Chapitre CIII : Justice, vérités et mensonges


Marcia s'était endormie. Elle avait longtemps lutté contre le sommeil jusqu'à ce qu'Atalante lui intimât l'ordre de s'allonger et de prendre du repos. Elle avait protesté. La grande rétiaire lui avait gentiment rappeler qu'elle avait besoin d'avoir l'esprit clair si le matin elle voulait affronter l'Empereur et lui arracher la grâce de Julia. Qu'on ne se battait pas au maximum de ses possibilités quand on manquait de sommeil. Atalante sentait Marcia fébrile et elle la ménagea. Astarté lui apporta son soutien et la jeune fille finit par céder. Elle s'allongea sur un divan et s'endormit très vite. Les deux grandes gladiatrices convinrent alors de veiller à tour de rôle.

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Titus s'était retiré dans ses appartements avec l'ordre de ne pas être dérangé. Publius Buteo avait préféré ne pas contrevenir à son désir. La requête de Marcia était trop particulière pour risquer de contrarier l'Empereur. Ils attendraient son réveil. Il avait conduit les trois gladiatrices dans un petit cubiculum, s'était absenté un moment, avant de revenir avec deux esclaves chargés de nourriture et de boisson. Il les avait enjointes à ne pas sortir et leur avait promis de revenir dès qu'il aurait obtenu une entrevue.

Il faisait froid, Marcia était bien couverte. Sa palla était épaisse et chaude, mais Atalante et Astarté ne portaient que leurs tuniques, bien trop légères pour affronter une nuit de janvier. Kittos n'avait pas pensé à leur apporter des couvertures ou un petit brasero. Allongée sur le sol, Astarté frissonna. Elle se redressa et se leva.

 J'ai froid, avoua-t-elle à Atalante qui la regardait d'un air interrogateur.

 Il ne fait pas très chaud, concéda la jeune Syrienne assise sur un coffre qui s'était révélé vide quand elles l'avaient ouvert. Viens t'asseoir à côté de moi, on se tiendra chaud.

Astarté s'installa à côté d'elle et releva les jambes.

 Tu peux t'appuyer sur moi, si tu veux, lui dit Atalante. Je te réveillerai plus tard.

 Tu es sûre que tu veux pas dormir ?

 Non, ça va.

Astarté posa la tête sur l'épaule de la grande rétiaire. Elle s'assoupit très vite.

 J'aime bien dormir avec toi, marmonna-t-elle avant de sombrer définitivement.

Atalante se retint à grand peine de lui balancer une grande taloche sur la tête. Astarté avait l'art de se fendre, sans qu'on s'y attendît, de déclarations troublantes. Elle était vraiment incorrigible. Et insupportablement séduisante.

Atalante n'arrivait jamais à savoir ce qu'elle pensait de sa camarade. Astarté n'arrêtait pas de changer les règles du jeu. Elle pouvait se montrer indifférente et distante, chaleureuse et amicale, drôle et facétieuse, dure et injuste, séduisante et cynique, tendre et troublante. Personne n'y prêtait vraiment attention, peut-être parce que ceux qui la fréquentaient, prenaient chez elle ce qui leur convenait et qu'ils appréciaient trop une ou deux facettes de sa personnalité pour s'inquiéter des autres.

Sabina aimait la meliora et la bavarde, Galini son mentor, Aeshma la gladiatrice de valeur et une camarade sur qui elle savait pouvoir compter, Saucia sa gentillesse et sa tendresse, Ajax sa force et sa dextérité. On lui reprochait parfois sa morgue vis à vis des novices, mais cela ne lui portait pas vraiment préjudice. Marcia l'avait aimée d'un bloc et n'avait jamais regardé plus loin. Aux yeux de la jeune auctorata, Astarté était Astarté, et elle l'aimait comme elle était. Hier, comme aujourd'hui. Ses sentiments avaient changé, mais pas son regard ni son affection pour la Dace aux yeux dorés. Atalante soupira. Marcia avait bien de la chance d'être aussi entière.

Atalante ne comprenait pas Astarté et elle se comprenait encore moins bien. Peut-être se posait-elle trop questions. Elle ne voyait pas trop cependant comment ne pas s'en poser. Sans compter que leur visite l'inquiétait aussi. Elle s'inquiétait surtout pour Julia Metella. Pour le peu qu'elle en savait, les prisons regorgeaient de vermines et de dangers. Si Julia avait été condamnée comme esclave en fuite, pour usurpation d'identité, elle encourrait une peine ignominieuse et elle n'avait certainement pas atterri dans une cellule individuelle. Julia était jeune et séduisante. Atalante serra les dents. Pourvu que Marcia ne se fût pas montrée trop présomptueuse, pourvu que ses espoirs ne fussent pas déçus. Si la jeune fille échouait, Julia connaîtrait un sort tragique. La jeune domina aurait été bien mal récompensée pour son dévouement et tous les bienfaits qu'elle avait, depuis des années, dispensés autour d'elle.

