Chapitre C : Julia Metella
Astarté, Antiochus et Néria accompagnèrent les deux dominas. Elles voulurent se rendre à pied au palais, mais une litière les attendait devant la porte de villa.
— Kittos n'est pas là ? s'étonna Gaïa. Antiochus, tu l'as vu ce matin ?
— Non, domina. Il n'a pas passé la nuit à la villa.
— Je ne sais jamais si on peut lui confiance ou pas, râla Gaïa.
— J'espère, souffla Julia. Il sait beaucoup de choses. Peut-être bien trop. Gaïa, es-tu sûre que c'est une bonne idée d'emmener Astarté avec nous ?
— Oui, répondit fermement celle-ci. Arrête de t'inquiéter, Julia.
La jeune femme ne répondit pas. Une sombre appréhension la rongeait de l'intérieur.
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Elles furent introduites dans une grande salle. Une salle d'audience, pas dans un salon privé comme l'avait été Gaïa quand elle s'était rendue auparavant chez l'Empereur. Astarté, tous les sens en alerte, s'était crispée en entrant. Deux prétoriens avaient fermé la porte derrière eux et y restèrent en faction. Tous les autres accès étaient gardés de la même façon. Deux autres soldats encadraient l'Empereur et un centurion se tenait ostensiblement la main sur son pugio. Gaïa salua le centurion d'un signe de tête, mais il l'ignora ou feignit de l'ignorer. L'inquiétude de Julia Metella Valeria gagna la Dace aux yeux dorés. Les prétoriens semblaient détendus et indifférents à leur venue, mais la gladiatrice décelait une tension dans leur attitude. Elle se rapprocha insensiblement de Gaïa Metella. Elle flairait le piège à plein nez. Le danger.
— Gaïa ! l'accueillit jovialement l'Empereur. Je suis heureux de vous voir.
— Imperator, c'est un honneur.
Titus se tenait derrière une grande table massive. Des rouleaux et des tablettes étaient jetés pêle-mêle devant lui. Il travaillait. Il referma une tablette et s'appuya contre le dossier de sa chaise.
— Gaïa, je ne vous l'ai jamais demandé, mais il me serait maintenant gré de le savoir : où êtes-vous née ?
La jeune femme se pinça les lèvres.
— Vous avez grandi à Alexandrie, continua l'empereur. Mais vous n'êtes pas née là-bas. D'ailleurs, vous habitez le quartier delta, on y rencontre rarement des citoyens romains. Ils rechignent à vivre au milieu des juifs et ceux-ci n'apprécient pas vraiment se mêler à une population qu'ils méprisent.
— Mépris réciproquement partagé, Imperator.
— Mmm, sans doute. Les juifs ont causé beaucoup de troubles dans l'Empire.
— Les sicaires ou les zélotes, les autres n'ont été victimes que de l'extrémisme de leurs compatriotes et de la bêtise des autres populations, que ces populations eussent été d'origine grecque ou romaine, rétorqua Gaïa.
— Votre villa appartenait à un banquier juif si je ne m'abuse ?
— Ce n'est un secret pour personne, Imperator, répondit Gaïa avec condescendance, signifiant par-là que les services de renseignement impériaux n'avaient rien d'efficients.
— Il vous avait recueillies vous et votre sœur quand vous étiez jeunes ? Quel âge aviez-vous, Julia ? demanda-t-il en s'adressant à la jeune femme qu'il avait jusque-là ignorée.
— Seize ans, Imperator.
— Et vous, Gaïa ?
— Douze, claqua la voix sèche de Gaïa qui commençait à perdre patience.
— Vous avez débarqué à Alexandrie et Saul vous a adoptée. Le fait est curieux.
— Notre père l'avait connu lors d'une attaque de pirates, intervint Julia. Ils avaient été faits prisonniers ensemble et ils sont restés très proches. Notre père disait qu'une véritable amitié ne s'embarrassait ni de liens familiaux, ni de religion, ni de race.
— Votre père ? fit Titus en haussant un sourcil interrogateur.
— Oui, Caïus Metellus Varillia.
— Il est mort ?
— Oui, s'assombrit Julia.
— Comment ?
— Il a été assassiné, fit Gaïa en plantant ses yeux dans ceux deTitus.
