Chapitre CIV : À la poursuite des condamnés


Atalante s'interposa entre le gardien et Marcia. La jeune fille fulminait. Elles étaient arrivées trop tard, mais avant qu'elles ne l'apprissent, elles avaient été promenées dans toute la prison. Les gardiens avaient d'abord reconnus Atalante et Astarté et puis, de fil en aiguille, ils avaient identifié la jeune fille que les deux grandes gladiatrices accompagnaient. La palla avait laissé échapper quelques boucles d'or et quand Marcia avait commencé à s'impatienter et à suspecter qu'on la menait en bateau, dans un geste d'impatience, elle avait rabattu son manteau sur ses épaules. Le gardien à qui elle parlait en était resté bouche bée, les yeux écarquillés comme des soucoupes. Il avait levé les bras au ciel et avait disparu en courant. Marcia avait juré après lui comme un charretier. Deux minutes plus tard, un sous-officier était apparu qui leur avait fait visiter tout le bâtiment, leur promettant qu'il les conduisait à la prisonnière sans leur avouer qu'il n'avait aucune idée de ce qu'elles venaient chercher et pourquoi.

Les trois gladiatrices s'étaient montrées naïves pendant un temps. Jusqu'à ce qu'Astarté surprit un :

 Merci, Fuscus.

Elle avait attendu qu'ils empruntassent un couloir isolé pour attraper le sous-officier par sa cuirasse en cuir et le coller brutalement contre un mur.

 Crétin ! Tu sais ce que porte avec elle la si célèbre bestiaire aux cheveux d'or que tu t'amuses à montrer comme une bête d'amphithéâtre à tes copains ?

Atalante s'apprêtait déjà à venir au secours de l'homme quand elle réalisa l'implication des paroles de sa camarade.

 Ce type nous ballade pour satisfaire la curiosité des autres ?! demanda-t-elle.

 Qu'est-ce que tu crois ? répondit hargneusement Astarté.

Elle décolla le garde du mur pour mieux le projeter une nouvelle fois dessus.

 Marcia Atilia est en possession d'un ordre écrit de l'Empereur et tu oses la faire attendre ? siffla la Dace aux larges épaules. Tu sais ce qu'il t'en cuira d'avoir négligé une favorite de l'Empereur ?

 L'Empereur ? L'Empereur lui a confié une lettre ? blêmit le sous-officier.

 Montre-lui, Marcia !

La jeune fille sortit le rouleau. Le garde reconnut le sceau.

 Oh... Je... Je... Je vais vous conduire au commandant. Je ne savais pas. Vous... Vous venez pourquoi ?

 C'est un ordre de libération.

Astarté le traita de sombre abruti et l'engagea à se montrer plus que coopératif s'il ne voulait pas, lui qui admirait tant les gladiatrices, savoir de quoi elles étaient capables quand un homme les avait mises en rage et qu'elles se retrouvaient seules avec lui dans un couloir sombre. Par réflexe, il avait mis la main sur son pugio. Astarté le bouscula. En un tour de main, il se retrouva désarmé. Astarté le menaçait avec le pugio qu'elle lui avait volé et Atalante feignait de vérifier le fil de la lame de son glaive en passant un pouce prudent dessus. Sa grimace dédaigneuse suffisait à montrer ce qu'elle en pensait.

 Tu as reconnu Marcia et tu ne sais pas qui nous sommes ? demanda Astarté.

 Si, si... tu es mirmillon et elle est rétiaire, vous avez combattu à l'amazonachie.

 Alors, tu crois être de taille contre nous trois réunies ? Si on le décidait, en moins d'une heure tous les prisonniers que contiennent vos geôles pourraient prendre la clef des champs sans être le moindre du monde inquiétés. Et tu sais pourquoi ?

 ...

Astarté se rapprocha dangereusement de lui.

 Tu sais pourquoi ? répéta-t-elle.

 Euh, je... parce... balbutiait l'homme tétanisé de peur.

 Laisse tomber, Astar. Je peux répondre à sa place ? plaisanta Atalante d'un ton léger.

 Mais je t'en prie.

 Parce qu'on les aura tous égorgés comme de pauvres moutons, dit la grande rétiaire avec une grimace gourmande. Tu as déjà vu un troupeau de moutons attaqué par une meute de loups ? demanda-t-elle au soldat. C'est pathétique. Ils bêlent stupidement et fuient dans tous les sens. Une vraie débandade ! Les loups sont organisés, ils chassent ensemble, mais avec les moutons, ils n'ont pas besoin de se battre, c'est juste un massacre. L'idée, mon gars, c'est que vous êtes les moutons. Nous, tu t'en doutes bien, nous sommes les loups. Enfin, les louves. Et ne va pas te méprendre sur le sens de ce mot, notre meute n'opère pas dans les lupanars, elle court les plaines, les forêts et le sable des amphithéâtres...