Atalante avait été agréablement surprise par l'ambiance qui régnait au Grand Domaine. La première fois, comme la deuxième fois. Sa familia l'aimait et mieux que cela encore, elle l'estimait. Julia Metella se montrait juste et généreuse, comme elle l'avait été avec elle et Aeshma, comme elle l'avait été avec ses camarades quand ils avaient débarqué de l'Artémisia blessés et épuisés. Et puis, même si cela n'avait pas été le cas, Julia comptait pour des gens qu'aimait Atalante. D'abord, pour Marcia, ensuite pour Gaïa Metella.

Elle posa affectueusement sa tête sur celle d'Astarté. Elle ne lui serait jamais assez reconnaissante d'avoir saigné Téos. La grande Dace avait rendu justice à tous ceux que le laniste avait méprisés. Tous ceux qu'il avait précipités dans le tombeau, qu'il avait brisés pour le simple plaisir d'exercer son pouvoir. Tous ceux qu'il avait sacrifiés par appât du gain. Titus ne valait pas mieux.


***


Impressionnante.

Impressionnantes.

Marcia Atilia tout d'abord. La jeune fille, debout devant lui, ne laissait rien deviner de la gladiatrice qui se cachait sous son apparence de fille de chevalier. Il apprécia sa mise et la haute qualité de ses vêtements.

Elle était terriblement troublante parce qu'il l'avait vue caracoler dans l'arène, qu'il l'avait vue recouverte de sang animal, qu'il l'avait vue tuer des bêtes sauvages, sauter à la gorge d'un ours de six-cent livres et qu'il avait devant les yeux, l'image même de la jeune fille innocente et naïve. Enfin, presque. Si on y regardait bien, le regard qui brillait au fond de ses incroyables yeux turquoise n'avait rien d'innocent ni de naïf. Il était franc, assuré et dénotait d'une personnalité inflexible et passionnée.

Quant aux deux gladiatrices. Il ne pouvait que les admirer. Elles formaient une paire magnifique. De taille sensiblement égale, solidement plantées sur leurs jambes, tendues comme deux fauves prêts à bondir. Les cheveux ailes de corbeau de l'une, châtains clair de l'autre, leur peau hâlée. Il n'arrivait pas à se décider à laquelle allait sa préférence. Il avait toujours eu un faible pour les gladiateurs, il les admirait et les deux jeunes gladiatrices méritaient sans conteste son admiration.

 Je vous reçois par égard pour votre père, Marcia, dit-il d'un ton à la limite de la condescendance. Peut-être par curiosité aussi.

 Mon père vous aimait beaucoup, Imperator.

 Mais il préférait mon père.

 Il a servi le légat comme il a servi l'Empereur. Mon père ne vous a connu que comme légat, il n'a pas eu la chance de vous servir comme Empereur comme il a servi Vespasien. Si on lui en avait laissé l'occasion, il vous eût aussi fidèlement et efficacement servi qu'il l'a fait avec votre père.

 Mmm... approuva Titus. Que voulez-vous, Marcia ?

 La réhabilitation de Julia Metella.

Titus s'esclaffa. La jeune fille ne manquait pas d'audace

 La réhabilitation de Julia Metella ! s'exclama-t-il. D'abord, elle n'a aucun droit sur ce nom, ensuite, elle est coupable d'un crime très grave.

 Elle n'est coupable de rien du tout, affirma péremptoirement Marcia.

 Ah, non ? fit l'empereur avec condescendance.

 Elle n'a fait que se plier aux désirs de sa maîtresse. Elle lui a sauvé la vie, elle a sauvegardé ses intérêts et elle a toujours veillé sur elle.

 C'est une esclave.

 C'est une affranchie et elle n'est pas moins méritante ou plus coupable que ne l'est Astyanax. Une affranchie dévouée et obéissante

L'empereur ne trouva rien à répondre. Marcia venait de marquer un point.

 Vous n'avez pas frappé là où il y eut été utile de frapper, Imperator. Gaïa Metella ne vous a pas raconté tout ce qu'elle sait.

 À propos d'Aulus Flavius ? fit Titus avec dédain. Elle le soupçonne d'avoir tué Kaeso Valens et un courrier de la Fulminata en service commandé, mais rien n'est venu étayer ses accusations.

 Le procurateur est donc honnête ?

 Non, il est corrompu et il sera puni en conséquence. Il n'obtiendra jamais plus de charge impériale et sera banni de Rome.