Julia se retint de prendre la main de sa jeune sœur dans la sienne. Après Astarté, elle sentit Antiochus se rapprocher lui aussi de ses deux dominas. La gladiatrice avait réagi dès leur entrée dans la pièce. Julia l'avait noté, mais elle n'y avait pas vraiment prêté attention. Qu'est-ce qui avait déclenché le sentiment d'un danger imminent chez la jeune femme habituée aux combats ? Les gardes ? Les portes fermées ? La fausse indifférence des prétoriens ? Que leur voulait Titus ? Et pourquoi leur parler de leur enfance. Titus venait de réactiver le ressentiment de Gaïa envers l'Empire.
— À Gerasa ? voulut savoir Titus.
— ...
— N'êtes-vous pas née à Gerasa ? insista l'empereur.
— Si, répondit Gaïa.
— Vous m'avez menti.
— Non.
— C'est le nom que vous avez prononcé à l'oreille de mon père ?
— Oui.
— Vous n'êtes jamais retournée là-bas ?
— Pour quoi faire ? Il n'y avait aucun survivant.
— Vous en êtes sûre ?
— Oui.
L'empereur claqua des doigts. Un prétorien ouvrit une porte. Un homme entra. Un rictus de haine déforma les traits de Gaïa, un profond mépris naquit au fond des yeux de Julia qui se transmit bientôt à tout son être.
— Vous vous connaissez, je crois ? dit Titus d'un ton faussement aimable.
Astarté ne reconnut pas tout de suite le nouvel arrivant. Son visage lui était familier, mais elle n'arriva pas immédiatement à se rappeler où elle avait pu le rencontrer. Gaïa siffla entre ses dents. Elle ne formula aucun mot, on aurait juste cru entendre une vipère défendant son nid. L'homme lui adressa un petit sourire condescendant. Astarté lui trouva un air sournois et pervers. La mémoire du même sourire lui revint soudain. Un coup de poing dans l'estomac. Ce type avait arboré le même sourire gourmand de dégénéré un mois et demi auparavant quand il avait posé une main possessive sur Aeshma, quand il s'était penché sur elle avant de lui poser les mains sur les épaules, qu'il y avait exercé une pression pour qu'elle tombât à genoux devant lui. Astarté avait été très occupée pendant cette soirée, mais elle n'avait pas manqué de remarquer l'attention particulière et franchement malsaine que ce type avait témoigné à sa camarade. Toute la nuit. Il ne s'était pas contenté de la baiser de mille et une façons, de regarder ou de participer. Astarté avait décelé chez l'homme un désir d'humilier Aeshma. Il ne l'avait pas lâchée et la grande Dace s'était félicitée que Gaïa eût soustrait Atalante à cette soirée. Ce type l'avait dégoûtée. On rencontrait parfois ce genre de pervers dans les orgies auxquelles elle participait avec ses camarades, mais Astarté y avait toujours échappé. Des types cruels et dangereux. Aeshma était mal tombée.
***
—- Qu'est-ce qu'il foutait là ? cracha Aeshma.
— Je me suis posé la même question, déclara Astarté.
— C'est lui... suffoqua Marcia. C'est à cause de lui. Je vais le tuer.
— Qui ça, lui ? Vous le connaissez ? Enfin, toi, Aeshma, je sais que tu le connais, mais toi, Marcia, comment le connais-tu ? Qui est-ce ?
— Aulus Flavius, le procurateur de Lycie.
Astarté regardait ses camarades. Marcia écumait de colère, Aeshma tremblait de fureur. Atalante avait crispé les mâchoires et posé une main apaisante sur la cuisse de la petite Parthe.
— Mais c'est qui ce type ?
— C'est lui qui a payé Téos pour... commença Aeshma.
Marcia avait fini par lui apprendre le nom du commanditaire. Elle l'avait prononcé devant elle quand elle était venue la supplier d'accepter son pardon. Aeshma était trop bouleversée à ce moment-là pour l'avoir relevé. Mais elle y avait repensé plus tard. Elle en avait parlé à Atalante pour qui le nom de Flavius n'évoquait rien. Les deux gladiatrices avaient alors interrogé Marcia et appris des vérités qui avaient plongé Aeshma dans la plus noire des colères. Une colère que seule la présence d'Atalante et de Marcia avait empêché de glisser vers de violents débordements. Atalante avait été glacée par le récit de Marcia. Elle avait souhaité que les esprits de la terre punissent Téos par-delà la mort pour avoir entraîné ses camarades à servir un homme sans honneur qui avait détruit la vie de Marcia et avait plongé une jeune fille heureuse et innocente dans un monde qui n'aurait jamais dû être le sien.
