Chapitre 79 🌊

« Une nouvelle page qui se tournera bientôt »

🌊 Iliana 🌊

Mes sandales claquent nerveusement sur le trottoir, au rythme de mes pas. À l'heure qu'il est, je dois approximativement frôler la centaine. Des allers-retours incessants sous un soleil de plomb, mi-avril ne pardonnant jamais en Californie. Je secoue nerveusement la grande enveloppe proche de mon visage, inspire et expire successivement, battant l'air de plus belle en quête de rafraichissement.

— Bon Iliana. On ne va pas y passer la journée, grogne mon frère depuis le banc.

Je prends une minute de répit pour l'observer. Après quelques réflexions, je reprends ma danse à nouveau.

— Si tu ne le fais pas, je m'en charge moi ! s'exclame le râleur depuis son siège.

— Laisse-la, elle réfléchit, s'interpose Aiden, une main sur l'épaule de son ami.

Je lui souris, avant de grignoter le bord de mon pouce gauche. Mes yeux réalisent des mouvements continus entre l'enveloppe et l'imposante boîte aux lettres qui trône devant moi.

— Comment ça, « elle réfléchit » ? fulmine mon frère. Elle a tout jeté sans rien penser il y a deux minutes, et voilà qu'il faut plus de dix minutes pour glisser la misérable enveloppe qu'il reste ? Mis à part nous faire son cinéma, je ne vois pas la raison de ce cirque...

Je me mords la lèvre, ignorant sa remarquant cinglante. Mes doigts écartent quelques mèches de mon front, légèrement collées à cause de cette chaleur idyllique. Les passants marchent sur mes pas, sans se soucier de moi, à mon plus grand soulagement. Cette invisibilité retrouvée me fait du bien.

— Il te reste quoi pour que tu sois figée de la sorte ? s'énerve une énième fois Austin, en se levant cette fois.

D'un pas, il s'avance, et me saisit les deux épaules, avant de me secouer vigoureusement.

— Stanford, lâché-je en m'écartant.

— Tu rigoles ? Iliana tu nous bassines avec cette université depuis des mois ! Je me demande même si ce n'est pas la toute première chose que tu m'aies dite ! S'il y a bien aucune hésitation à avoir, c'est bien sur ce sujet-là !

— C'est son avenir Austin, tu veux bien la fermer deux secondes et la laisser prendre son temps ? le réprimande une nouvelle fois Aiden.

Je ris doucement, avant de saisir l'enveloppe à deux mains et de me poster devant la boîte. Je la glisse dans l'entrebâillement, sans pour autant la lâcher.

— Mais son avenir est tout tracé, qu'on en finisse ! gémit Austin en se mettant à l'ombre.

Avec un petit sourire en coin, et une profonde pensée pour ma maman, je laisse mon dossier rejoindre des centaines d'autres. La finalisation réalisée, je me tourne vers mon copain, sourire aux lèvres et regard pétillant.

— C'est fait, pensé-je bon de préciser alors qu'il n'a d'yeux que pour moi depuis les dix dernières minutes.

— Je suis tellement fier de toi, chuchote-t-il avant de m'embrasser sur la pommette.

Cette fierté n'est pas gagnée uniquement grâce à ce vulgaire geste du quotidien. La finalisation de mon dossier marque la fin de nombreux tourments, d'une audience finalement accordée après des semaines de supplications auprès de l'université, des dizaines de lettres de recommandations, des heures de travail... Tout ça dans l'unique but de peaufiner au mieux ma candidature, d'effacer l'ardoise de ma vie, ignorant deuil et difficultés pour avoir la chance de recommencer à zéro. Une nouvelle vie, une nouvelle page qui se tournera bientôt. Je l'espère.

Les épreuves ne font que commencer, et les révisions se poursuivent en attendant les examens écrits, mais j'ai le sentiment que tout est possible. Que je touche enfin un rêve du bout des doigts, que je suis apte à réaliser les choses par moi-même, et non grâce aux autres. Les encouragements de mes proches comme unique symphonie, elle tournoie dans mon esprit et me porte plus haut que je ne l'aie jamais été.

— Elle a seulement posté une enveloppe, me taquine mon frère, pas de quoi applaudir. Moi aussi je l'ai fait, pourquoi n'ai-je pas ta fierté Aidenounet ?

J'éclate de rire face à ce surnom, auquel je n'avais jamais songé. Je le note dans un coin de ma tête, pour plus tard.

— Je serai fier de toi quand tu seras moins con.

— Mais la connerie fait partie de mon identité Aidenounet ! Tu ne voudrais tout de même pas me changer, si ?

Et voilà qu'il se met à battre ridiculement des cils en joignant les deux mains devant lui. Je ne peux m'empêcher de sourire de plus belle, alors que mon copain saisit d'un geste vif la casquette de son acolyte. S'en suit évidemment une course poursuite entre passants et familles, poussettes et enfants, deux garçons se disputant le couvre-chef comme s'il s'agissait d'un ballon ovale.

Au bout de quelques minutes de jeu, je m'impose entre eux, sonnant l'arrêt de cette guérilla ridicule. Je les sépare avant d'en tenir un dans chaque main, prenant l'aspect d'une mère pour ces deux éternels enfants.

— Es-tu seulement capable de t'attacher tout seul Austin, ou tu as encore besoin de maman pour le faire ? plaisanté-je en ouvrant la portière à ce dernier.

— Si ma mère était aussi bonne, je serais pour l'inceste sans hésitation.

— T'as dit quoi, là ? se retourne Aiden les yeux écarquillés.

J'assène une claque sur la tête du fautif, avant de rire discrètement à ses bêtises. Aiden et lui sont déjà en train de se taper dessus lorsque je me place derrière le volant, signant une nouvelle attaque entre les deux camps.

Je commence à conduire avec une seule et unique question en tête :

Vont-ils un jour finir par grandir ?

🌊🌊🌊

— Joyeux anniversaire, termine-t-on la chanson à voix basse vers notre petite sœur.

Austin et moi tenons son traditionnel gâteau au chocolat avec des Smarties roses et verts uniquement, orné aujourd'hui de sept petites flammes. Seule Carolina applaudit, pour ne pas déranger la petite avec un bruit désagréable. Celle-ci sourit doucement, avant de regarder la source de chaleur avec attention.

— Est-ce que c'est du vrai feu ? demande-t-il en approchant ses doigts de la pâtisserie.

— Souffle tes bougies Célia, ne te pose pas de questions, chuchote mon père à son oreille.

Ma petite sœur prend son temps, et finit par éteindre le tout en harmonie parfaite avec Aiden, qui immortalise cet instant. Un sourire béat s'imprime contre mes lèvres, en même temps qu'Austin passe son bras autour de mes épaules, conquis.

— Elle est pas trop belle ma sœur ? me réplique-t-il la voix emplie de fierté.

— Si, magnifique même, soufflé-je honnêtement.