Elle prit soudain un air ingénu complètement inattendu et demanda comme une petite fille à la grande Dace :

 J'ai bien répondu ?

 Tu mérites les palmes.

Atalante se fendit d'un sourire complice, puis ses yeux noircirent et elle s'approcha elle aussi du soldat.

 Maintenant, tu vas nous conduire au responsable de ce trou à rat et j'espère pour vous que dans moins d'un quart d'heure, nous ressortirons d'ici à quatre.

Le sous-officier secoua énergiquement la tête. Ces filles étaient plus dangereuses que les trois quart des criminels enfermés derrière les barreaux de la prison. Elles l'avaient délesté de ses armes sans même qu'il s'en aperçût et elles n'auraient aucun scrupule à mettre leur menace à exécution. Astarté se fendit d'une grimace narquoise et rengaina le pugio de l'homme dans sa gaine. Atalante lui tendit son glaive pommeau en avant.

 Ton arme est mal entretenue.

Tant de morgue et de suffisance. Le soldat se pressa de satisfaire à leur demande. Il voulut s'éclipser une fois les gladiatrices en présence de l'officier. Astarté l'avait retenu par le col de sa cuirasse.

.

Et maintenant, après l'avoir méchamment menacé, c'était lui qu'Atalante protégeait de la colère de Marcia. L'officier avait enregistré l'incarcération de Julia. Il se souvenait d'autant plus d'elle qu'elle était arrivée à la prison escortée par des prétoriens sous le commandement de Corvus. Il connaissait bien le centurion à qui l'Empereur Titus confiait des missions particulièrement délicates. Et puis, la femme n'avait rien d'une esclave. En apparence. Parce que selon l'acte de condamnation...

Mais ce qui avait provoqué la colère de Marcia, c'était qu'ensuite l'officier s'était adressé au sous-officier. Il était responsable des quartiers dans lesquels avaient été enfermé Julia.

 Pourquoi ne nous-y-as-tu pas conduites ? demanda Marcia d'un ton coupant.

L'homme s'était troublé.

 Réponds, Fuscus, lui ordonna son supérieur.

 Elle n'est plus là, murmura le sous-officier d'une voix éteinte.

 Quoi ?!

 Elle est partie ce matin à la première heure. Elle a été condamnée aux mines et elle a intégré un convoi à destination de la Sicile, avait-il avoué misérablement.

Et la colère que Marcia contenait à grand peine depuis qu'elle était rentrée dans la prison, se déploya dans toute sa violence. Atalante avait été plus rapide qu'Astarté. Elle se dressait devant Marcia, ultime barrage contre le flot mortel qui menaçait l'abruti qui s'était tassé dans son dos. Elle posa, sur la base du cou de la jeune fille, une main ferme et autoritaire.

 Ils ont emprunté la via Latina, dit rapidement l'officier. C'est le chemin usité par les convois de condamnés. Vous possédez une lettre de l'Empereur, le responsable du convoi vous remettra la pri...

Le regard haineux de Marcia l'arrêta.

 Euh... il vous remettra sans discuter, la jeune femme que vous êtes venues chercher.

 On s'en va, et s'il lui est arrivé quelque chose, dit-elle menaçante aux deux gardes. Je viendrais vous le faire payer.

Les trois gladiatrices reformèrent leur triangle et disparurent au pas de course.

 Centurion, je démissionne, murmura Fuscus pâle comme un mort.

 Pourquoi ?

 Un aristocrate est venu voir la femme dont l'Empereur exige la libération. Il y avait un soldat avec lui. Je les ai laissés entrer dans la cellule. Le soldat l'a battue et il l'a violée. Elles vont revenir. Il l'a laissée dans un sale état. Elles vont me tuer.

L'officier ne formula aucune parole de réconfort à son subalterne. Il élaborait sa propre stratégie de sortie. Un poste dans les cohortes urbaines ? Pourquoi pas chez les vigiles ? Avant ce soir ? Et s'il tombait brusquement malade ? Il pourrait partir se soigner quelque part à la campagne ?