— Il a tué mon père, siffla Marcia.
— C'est grâce à lui qu'on a connu les dominas. Il voulait mettre la main sur Aeshma quand Téos l'avait punie et qu'on avait été envoyées toutes les deux à la villa du propréteur.
— C'est pour ça qu'il... À la soirée chez le sénateur. C'est pour cela ? Il s'est vengé ? demanda Astarté à Aeshma.
Atalante se tourna vivement vers Aeshma.
— C'est lui qui t'avait fait ça ?! Aesh, pourquoi tu ne me l'as pas dit ?
Aeshma haussa les épaules.
— Quelle soirée chez le sénateur ? demanda Marcia.
— Le soir où j'ai passé la nuit avec Gaïa Metella, répondit Atalante sans penser à ce que sa phrase pouvait contenir comme sous-entendus.
— Qu'est-ce qu'il t'a fait ? Il était là ? demanda Marcia à Aeshma.
— ...
— Aesh ?
— Pff... souffla la petite Parthe qui n'avait aucune envie de répondre.
— Astarté ? insista Marcia.
— Il...
— Il s'est occupé de moi, la coupa Aeshma sans donner plus d'explications.
— L'espèce de salaud ! grinça Marcia entre ses dents.
Elle n'avait pas besoin de détail pour imaginer le pire.
— Vous ne m'avez pas tout raconté, murmura Astarté. Aeshma, Gaïa Metella t'avait sauvée de ses griffes ?
— Non, enfin si, mais c'est sa sœur qui le lui avait demandé, je te l'ai déjà dit. Julia Metella est mariée et euh... ben... Gaïa Metella se fiche un peu de ce qu'on pouvait penser d'elle à Patara, elle n'y habite même pas.
Astarté, si toute cette histoire était vraie, comprenait mieux l'implication des dominas auprès des gladiatrices. En dehors du ludus, elle n'avait jamais rencontré de Romain qui leur ressemblât. Même les auctoratus méprisaient les esclaves. Ils vivaient avec eux, ils partageaient leur condition d'esclave au sein du ludus, ils crevaient et souffraient comme eux, mais ils se croyaient supérieurs. Pas tous évidemment, mais beaucoup d'entre eux.
Pas Marcia.
Astarté ne s'était jamais sentie avilie ou méprisée par la jeune fille. Seuls ses talents, son intelligence, sa bonne éducation et sa gentillesse plaçaient Marcia au-dessus du commun, pas sa situation sociale. La jeune fille reconnaissait naturellement l'autorité des meliores, des doctors, des masseurs ou des gardes, comme elle avait été consciente de sa place de meliora dans l'équipe des bestiaires.
— Mais ce type, pourquoi il en voulait à ton père, Marcia ? Et pourquoi nous avoir envoyé tuer Julia Metella et son mari ?
— C'est un pourri, mon père enquêtait sur lui pour le compte de l'Empereur Vespasien et Julia le gênait.
— Il voulait s'en débarrasser, murmura Astarté.
— Et il a réussi, dit sombrement Marcia. C'est ça ? Qu'est-ce qu'il a trouvé, Astarté ? Julia est honnête, sa réputation n'était pas surfaite à Patara, ajouta passionnément Marcia. Mon père ne m'aurait jamais laissée la fréquenter s'il avait eu des doutes. Il l'aimait beaucoup et il avait confiance en elle... C'est avant ? C'est ça ? Ça a à voir avec leur passé ? Elle a fait quelque chose avant ? Quoi ? Elle a tué quelqu'un ? Qu'est-ce que ce sale type a déterré ? Qu'est-ce qu'il a raconté comme mensonge ?
— Il n'a rien raconté. Il a juste souri, il était tellement content de lui.
— ...
— C'est quelqu'un d'autre, il y avait quelqu'un d'autre avec lui, murmura Astarté.
— Marcus Silus ? Son centurion ?
— Euh...hésita Astarté qui ne le connaissait pas. Il y avait une espèce de garde, mais ce n'est pas lui, non plus. Lui, il escortait juste une autre personne. Un homme. Un homme d'avant, dit-elle en insistant lugubrement sur le dernier mot.