 Il mérite la mort, Imperator.

 Convaincs-moi.

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Marcia respira amplement, Atalante l'avait soumise à des exercices de relaxation très tôt le matin et elle l'avait mise en garde contre sa propension à s'emporter quand on ne l'écoutait pas. Titus n'était pas Aeshma. Son mentor était colérique, mais ses colères tombaient aussi vite qu'elles naissaient et Aeshma ne gardait jamais rancune des querelles qui l'avaient opposée aux gens qu'elle aimait. Titus, s'il se sentait insulté, les jetterait dehors et Julia mourrait. Elles n'avaient qu'une seule chance. Si Marcia ne voulait pas la gâcher, elle devrait conserver son calme tout au long de l'entretien.

Marcia se lança dans le récit détaillé de ce qu'elle savait des exactions du procurateur de Lycie. Elle introduisit habilement Julia dans chacun de ses développements. Elle parla de l'insultante demande en mariage dont elle avait été l'objet et des menaces qu'avait osées prononcer Marcus Silus à son encontre si elle la refusait. Elle expliqua que le mari de Julia, Quintus Valerius, par amour pour sa femme, était le seul qui eût pu lui offrir une protection contre la concupiscence d'Aulus Flavius et le déshonneur d'une telle union. Le procurateur le savait et il avait commandité l'assassinat du magistrat. Son domaine avait été rasé et sa familia entièrement massacrée. Julia avait porté secours au cornicularius du questeur de la Fulminata. Le principal était venu la voir parce qu'il était l'ancien cornicularius de Kaeso Valens et qu'il avait compris que le meurtre du tribun et celui du courrier étaient liés. On avait voulu l'empêcher de lui parler et il était mort dans ses bras.

 C'est un assassin et un traître. Il a tué un tribun en mission pour l'Empereur et six de ses hommes. Il a assassiné un courrier de la Fulminata qui transportait des messages à destination du sénat et de l'Empereur Vespasien. Il a fait égorger un principal pour éviter que la vérité n'éclate au grand jour.

 Mais qui peut corroborer tout cela ?

 Quintus Valerius témoignera pour le meurtre de Lucius Caper, le cornicularius. Pour l'attaque de son domaine aussi.

 Il a pu être simplement victime de brigands, observa Titus.

 ...

 Le meurtre de ton père est aussi sujet à controverse.

 Mais ils sont liés, insista Marcia.

 Comment peux-tu le savoir ?

Marcia se pinça les lèvres. Elle perdait pieds. Titus ne la croyait pas, il s'impatientait et il allait bientôt la congédier. Elle n'aurait rien obtenu.

 Tu vois bien. Ce ne sont que des suppositions, reprit l'Empereur. Aulus ne mérite pas ma confiance, mais tes accusations sont sans fondements. Tu ne m'as apporté aucune preuve et d'après ce que j'entends, je ne peux que me désoler que tu aies été toi aussi victime de Julia. Elle t'a manipulée.

 Julia n'a...

 Il suffit ! claqua sévèrement la voix de Titus. Tu as assez abusé de mon temps.

 Marcia Atilia n'a pas menti, Imperator. Elle n'a pas été manipulée et elle dit la vérité.

Atalante ferma les yeux. Tout allait de mal en pis. Titus porta son regard sur Astarté. Marcia se retourna :

 Astarté, non... murmura-t-elle d'une voix suppliante.

La grande Dace l'ignora. Elle ne laisserait pas l'Empereur commettre une injustice.

 Le meurtre du tribun Kaeso Atilius Valens et le pillage du domaine de Quintus Valerius sont liés. Les ordres étaient très clairs. Tuer le principal sous l'identité duquel se cachait Kaeso Atilius Valens et tuer Quintus Valerius et sa femme.

 Comment peux-tu affirmer une chose pareille ?

 J'appartenais à l'époque au ludus de Sidé. Mon laniste a été payé pour fournir des hommes de main et j'ai participé aux deux opérations. Pour les légionnaires, il n'y avait que des gladiateurs, pour le massacre du domaine de Quintus Valerius, nous étions trois, associées à des pirates.

 Tu as tué un tribun de la légion romaine ?

 Je ne savais pas que c'était un tribun.

Titus regarda Marcia.

 Tu étais au courant ?

 Oui, Imperator, avoua Marcia la gorge nouée.

 Tu confies ta sécurité à une femme qui a tué ton père ? dit-il très lentement.

 Elle ne savait pas qui il était et je lui ai pardonné.

La cérémonie d'expiation, pensa Publius Buteo qui, sur l'ordre de Titus, assistait à l'entretien. Voilà quelle en était la cause. La gladiatrice qui venait de parler n'y avait pas assisté, elle était blessée, la Gladiatrice Bleue l'avait donc représentée, à moins qu'elle n'eût elle aussi participé aux meurtres.