***


Les deux gladiatrices se maudissaient d'être si stupides, si incompétentes, si inutiles. Astarté plus encore qu'Atalante. Atalante était une bergère, elle avait vécu dans des régions désertiques où les chevaux ne trouvaient ni eau ni fourrage pour subsister. Mais elle ? Si, comme elle le croyait, elle était née dans une noble famille dace, pourquoi son père ne lui avait-il jamais appris à monter à cheval ? Les nobles n'étaient ils pas tous censés posséder de beaux coursiers ? De son côté, Atalante se reprochait de n'avoir jamais demandé à Marcia de lui apprendre à monter à cheval, oubliant qu'on lui aurait refusé de perdre son temps. Une rétiaire n'avait aucune raison de savoir monter à cheval.

 On peut peut-être essayer, suggéra Astarté.

 Non, ils sont partis depuis des heures. Il va falloir galoper. Ce n'est pas grave, conclut Marcia qui s'apprêtait déjà à partir.

 Marcia ! l'arrêta Atalante. Tu ne peux pas y aller seule.

 Et pourquoi pas ?

 Parce que c'est imprudent.

 Je dois la rattraper.

 Et s'il t'arrive quelque chose ? renchérit Astarté qui donnait raison à sa camarade. Tous tes efforts auront été vains.

 Pars avec Caïus, proposa Atalante.

 Je ne sais même pas s'il monte bien à cheval.

 Et les autres ? Galini ou les Celtes ?

 Tu veux les impliquer dans cette histoire ?

 Va chercher Aeshma, alors, suggéra Astarté.

 Elle est à Ostie ! s'énerva Marcia.

 Tu perdras deux heures. Ce n'est rien et Gaïa pourra vous accompagner. Toutes les deux montent très bien. Ne prends aucun risque, Marcia. Ne mets pas sa vie en danger, la supplia Atalante.

Ce dernier argument emporta l'avis de la jeune auctorata. Au ludus Bestiari, le responsable de l'écurie grommela qu'elle lui empruntait bien souvent des chevaux, Marcia lui rappela qu'elle prenait soin de ses montures et qu'elle n'était pas avare de son argent.

 Va prendre les chevaux que tu veux, capitula-t-il.


***


 Aeshma ! Aeshma ! Trouvez-moi, Aeshma et Gaïa !

Antiochus se précipita sur le quai.

 Où sont-elles ?! cria Marcia.

 Aeshma dort sur le pont, Gaïa est dans sa cabine.

 J'ai obtenu sa grâce, Antiochus ! J'ai obtenu la grâce de Julia, mais elle est partie, il faut aller la chercher.

 Montez, je garde les chevaux.

Marcia déboula sur le pont en courant. Quelques marins paressaient, elle repéra Zmyrina :

 Réveille Aeshma, dis-lui de préparer un nécessaire de soin, dis-lui que je suis là et qu'on part chercher Julia. Vite ! hurla-t-elle à la jeune femme qui l'écoutait les bras ballants et restait sans bouger.

Zmyrina avait passé la dernière heure à contempler Aeshma en train de dormir. Tenté de retrouver la jeune fille sauvage et ombrageuse dont elle gardait un souvenir amer et émerveillé. Existait-elle toujours ? Et quel était ce mot qu'elle prononçait si souvent que la grande gladiatrice aux cheveux noirs avait fini par le reconnaître ? Zmyrina avait guetté. Espérant entendre la femme endormie parler en Parthe. Une idée stupide. Zmyrina avait oublié la langue de ses parents. Elle ne savait même plus comment on disait des mots aussi usuels que merci ou bonjour.

.

Elle appela la jeune gladiatrice à plusieurs reprises. Sans succès. Elle s'agenouilla auprès de la dormeuse, inspira profondément et posa sur elle une main timide. La peau chaude, le deltoïde bien formé. Elle profita du moment. Immobile.

Mue par une soudaine appréhension, elle leva les yeux, Aeshma la dardait d'un regard aussi intense qu'irrité. Zmyrina retira vivement sa main.

 Marcia est ici, souffla-t-elle. Elle veut que tu prépares un nécessaire de soin. Vous allez chercher la domina.

Aeshma fronça les sourcils

 La domina ? Julia Metella ?

 Oui.

Aeshma sauta sur ses pieds

 Du matériel de soin ? Où veut-elle que je trouve du matériel de soin sur ce foutu rafiot, grommela-t-elle avant de se diriger en courant vers la cabine.

Et c'était qui cette fille bizarre ? Une tordue qui fondait pour les gladiateurs ? C'était sa main qui l'avait réveillée. La chaleur de sa paume sur le haut de son bras. Une paume insistante et douce. Et la tronche qu'elle faisait ! Aeshma avait l'habitude qu'on l'adulât et qu'on l'admirât béatement, mais elle, cette fille devait remporter la palme de la débilité ! Vraiment.