Atalante et Aeshma se raidirent et leurs épaules s'effleurèrent. Avant. Un mot sans plus de signification qu'un autre, sauf pour elles. Astarté ne pouvait pas l'avoir prononcé par hasard, son choix était délibéré. Avant. Un mot qui scellait le sort des gladiateurs. Il exprimait leur passé, celui dont on ne parlait jamais, celui qu'on avait oublié, auquel on refusait encore de penser. Avant équivalait à la mort, au néant. À rien. Avant ? Avant quoi ?
Atalante n'en avait aucune idée, Aeshma savait que la domina dissimulait des blessures et des secrets, mais elle ne les avait jamais évoqués devant elle et Aeshma n'avait pas cherché à savoir ce qui n'appartenait qu'à elle. Tout ce qu'Aeshma savait, c'était que la domina aimait beaucoup sa sœur, qu'elle tenait à elle et qu'elle considérait qu'elle lui devait sa vie.
— Il savait, Marcia, il les connaissait, continua Astarté sombrement.
— Qui ? Julia et Gaïa ?
— Oui, ils les connaissaient... et il les a reconnues. Toutes les deux.
***
Titus salua courtoisement Aulus Flavius, l'appelant son cher ami. Le procurateur s'inclina obséquieusement et noya l'Empereur sous les flatteries.
— Mon ami Aulus Flavius vous a réservé une surprise, annonça ensuite Titus à Gaïa.
Le procurateur se fendit d'un sourire satisfait. Il attendait ce moment avec tellement d'impatience. Il planta son regard dans celui de Julia. Elle l'avait nargué pendant des années. Lui opposant en toute circonstance sa morgue et son ostensible indifférence. Il avait mainte fois bu la coupe amère du ridicule. Elle avait repoussé ses flatteuses avances et battu en brèche des marchés qu'ils s'étaient réservés bien avant qu'elle n'arrivât à Patara et ne mît la main sur cet imbécile de Quintus. Valerius possédait de grandes propriétés dont il ne s'occupait pas. Julia avait importé ses affaires d'Alexandrie, acquis des entrepôts, monté une flotte, acheté l'immense propriété du Grand Domaine, une autre qu'il n'avait jamais vue en Pamphylie, un élevage de murex à Myra, noué de nouveaux contacts, développé sa clientèle à partir de celle de Quintus Valerius. En moins de deux ans, elle était devenue une personnalité incontournable dans toute la province. Les femmes admiraient son goût en matière de toilettes, de bijoux, d'œuvres d'art et de parfums. Les hommes se montraient aussi sensibles à son charme qu'à son sens des affaires. Elle n'était pourtant qu'une étrangère, qu'une femme. Et on ne savait rien de sa familia d'origine. Sa sœur était insolemment exotique, aussi hautaine et aussi riche qu'elle. Personne ne savait même qui était leur tuteur. Aucun Metellus n'habitait Alexandrie et les nombreux informateurs qu'entretenaient le procurateur ne lui avaient été d'aucune utilité.
Elle l'avait traité comme un moins que rien. Aujourd'hui, il tenait sa revanche. Magnifique. Tellement inattendue. Tellement scandaleuse. Si savoureuse.
Le fils dont elle était si fière n'était qu'un bâtard.
Gaïa croisa les bras sur sa poitrine. Elle se déhancha sensiblement, pencha la tête sur le côté et leva un sourcil qui exprimait son profond dédain pour la petite mise en scène dont elle se croyait l'héroïne principale. Elle se savait inattaquable. Julia n'avait rien à se reprocher.
Une fois encore, Aulus Flavius allait mordre la poussière. Et quand elle sortirait de cette ridicule entrevue, elle s'occuperait définitivement de son sort. Elle avait eu tort de vouloir passer par la voie légale. Une idée stupide. Son désir de condamner Aulus Flavius à la déchéance, de le voir s'effondrer aux pieds de l'Empereur, d'implorer un pardon que Titus ne lui octroierait jamais, avait desservi sa cause. On ne tente pas de punir pour l'exemple un chien enragé, on le tue. Elle n'avait que trop retardé l'échéance. Elle demanderait son aide à Astarté. La jeune gladiatrice ne savait pas qui il était, Gaïa lui apprendrait et elles iraient, ensemble, mettre un terme à sa misérable vie de scélérat. Marcus Silus suivrait ou précéderait. Elle se fierait en cela aux conseils de la jeune femme. Gaïa avait été favorablement impressionnée par le meurtre de Téos et elle lui accordait une confiance absolue.