Elle semble de plus en plus épanouie et ça fait plaisir à voir. Je vois bien que mon départ y est pour quelque chose. En affrontant mes peines à l'abri des regards, j'ai permis à ma famille de souffler un peu, à Célia de respirer toute seule. Nos émotions lui sont communicatives, et nous connaissons parfaitement ses difficultés à gérer tout ça. Le but étant de la soutenir, de la soulager, et non de lui imposer nos problèmes en plus du reste.

— Les cadeaux maintenant ? proposé-je en écartant le plat du bord.

Les albums photos de paysages New Yorkais s'empilent quelques minutes plus tard, tout comme les accessoires de dessin. Son regard étonné se pose sur moi lorsqu'elle déballe une superbe combishort Le roi lion, imitant à la perfection le personnage de Nala, mais en version été cette fois. Les festivités ne durent pas beaucoup de temps, une fois le gâteau englouti et les verres de lait avalés, les habitudes reprennent comme si de rien était, musique des vagues et taxis jaunes au rendez-vous. Un petit moment en famille, qui a le don de réchauffer mon cœur comme il se doit.

— Tu pars déjà ? m'arrête mon père sur la pas de la porte d'entrée.

— Oui, il faut que je retourne travailler, expliqué-je en nouant mes chaussures.

— Iliana ma chérie, pense un peu à toi surtout, murmure-t-il.

— Bien sûr. Demain je ne pourrai pas le faire, alors je dois rattraper ça aujourd'hui, affirmé-je avec le sourire.

— Ne te tue pas à la tâche, trouve-t-il bon de préciser.

Je sais qu'il s'inquiète pour moi, qu'il s'inquiète pour tout. Je lui accorde un petit sourire qui se veut rassurant pour le convaincre. Ils ont tous peur que je craque de nouveau, que cette légère amélioration ne soit que passagère et qu'elle cache en réalité une sombre descente aux enfers. Mais je vais bien, je vais mieux, et c'est la stricte vérité. C'est dur, tous les jours je ne cesse de penser à elle et à ce précoce abandon. Mais je survis. Je remonte la pente. Et pour une fois depuis des mois, je me sens bien.

— Aucune chance, confirmé-je avant d'enfiler mes écouteurs et de quitter la maison.

S&M de Rihanna se lance instantanément, me donnant des ailes en un instant. Mes lèvres fredonnent les premières paroles tout en laissant mon visage suivre le tempo. Cette musique me donne toujours une assurance monstre, ainsi qu'une prestance vitale ces derniers temps. Je me sens toute légère dans cette petite robe en tissu, les cheveux au vent, totalement dans ma bulle.

Si bien que je sursaute lorsqu'Aiden dépose sa main sur mon épaule.

— Désolé, je ne voulais pas te faire peur, rit-il devant mon air effaré.

— Menteur, tu sais très bien que je sursaute dans ces cas-là !

Il sourit comme un idiot, avant de me détailler de haut en bas du regard. Je hausse les sourcils, avant de croiser les bras sur ma poitrine.

— C'est bon ? Tu as terminé ? me grogné-je bruyamment.

— Heu... je voulais simplement savoir si tu voulais que je te ramène, bredouille-t-il la main sur la nuque.

— Vraiment ? Tu as interrompu ma danse pour si peu ? Je te remercie, mais je vais marcher, conclus-je en piquant un fard.

— A tout à l'heure alors. Enfin si d'ici-là tu as arrêté ton boudin. Je ne veux pas de ça chez moi !

Je lui tire la langue, avant d'ajouter :

— A quelle heure je dois venir d'ailleurs ?

— Comme tu veux. Le plus tôt sera le mieux petit oiseau.

— 20h30 ? rétorqué-je en souriant.

— 19h30, ça serait mieux.

— Ok pour 20h ! m'écrié-je en quittant la propriété, avant qu'il ne tente une nouvelle négociation.

Peu de temps après, je retrouve mon chemin sur le bord de la plage, enfonçant le plus possible mes pas dans le sable humide. Ma musique comme seule amie, je respire à pleins poumons le sel marin, mêlant nostalgie et excitation au vent qui souffle dans mes mèches. L'appréhension me nouait le ventre depuis une bonne semaine, à l'idée de lui rendre un dernier hommage, d'une importance cruciale à mes yeux. Je ne savais pas comment procéder, mais d'autres seraient présents pour me guider. Ça faisait partie de nos origines, de nos traditions depuis des générations, et il était donc normal de perpétuer cela.

Je sais que ma grand-mère a promis d'assister à ce dernier au revoir, accentuant davantage ma peur de faire quelque chose de mal. Un pas de travers, un geste de trop... Un rien qui viendrait gâcher cette belle cérémonie portant le nom de ma famille et nos couleurs avec.

Après quelques enjambées dans l'eau, je quitte mon chez-moi pour rejoindre l'appartement, et me remettre sérieusement au travail. Un bol de céréale rempli de lait plus tard, je m'assois derrière mon bureau pour reprendre mon chapitre de mathématique. Rien de bien passionnant, simplement une révision nécessaire pour avoir une chance de briller lors du concours d'entrée de Stanford. Rien ne devra se jouer au hasard, et je veux me donner les moyens de réussir cette fois. Avec sérieux et volonté. Pour moi, ainsi que pour elle.

🌊🌊🌊

— Hum... j'ai froid Aiden... murmuré-je en tirant sur le drap dans lequel il venait de s'enrouler.

— Je sais bien, c'est pour t'obliger à te rapprocher de moi, chuchote-t-il à mon oreille.

Son parfum me monte instantanément à la tête, si bien que j'ouvre les yeux, avant de les refermer, éblouie par tant de lumière. Je cache mon visage sous le drap, mais mon copain semble en avoir décidé autrement. Il s'introduit également dessous, jusqu'à ce que ses lèvres trouvent la peau de mon cou.

— Non, pas maintenant, le repoussé-je du plat de la main.

— Comment ça, « pas maintenant », s'indigne-t-il.

Dans sa voix, résonnent nos longs mois d'abstinence, à ce jour encore d'actualité. Comme une seconde fois sonnant comme la première, ni l'un, ni l'autre ne se décide à franchir le pas. Nous faisons volontairement traîner les choses entre nous, torturant l'autre de caresses et de baisers torrides.

— Je viens de me réveiller Aiden, faut pas abuser quand même, le réprimandé-je.

— Je savais bien que tu ne m'aimais plus, pleurniche-t-il en quittant mon refuge.

Tout de suite les grands mots. Même si je sais qu'il dit ça uniquement pour m'embêter, je n'aime pas qu'on joue avec ces mots-là. Ils sont bien trop importants pour être pris à la légère, bien trop symboliques pour être prononcés dans le but de rire ou de faire réagir l'autre.

Avec un petit soupir, et après m'être frottée les yeux, je sors de mes retranchements pour venir m'assoir sur ses cuisses, une jambe de part et d'autre de son corps.

— Je vois que tu apprécies toujours autant quand on te dit non, répliqué-je.

— Tout comme je vois ta magnifique capacité à me résister, souligne-t-il.