Elle oublia l'esclave dans la foulée. D'autres préoccupations, bien plus graves et nettement plus urgentes, accaparaient son esprit.

.

Elles rejoignirent le convoi alors qu'il faisait une halte aux abords de Tusculum. Les prisonniers avaient parcouru dix-huit milles en six heures. Une marche forcée épuisante que leur avait imposée le principal en charge de les escorter. Les gardes appartenaient aux cohortes urbaines de la Capitale et n'avaient qu'une envie : y retourner le plus tôt possible. Un détachement de la légion les attendait à Tusculum. C'étaient eux qui se chargeraient d'emmener les condamnés jusqu'aux mines de sel où ils trimeraient jusqu'à leur mort. Le trajet, sous le contrôle des cohortes urbaines, des vigiles ou parfois même des prétoriens, s'avérait toujours la partie la plus éprouvante du voyage. Les soldats qui assuraient la sécurité de Rome détestaient s'en éloigner et se moquaient éperdument de la fatigue et des plaintes de leurs prisonniers. Ils pressaient le pas et utilisaient verges et flagellums pour inciter les condamnés à suivre leur cadence.

Quelle que fût leur destination, les trente milles qui les séparaient de leurs collègues légionnaires étaient toujours parcourus en moins d'une demi-journée. Une fois sous la garde des légionnaires, les prisonniers avanceraient à un rythme moins soutenu. Les étapes excéderaient rarement quinze milles par jour. Un mois et demi à deux mois suffiraient à ce convoi pour rejoindre le sud de la Sicile.

Les légionnaires les avaient vues arriver à fond de train, et le sous-officier en charge s'était porté à leur rencontre avec huit soldats. Il arrivait parfois que quelques bandits ou membres désespérés de la famille d'un prisonnier vinssent tenter un coup de main. Il se détendit en découvrant que les cavaliers s'avéraient être des femmes. Quand elles s'arrêtèrent devant lui. Il dégaina son glaive. Des femmes peut-être, mais armées. Aucune ne correspondait non plus à l'image qu'il se faisait d'une matrone vertueuse. D'ailleurs, une matrone vertueuse ne montait pas à cheval et ne galopait pas follement en rase campagne habillée comme une esclave.

Celle qui paraissait la plus jeune lui tendit un rouleau. Un ordre du Prince ! Le principal rengaina son glaive et se saisit du document. Il reconnut le sceau, le brisa et lut l'ordre de libération.

 Je ne sais pas qui c'est, déclara-t-il. J'ai une liste de prisonniers, mais elle sert simplement à faire l'appel le soir et le matin. Je me souviens avoir appelé une femme qui répondait au nom de Julia. Une esclave, c'est ça ?

Les regard noirs que lui renvoyèrent les trois jeunes femmes lui donnèrent des frissons dans le dos.

 Euh, je vous rends le document, vous en aurez peut-être besoin. Vous pouvez aller récupérer votre... euh... enfin, je vous laisse récupérer la prisonnière, mais je n'ai pas ce qu'il faut pour la libérer de ses fers.

Regards courroucés.

 Les prisonniers portent juste un collier, précisa-t-il. Ils ne sont pas entravés.

Elles avaient lentement remonté le convois à cheval. Marcia était partie en avant, Aeshma resta aux côtés de Gaïa. La domina n'avait pas décroché un mot depuis qu'elle était montée à cheval. Elle était tendue à l'extrême et très pâle.

Marcia avait coincé son mentor sur la Stella Maris.

 Aeshma, je ne sais pas dans quel état on récupérera, Julia, je... Titus m'a prévenue que... euh...

Aeshma avait passé dix ans au ludus. Si les filles avaient été achetées sur des marchés, si elles avaient parfois été enlevées, vécu quelques temps en captivité ou travaillé comme esclaves dans des domaines agricoles ou chez des particuliers, si leurs conditions de vie avaient parfois été sordides et leurs détentions éprouvantes, aucune n'avait été condamnée comme criminelle.

Les hommes par contre... Le ludus avait accueilli nombre de gladiateurs condamnés à une damnatio ad ludum. La plupart pour meurtre, pour viol sur un homme ou une femme libre, ou pour délit de fuite, parfois même pour un acte de désertion. Certains n'avaient été que de sombres brutes, d'autres, des gladiateurs intégrés, plus ou moins bons camarades, pas plus détestables qu'un autre. Ils ne restaient jamais longtemps. La peine de damnatio ad ludum était de cinq ans. Beaucoup mourraient avant.