Concentrée sur Titus et Aulus Flavius qui lui faisaient face, elle ne remarqua pas les deux hommes qui s'avançaient silencieusement dans la pièce.
— Gaïa... murmura soudain d'une voix voilée par l'émotion l'un des deux nouveaux arrivants.
Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Gaïa, Néria, Astarté et Antiochus froncèrent les sourcils, cherchant à deviner son identité.
Julia pâlit. Son cœur s'emballa, s'arrêta, repartit. Elle sentit le sol se dérober sous ses pieds. Elle se mordit l'intérieur de la joue jusqu'au sang. Un cataclysme cauchemardesque menaçait d'anéantir le monde qu'elle avait patiemment et courageusement construit avec Gaïa, de l'ensevelir, comme avait été enseveli Pompéi, sous une nuée ardente. Il n'en resterait que des cendres fumantes que ne suffiraient jamais à sécher les larmes de détresse et de rage versée sur le champs de ruine que serait devenue leur vie. Il anéantirait Gaïa et tous les efforts de Julia pour que la jeune femme surmontât sa peine et fût un jour heureuse. Elle avait senti Gaïa si proche d'y arriver ces derniers temps.
L'homme s'approcha, tendit une main et la leva hésitante sur Gaïa. Des larmes perlaient aux commissures de ses yeux. La jeune femme se recula.
— Gaïa, répéta-t-il. Je croyais que personne n'avait survécu. Je suis arrivé cinq jours après. La ville était en ruine, la villa fumait encore. Tous ces cadavres... Les chiens et les chacals les avaient dévorés. Des pilleurs hantaient les rues et n'hésitaient pas à achever les survivants pour s'attribuer un maigre butin supplémentaire. J'ai voulu savoir, j'ai cherché des survivants. Il ne restait personne. On m'a assuré que toute votre familia avait été massacrée.
— Mais qui es-tu ?! s'impatienta Gaïa extrêmement contrariée par ces déclarations dégoulinantes d'émotions.
Son passé n'appartenait qu'à elle. Qu'à elle et à Julia. À personne d'autre. Elle recula. Astarté fit un pas pour se placer entre elle et l'inconnu.
— Retenez votre chienne de garde, Gaïa ! claqua la voix dure de l'Empereur.
Ni Astarté ni Gaïa ne prêtèrent attention à ses paroles. Astarté resta fermement à sa place et Gaïa ne l'invita pas à reculer. Son regard avait pris une teinte inquiétante.
— Titus, par tous les dieux ! s'exclama-t-elle. À quelle comédie m'avez-vous conviée ?
— Tu ne me reconnais pas ? dit l'homme peiné. Tu étais encore jeune, il est vrai.
Il tourna son regard vers Julia.
— Mais toi, tu étais plus âgée, tu te souviens de moi ?
— Sextus Fannius, souffla Julia.
— Qui est-ce ? demanda Gaïa à son aînée.
— Je suis le frère de ta mère. J'étais en garnison à Jérusalem. J'ai su qu'il y avait eu des troubles à Gerasa. J'ai demandé un congé, mais je suis arrivé trop tard. Après la guerre de Judée, j'ai été envoyé en Germanie, puis en Gaule. Je ne suis jamais retourné en Orient et je ne viens jamais à Rome. Je possède une grande propriété près de Lugdunum et mes fonctions officielles m'y retiennent. Un jour, un messager m'a apporté une tablette qui me demandait de confirmer ma parenté avec ta mère. J'ai appris ensuite qu'il restait des survivants.
— C'est donc bien la fille de votre sœur et de Caïus Metellus Varillia ?
— Oh, oui, répondit l'homme avec émotion. Je l'ai tenue bébé dans mes bras. Tu ressembles tant à ta mère. Je rêvais d'avoir un neveu, ton père me traitait d'imbécile. Il aimait autant ses filles qu'il aurait aimé des fils. Je n'aurais jamais cru qu'il y avait des survivants. C'est toi qui l'as sauvée, Julia ?
— ...
— Gaïa, dit-il sans insister auprès de Julia. Quand j'ai su que je te rencontrerai, j'ai pensé à...
Sextus Fannius fouilla fébrilement dans une bourse qu'il portait à sa ceinture. Il en sorti un petit sachet de tissu et le tendit à Gaïa.
— Ouvre-le, dit-il.
Gaïa le regarda méchamment.