— Mais quel égo nous avons là ! lancé-je de manière théâtrale.

Pour toute réponse, ses mains encerclèrent ma taille. Bien. Le message avait le mérite d'être clair.

— Est-ce que je peux t'embrasser tranquillement cette fois, ou je risque de m'en prendre une ?

— Essaye, on verra bien ce qu'il se passe.

Il m'attire jusqu'à lui, avant de déposer ses lèvres sur les miennes. Je me laisse faire, répondant timidement à ce baiser, avant de claquer gentiment mes deux mains de part et d'autre de son visage.

— Pas de bol, ironisé-je avec un petit sourire de garce.

— Tu es vraiment incorrigible Iliana Midden.

Je l'embrasse sur le bout du nez, avant de m'allonger à côté de lui.

— Je peux savoir pourquoi tu es tout habillé ?

— Je suis allé voir Lindsay, m'explique-t-il tout simplement.

Je me redresse, et tire le drap sur ma poitrine dénudée.

— Comment va-t-elle ? demandé-je sincèrement. Je n'ai pas osé l'appeler...

— Elle va mieux je dirai, réplique-t-il en haussant les épaules. Ça a été très dur pour elle au début, ils étaient ensemble depuis longtemps tu sais...

Je ne peux qu'hocher la tête, et la comprendre. Apprendre ce genre de nouvelle ne fait jamais plaisir, et ça se produit constamment lorsqu'on s'y attend le moins. Ce sont ce genre de découvertes qui nous brise et qui entraîne notre perte, qui véhicule tout un tas d'idées néfastes et plus sombres les unes que les autres. On a l'impression que le ciel nous tombe sur la tête, que notre vie entière est un mensonge...

Et pour la sienne, c'est le cas.

Je voulais trouver un sens, une explication logique à toute cette histoire. Mais certains évènements sont hors de notre portée, impossibles à décoder et à déchiffrer. Tout n'est pas noir ou blanc, en voici la preuve. Une fois de plus, notre histoire se lisait entre les lignes, masquant sa solution à travers petits mots et regards discrets, trompeurs, comme à l'accoutumé. Maintenant je sais que trouver la moindre logique est impossible.

Une avalanche d'informations et de réponses nous sont littéralement tombées dessus au cours des dernières semaines. Des soupçons qui se sont confirmés, comme des annonces totalement bouleversantes, nous étonnant plus les uns des autres.

— Elle t'a parlé de lui un petit peu ? chuchoté-je comme s'il s'agissait d'un secret d'État.

— Absolument pas. Et elle a bien fait, sinon je n'aurais pas pu me contenir Iliana, réplique-t-il avec un petit rire froid. Cet enculé a fait du mal à mes deux filles préférées, dès que je le croise, je le tue.

Je baisse la tête, et me contente de tortiller nerveusement mes doigts entre eux.

— La pauvre quand même... murmuré-je en pensant à mon amie. Ça doit être horrible d'être dans cette situation... Je l'appellerai dans la semaine je pense.

Aiden hoche la tête, pensif à son tour.

— Ne t'avise jamais de me faire un coup pareil, ajouté-je, taquine, en lui adressant une courtoise tape sur l'épaule.

— Parce que tu n'as pas confiance peut-être ?

— Si, bien sûr que si, souris-je.

Je ferme les yeux, et me laisse tomber sur les oreillers. Mes bras se croisent au-dessus de ma tête, et mes yeux se posent sur le plafond. Je me laisse dériver le long de sinueuses pensées et surtout, d'enfouir tout ce qu'il s'est passé loin de ma mémoire. Aiden me regarde en souriant avec bienveillance, puis, dépose ses mains sur mon ventre, où il esquisse de délicates figures contre ma peau. Ses caresses ne perturbent en rien mes interrogations.

D'un battement de paupières, je me retrouve des mois en arrière, dans un lac, trempée jusqu'aux os et dans une robe blanche transparente d'humidité, les lèvres pressées contre celles d'Aiden, perdue dans ce baiser langoureux et dans ce surplus de sentiments faisant vivre des sensations dignes de montagnes russes à mon petit cœur amoureux.

Des centaines de flashs m'assaillent en un instant, me rappelant combien j'ai pu être stupide et naïve. La preuve et son coupable se tenaient juste sous mes yeux, et pourtant je n'ai rien vu venir quand Lindsay m'a avoué la vérité. Ni le soir où tout a éclaté, ni à cet instant, malgré le recul...

Liam.

La voici la putain de solution. Liam. Le copain de Lindsay, le garçon au sourire charmeur, discret mais qui est pourtant constamment à nos côtés... La voilà la source du problème. Depuis le début, il est la clé de l'énigme, la pièce manquante au puzzle obscure que je m'efforce de terminer depuis des mois.

Présent au mariage, absent durant une partie de la cérémonie...

Ça y est ? Vous saisissez ?

Photographe hors pair, talent aussi bien dissimulé que son amourette de lycée avec Courtney... La voilà, la vraie vérité. En public, tenant la main de Lindsay, et finissant caché dans les vestiaires en compagnie de cette traînée, à lui donner plaisir et attention à longueur de temps. Pour elle, et pour son penchant sordide pour mon copain qu'il devait ignorer, il n'a pas hésité à appuyer sur le déclencheur, objectif braqué sur notre baiser, supposé rester secret. Son trophée fièrement apporté à la garce, elle n'avait pas hésité une seule seconde à dévoiler cette trouvaille sur les réseaux sociaux, afin d'inculquer son venin au plus de monde possible... Ce qui n'a pas raté.

Inutile de vous préciser l'identité du quatrième batteur de l'équipe, celui jusqu'à présent resté dans l'ombre des accusations et jusqu'à maintenant ignoré par tous mes proches qui ont assisté à ce massacre sans rien dire, en se contentant de compter les bleus et plaies naissants sur mon corps de jour en jour.

Je ne saurais retranscrire ce qui m'est passé par la tête lorsque je l'ai appris, ni ce qui la traverse en ce moment même en tournant autour de cette pensée. A ce stade-ci, on ne parle plus de déception ni de dégoût. Simplement d'une profonde peur, celle qui vous réveille en sursaut la nuit parce que vous venez enfin de comprendre que la source de votre malheur est proche de vous depuis le début, qu'il vous a souri à pleines dents, rassurée parfois, mais surtout qu'il ait sympathisé avec les deux garçons qui comptent le plus au monde à mes yeux, et embrassé mon amie juste sous mon nez, en se moquant royalement de nous tous en même temps.

Ce jeu auquel il a participé m'écœure, me révolte tout comme il me brise. Je ne souhaite plus y penser, bien trop occupée à gérer d'autres soucis, à savoir la disparition de ma mère. Alors que la lumière s'éveille enfin à l'horizon, voilà qu'un puissant coup dans les côtes, semblable à un coup de batte de baseball, me revoie dans l'obscurité la plus totale. Pourtant, je...

— N'y pense plus, me murmure Aiden en essuyant ma joue d'un revers de manche.