Aeshma ne parlait pas beaucoup, mais elle écoutait beaucoup. Les récits que les gladiateurs avaient livrés de leurs courts séjours en détention étaient emprunts de vermines, de rixes, de sévices en tout genre, de famine et de saleté.

Julia n'était restée qu'une nuit à la prison, mais il avait suffi d'une nuit à Atalante pour que l'infrangible grande rétiaire se retrouvât brisée en mille morceaux. Il n'y avait qu'à regarder le troupeau écroulé à leur pieds. La plupart étaient sales et déguenillés.

Elle avait remarqué des dos marqués au fer ou par les verges, des visages tuméfiés, des pieds mal chaussés et abîmés, des regards torves, perdus, mornes, des mines épuisées et avilies par la fatigue, le vice ou les mauvais traitements. Les plus sereins et les plus solides s'étaient installés pour se reposer au mieux, les autres s'étaient simplement laissé tomber par terre. Méfiants, les prisonniers les plus prudents ne dormaient que d'un œil. Aeshma craignait une mauvaise surprise.

Une très mauvaise surprise, pensa-t-elle soudain en distinguant une silhouette effondrée sur elle-même dont les cheveux longs et très noirs lui rappelèrent ceux de Julia Metella Valeria. Elle serra les mâchoires.

 Domina, souffla-elle à Gaïa. Là-bas.

Gaïa sauta au bas de sa monture, le ventre noué. Aeshma devint son ombre. Marcia avait galopé en avant et revenait lentement en scrutant attentivement les prisonniers. Elle lança son cheval au trot quand elle les vit mettre pied à terre. Les prisonniers, beaucoup d'hommes et quelques femmes, les regardèrent se frayer un chemin, sans se pousser, sans bouger, amorphes. Julia leur tournait le dos. Elle portait une tunique crasseuse de couleur indéfinissable. Quand Gaïa s'accroupit derrière elle, elle fronça le nez incommodée par l'odeur repoussante qui s'en dégageait.

 Julia... murmura Gaïa.

La jeune femme eût un imperceptible tressaillement. Elle se redressa lentement et tourna la tête vers sa jeune sœur.

 Gaïa ?

Par réflexe, Aeshma s'agenouilla à côté de Gaïa et lui posa la main sur l'avant-bras. Un geste amical, rassurant, destiné à lui rappeler qu'elle devait garder son sang-froid. Julia n'avait pas besoin de démonstration de haine et de colère, encore moins de compassion ou d'horreur. Aeshma se fiait à son expérience.

Elle établit un premier bilan à vue d'œil. Julia Metella avait été frappée. Lourdement. Elle avait une pommette éclatée, un œil poché, un énorme hématome sur un côté de la mâchoire et une vilaine balafre s'étendait sur sa joue gauche. La jeune Parthe jeta un regard autour d'elle, qui avait pu ? La tunique ne lui appartenait certainement pas, quelqu'un lui avait peut-être volé la sienne. Un homme parce que la domina savait se défendre et qu'il y avait peu de chance pour qu'une femme l'eût mise dans cet état, à moins qu'elle eût bénéficié d'une aide conséquente. Mais qu'avait à faire un homme d'une tunique de femme ? Et personne autour d'eux ne portait un habit qui eût pu appartenir à Julia. Les gardes peut-être ? En tout cas, elle était bien amochée. La pommette aurait mérité des points. Est-ce qu'elle pourrait rattraper l'absence de soins ? Mouais, elle pourrait se débrouiller, elle donnerait une liste de matériel et d'ingrédients à Marcia ou à Néria, et les enverrait au marché.

 Gaïa, quelle folie as-tu imaginée ? la morigéna faiblement Julia

 Rien, rien ! s'exclama Marcia qui venait d'arriver en courant. J'ai...

La jeune fille se figea un instant en découvrant l'état de son amie.

 J'ai obtenu ta grâce, Julia. Tu es libre. Vraiment libre. Titus t'as réintégrée dans tes droits et dans tes biens, haleta la jeune fille.

Julia la regarda.

 Comment...? Qu'as-tu promis, Marcia ?

 Domina, intervint Aeshma. On vous expliquera tout en détail si vous le désirez, mais pas maintenant. C'est mieux de partir.

Mais tout à coup, Julia s'agita et agrippa Gaïa par sa tunique.

 Gaïus ! Gaïa, tu dois aller sauver Gaïus, il m'a dit qu'il allait l'enlever. S'il te plaît, Gaïa, supplia Julia. Flavius, il...

