Chapitre 98


— Gagné, signala Kurl d'une voix blanche en abattant ses cartes.

— Encore ? s'égosilla Laley en retour.

De son côté, Dixan se fendit d'un soupir lassé. Les journées se suivaient et se ressemblaient un peu trop, à son goût. Le départ de Nakata et de Lida de l'Orphelinat les avait comme abandonnés à une solitude désespérante. Ils se doutaient toutes et tous du fait que l'épéiste blond n'avait pas son pareil pour mettre de l'ambiance, bien sûr, mais c'était encore plus cruel de le remarquer par la force des choses. La jeune guerrière n'avait pas tardé à le suivre ; l'un et l'autre avaient été recrutés par des Brigades Royales, dont ils avaient ainsi gonflé les rangs. Ils arriveraient promptement à se faire respecter par leurs supérieurs respectifs, sans l'ombre d'un doute, et grimperaient au sein de la hiérarchie...

Bien loin de se triturer les méninges au sujet de la pertinence de leur choix de carrière, Dixan déplorait plutôt leur départ plus que prématuré. Il s'était longtemps bercé d'illusions, en espérant que leur séparation interviendrait plus tardivement... mais force était d'admettre que l'ambition de Nakata, unique en son genre, ne pouvait pas souffrir d'une patience trop prononcée. Quant à Lida, elle n'avait pas semblé vouloir s'attarder davantage non plus, même si ses motivations demeuraient plus obscures. Chacun devinait bien que cela devait avoir trait à leur séparation houleuse, qu'elle devait cultiver l'ambition de passer rapidement à une autre vie pour aller de l'avant... Mais le cadet des Orphelins, de son côté, ne pouvait guère plus que déplorer ce choix.

Ils avaient été heureux, ensemble. Leur enfance avait connu bien des rebondissements, et l'espèce d'étrange solitude dans laquelle on les avait fait grandir avait contribué à tisser entre eux des liens forts, singuliers. Ils n'étaient pas qu'amis ou compagnons d'infortune. Ils partageaient quelque chose d'autre, de plus grand, de plus incontournable. Quelque chose qui, ces derniers jours, n'avait eu de cesse de les tourmenter, chacun à leur manière.

— Je me demande qui sera le prochain à partir, soupira Dixan en s'affalant sur la table où leur partie de jeu de cartes s'était tenue.

— Ne pense pas à ça, répondit Laley avec un optimisme assumé. Ils sont partis tôt ! On a encore sûrement quelques mois, voire quelques années à profiter les uns des autres.

— J'en doute, intervint Kurl avec davantage de pondération. Aiz, Emilia et Salomon veulent quitter l'Orphelinat le plus tôt possible. Et moi... Disons que j'y réfléchis aussi. 

— Vous allez me laisser tout seul derrière, grimaça leur benjamin. 

Ses deux partenaires de jeu échangèrent un regard dubitatif ; il était rare de voir Dixan se lamenter de la sorte, comme abattu. D'un autre côté, ils comprenaient qu'ils avaient probablement, toutes et tous, momentanément oublié que sa grande maturité ne lui ôtait en rien sa jeunesse. S'il devait demeurer ici aussi longtemps qu'eux, il lui faudrait passer une paire d'années dans la plus totale des solitudes afin d'enfin pouvoir passer à l'étape supérieure ; et force était d'admettre qu'il n'avait pas vraiment d'affinité avec les résidents de l'Orphelinat les plus jeunes. Il était leur coqueluche, bien sûr ; parce qu'il était intelligent, amusant, rassurant, et qu'il passait le plus clair de son temps avec leurs aînés... mais toute cette admiration n'était en rien réciproque.

— Heureusement que t'es là, toi, ponctua-t-il en jetant un regard en coin à son Cydylaïn.

La petite loutre lovée sur la table remua de contentement, et vint se nicher dans le creux de son cou ; il demeura plus ou moins imperturbable tandis que Laley laissait ses doigts glisser sur le plumage de la perruche qui était perchée sur son épaule gauche.

Entretenaient-ils la même relation avec leurs Cydylaïns que le commun des habitants de Balhaan ? C'était difficile à dire. S'ils sentaient bien sûr que leurs partenaires de toujours leur étaient proches, ils avaient tant et tant vécus avec les autres Orphelins qu'ils ne se sentaient pas étreints du même sentiment de dépendance que leurs contemporains. Sans doute était-ce la raison pour laquelle les eaux des Sciotum ne leur inspiraient pas le même sentiment de sécurité... 

***

— Eh beh, quelle ambiance...

Le silence morose fut troublé par ces quelques syllabes, faibles et hachées ; Nakata comme Lida bondirent de leurs assises et vinrent se camper aux côtés de leur camarade, l'observant avec une appréhension certaine. Ses traits étaient toujours aussi tirés, et son teint toujours aussi exsangue... Il aurait besoin de temps pour se remettre pleinement de cette sordide mésaventure. Mais ce temps, ils ne l'avaient pas en réserve ; pire encore, à cette profondeur, avec ce bassin translucide pour seule compagnie, ils n'avaient même pas de quoi lui apporter la stabilité nécessaire pour entamer sa remise sur pieds. Si le bretteur solaire avait passé le plus clair de son temps à détailler les parois rocailleuses qui s'élevaient de part et d'autre de cette nappe phréatique insolite, il n'avait remarqué aucun chemin susceptible de leur permettre de retrouver l'air libre ; encore moins, par ailleurs, s'il lui fallait embarquer le commandant blessé sur son dos. 