Je surprends moi-même mes lèvres à trembler, et mon souffle à s'affoler. Toujours proprement allongée sur l'édredon, je calme ce tempo affolé et chasse mes larmes en battant des paupières. Mais qu'est-ce qu'il m'arrive ?

— Ça va ? demande Aiden, visiblement soucieux, penché au-dessus de moi.

— J'étais loin, très loin, soufflé-je du bout des lèvres avant de me masser les tempes énergiquement.

— J'ai vu ça, répond-il en caressant mon dos du plat de la main.

Je mets quelques minutes à me reprendre, et à bannir définitivement toute trace d'obscurité de mon esprit. Ce n'était clairement pas le moment de me laisser submerger. Ni maintenant, ni jamais.

Dans un petit mouvement timide, je me colle contre le torse de mon copain, comme en quête d'un quelconque réconfort. Celui-ci prend immédiatement son rôle très à cœur, et instaure une panoplie de caresses et petites attentions le long de ma peau pour faire passer ce vilain coup de stress matinal.

— Il finira par payer pour ce qu'il a fait. Tout comme Courtney en payera les conséquences, je te le jure, promet-il contre mon oreille.

J'inspire un grand coup, avant d'acquiescer doucement. Cette histoire de procès ne me plaît guère, même si Aiden a eu le courage de m'en parler dans le dos de mon père, je ne pardonne pas pour autant le silence de ces dernières semaines. Ce sujet encore sensible court dans mes veines tout au long de la journée, et vient peupler mes nuits grâce à des cauchemars plus horribles les uns que les autres. L'idée de devoir ressasser ces moments inhumains devant un jury d'inconnus me fait trembler comme une feuille, bien que l'audience ne soit qu'à la fin de l'année. La peine encourue par l'adolescente variera d'un juge à l'autre, en fonction des humeurs de ce dernier. La proposition la plus plausible, est qu'elle sera condamnée à une montagne d'heures de travaux forcés, et surtout, bannie du système éducatif pendant une durée de trois ans minimum. L'université ne sera donc pas envisagée pour cette apprentie criminelle qui semble beaucoup plus réservée quand il s'agit d'avouer ses torts. Pour le reste de la joyeuse équipe, une simple mise à pied est envisagée, bien trop légère au vu des bleus qui résonnent encore parfois dans mon dos. Papa et Austin ne cherchent pas à comprendre, comparé à Aiden, ils tracent leurs avis sans se soucier de moi, pensant qu'à « mon bien-être » et à cette stupide vengeance.

Mon seul souhait est d'être épargnée de cette pression supplémentaire durant cette période, je sais parfaitement que mes épaules ne supporteront pas le poids de ce procès, plus celui d'un deuil encore fragile et douloureux. La balle est toujours logée dans ma chair, me tiraillant sans pour autant empirer et ce, jusqu'à ce que je décide de prendre mon courage à deux mains afin de la retirer pour de bon... Mon deuil fait partie de moi à présent, et tourner la page est tout bonnement impossible pour l'instant, je peux sentir cette proximité que je partage avec ma mère lorsque mes pensées lui appartiennent. Je refuse de perdre ce lien, encore une fois.

J'assiste telle une simple spectatrice, plutôt que comme la détentrice du rôle principal, à cette lutte entre justice, savoir-vivre et bon sens. J'écoute d'une oreille, hoche la tête lorsqu'on m'interroge, et supplie quand c'est nécessaire. Les médecins et avocats doivent rester à bonne distance, jusqu'à ce qu'une place se libère dans mon esprit pour ce problème-ci. Son implosion étant plus proche qu'une libération, je reporte à plus tard les demandes d'osculations afin de prouver les dégâts encore présents dans ma chair, autant que les entrevues avec la victime. Pour le moment, ma demande a été respectée, et ils me fichent la paix. Je me laisse porter, je leur fais assez confiance pour gérer cette situation à ma place...

— Iliana ? me rappelle à l'ordre Aiden.

— Oui ? attesté-je dans un état de semi-conscience.

— Où étais-tu cette fois petit oiseau ?

— Loin, encore une fois, souris-je en me redressant.

Il embrasse mon front, avant de se lever du lit.

— Petit dej' ? me propose-t-il.

— Petit dej', affirmé-je avec un nouveau sourire ravi.

Il quitte la chambre, en m'embrassant une nouvelle fois, et descend nous préparer de quoi grignoter. Je me laisse tomber contre le rebord de la fenêtre, et me surprends à observer nerveusement la mer. Les vagues sont tout simplement magnifiques, et les tubes flambants. L'excitation et la peur tourbillonnent dans mon esprit, formant un cocktail qui me donnera force et adrénaline dans quelques heures à peine. Je meurs d'envie de rejoindre ces flots, de m'immerger entièrement, les cheveux lâchés et le souffle coupé. Je ne vis que pour ce moment, et ce, depuis toujours sans m'en rendre compte. Une beauté sans pareil qui se cache dans l'horizon, que je semble seule à percevoir depuis la plage, et ce sentiment de liberté qui me contrôle lorsque je suis seule dans les vagues... voilà ce qui me rend vivante et qui me fait reprendre la route.

Je me lève, et m'assois derrière le bureau en bois d'Aiden. Après quelques tours nerveux sur sa chaise à roulette, je l'entends arriver, avant de constater que ses bras sont chargés d'un plateau empli de bonnes choses.

— Et voilà, clame-t-il avant de tirer un tabouret pour s'assoir à mes côtés.

— Merci !

Je croque dans un petit pain, avant de froncer les sourcils sur un magazine posé là, juste sous mes yeux.

— Qu'est-ce que tu fiches avec ça ? Ça te faire bander les danseuses ? lâché-je sans ménagement en brandissant la couverture juste sous son nez.

— Ce que tu peux être bête parfois, soupire-t-il en me l'arrachant des mains. Si les danseuses étaient réellement mon casse-croûte, je serais avec Mahé plutôt qu'avec toi, annonce-t-il fièrement.

Pourtant, dans mon esprit à moi, c'est une abominable scène qui se déroule. Je secoue la tête pour la chasser, avant de lui cracher ma vengeance au visage.

— Dans ce cas, je serais sûrement en couple avec Austin, la voie serait libre.

Il fait mine de s'étouffer. A moins que ce ne soit la réalité ?

— Heureusement pour nous, je suis plutôt du genre petite surfeuse, bronzée à souhait, blondinette raffinée et aux yeux plus bleus que l'océan. De préférence avec un petit grain de folie, juste là, chuchote-t-il en appuyant ses doigts contre ma tempe.

Je recule, et feins d'être vexée.

— Autant dire que la moitié de la population californienne te convient.

Je croise les bras pour accentuer mon cinéma, malgré mes efforts, il ne semble pas prendre. Il se contente de me rire au nez, réduisant ma feinte à néant.

— Tu ne réponds pas à ma question, idiot ! Qu'est-ce que tu fais avec un catalogue de danse ?