 Tu affirmes que ton laniste t'a envoyée tuer des légionnaires, puis assassiner un magistrat ?

 Oui, Imperator.

 Buteo va me chercher cet homme.

 Il est mort, lâcha Astarté d'une voix ferme.

 Mort ?

 Je l'ai tué, c'était un assassin.

 Toi aussi, rétorqua l'Empereur.

 Je sais, Imperator. Vous pouvez me jeter aux lions, mais je ne mens pas.

Titus resta un instant sans voix. Cette femme était incroyable, elle se livrait elle-même aux lions, sans sourciller. Elle accumulait les aveux sans que sa voix ne tremblât, sans que son attitude n'accusât le moindre frémissement. En véritable gladiatrice, elle affrontait la mort sans peur.

 Qui a payé ton laniste ?

 L'homme qui lui a payé son ludus à Sidé.

 Qui ?

 Je ne sais pas, Imperator. Tout ce que je sais, c'est que la même personne m'a envoyée tuer le père de Marcia Atilia et les Valerius.

 Avec qui as-tu été envoyée ?

 Avec des gladiatrices. Une a été tuée chez les Valerius, les autres sont mortes au cours des jeux. Il ne reste que moi.

Honorable mensonge, pensa encore Publius Buteo.

 Comment se fait-il que les Valerius soient encore en vie ?

 Euh, je... Je connaissais Julia Metella. Elle m'avait reçue chez elle.

Titus haussa un sourcil. Astarté comprit qu'elle devrait se montrer plus précise. Elle tenta de se remémorer tout ce qu'Atalante et Aeshma lui avaient rapporté de leur séjour chez Julia Metella et broda une histoire qu'elle espérait crédible. Une histoire qui recoupât sans la contredire celle qu'avait raconté Gaïa à l'Empereur. Par bonheur, Astarté savait que Gaïa avait parlé d'Aeshma et d'Atalante à Titus. Le récit du sauvetage à Bois Vert était plus aisé.

 Quand je l'ai reconnue, je n'ai pas pu la trahir. Elle avait sauvé deux de mes camarades. Par deux fois. D'abord d'Aulus Flavius, ensuite des loups. C'était une question d'honneur. On ne trahit pas une personne qui s'est honorablement battu aux côtés de ses camarades. Je me suis rangée à ses côtés. Une camarade m'a suivie et on a tué tout le monde.

 Qui était ta camarade ?

 Elle s'appelait Marpessa.

 ... ?

 La gladiatrice qui a demandé la jugula à la fin de l'amazonachie, précisa Astarté.

 Mmm, je me souviens d'elle. Elle se battait bien et elle a fait preuve de beaucoup de courage, aussi bien au cours de l'amazonachie qu'après.

 C'était une fille bien, Imperator.

 Tu sais que ton témoignage signe ta condamnation ?

 Mon silence eût signé mon déshonneur.

Titus s'abîma dans une profonde réflexion. Marcia n'osait plus bouger ni parler. Elle se reprocha amèrement d'avoir accepté qu'Astarté l'accompagnât voir Titus. Elle l'avait entraînée droit dans un piège. Elle aurait dû prévoir que la Dace aux yeux dorés avouerait ses crimes si ses aveux pouvaient servir la cause que Marcia défendait. Astarté prenait tout sur elle. Le crime de son père, le pillage de Bois Vert, l'assassinat de Téos. Elle avait passé le nom d'Aeshma sous silence et évité que tout autre membre de la familia fût impliqué avec elle.

 Comment se fait-il que personne n'ait dénoncé le meurtre de ton laniste ?

 Je l'ai assassiné chez lui. Je l'ai obligé à rédiger une tablette à l'intention de son chef de la garde. Celui-ci n'avait aucune raison de mettre en doute ce qu'elle annonçait. Téos avait besoin de nouveaux gladiateurs et il laisse souvent son ludus à la garde du chef de la garde et de ses doctors.

 Qu'as-tu fais du corps ?

Qu'avait raconté Tidutanus ? Elle ne savait pas.

 Je l'ai caché. De toute façon, il ne doit plus ressembler à rien.

 Il n'y a plus de preuves maintenant que ton laniste ait été engagé par Aulus Flavius.

 Il n'y en a pas besoin.

 Tu es bien sûre de toi.

 Je sais réfléchir, dit simplement Astarté.