 Il ne pourra rien contre Gaïus, Julia, la rassura Marcia. L'Empereur a ordonné son arrestation et c'est Kittos qui a été chargé de l'exécuter. Gaïus est en sécurité.

 Domina ? Tu n'es pas une esclave alors ? s'étonna en grec un homme assis à côté d'elle.

 C'est ma sœur, l'informa Gaïa d'une voie glaciale.

L'homme la dévisagea, puis il se tourna vers Julia.

 Tu as été l'objet d'une haine tenace pour qu'on te poursuive jusqu'en prison. Je prierai pour toi.

 Merci, Yudel, fit Julia.

 Qu'est un homme s'il ne sait pas venir en aide à son prochain ? lui répondit philosophiquement le prisonnier.

Julia le regarda tristement.

 Je mérite ma condamnation, lui affirma-t-il. N'aies aucun regret. Pense parfois à moi quand tu sentiras le goût du sel dans ton assiette, qui sait si ce ne sera pas moi qui l'aurais récolté.

Il lui tapota affectueusement le genou. Il lui avait tendu une main secourable après le départ d'Aulus Flavius. Il avait essuyé délicatement le sang sur son visage et sur ses cuisses, obtenu des gardes qu'ils lui apportassent une tunique. Il l'avait soutenue pendant la marche quand elle avait montré des signes de faiblesse. Il ne savait pas qui elle était, ce qui l'avait conduite dans une geôle, quel crime elle avait commis pour être condamnée aux mines. À ses yeux, c'était une brebis égarée, une victime de la bassesse humaine, un être assoiffé d'amour. D'amour véritable. Il n'avait fait que servir son dieu et il en avait été récompensé. Sans lui, la jeune femme n'aurait peut-être pas survécu et il n'aurait pas connu la joie de la rendre à sa sœur.

 Tu veux quelques chose ? lui demanda Aeshma.

 J'ai déjà été payé. Allez en paix et prenez soin d'elle.

Aeshma fronça les sourcils. Ce discours. Gaïa et Marcia aidèrent Julia à se mettre debout. Aeshma se mordit le coin de la lèvre. Elle attendit que le trio s'éloignât.

 Tu crois en Elohim ? demanda-t-elle sourdement au prisonnier.

 Oui, s'illumina-t-il ? Tu es juive, toi aussi ?

 Non, répondit hargneusement Aeshma.

 Oh, tu es nazaréenne ?

 Non.

 ...

 Tu dis que tu as été payé ? Par ton dieu, c'est ça ? Parce que tu as été bon ?

 Oui.

 Et il t'interdit de tuer ?

 Oui, mais... j'ai contrevenu à cet interdit. L'un des plus importants.

 C'est grave ?

 Oui.

 Pourquoi ?

 Parce que Elohim a interdit de retirer une vie. Parce que la vie ne nous appartient pas. C'est inscrit dans la Loi. J'ai... comment t'expliquer ? J'ai manqué au sens de l'honneur.

 Mmm, c'est pour cela que tu lui est venu en aide ? Pour te faire pardonner?

 Non, je l'aurais aidée sans cela et de toute manière, je ne serai jamais pardonné pour mon crime.

 J'ai haï un garçon à cause de cet interdit.

Il la regarda attentivement.

 Tu es gladiatrice, n'est-ce pas ?

 ...

 Tu es pleine de bleus, tu es très musclée et tu portes de nombreuses cicatrices. Certaines sont récentes et il n'y a pas de guerrières à Rome. J'en conclus donc que tu es gladiatrice.

 C'est vrai.

 Il l'était aussi ?

 Oui.

 Un juif ne peut pas être gladiateur.

 Vous êtes bornés, déclara Aeshma vindicative. Tu as bien tué et vous avez des soldats.

 J'ai tué pour protéger quelqu'un même si cela ne justifie pas mon geste, et les soldats protègent notre peuple et notre terre. Toi, tu tues pour le plaisir des spectateurs. Il a été vendu ? C'était un de tes amis ?

 Oui.

 Croyant ?

 Oui.

 Il a combattu dans les amphithéâtres ?

 Oui

 C'est impossible, trancha l'homme d'un ton sans réplique. Il ne peut pas être croyant et tuer pour le plaisir.

 Tu n'es qu'un crétin ! rétorqua Aeshma avec mépris. Mais je te remercie d'avoir pris soin de la domina, ajouta-t-elle sincère.

L'homme sourit à la farouche gladiatrice. Elle haussa les épaules et partit en courant rejoindre Marcia et les dominas.

.