Il l'ouvre sous mes yeux, et commence à le feuilleter. Rageuse, je terminer ma pâtisserie, avant de m'attaquer à un jus de fruit. Aiden revient vers la couverture, et la contemple de nouveau.

— Je cherchais un numéro de téléphone, finit-il par me dire.

— Ah ? Tu veux te convertir en danseur classique ?

— Et pourquoi pas ? murmure-t-il avec une once de défi dans la voix.

— Les collants t'iraient comme un gant remarque, chuchoté-je avec un sourire malicieux, pour lui faire comprendre où je veux en venir.

Il tape le sommet de mon crâne avec le catalogue, avant de me tirer la langue. Sa main quitte ma cuisse pour aller ouvrir un tiroir et en extirper une photo proprement plastifiée. Il la dépose, avant de la repousser devant moi.

C'est une copie conforme de l'image à la une, exception faite des différents titres et interviews. J'y découvre en détail cette jolie jeune fille, perchée sur ses pointes roses, les jambes parfaitement tendues, ses hanches ne supportant guère plus qu'un tutu blanc, et le haut de son corps recouvert d'une simple veste en jean, qui dieu merci cache sa poitrine à découvert. Je plisse les yeux devant son apparence si soignée, et devant l'air songeur qui semble accabler le modèle. C'est vrai, elle est plus que jolie cette jeune fille... Ses cheveux bruns sont enroulés en un chignon bas, et son profil idyllique se détache du fond gris. Je me mords la lèvre, soudainement impressionnée par cette fille aux allures si nobles et au corps si fin.

Je lève les yeux vers Aiden, sans voix face à cette jeune femme. Je ne saurais dire pourquoi, mais elle m'impression énormément tout à coup.

— Qui est-ce ?

— Madeleine Williams, indique-t-il en tapotant la photo. Une danseuse que j'ai eu la chance d'apercevoir en début d'année dernière. Peu de temps avant de rentrer ici, à Santa Marina, je suis allé à Los Angeles rien qu'une journée pour un stage avec un des plus grands photographes de la ville. Il s'avère que ce jour-là, il accueillait la gagnante d'un concours de danse pour réaliser des clichés d'elle pour une célèbre une de magazine sur le sujet. Et cette photo, c'est moi qui l'ai prise, m'explique-t-il. Je garde l'ouvrage en souvenir.

— Et le numéro, c'était pour quoi ?

— Une lettre de recommandation, pour l'université.

Depuis quand Stanford a besoin de précision sur ce genre d'univers pour accepter des candidats ? Je me contente d'hocher la tête, et d'ouvrir à la page indiquée.

— C'était un article sur la double vie de ces adolescents-là. Celle qu'ils ont sur scène et avec les entrainements quotidiens, ainsi que la vie familiale en parallèle.

Je hausse les sourcils en prenant connaissance de la double-page sur la jeune fille, surtout d'une photo de cette dernière dans les bras d'un garçon. Visiblement, elle ne l'a pas gagné seule ce concours de danse. Dans une tenue rouge flamboyante, les cheveux détachés et affichant un farouche air de séductrice endiablée, son regard vert pâle semble transpercer l'objectif qui la cerne. Le garçon encercle sa taille, le visage enfoui dans son cou, alors que l'intéressée pose, bras au-dessus de sa tête et lèvres légèrement espacées.

Mais qu'est-ce que c'est que ce délire...

C'est seulement lorsque mes yeux rencontrent le titre de la musique qui les accompagne que je comprends, et me mure instantanément dans le silence face à cette belle interprétation. Elle est dans le personnage, c'est clair... Personne ne peut apparaître tout sourire et visage angéliquement innocent sur Super freak de Rick James.

— Elle a notre âge ? demandé-je ahurie à Aiden.

— Oui, elle est de la même année que nous.

— Encore au lycée ? m'étranglé-je.

— Je crois, oui.

Cette fille, avec un tel regard et des formes aussi bien dessinées, doivent faire tourner un paquet de têtes. Pendant un instant, j'en viens même à jalouser cette parfaite inconnue qui me cloue sur place.

— Comment peut-elle danser avec des talons aussi hauts ? murmuré-je en touchant ses chaussures des doigts. Je me casse une cheville avec des baskets moi ! m'indigné-je.

— Il y en a qui sont doués, que veux-tu...

Je pique un fard face à sa réflexion, avant de fermer violemment le magazine et de le jeter dans un coin du bureau.

— Décidément, Mahé va avoir un mal fou à se faire une place à Julliard si elle est confrontée à ce genre de filles...

— Je suis sûr qu'elle y arrivera ! Elle est douée, et puis elle nous a dit que ses auditions s'étaient vraiment très bien passées. Je suis certain qu'elle en est capable.

— Tu étais tout seul avec cette fille lors de votre petite « séance photo » ? demandé-je subitement.

— Bien sûr ! Et le meilleur moment, c'est lorsqu'elle a retiré son sous-vêtement pour enfiler sa veste en jean sans rien en dessous ! Un pur instant de plaisir crois-moi...

Je le fixe, avec horreur. Puis me ravise, en voyant sa tête de mauvais blagueur.

— Mais oui, c'est ça, fous-toi de moi j'adore ça ! m'écrié-je.

— C'est de ta faute aussi, avec tes questions bêtes et ta jalousie mal placée !

— N'importe quoi ! Je suis sûre que tu as voulu l'embrasser quand tu l'a vue arriver dans la pièce, grogné-je d'un ton accusateur.

— Pas du tout. En plus de ça, un petit blond était déjà sur le coup il me semble...Et je te l'ai déjà dit, je préfère les jolies blondes jalouses jusqu'au cou. Ça a le don de me faire craquer à chaque fois !

Pour joindre le geste à la parole, il dévore mon cou de baisers ardents. Je le repousse en riant, avant de fermer pour de bon la parenthèse « danseuse sexy ».

Je termine mon jus en paix, et lui tends finalement sa photo pour qu'il puisse la ranger. Ses doigts s'attardent nerveusement sur les bords, et la cornent légèrement. Je fronce les sourcils en regardant chacun de ses mouvements. Lorsque je relève les yeux vers les siens, son regard me transperce douloureusement.

— Quoi ? lâché-je rapidement.

Ses yeux s'assombrissent, et il se met à coincer sa lèvre inférieure entre ses dents. Je n'aime pas ça, ni l'attitude qu'il prend soudainement. Il se rassoit, et pose sa main sur mon genou droit.

— Il faut que je te dise quelque chose, murmure-t-il sans me regarder.

— Qu'est-ce que tu as fait ? Tu dois retourner en France ? m'inquiété-je immédiatement.

— Hein ? Mais pas du tout !

Je souffle de soulagement, avant de poser ma paume sur la sienne.

— Alors quoi ? Qu'est-ce que tu veux me dire petit canard ? avancé-je pour l'aider du mieux possible.

Sa main se resserre contre la mienne.

Bordel je n'aime pas ça...

— J'ai envoyé un dossier de candidature pour l'école ICART, l'école du management de la culture et du marché de l'art, déroule-t-il très vite sans un regard à mon attention.