Pas faux, pensa Buteo. Impertinent, impudent, mais pas faux. Aulus Flavius était pourri jusqu'à la moelle et tous les éléments s'imbriquaient parfaitement les uns dans les autres. Le procurateur s'était joué de l'Empereur. Sa mise en scène le jour précédent avait été le couronnement de son entreprise. Il se moquait certainement du bannissement et de ne plus obtenir de charge impériale. Il était riche, plus riche encore après avoir récupéré les biens de Julia Metella. Il espérait certainement aussi bénéficier, un jour ou l'autre, de la clémence de l'Empereur et Buteo pariait que celle-ci ne se serait pas fait attendre très longtemps.

Flavius était fin politique, il possédait un vaste réseau d'informateurs, une clientèle dévouée et fidèle. Il avait intelligemment mené sa carrière, su s'attirer l'amitié de Titus en Judée, l'estime de Vespasien. Il avait obtenu sans beaucoup de difficulté des postes rémunérateurs et jamais personne ne s'était attaqué à son honnêteté et à sa probité.

Aulus Flavius se sentait au-dessus des lois, intouchable. Il avait cependant négligé l'attention toute particulière que Vespasien avait vouée aux finances de l'Empire, à la gestion saine de ses possessions. L'Empereur avait dû recevoir des plaintes à l'encontre du procurateur qu'il avait nommé en Lycie. Assez, pour s'en préoccuper et commander une enquête, mais comme la plupart de celles dont étaient l'objet les puissants représentants de l'Empire exerçant leurs fonctions loin de Rome, celle-ci n'eût jamais dû aboutir. Il était facile à un homme tel qu'Aulus Flavius d'acheter les consciences. Il n'avait pas envisagé qu'il pût en être autrement cette fois encore. Mais il s'était heurté à la droiture de Kaeso Atilius Valens.

Le tribun n'avait aucune ambition politique, Buteo gardait de lui le souvenir d'un officier compétent et intègre. Aulus Flavius n'avait pas pu l'acheter, le connaissant, il n'avait même pas dû essayer et, quand il avait su que le tribun enquêtait sur lui, il l'avait éliminé.

Ensuite, tout s'était enchaîné. Et parce qu'Aulus Flavius avait convoité Marcia Atilia, il avait signé l'arrêt de mort des Valerius, envoyé malencontreusement une gladiatrice qui avait retourné sa tunique, impliqué les sœurs Metella dans l'histoire et incité Marcia Atilia à entrer en gladiature.

La jeune fille avait alors noué des liens étroits avec les femmes qui avaient assassiné son père tandis que le fidèle Lucius Caper avait rencontré Julia. Le cornicularius aimait Marcia, son tribun, et avait dû mener une enquête de son côté.

Aulus Flavius avait été trop gourmand, trop confiant, et des gens qui n'auraient jamais dû se connaître s'étaient retrouvés impliqués dans les manœuvres malhonnêtes du procurateur. Ils s'étaient croisés et leurs destins s'étaient entremêlés. Ils auraient dû se haïr ou se mépriser et ils s'étaient aimés. Des esclaves et des hommes libres, des gladiatrices et des aristocrates, tous en étaient arrivés à faire cause commune contre Aulus Flavius. Et tous, à l'exemple de la gladiatrice aux larges épaules, étaient prêts à se sacrifier pour sauver et soutenir les autres.

 Buteo, l'interpella Titus. Que penses-tu de cette affaire ?

 Je donne raison à Marcia Atilia, répondit sans attendre le speculator.

 Quoi d'autre ?

Publius observa un moment la jeune Marcia Atilia. Il l'avait connue enfant, il ne l'avait pas vue grandir et ne savait pas qu'elle genre jeune fille elle avait été. Ce qu'il savait en contre-partie, c'était qu'elle n'avait commis aucun crime, qu'elle était la fille d'un chevalier honorable, d'un tribun fidèle à l'Empire, que rien ne la destinait à embrasser l'infamie. Elle avait agi au mieux de ce qu'elle pensait juste et cherché à sauvegarder l'honneur de son père.

La gladiatrice qui servait aujourd'hui Gaïa Metella venait de se montrer terriblement courageuse. Par loyauté et par fidélité. Quant à Julia Metella...

Que pouvait-on honnêtement lui reprocher ? D'avoir servi de famille et de sœur à une orpheline, de l'avoir protégée, d'avoir trompé son mari ? Qui d'autres encore avait-elle abusé ? Car qui se souciait réellement d'une femme dans la société romaine ? Marcia avait raison. En quoi Julia se différenciait-elle d'Astyanax ? Et pour son mari, le mariage avait-il tellement d'importance ? Elle n'avait spolié personne. Si l'homme s'était marié pour avoir des héritiers, il la répudierait et s'il l'aimait autant qu'on le racontait à Patara, il se moquerait de savoir qu'elle était née esclave.