Le retour à dos de cheval apporta autant de souffrance à Julia que la longue marche qu'elle venait d'effectuer. Elle se cramponnait à Gaïa et étouffait comme elle le pouvait des gémissements de douleur. Marcia ouvrait la marche. Aeshma galopait aux côtés de Gaïa.

 Domina, l'appela-t-elle.

 Quoi ?

 Vous devriez changer d'allure, lui conseilla Aeshma.

 Je veux rentrer au plus vite, se justifia Gaïa.

 Je sais, domina, mais...

Le regard de Julia l'arrêta. Une supplication muette.

 Mais quoi, Aeshma ? s'impatienta Gaïa

 Rien, déclara Aeshma après avoir jeté un dernier coup d'œil à Julia.


***


La villa était vide. Publius Buteo avait frappé, réclamé l'entrée au nom de l'Empereur, menacé de défoncer les portes et de passer au fil du glaive tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur des murs, avant qu'un esclave apeuré consentît enfin à se montrer.

 Aulus Flavius, réclama le centurion.

 Il... il est parti, bafouilla l'homme terrifié de se retrouver face à un centurion du prétoire.

 Quand ? Où ?

 Il y a plus d'une heure et où ? Je ne sais pas. Il avait juste l'air très pressé.

 Avec qui est-il parti ?

 Avec son chef de la garde et quatre hommes.

 Et le reste de sa familia ?

 Ils sont partis aussi, avec ses affaires.

 Où ?

 Certainement pour la Campanie. Il possède un petit domaine près de Naples.

 Aulus Flavius est parti là-bas lui-aussi ?

 Euh...

 Non, il n'est pas parti en Campanie, intervint soudain une jeune voix féminine.

 Veux-tu bien te taire ! lui intima l'homme qui avait ouvert.

 Pourquoi ? Il n'est pas notre dominus, rétorqua insolemment la jeune fille. Le centurion est envoyé par l'Empereur. Pourquoi cacherions-nous des informations à l'Empereur et protégerions-nous Aulus Flavius ?

Elle semblait en vouloir au procurateur, elle ferait une bonne informatrice.

 Parle, lui demanda gentiment Publius. Je saurai généreusement te récompenser de ton aide et si ce n'est moi, le Prince le fera.

 Je ne veux pas rester ici.

 D'accord, viens avec moi. Ton maître recevra l'argent qui lui est dû pour ta personne.

 Vraiment ?! s'écria la jeune fille abasourdie.

 Mettrais-tu en doute la parole d'un centurion ?

 Dominus, centurion, sénateurs... fit la jeune fille sous-entendant qu'une esclave n'avait rien à attendre de ce genre de gens.

 Je connais bien Astyanax, il te prendra au service du palais et te donnera la place que tu mérites.

 Je ne suis pas voleuse et je travaille bien, lui assura la jeune fille.

 D'accord, mais dis-moi d'abord ce que tu sais.

 Non, refusa la jeune fille butée.

 Bon, suis-moi, mais tu as intérêt à ne pas m'avoir menti.

 Je suis honnête.

 Mouais. Je t'emmène au palais.

La jeune fille était svelte et légère. Elle n'eût qu'à s'en féliciter car Kittos pressa tant ses hommes qu'ils prirent rapidement le pas de course. Elle n'en arriva pas moins essoufflée dans les jardins du palais. Kittos la conduisit jusqu'à Astyanax. Bienfait du hasard, l'affranchi s'avéra présent et disponible.

 Astyanax, service de l'Empereur ! Cette esclave appartient à Titus Avidius Quietus, tu la prends à ton service et tu envoies à son maître la somme à laquelle tu l'estimes.

L'affranchi fronça les sourcils, mais se garda d'exprimer la moindre contrariété. Il connaissait Publius Buteo, si le centurion lui avait demandé la lune, il aurait été la lui décrocher sur le champ. Le speculator n'était pas un homme à agir à la légère. En service commandé, ses ordres étaient aussi respectés que l'étaient ceux de l'Empereur lui-même.

 Comment t'appelles-tu ? demanda Astyanax à la jeune fille.

 Flora.

 Flora, tu appartiens maintenant à la maison du Prince, déclara solennellement Astyanax.

 Je te la renvoie après lui avoir parlé, Astyanax.

 Fais comme bon te plaira, Buteo.

Kittos emmena la jeune fille à part.

 Alors ?

 Il est parti en mer.

 Tu te moques ?

 Pourquoi me moquerais-je ?

 Personne ne part en mer au mois de janvier.