Je me fige, les yeux écarquillés et la bouche grande ouverte.

— C'est une prestigieuse école de photographie, l'une des plus reconnues du pays... murmure-t-il. Pour le moment je ne sais pas ce que ça va donner, j'ai envoyé ma candidature et quelques clichés comme ils me l'ont demandé. C'est une école qui est dans...

... le centre de New York.
Je sais.

Mon cœur implose dans la seconde qui suit, me forçant à voûter les épaules pour soulager cette énorme détonation qui résonne jusque dans mon crâne.

Sa main se dépose sur mon épaule, et je ne trouve pas l'énergie pour la chasser. Je ne suis même pas capable de lui en vouloir...

— Pour le moment rien n'est fait Iliana, ce n'est qu'une candidature... bredouille-t-il.

Je secoue la tête, ou acquiesce sans certitude, c'est un tel bazar dans mon esprit que mes émotions forment une énorme pelote, qui vient soigneusement se loger dans ma gorge pour la nouer.

Rien n'est fait, mais tu as un talent fou. Et tu seras accepté dans cette prestigieuse université Aiden, je le sais... Tes photos racontent une histoire, et lorsqu'ils la découvriront ils ne pourront laisser filer son auteur.

Mon souffle ne repart pas, tant le choc m'assaille. Je papillonne des paupières pour refuser la formation de larmes, pour ne pas craquer devant lui.

— C'est une solution de secours mon cœur, ma décision n'est pas encore prise, souffle-t-il en s'approchant de moi, comme pour me convaincre.

Une solution de secours qui va me coûter cher... Quel genre de petite amie serais-je si je t'imposais une université ? Si chaque jour je voyais dans ton regard les regrets que tu éprouverais ? Qui suis-je pour te retenir et t'empêcher d'exercer librement ta passion ?

Mes mains froissent mes vêtements de rage. Mes pires craintes se confirment enfin... Je vais finir toute seule.

Ta décision ? Mais quelle décision putain ?! Et nos promesses alors ? Nos projets d'aller à l'université tous les deux, ça ne compte plus ?!

Je respire un grand coup, chassant mes inspirations égoïstes hors de ma tête.

— S'il te plaît Iliana, murmure-t-il de nouveau, tu ne peux pas m'en vouloir pour ça...

Sa voix est emplie de tristesse, ce choix le déchire donc autant qu'il bousille mon cœur à cet instant ? Le prive-t-il d'air comme il me coupe l'arrivée d'oxygène ? Sent-il sa gorge se nouer comme la mienne l'est à cet instant ?

Non, je ne t'en veux pas. Et c'est justement ça qui est difficile. Je ne t'en veux pas parce que je ne souhaite pas être ce monstre qui te privera de ton avenir, ce poids qui t'entraîne égoïstement avec lui sans te demander ton avis... Je veux te tirer vers le haut, te voir sourire. Pas briser ton rêve pour pouvoir réaliser le mien.

— Je vais téléphoner à ma sœur, chuchote-t-il en se levant. Même si c'était une fausse alerte, elle est encore dans tous ses états, explique-t-il en se grattant nerveusement la nuque.

J'opine du chef, même si cette histoire abracadabrante avec son frère semble être le cadet de mes soucis à cet instant.

— Sache que ça ne change absolument rien. Rien du tout. Tu es bien plus importante que n'importe quelle université de photographie Iliana...

Je hoche la tête, et évite ses yeux gris. Il pourrait lire aisément ce que je pense, il le fait si souvent... Je suis son livre, et il devine avant moi mes pensées les plus intimes.

Il quitte ma hauteur, pour se mettre debout et sortir sans bruit de sa chambre. Ses yeux cherchent une énième fois les miens, en quête d'une réaction ou d'un quelconque soutient. Mais rien. Rien ne vient de ma part. Je sais que c'est l'ordre des choses, que les enfants quittent leurs parents pour rejoindre une école pour apprendre comment fonctionne la vie et ce que leur réserve l'avenir. Je sais toutes ces choses mais je voulais croire naïvement que je serai épargnée.

L'ordre des choses a été bouleversé dès l'instant où ma mère m'a quittée, dès que la vie lui a retiré sa chance d'assister à tous les évènements importants de ma propre existence et d'être à mes côtés, jusqu'au bout. Je pensais que si cet ordre-là était brisé, ce mythe de la séparation pour les études supérieures le serait également...

Pourtant le voilà le moment où je me mets à trembler. L'instant où mes larmes menacent de m'échapper et de couler le long de mes joues sans mon accord. C'est maintenant que ma peur de l'abandon revient à la charge, et me ronge de l'intérieur.

A peine a-t-il refermé la porte que l'évidence me frappe de plein fouet.

Si bien que j'éclate en sanglots face à mon impuissance.

🌊🌊🌊

— Non, je ne peux pas faire ça, murmuré-je d'une voix blanche.

— Bien sûr que si, on en a parlé mille fois au moins Iliana !

Bizarrement, Aiden ne me rassure pas du tout. Peut-être à cause de cette boule nichée au creux de mon ventre qui me rappelle son aveu de tout à l'heure. Je lui en veux tellement de m'avoir révélé ça maintenant... Le poids du prochain évènement s'abat déjà lourdement sur mes épaules, comprimant mon air et ma poitrine d'une pierre deux coups.

— Imagine si je ne sais plus en faire, déploré-je en m'arrêtant de nouveau.

— Tu es née avec une planche sous tes pieds, ne fais pas l'enfant, gronde-t-il en saisissant mes épaules dans chaque main, pour me guider jusqu'à la plage.

Je ne suis d'une vulgaire marionnette, guidée par ses mains et ses paroles. Je n'ai pas envie d'être ici, je n'ai pas envie de penser à tout ça... Je veux simplement plonger et nager, loin, sans chercher ni réponses ni regards larmoyants.

— Je suis sûr que ça va très bien se passer, chuchote-t-il contre mon lobe.

— Tu n'en sais strictement rien, pesté-je contre lui.

Et bientôt, tu ne seras plus là pour me rassurer...

Arrête d'y penser, idiote. Marche droit au lieu de réfléchir autant.

— Alors il vaudrait mieux pour toi que ça se passe bien, parce que si ce n'est pas le cas, je ne viendrai pas te chercher. Moi et l'eau, ça fait quatre...

— Merci Aiden. Vraiment, je ne connais pas plus rassurant.

Il pouffe, avant de me pousser davantage. L'air marin nous fouette violemment, mais je savoure la vue. Les rouleaux sont parfaits et me donnent envie d'y plonger la tête la première, sans même chercher à comprendre le pourquoi du comment. Juste courir, plonger, nager.

— Heureusement qu'Austin sera là, lui. Si jamais je me noie, je sais au moins que je peux compter sur lui !

— Qu'il essaye de te réanimer pour voir ! Il ne pose pas un regard sur toi une fois que tu es sortie de l'eau !