Tous ces gens avaient servi l'Empire, ils n'avaient jamais mis en péril son équilibre. Les sœurs Metella étaient respectées dans les milieux marchands. Le préfet de l'Annone n'avait pas émis une seule réserve à l'encontre de Julia. Bien au contraire. Ces gens étaient des victimes, les condamner serait faire preuve d'injustice. Marcia Atilia avait, elle, perdu son père, perdu Caper qu'il la soupçonnait d'avoir beaucoup aimé, perdu sa liberté et sa place dans la société.

 L'immunité pour la gladiatrice et ses camarades impliquées dans les meurtres des légionnaires et de leur laniste....

Astarté lui jeta un regard d'incompréhension.

 ... et la réhabilitation de Julia Metella dans ses droits et ses biens.

 La réhabilitation ?! s'écria Titus. Et le témoignage de Sextus Fannius ?

 Qui peut assurer qu'il ne ment pas ? La bague a peut-être appartenu à la mère de Gaïa Metella et il l'a retrouvé sur elle, c'est tout.

 Il a parlé d'une Lucia, pas d'une Julia.

 Je doute fort qu'il se soit beaucoup soucié de ses nièces. Après tout, ce ne sont que des filles. Il n'a peut être même pas remarqué qu'elles étaient trois.

 Mmm... D'autres suggestions ?

 La condamnation d'Aulus Flavius.

Marcia n'en croyait pas ses oreilles. Atalante ne comprenait pas comment un simple centurion pouvait ainsi bénéficier de l'oreille attentive de l'Empereur.

 Publius... en quel nom parles-tu ? demanda celui-ci

 Au nom du centurion Publius Julius Buteo, speculator augustus.

Titus se mâchonna l'intérieur des lèvres. Ce serpent d'Aulus Flavius ! Qui avait assisté à la condamnation de Julia Metella ?

Kittos répondit à ses inquiétudes avant qu'il ne les formulât.

 Personne n'a été témoin de votre entrevue avec les sœurs Metella, Imperator. À part vous et moi, il n'y avait que Corvus, huit prétoriens, la gladiatrice ici présente, deux autres personnes au service de Gaïa Metella, Aulus Flavius, son centurion Marcus Silus et Sextus Fannius. Ce dernier ne parlera pas, il s'est d'ailleurs empressé de quitter la ville. Corvus est un homme de confiance, Aulus Flavius et Silus sont des réprouvés, et les autres ne parleront jamais.

Titus soupira :

 Très bien.

Il se pencha sur son bureau et se saisit, sous une grosse boule de marbre rouge, de deux carrés de parchemin.

 Prépare-moi de l'encre, Buteo.

Le centurion s'activa. En moins d'une minute, tout était prêt. L'Empereur rédigea un premier billet. Il le signa, le ferma par un ruban rouge et apposa son sceau dessus. Il fit de même pour le deuxième billet.

 Je te confie l'ordre d'arrestation d'Aulus Flavius. Fais-toi accompagner par une bonne escorte. Et n'y va pas habillé ainsi, passe d'abord à la caserne revêtir ton uniforme.

Kittos prit le parchemin roulé et s'inclina respectueusement devant l'Empereur, heureux d'une victoire si facilement remportée. Cette affaire devait particulièrement ennuyer Titus pour qu'il revînt aussi aisément sur l'une de ses décisions. L'Empereur se tourna ensuite vers Marcia.

 Voici l'ordre de libération de Julia Metella. J'oublierai aussi tout ce que j'ai pu entendre depuis hier après midi de cette affaire. Mais Marcia, ne me tenez responsable en rien de la suite. Julia Metella a été reconnue coupable d'une infamie. Les sentences dans ces cas-là sont souvent immédiates.

Les trois gladiatrices blêmirent. Kittos resta de marbre, mais il pesta intérieurement. Voilà pourquoi Titus se montrait si indulgent. Julia avait déjà peut-être expié sa faute.


***


De très légers coups frappés à la porte, attirèrent l'attention d'Aeshma. Elle grogna. Elle avait mal dormi. La domina n'était pas Marcia. Quand, accablée de chagrin, sa pupille venait la déranger la nuit, Marcia ne pleurait pas toujours. Elle venait chercher, auprès d'elle, Aeshma ne savait trop quoi. Elle se blottissait contre elle ou, la tête sur son épaule, elle nichait son nez dans le creux de son cou. Si elle devait pleurer, elle pleurait, mais jamais très longtemps. Ensuite, elle se frottait le front contre elle et elle s'endormait. Le matin, quelle qu'eût été sa peine, elle s'éveillait en souriant doucement et elle remerciait Aeshma.

