapprocher de sa sœur. Elle l'aimait trop. Aeshma se rapprochait déjà trop de l'image qu'elle avait gardée d'elle. Abechoura n'était pas prête à la perdre une deuxième fois. Elle n'était pas prête à affronter son regard et avait par-dessus tout peur de se tromper. Peur qu'Aeshma ne fut plus qu'une ombre trompeuse de Shamiram. De son rejet. Atalante avait tort. On ne pouvait comparer une gladiatrice à une prostituée. Les gladiateurs formaient une véritable familia. Les austères prétoriens et les marins les respectaient, ils estimaient leur courage et leurs valeurs guerrières, leurs compétences. Que savait faire Zmyrina ? Baiser, sucer, crier, se soumettre docilement aux désirs de ses clients, feindre l'extase ?

Si encore elle avait été une courtisane de haute volée, si elle avait possédé une riche villa, un amant puissant qu'on accuserait de lui être soumis. Elle n'avait jamais fréquenté que de banals clients. À peine pouvait-elle se targuer de quelques habitués. Sinon, elle n'avait reçu que des marchands, des artisans, parfois de jeunes chevaliers en goguette, quelques prétoriens. Encore heureux qu'aucun de ceux qui se trouvaient à bord n'eussent fréquenté les Quatre sœurs. Le centurion l'avait reconnue, mais il n'avait rien laissé paraître. Publius Buteo connaissait toutes les auberges de Rome, tous les lupanars, toutes les tavernes. Il était physionomiste. Zmyrina aussi. Elle ne savait pourtant pas que l'homme taciturne qui venait parfois à l'auberge était un centurion. Elle l'avait cru forgeron.

Fréquenter Aeshma pour réapprendre à l'aimer, pour renouer les liens brisés ? Zmyrina l'aimait. Mais on ne renouait pas des liens brisés. Jamais. D'autant plus quand on les avait brûlés.

Aeshma ne s'embarrassait pas de ces considérations. La grande rétiaire se montra inflexible. Pour une raison quelconque, Aeshma lui céda.

— Pour la domina, grommela-t-elle. Viens, Zmyrina, tu vas me montrer ce que tu sais faire.

Atalante partit rejoindre Ishtar et elle soumit la jeune fille à un entraînement de pugilat. Elle surveillait Aeshma du coin de l'œil. Fatalement, Ishtar finit par placer deux coups et, rouge comme un coquelicot, elle baissa sa garde en s'excusant.

— Tu n'as pas à t'excuser, grogna Atalante en se frottant l'estomac. C'est de ma faute, je ne suis pas concentrée.

— Tu surveilles Aeshma ?

— Mmm.

— En général, elle est gentille avec les novices. Enfin, s'ils travaillent bien... Autrement, elle l'est nettement moins.

— Tu as testé ?

— Quatre ou cinq fois. J'évite d'être fatiguée quand je sais qu'elle va s'occuper de moi.

Atalante se mit à rire.

— La fille se débrouille bien, remarqua Ishtar. Elle ne sait pas trop bouger, mais elle a de bons réflexes et Aeshma est contente de son travail.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

— Je la connais, c'est ma meliora.

— Ça te dérange si on les regarde ?

— Non, j'aime bien assister aux leçons des melioras, on apprend toujours beaucoup.

— Mmm, je comprends qu'Aeshma supporte ton admiration !

La jeune fille rougit. Mais Atalante n'avait pas voulu se moquer. Elle aimait bien Sara et la jeune gladiatrice courait très bien. Elles s'installèrent sur le toit de la cabine. Ce n'était pas très discret, mais la vue était excellente et surtout, elles entendaient parfaitement les paroles échangées entre Aeshma et son élève.

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Aeshma avait testé la jeune femme. Elle lui avait d'abord donné un poignard pour la mettre en confiance, puis après quelques passes, elle lui avait déclaré qu'elle devait d'abord savoir se battre à mains nues avant de sortir une arme. Elle corrigea sa garde et lui apprit des frappes, comment placer son corps pour chacune d'entre elles.

Ishtar hochait parfois la tête. Elle révisait ses bases.

Atalante observait attentivement les deux sœurs. Aeshma était égale à elle-même : concentrée, sérieuse, impassible. Zmyrina était passée de la colère de s'être fait coincer par Atalante à un certain malaise, mais elle s'était vite prise au jeu. Aeshma l'entraînait sérieusement et la jeune femme oublia bientôt que la meliora qui lui faisait face était sa sœur.

Atalante, tout comme Marcia, avait compris que Zmyrina ne se dévoilerait jamais. La petite sœur menaçait d'être aussi bornée que la grande. Elle repousserait sans cesse ses aveux. Aeshma n'était pas simplement une gladiatrice, elle était la Gladiatrice Bleue, une meliora respectée, une amie chérie aussi bien par ses camarades, que par Marcia et les dominas. Une vedette. Elle transcendait son statut d'esclave et de réprouvée. Pas Zmyrina.

Atalante avait espéré que la jeune femme changeât d'idée. Elle n'avait jamais entendu Aeshma prononcer le prénom d'Abechoura dans la nuit sans en ressentir de la peine. Au-delà de sa conscience, Aeshma souffrait toujours de la disparition de sa jeune sœur. C'était cruel de savoir que l'objet de ses souffrances se tenait en face d'elle, que Zmyrina avait le pouvoir d'apaiser le cœur blessé de la jeune Parthe et qu'elle s'y refusait. Quant à Aeshma... Atalante soupira. Aeshma savait.

Et... ?

Rien. Elle ne laissait rien transpirer. Atalante avait pensé que sa camarade lui parlerait de sa sœur l'autre nuit. Contre toute attente, Aeshma lui avait parlé de Daoud. Pourquoi Daoud ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi s'inquiéter de ce qu'elle avait pu ressentir pour le jeune Judéen ?