Je le repousse en riant, appréciant la tournure que prend notre conversation et surtout, cet air indigné qu'il arbore à chaque fois qu'Austin est mêlé à notre conversation.

Arrivés sur le sable doux, mes pieds sont instantanément réchauffés par les nombreux degrés emprisonnés entre les grains. Je souffle sur mes mèches pour les chasser de mon regard, mes mains étaient désormais prises et missionnées pour porter ma planche, je resserre les doigts sur ses bords. L'horizon n'a aucun secret, pourtant j'appréhende. Je ne sais pas ce que me réserve cette mer-ici. Elle semble agitée par endroit, et l'écume divague selon quelques courants fortement marqués. Il ne devrait y avoir aucun vent perturbateur, les conditions sont optimales. Je cligne des yeux et porte ma main au-dessus de mon front, masquant les rayons éblouissants de ce soleil de plomb. La chaleur colle mes cheveux contre ma nuque, qui dans quelques minutes sera recouverte à son tour. Aiden glisse ses mains contre mon dos, les fait courir d'un air joueur sur la courbure de mes formes, avant de remonter l'épaisse fermeture éclair. Après le tout enfilé, je m'arme de patience et lui dessine un sourire pour l'occasion.

Lorsqu'on s'avance plus proche encore, la plage me paraît bondée. Pendant un court instant, j'ai cru qu'on serait seuls, en famille ou entre amis pour honorer comme il se doit sa présence. La cérémonie océane ne devait pas avoir lieu, je ne m'en sentais tout simplement pas capable. Mais vous connaissez Sally, elle est impartiale sur certains points... La mémoire de ma mère en fait partie.

Je n'ai jamais participé à ce genre d'adieux, alors que j'en ai vu plusieurs depuis la plage. Les surfeurs ont souvent ce besoin particulier de se dire au revoir et d'honorer la mémoire de leurs disparus à travers les flots, les membres de notre communauté appartenant plus à la mer qu'à la terre. Ce rituel met en avant la personne décédée, ainsi que son lien avec l'océan, et son passage du statut de « souvenir » à celui où elle dérive parmi les flots, et les vagues lointaines.

Sally m'a immédiatement sorti ses beaux discours, et elle a su me convaincre d'y participer. En contrepartie, je n'avais rien à organiser, elle s'occupait de tout. Je n'avais qu'à me laisser porter, si ce n'est, choisir une ou deux musiques de fond. Au loin, résonnent déjà de simples mélodies, choisies avec goût par mon amie. Ses mots tournent encore dans mon esprit, et chacun de mes pas fait apparaître un son plus précis, provenant de la voix calme et rassurante qu'elle avait usée pour m'expliquer et me convaincre. « Comme une tradition que l'on perpétue, elle nous assure à la fois un moment de recueillement et de partage. Aussi bien avec ta maman qu'avec cet océan, dont chaque surfeur saura parfaitement qu'il se dispute individuellement ses vagues. Le but est d'accompagner la personne qui s'en va, tout comme de se rappeler d'où l'on vient. »

— Je crois que Sally et Lenny t'attendent au bord de l'eau, me souffle doucement Aiden, les deux mains sur mes épaules.

— Je ne les vois pas, murmuré-je rongée par l'émotion et l'appréhension.

Ses doigts s'aventurent dans mes cheveux, pour une fois disciplinés en une énorme tresse sur le côté, avant de positionner mon visage vers les silhouettes de mes acolytes surfeurs.

— Bon courage, me délivre-t-il en déposant un baiser sur ma pommette.

Je plisse les yeux vers Sally, qui me fait des grands signes depuis les premières vaguelettes. Je sens d'ici sa bonne humeur m'atteindre en plein cœur, ainsi que cette aura si particulière qui se dégage d'elle. Un sourire immense imprègne ses lèvres alors que je ne peux me résoudre à regarder devant moi.

Aiden me pousse doucement, jusqu'à ce que je me décide à avancer de moi-même jusqu'au bord. Mes mains agrippent la courbe de la planche avec force, comme une bouée de sauvetage qui empêchera mon imminente noyade.

— Iliana ! s'écrie-t-elle en s'avançant à ma rencontre. Te voilà enfin ! On n'attendait plus que toi !

— On ?

— Mais oui ! Si tu voyais tout le monde qui est venu ! Je suis ravie qu'ils aient répondu présents !

Elle empoigne ma main avant de guider mes pas. Je serre Lenny dans mes bras une fois à sa hauteur, et guette une énième fois Aiden, une vingtaine de mètres plus loin, debout au bord d'un feu de camp, une bière à la main, en pleine discussion avec un autre garçon. J'aperçois rapidement Mahé sur le côté, en train de se déhancher dans sa petite robe bleue, tenant la main d'Austin qui rit comme un dingue. De mon côté, le cœur encore bien trop lourd pour faire la fête, je me cramponne à mon amie pour ne pas basculer, le soleil de plomb commençant à avoir raison de moi.

— Ne fais pas cette tête petite surfeuse ! me reprend justement celle-ci. Il ne s'agit pas d'un enterrement mais d'une fête en l'honneur de ta maman ! Je ne veux voir que des beaux sourires et surtout, que tu t'amuses en sa mémoire.

Je confirme, avant de sourire timidement. Elle me saute au cou, et embrasse ma joue d'un air conquis. Elle me présente à une vingtaine de personnes, qui sont selon elle les plus proches amis de ma mère. Certaines jurent me reconnaître, alors que d'autres s'émerveillent devant une telle croissance. Les « tu es le portrait exact d'Anisa » ainsi que les « je t'ai vue alors que tu n'étais qu'un tout petit bébé » fusent, me faisant sourire davantage.

— Souhaites-tu dire quelques mots ? m'interroge Sally avant de commencer.

Je refuse, incapable de sourire et parler en même temps. Ma gorge nouée me rappelle immédiatement à l'ordre.

— Aucune importance, je parlerai en ton nom si tu veux, murmure-t-elle avec bienveillance.

— Ça serait parfait Sally, soufflé-je.

Elle hoche la tête, et je la remercie d'un regard. La grande blonde saisit ma main avant de s'avancer vers l'eau. Elle dépose ma planche contre les vagues, et y accroche solidement une couronne de fleurs.

— Une fois au large, il faudra que tu la décroche. Tu n'as qu'à tirer sur la cordelette, m'indique-t-elle en montant sur sa propre planche, avant de me tendre un fin bouquet.

Je le saisis et en admire la composition, avant de le glisser dans l'attache également.

— Toutes les personnes qui ont des fleurs sont là pour ta mère, m'indique-t-elle, en se tournant vers l'horizon.