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Dissimulé dans l'ombre, Kittos observait la scène avec curiosité. L'Empereur lui avait parlé d'une requête particulière. D'une confrontation. L'enquête sur le procurateur de Lycie avançait à grand pas. On avait retrouvé les rapports de Kaeso Atilius Valens. Ils étaient accablants. Aulus Flavius était condamné. Pour corruption, exactions, extorsion et détournement des impôts à son propre profit.
Gaïa Metella l'avait implicitement accusé d'avoir commandité le meurtre du tribun, mais rien n'était venu corroborer une telle assertion. Kittos était persuadé que Gaïa Metella dissimulait des informations et que ses accusations étaient fondées sur des preuves concrètes, mais lesquelles ? Il n'en avait aucune idée. Il eût aimé interroger Marcia Atilia car elle l'aurait sans doute éclairé sur cette histoire qu'il pressentait plus sombre qu'elle n'en avait l'air, mais il n'avait jamais trouvé le moment propice pour le faire. Quoi qu'il en fût, cette histoire de procurateur corrompu n'avait rien à voir avec la petite comédie en train de se jouer devant ses yeux. Qu'est-ce que Titus en attendait ?
Les protestations d'affection de Sextus Fannius lui semblaient surfaites. Comme celui-ci l'avait si bien dit, Gaïa et Julia n'étaient que des filles. Les filles de sa sœur. Si Kittos ne pouvait remettre en cause l'amour qu'avait peut-être éprouvé l'homme envers sa sœur, il restait dubitatif quand l'intérêt que pouvait soulever chez lui deux orphelines considérées comme mortes depuis douze ans. La probité de l'homme ne pouvait certainement pas être mise en cause, mais sa sincérité ? Et pourquoi cette touchante réunion de famille avait elle lieu en présence de l'Empereur ? En quoi Aulus Flavius s'y trouvait-il impliqué ? Kittos pensait le sort du procurateur scellé. Il ne serait peut-être pas ignominieusement condamné, mais l'exil et l'impossibilité d'exercer une charge impériale lui pendait au nez. Titus se voulait un empereur juste et droit. Vespasien n'avait pas redressé les finances de l'Empire pour que des magistrats véreux détournassent à leur profit ce qui revenait à Rome ou à l'Empereur en personne. À quoi rimait cette mascarade ?
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— Vous ne regardez pas ce que contient le sachet ? susurra Aulus Flavius.
— Non.
— Faites-le, Gaïa, ordonna l'empereur.
L'ordre avait claqué lourd de menaces. Gaïa avait évalué ses chances. Onze prétoriens, Marcus Silus. Un contre quatre. Néria ne savait pas se battre. Elle retint un soupir d'exaspération.
Julia lui jeta un regard en coin. Gaïa n'avait pas compris ce qui se tramait. Ce qu'impliquait la présence de Sextus Fannius. Sextus Fannius, l'instrument d'Aulus Flavius. De sa basse vengeance. Elle se reprocha sa bêtise, sa négligence. Elle aurait dû s'inquiéter de lui. Elle avait su qu'il était parti rejoindre la Germanie peu après la fin de la guerre de Judée. Elle n'en avait pas parlé à Gaïa. Avant la destruction de la ville, l'homme venait souvent à Gerasa. Il profitait de l'hospitalité généreuse du mari de sa sœur. Caïus Metellus Varillia adorait sa femme, il n'aurait jamais refusé de recevoir chez lui un membre de sa famille. Il profitait aussi de ce que Sextus fût attaché au service du procurateur de Judée pour se tenir au courant de la politique menée par l'Empire dans la région.
Caïus Metellus et Mettia Flavia étaient mariés sine manu. Sextus Fannius préférait Caïus à Mettia et il manifestait une indifférence polie à leurs deux filles qui, à ses yeux, ne présentaient aucun intérêt. Il agaçait Julia qui savait pertinemment que Sextus considérait les filles comme des fardeaux inutiles et reprochait implicitement à sa sœur de ne pas avoir donné d'héritier mâle à son mari. Elle déshonorait la famille. Sextus n'avait jamais compris l'attachement de Caïus pour ses filles. Il se fichait éperdument de leur avenir, qu'elles fussent mortes ou vivantes. Elles n'auguraient même pas un possible héritage si par malheur Caïus mourrait et il eût été bien embarrassé si Julia et Gaïa avaient débarqué chez lui après le massacre de Gerasa.