Atalante se désespérait de la situation.

Et puis...

Aeshma balaya tout.

D'un coup.

D'un seul mot.

Et le soleil resplendit soudain dans l'âme de la grande rétiaire. Elle passa son bras autour des épaules d'Ishtar et la serra contre elle en déclarant :

— Tu as raison de l'aimer, Ishtar. Ta meliora est, c'est...

Elle ne finit pas sa phrase, elle rit juste de bonheur et engagea la jeune fille à venir finir sa leçon.

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Le soir, avant qu'Aeshma ne s'endormit, Atalante se tourna vers elle, elle lui posa une main légère sur la joue et l'embrassa sur le front.

— Joli cœur... lui souffla-t-elle en déplaçant sa main sur le cœur de la jeune Parthe.

La lune brillait et Atalante vit un sourire se dessiner sur le visage d'Aeshma.

— Tu restes avec moi ? murmura peu après la petite thrace.

— Je suis où tu veux, Aesh.

— Je te veux avec moi.

— Je suis avec toi.

Aeshma grogna et passa un bras sur la taille d'Atalante. Un autre bras vint se heurter au sien.

— Astar, dégage, grommela Aeshma.

La Dace retira prestement sa main, souffla et se retourna.

— Qu'est-ce que tu fous avec elle ? demanda-t-elle à Atalante à voix basse. Je devrais dormir entre vous.

Atalante rit.

— On ne fait rien, Aesh, lui assura Atalante d'une voix égale.

— Astarté est une impénitente séductrice.

— Elle n'essaie pas de me séduire.

— Ouais, c'est sûr. Y a pas besoin, grommela Aeshma.

— Tu t'inquiètes pour moi ?

Aeshma prit un temps de réflexion.

— J'aime beaucoup Astarté, et... oui, je m'inquiète pour toi.

Atalante lui passa la main derrière la tête et la serra contre elle. Aeshma ne protesta pas. Elle raffermit sa prise sur la taille de sa camarade et se frotta le front contre elle. Atalante se sentait sur un petit nuage. Aeshma dormait dans ses bras.

— Ata, dit-elle un peu plus tard. Tu m'as dit que vous étiez allée la chercher ?

— Oui.

— Dans un lupanar ?

— Dans une auberge.

— C'était comment ?

— Pas génial, pas trop sordide, mais pas génial quand même.

— Vous avez bien fait. Toi et Marcia, j'entends. Qui d'autre sait ?

— Personne.

Aeshma n'ajouta rien et rien ne changea.

.

Le diminutif lui avait échappé, il avait frappé Abechoura en plein cœur. Elle savait. Comment ? Atalante ou Marcia ? Non, c'était impossible. Elle savait, c'était tout. Rien de plus. Dans le feu de l'action, Aeshma avait lancé un poing, vu que son élève ne l'avait pas venu venir, qu'elle était en retard. Elle avait voulu la prévenir et elle l'avait lâché sans y penser. Exactement comme l'avait fait Abechoura quelques jours plus tôt. Mais Aeshma, contrairement à sa sœur, avait eu conscience de le prononcer.

— Choura ! Ta garde !

Abechoura s'était pris le poing. Aeshma avait baissé sa garde. Son élève avait recouvert son œil gauche avec sa main et puis, elle s'était redressée et avait lentement tourné son regard vers sa sœur. Pas une parole. Pas un sourire. Juste un long regard. Ensuite, Aeshma avait ouvert la bouche pour parler et Abechoura avait cru son monde prêt à basculer.

— Si tu baisses ta garde sans garder tes distances ou sans rentrer dans la défense de ton adversaire, lui avait expliqué Aeshma. Tu te prendras immanquablement des coups.

— ...

— Ça va ? s'était inquiété Aeshma. Tu veux faire une pause ?

— Tu ne disais pas qu'au cours d'un combat, il fallait accepter les coups sans se laisser déstabiliser ?

— Si.

— Je sais encaisser et tu n'es pas la première à me frapper. Je saigne ?

— Non.

— Alors, on continue.

— D'accord.

Et voilà. C'était tout. Les grandes retrouvailles dont avait tant rêvées Abechoura durant toutes ces années avaient enfin eu lieu. Sans effusions, sans pleurs, sans sourire, sans explications. C'était étrange. Et tellement rassurant.

Abechoura savait. Shamiram savait. Marcia savait. Atalante savait. Et rien n'avait changé.


***


Aeshma se détourna et talonna son cheval. Abechoura pesa plus lourdement contre le bastingage. Elle en avait appris un peu plus sur les raisons qui avaient entraîné leur fuite à Rome, sur l'arrestation de la sœur de la domina et sur le but de leur voyage. En regardant les cavaliers disparaître au détour de la rue, elle espéra que leur combat serait couronné de succès. Que le mari et le fils de Julia Metella seraient sauvés et que tout le monde reviendrait sain et sauf. Que Shamiram reviendrait saine et sauve. Elle, Marcia et Atalante qu'elle sentait très proches de sa sœur. Tous.

— Elles reviennent toujours, lui déclara Néria qui se tenait à ses côtés.

Zmyrina lui adressa un regard interrogateur.

— Elles ont survécu à l'arène, aux pirates. Julia Metella a survécu à un horrible massacre. La domina à survécu avec Aeshma à un naufrage, à un mois de dérive sur l'océan et au désert. Ils sont tous ensemble. Chez les garçons, je ne connais pas Ajax et Germanus. Je ne connais pas bien Astarté, mais les autres... Ils sont invincibles.


***


NOTES DE FIN DE CHAPITRE :

illustration : Les dioscures, denier en argent, 107-108 av. JC.

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