La domina, une fois qu'Aeshma avait réussi lui faire comprendre qu'elle serait mieux allongée, avait beaucoup parlé. Elle s'était endormie, mais elle s'était régulièrement réveillée, secouée de sanglots entrecoupés de paroles haineuses. Aeshma ne savait pas quoi dire alors, elle n'avait rien dit. Simplement écouté, les mains posées légèrement sur le corps tremblant de la jeune femme éplorée, s'efforçant de lui apporter du réconfort. La détresse dont faisait preuve la domina lui avait cruellement rappelé celle d'Abechoura et elle avait trouvé la nuit atrocement longue.

De nouveaux coups.

Aeshma se dégagea doucement de l'étreinte de Gaïa. Celle-ci referma inconsciemment les poings sur sa tunique et Aeshma s'escrima durant de longues minutes à lui faire lâcher prise. Gaïa gémit et finit par se retourner. Aeshma se leva et partit ouvrir la porte.

Néria.

 Aeshma... souffla la jeune esclave horrifiée, plus encore que le soir précédant, en découvrant le visage tuméfié et ensanglanté de la gladiatrice.

 Chut, souffla celle-ci.

Elle poussa Néria dehors, sortit à sa suite et referma doucement la porte derrière elle.

 Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-elle d'un ton peu engageant.

 Je voulais juste savoir si vous aviez besoin de quelque chose. Comment... euh... mais et toi, tu... ?

 Elle dort, se radoucit Aeshma. Et je t'avoue que je meurs de faim.

 Je vais aller te préparer un plateau.

 Mouais, excellente idée, grimaça Aeshma.

Elle se retourna ensuite pour retourner auprès de Gaïa. Néria la rappela.

 Quoi ?

 Il y a des tuniques propres dans le coffre vert. La domina ne t'en voudra certainement pas de lui en avoir emprunté une.

Aeshma fronça des sourcils.

 La tienne est trempée et... euh, pas très propre.

Aeshma se tordit le cou. Mouais, mouillée et gluante à souhait d'un côté, tachée de sang séché de l'autre.

 Je vais te faire apporter de l'eau. Il y a un lavabo et une bassine dans la cabine. Tu pourras te laver. Au moins la figure. Pour les cheveux...

 Je verrai ça plus tard, conclut Aeshma pour elle.

 Aeshma, comment as-tu été blessée ?

 Elle m'a fracassé une cruche sur la tête. Elle ne m'avait pas reconnue et elle était furieuse. Mais ça va mieux maintenant.

Le regard de Néria se teinta de tristesse.

 Aeshma ? Qu'est-ce que... Que va-t-il se passer maintenant ?

 Je n'en sais rien.

 Tu ne vas pas pouvoir rester, n'est-ce pas ?

 Pas indéfiniment en tout cas.

 Et la sœur de la domina ?

 Je ne sais pas, avoua Aeshma consciente de son impuissance. Néria, qu'est-ce que vous avez raconté, toi et Antiochus ?

 Rien, on n'a rien raconté à personne. Seulement qu'elle avait été arrêtée sous le coup de fausses accusations proférées par un homme qui la haïssait.

 Tu sais qui c'est ?

 L'homme qui souriait comme un pervers ?

 Oui.

 Non, je ne l'avais jamais vu.

 C'est lui qui a commandité son meurtre et celui de son mari, il y deux ans.

 Le massacre ? Celui dont parlait Rachel ? Euh, tu te souviens de Rachel ?

 Oui, je me souviens très bien d'elle et c'est bien de lui dont il est question.

 Mais pourquoi ?

Aeshma n'hésita qu'un instant. Si elle disait la vérité, les gens de Julia la défendraient avec d'autant plus d'énergie.

 Il est jaloux, mais surtout, il convoitait Marcia et il savait qu'il ne lui mettrait jamais la main dessus si Julia Metella et son mari étaient en vie.

Néria resta saisie de surprise.

 Il veut tuer la domina pour s'octroyer Marcia ?!

 Au départ, oui. Il voulait épouser Marcia, mais si elle était adoptée par les Valerius, son plan tombait à l'eau.

 Mais on ne tue pas des gens pour se payer une fille ! s'insurgea la jeune esclave.

 Si c'est la fille d'un homme qu'on hait et d'un homme dont on veut souiller la mémoire, si.

 Il connaissait son père ?

 Il l'a fait assassiné.

 Mais c'est horrible !

 C'est encore pire que tu ne le penses. Néria, tu appartiens à la familia de Gaïa, mais la plupart des gens sur ce navire sont à Julia. Explique-leur que la domina est en danger et que... Que Marcia s'est rendue chez l'Empereur pour défendre sa cause. Néria, aucun étranger ne doit monter sur ce navire.