Assurée de ne jamais le croiser, assurée qu'il ne les rechercherait jamais. Julia l'avait relégué là, où il devait se trouver. Au fin fond de la Germanie. Que lui avait promis Aulus Flavius pour ainsi tenir le rôle d'un parent éploré ?
Le piège était en train de se refermer. Julia ne pouvait pas y échapper et Gaïa, aveuglée par ses certitudes et son assurance fonçait droit dedans. Elle n'y tomberait pas, mais elle se fracasserait sur les grilles closes, refermée sur la proie tant convoitée. Julia y serait prise et Gaïa ne pourrait rien faire pour l'en libérer.
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Gaïa desserra les cordons qui retenaient le sachet fermé. Elle le retourna au-dessus de sa main. Une bague tomba dans sa paume ouverte.
— Elle appartenait à Mettia qui la tenait elle-même de notre mère. Elle l'avait offerte à Lucia pour son douzième anniversaire.
Dans l'ombre, Kittos étouffa un juron. Voilà pourquoi l'homme avait étrangement ignoré l'aînée des Metella.
Gaïa releva lentement la tête.
— Lucia ?
— C'est comme cela que je l'ai reconnue. Je pensais l'offrir à l'une de mes filles si j'en avais, mais je n'ai eu que des garçons. Elle te revient de droit.
— Qui est Lucia, Sextus ? demanda Aulus Flavius.
— Lucia était la fille aînée de ma sœur et de Caïus Metellus Varillia.
Aulus sourit méchamment.
— Mais vous avez dit qu'il n'avait eu que deux filles ? remarqua fort justement Titus.
— Oui, c'est exact.
— Qui est Julia alors ? Vous la connaissez pourtant à ce qu'il me semble.
— Julia ?
Il tourna la tête vers la jeune femme. Il ne comprenait pas trop ce qui se tramait depuis le début. Depuis l'arrivée de ce légionnaire envoyé par le lointain procurateur de Lycie. Il avait répondu sans trop de méfiance aux questions que l'homme lui avait posées sur la famille de Caïus Metellus Varillia, mais quand après avoir confié tout ce qu'il savait, on lui avait annoncé que Gaïa était toujours en vie, et que le procurateur lui proposait de la rencontrer à Rome, il avait refusé. Le soldat avait insisté. Sextus Fannius avait alors sorti la bague et l'avait donné à son interlocuteur en lui disant que c'était le seul geste qu'il voulait bien faire en faveur de Gaïa Metella.
Il ne voyait aucun intérêt à rencontrer la jeune femme dont il se fichait éperdument, d'autant plus quand il sut qu'elle n'était pas mariée et qu'elle habitait Alexandrie. Il n'avait aucun avantage à tirer de cette femme. Mais des promesses étaient venues. Des propositions qu'il eût été bien fou d'ignorer. Il était venu. Il n'aurait pas à mentir, simplement à feindre un intérêt et une affection qu'il n'avait jamais éprouvés.
— Oui, Julia, insista l'Empereur. Qui est Julia, si les deux filles de Caïus Metellus se nommaient Lucia et Gaïa ?
— Julia était l'esclave attachée personnellement à Lucia Metella, répondit simplement Sextus Fannius. Elles ont grandi ensemble. Là où était Lucia, était Julia. Elle s'est beaucoup occupé de Gaïa aussi. La petite l'adorait et Julia était la seule personne à pouvoir en faire ce qu'elle en voulait.
— Jusqu'à la manipuler de la plus abject des manières ? insinua Aulus Flavius.
— Euh...
Gaïa se figea, ses traits se décomposèrent.
— L'avez-vous seulement affranchie ? lui lança Aulus d'un ton cinglant.
— Tu t'es fait passer pour Lucia ?! Pour sa sœur aînée ?! s'exclama sincèrement scandalisé Sextus Fannius en se tournant vers Julia. Tu as pris sa place aux côtés de Gaïa ?
Gaïa ouvrit la bouche et prit son élan.
— Antiochus, l'avertit Julia. Gaïa, non !
Sans réfléchir, le géant ceintura Gaïa. Un élément venait de lui échapper, mais il entendit l'ordre de Julia, son angoisse affolée. Il connaissait Gaïa, elle allait commettre l'irréparable.
— Gardes ! cria Titus en désignant Julia. Arrêtez cette femme.
***
NOTE DE FIN DE CHAPITRE :
Illustration : Cassandre et Andromaque, dessins réalisés pour la mise en scène d'une pièce de théâtre, Bibliothèque Nationale.
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