 Peut-être, mais il a demandé à Marcus Silus si le Cupidon était prêt à lever l'ancre, l'autre lui a assuré que oui. Aulus Flavius lui a alors déclaré qu'ils partaient immédiatement à Ostie. Et ils ont effectivement quitté la villa à peine cinq minutes plus tard.

 Sais-tu ce qui a provoqué ce soudain départ ?

 Un homme tout rouge lui a raconté je ne sais quoi à propos d'une certaine Marcia Atilia. Qu'elle était allée voir l'Empereur, qu'il l'avait écoutée, qu'elle était accompagnée de deux gladiatrices, que l'Empereur lui avait remis un ordre de libération pour Julia Metella et qu'un centurion du prétoire avait reçu l'ordre de... Oh ! réalisa-t-elle soudain. C'est toi le centurion... et euh...

La jeune fille recula, effrayée par le regard noir du centurion.

 Euh... je...

 Comment sais-tu tout cela ? demanda durement Kittos.

 J'étais présente quand l'homme est arrivé.

 Le procurateur ne t'a pas fait sortir ? fit Buteo, étonné que la jeune fille eût assisté à une telle conversation.

 Il n'avait pas daigné arrêter de... Il était en train de...

 Vous étiez au lit ? réalisa Kittos.

Il porta un regard attentif sur elle et il remarqua pour la première fois les larges hématomes qu'elle portait autour du cou.

 Euh, oui, si on peut dire... grimaça amèrement la jeune fille.

Un traître ! Kittos grinça des dents. Aulus Flavius avait un informateur dans l'entourage même de l'Empereur. Le speculator allait trouver cet espion et le marquer au fer rouge avant de l'envoyer méditer sur sa trahison dans des carrières de pierre.

Quant à Aulus Flavius. Il était parti. Où ? En Lycie, très certainement. Il devait y posséder des avoirs et des trésors qu'il désirait récupérer avant de fuir dans les lointaines contrées orientales. Le procurateur avait dû s'étrangler de fureur en apprenant la réhabilitation de Julia Metella Valeria.

 Il était en colère ? demanda-t-il encore à Flora.

 Furieux. Il m'a frappée et traitée comme mule. De toute façon, il a toujours été brutal. Il est vicieux et cruel, cracha-t-elle haineuse.

 ...

 Tu penses que je ne suis qu'une esclave et que je n'ai pas à me plaindre de l'attention que peut me vouer un maître ? Je ne me suis jamais trop plainte avant cela, Titus Avidius est plutôt gentil, mais ce type est un sale pervers ! Il est violent et dépravé. Je le déteste.

 Tu ne le reverras plus, lui assura-t-il. Je te remercie pour ton aide. Va maintenant retrouver Astyanax et ne me fais pas regretter ma décision de ne pas t'avoir abusée.

La jeune fille hocha la tête. Elle regarda Kittos s'éloigner et puis, prise d'une soudaine inspiration, elle lui courut après. Il se retourna en entendant ses pas légers fouler le gravier de l'allée.

 Quand tu le tueras, lui dit-elle haletante. Transmets-lui le salut de Flora.

Aulus Flavius attirait décidément les inimités. Le tuer ? Oui, mais quand ? Il n'était pas dans les habitudes de Kittos d'échouer quand une mission lui était confiée. Ni de contrevenir aux ordres de l'Empereur. Titus lui avait demandé d'arrêter le procurateur, pas de l'assassiner. Mais dans un cas comme dans l'autre, il devait d'abord lui mettre la main dessus et si Aulus Flavius s'était embarqué sur un navire... Service de l'Empereur ou pas, aucun capitaine de la flotte impériale n'accepterait d'appareiller en plein hiver. Quant aux coques rondes. Qui serait assez fou pour braver la mer tumultueuse et les vents capricieux ? Qui oserait ? Qui aurait intérêt à tenter l'aventure ?

Les sœurs Metella.

La plus jeune était arrivée à Rome sur une coque ronde appartenant à sa flotte commerciale personnelle. Le navire était reparti les cales pleines pour Alexandrie fin septembre et la jeune femme n'avait jamais évoqué devant lui son départ. Il ne savait pas quand elle avait prévu de quitter Rome et, si elle décidait de partir avant les beaux jours, comment elle comptait rallier Alexandrie. Et Julia ? Julia était arrivée beaucoup plus tard alors que la saison ne se prêtait déjà plus à la navigation. Son navire était encore à quai. Peut-être accepterait elle de tenter la traversée ? Qu'avait-il à perdre de toute façon ? La haine que le procurateur inspirait aux deux sœurs les inciterait peut-être à se lancer à sa poursuite malgré les dangers inhérents à un voyage hivernal.


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