 Je vais faire passer le mot. Ses gens aiment beaucoup Julia Metella.

La jeune esclave prit congé en assurant à la gladiatrice que Gaïa était en sécurité et que personne ne déserterait le navire. Aeshma aurait voulu lui exprimer sa reconnaissance, elle la retint par le bras, ne sut que dire et la lâcha. Les yeux de Néria brillèrent de fierté. Elle avait apparemment compris son intention.

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Quand elle retourna dans la cabine, Gaïa s'était levée. Elle était installée derrière le bureau de sa sœur. Aeshma s'approcha et resta plantée devant la table. Gaïa leva lentement la tête.

 Tu peux rentrer au ludus, Aeshma, lui annonça-t-elle d'une voix morne.

 ...

 Ça ne sert à rien que tu restes ici, insista Gaïa.

 Domina, qu'est-ce que vous allez faire ?

 Je ne sais pas encore.

Aeshma se rembrunit. La réponse indiquait qu'elle ne resterait pas sans agir.

 Vous devez attendre des nouvelles de Marcia, domina. Je resterai avec vous jusqu'à ce qu'elle arrive.

Gaïa soupira. Aeshma lui avait rapporté la décision de Marcia de se rendre chez l'Empereur. Marcia et sa grandeur d'âme. Gaïa n'en attendait pas moins de la jeune fille, mais son entreprise était vouée à l'échec. Gaïa s'était montrée si stupidement confiante.

 Laisse-moi, Aeshma, murmura-t-elle sourdement.

 Domina...

Gaïa se fendit d'un sourire triste.

 Tu sais, j'aime beaucoup quand tu laisses les dominas de côté et que tu m'appelles par mon prénom.

 Ah... euh...

 Mais ça n'a pas d'importance. Je ne ferai pas de bêtises, Aeshma. J'ai juste envie d'être seule.

Aeshma comprenait ce genre d'envie irrépressible. Gaïa avait respecté son propre désir de s'isoler sur le lembos, elle n'allait pas le lui refuser maintenant.

 Néria va apporter à manger et de l'eau pour se laver. Vous voulez que je lui dise d'attendre vos ordres ?

 Oui, s'il te plaît.

 Je serai sur le pont, do... euh... enfin, si vous avez besoin de moi...

 Merci, Aeshma. Pour tout.

 J'aurais préféré que vous me remerciiez pour autre chose.

Gaïa hocha la tête. Des larmes commencèrent à perler. Aeshma tourna les talons en silence et rejoignit Néria sur le pont. Antiochus montait la garde en haut de la planche d'accès au navire.

Aeshma transmit les ordres de Gaïa à Néria et la jeune esclave décida de s'occuper de la gladiatrice. Elle profita de l'absence de pudeur d'Aeshma pour la laver intégralement. Aeshma protesta, mais Néria sut la convaincre de s'abandonner à ses soins.

 Tu ne peux pas rester si sale. Et je saurai mieux m'occuper de tes cheveux. Ça te dérangerait de porter des vêtements qui m'appartiennent ?

Aeshma l'avait traitée d'abrutie et avait maugréé qu'elle avait porté pendant un mois et demi des tuniques de marins crétois dont elle n'aurait jamais vanté à quiconque l'hygiène corporelle. Néria avait ri et s'était empressé d'aller chercher tout ce dont elle avait besoin : une bassine, des seaux d'eau, un savon, une éponge propre, des linges pour se sécher, un peigne et des vêtements de rechange. Aeshma s'était abandonnée aux mains de la jeune esclave avec plaisir.

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Tandis qu'elle séchait les cheveux d'Aeshma, Néria s'était étonnée du départ d'une petite coque ronde.

 Il ne doit pas aller bien loin, il n'est pas bon de voyager au mois de janvier, observa-t-elle.

 Rien n'arrête les audacieux, déclara Aeshma.

 Même la domina évite en général les traversées en hiver.

 Mouais, c'est bien ce que je dis, remarqua Aeshma. Elle évite, en général.

 Oui, c'est vrai, lui accorda Néria en souriant. Si elle a une idée en tête, il est difficile de lui faire entendre raison. Mais elle possède de bons navires et de bons capitaines.

 C'est peut-être le cas là-aussi.

 Sans doute, concéda Néria. Je vais te coiffer maintenant. Tu veux ensuite que je te les tresse ?

 Mmm, non, refusa la jeune gladiatrice. Ils sont mouillés, si on les tresse, ils vont boucler et ensuite, j'ai du mal à les peigner.

Néria demanda un tabouret à Sergios, et Aeshma s'assit dessus. Le peigne s'activa et les dents de bois lui massèrent agréable le cuir chevelu. Elle ferma les yeux.


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