D'un signe de tête, je lui indique que je suis prête, et elle siffle entre ses doigts. Depuis la plage, une musique que je ne connais que trop bien retentit. Je sais qu'elle ne s'entendra plus une fois au large, mais elle restera en mon esprit, raisonnant jusqu'au plus profond de mon cœur.*

(A Sky Full of Stars, Coldplay)

Les premières notes s'envolent au moment même où je prends l'impulsion pour monter sur ma planche. Je me couche immédiatement pour glisser mes bras dans l'eau afin de dépasser ce mur de vagues et trouver le calme. Comme un moment suspendu dans le temps, j'ai l'impression que la cadence ralentit pour nous laisser passer. En quête de tranquillité, je chasse ma peur pour permettre à ma passion mécanique de m'envahir.

'Cause you're a sky, 'cause you're a sky full of stars

I'm gonna give you my heart

'Cause you're a sky, 'cause you're a sky full of stars

'Cause you light up the path

Mes gestes agiles gagnent en précision, lorsque je retrouve petit à petit mes habitudes. Cette volonté collective de rendre hommage, nous pousse à avancer et à défier les courants. Mon regard dérive sur les côtés, et je suis étonnée de voir autant de monde suivre la même direction que moi. Nous formons une seule et même ligne, prête à briser les vagues pour atteindre son but.

'Cause in a sky, 'cause in a sky full of stars

I think I saw you

En quelques secondes, un cercle se forme autour de moi. Les vagues cassent devant nous, n'emportant aucun membre de cette étrange communion. Sally me guide à distance, je décroche la gerbe de fleurs en réclamant le silence. Après une minute ou deux, les applaudissent et les rires retentissent, quelques larmes également de la part des plus proches. Le clapotis de l'eau comme une musique, unissant nos cœurs en une même symphonie libératrice. Un éclat de joie partagé qui semble tous nous relier, certains se serrent la main alors que d'autres se prennent dans les bras pour se soutenir. Mes lèvres libèrent un sourire sincère.

Cause you're a sky, cause you're

A sky full of stars

I want to die in your arms

Les yeux humides, profondément touchée par toutes ces attentions, j'écoute les uns et les autres prononcer quelques mots en ajoutant des anecdotes sur ma mère. Les éclats de rire défient toute logique, pendant que je me prends au jeu à mon tour. Les bouquets de fleurs sont lâchés un à un, comme une offrande à l'océan en échange de sa bienveillance à notre égard.

And I don't care

Go on and tear me apart

Pendant un court instant, je m'imagine l'apercevoir au milieu des siens, riant elle aussi avec nous tous, rayonnante de bonheur assise sur sa planche les pieds dans l'eau. Les cheveux lâchés et le sourire aux lèvres, elle n'a qu'une hâte : se lancer et dévaler l'océan. Trépignant d'impatience, elle lève les yeux dans ma direction, remplis d'amour et de fierté à mon égard. Les discours cessent, alors qu'elle semblerait presque donner le départ de sa propre session d'adieux.

I think I see you

(deuxième)

Comme une même pensée traversant nos esprits en un même instant, les premiers surfeurs se lancent à l'assaut des vagues, pratiquant pour se retrouver, pour oublier, et pour se rapprocher de la disparue. Je regarde éblouie tous ces incroyables dompteurs, réalisant figures et prouesses pour elle. Mon regard de petite fille prend un plaisir incroyable à s'inspirer de ses aînés, pour ensuite reproduire au mieux ces miracles. Mes mains tremblent un peu, alors je m'imagine la mélodie prenante de Coldplay, prête à me lancer moi aussi. Les mots de Sally me reviennent en mémoire avec force, « Il ne s'agit pas d'un enterrement mais d'une fête en l'honneur de ta maman ! Je ne veux voir que des beaux sourires et surtout, que tu t'amuses en sa mémoire. ». Je ferme les yeux pour faire cesser mon tremblement d'appréhension, et commence à ramer. Sans plus réfléchir, je laisse le creux de la vague m'attirer, avant de prendre appui pour me relever sur mes pieds. Et enfin, respirer à nouveau.

Je laisse la vague me tirer vers son bord, avant de reprendre le contrôle, souriante. Des larmes de bonheur baignent mes joues lorsque je prends de nouveau appui, m'aventurant au cœur d'un tube naissant dans mon dos. L'écume me lèche le visage, je laisse glisser mes doigts au creux de l'eau. Je suis née pour ce genre de moments, elle m'a formée pour toutes ces valeurs et élevée afin de les perpétuer jusqu'au bout. Prenant en un instant risque et vitesse, je remonte le courant pour frôler le sommet, tourner et laisser la gravité faire son travail. Je joue ainsi jusqu'à l'épuisement, renforçant notre lien mère/fille.

Personne ne vient me chercher, ni m'interrompre. Comme si tout le monde avait saisi l'importance pour moi de retrouver cette part de ma mère, cette facette de moi-même profondément endormie depuis des mois, ce besoin de me sentir vivante à nouveau. J'apprivoise la mer tout comme elle me découvre à nouveau, sans coup-bas ni peur.

Simplement cette douce impression d'être à ma place, jouant contre les vagues sous les ultimes rayons du soleil. Mon paradis retrouvé, ne laissant pour le moment plus de place pour le reste, soucis et ennuis étendus sur le sable loin de ma vie. Sourire aux lèvres, je retrouve ma liberté et cette sensation de vivre à nouveau.

🌊

________________

Hey ! Bonjour à tous !

J'espère que vous allez bien en ce lundi ! Pour ma part, tout va bien !

Voici (enfin) un nouveau chapitre, après un petit retard, je m'en excuse ! Et quel chapitre ! 

Rien qu'à sa longueur (un record) on comprend que la fin est proche... Mais aussi des réponses, pleins de réponses !

Qu'en avez-vous pensé ? Avez-vous aimé ?

On commence avec la finalisation de leurs inscriptions ! 

Comment avez-vous trouvé nos chouchous ? Personnellement je me suis régalée à rédiger les chamailleries entre eux ! Le grand débat sur l'inceste... On s'en lasse jamais !

J'avais ensuite le besoin de faire un petit moment avec Célia, qui sera probablement la dernière fois qu'on la voit !

Qu'avez-vous pensé de ce petit moment en famille ?

La révélation la plus importante, est sans doute l'identité révélée du photographe ainsi que de la dernière personne qui s'en était pris à notre Iliana...

Quelles sont vos réactions le concernant ? Sur la révélation en général ? Ou sur le sort de Courtney ?

Le petit moment Aidana a été un pur bonheur à rédiger, ils m'avaient manqué tous les deux !

Comment voyez-vous leur évolution ? Les décisions d'Aiden quant à cette nouvelle école où il se présent ? Des idées pour la suite ?

Et pour finir, l'élément à mon goût le plus important, la reprise du surf pour Iliana, ainsi que la cérémonie en hommage à sa maman...

Vous-a-t-elle plu ? Comment trouvez-vous notre petite surfeuse après ça ? 

Ce segment était l'avant-dernier... La suite arrivera aussi vite que possible, bien que je n'ai pas de date précise en tête... Il s'agira du dernier chapitre avant l'épilogue, et j'ai besoin de temps (et de mouchoirs) pour le rédiger calmement pour avoir un minimum de qualité !

Merci d'avoir tout lu, à très vite...

Des bisous, Lina 

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