— Comment tu te sens ? lui demanda finalement Nakata du bout des lèvres.

— Mal, je crois.

Une légère quinte de toux le secoua ; il n'en fit que peu de cas, mettant cela sur le compte de son réveil encore récent. Il n'avait aucun souvenir de ce qui avait eu lieu après que les ténèbres se soient emparés de son bras. Seule une douleur aigue et persistante continuait à habiter ses songes ; douleur qu'il retrouvait sans le moindre plaisir.  

Mais il était trop observateur et trop perspicace pour se laisser indéfiniment aller à son état pitoyable ; son regard fut bientôt attiré par la clarté étonnante de ces lieux étrangers, et il lutta pour se redresser en position assise, malgré les protestations de ses deux compagnons. Il se figea lorsqu'il put enfin observer le spectacle déroutant qui se jouait devant eux ; et, comme pour l'imiter, l'un et l'autre des deux Invincibles reprirent à leur tour leur observation minutieuse et pantoise.

— C'est vraiment...

— Oui, l'eau des Sciotums. Et... Ces colonnes qui s'élèvent...

Les Sciotums n'avaient pas de fond, leur avait-on répété depuis l'enfance. On considérait parfois qu'ils étaient tous reliés à la même Source. Les esprits les plus farfelus envisageaient qu'ils menaient à un autre plan de l'existence, à un endroit où ni le temps, ni l'espace n'avaient de prise. Comment expliquer, sinon, que les Cydylaïns soient susceptibles d'y ressusciter ? Les trois commandants avaient dorénavant la preuve que ça n'était pas le cas ; et les colonnes d'eau lumineuses que Nakata venait tout juste de désigner, effectivement, surgissaient de partout pour s'enfoncer dans des cavités rocheuses qui n'attendaient qu'elles. 

Elles devaient, justement, mener aux Sciotums.

— C'est... aberrant, bredouilla Dixan à grand-peine.

— Ouais, mais faut qu'on remonte.

— Encore une fois, répliqua Lida avec agacement, on ne peut pas remonter. Cette situation est frustrante, je l'entends sans problème, mais on ne peut pas escalader ces murs et ce trou se trouve trop haut pour qu'on puisse y bondir.

Le regard hésitant de Nakata glissa jusqu'à Dixan ; embarrassé, le preux chevalier ne trouva pas la force d'accompagner cette œillade d'une proposition concrète, mais ses deux camarades comprirent instamment ce qu'il sous-entendait.

— Non ! Il est blessé, la priorité est qu'il se repose !

— Qu'il se repose ? répéta un Nakata outré. Qu'il se repose ? Où ? Dans quel lit ? Avec quel médecin pour veiller sur lui ? Avec quel repas pour se remettre de sa blessure ?

— On aura tout le temps d'y réfléchir ensuite. Mais pour le moment, il faut qu'il dorme. On ne sait même pas s'il pourrait nous permettre d'atteindre une telle hauteur !

— On ne le saura qu'en essayant ! Si on n'avait eu de cesse de s'astreindre à ce qui est raisonnable, on n'en serait pas là !

— Pour le pire, ou pour le meilleur ? asséna-t-elle froidement.

— Après tout ce que l'Oracle vient de faire, tu doutes encore du fait que j'avais raison de me méfier de lui ?

— Je ne t'ai jamais reproché ta méfiance, mais ton comportement puéril ! Comment peux-tu t'étonner qu'il veuille notre mort après que tu lui aies désobéi à tant d'égards ? 

— Alors c'est ça ? C'est ma faute, maintenant ? Ce qui m'étonnait vraiment, c'était que tu ne me l'aies pas jeté plus tôt à la gueule...

— A quoi bon ? Tu ne m'aurais pas écoutée !

— On se demande pourquoi !

— Vous allez vous taire, l'un comme l'autre ? intervint Dixan en haussant la voix.

Ses deux aînés, ainsi rabroués, sursautèrent avant de détourner le regard, aussi agacés que honteux. Ils avaient bien conscience que cette dispute non plus ne leur permettrait pas de trouver une issue favorable au marasme dans lequel on les avait précipités ; mais, à leur manière, ils cherchaient à extérioriser l'impuissance qui leur rongeait les sangs. Là haut, à quelques dizaines de mètres, leurs subordonnés et amis devaient tout donner pour palier à leur absence... Et chaque seconde qu'ils passaient au sein de cette titanesque cavité rendait ce constat encore plus accablant. Ils auraient dû, en leur qualité d'Invincibles, au minimum prendre part aux combats.
Ils en étaient bien loin... 

— Nakata, arrête de croire que tu trouveras toujours la solution idéale pour nous sortir de toutes les situations dans lesquelles on se trouve, même, surtout, lorsqu'on ne te demande pas d'aide ! Personne n'attend de toi que tu sois capable de relever tous les défis, et de nous guider comme une espèce de figure sacrée ! Tu n'es pas parfait, on le sait, et tu n'as pas à l'être, alors arrête de te mettre une telle pression ! Et toi, Lida, arrête de nous prendre pour des enfants ! On a mûri, grandi, tous ! On est tous capables de prendre part à ces combats sciemment, sans que l'avis de Nakata ne soit décisif en rien ! On a notre libre-arbitre ! On est doués d'intelligence, et on en continuera à en faire usage, même si la nature de nos actions te déplait au plus haut point !

Le réquisitoire enflammé de Dixan les heurta de plein fouet ; les yeux ronds comme des soucoupes, ils l'observèrent s'emporter jusqu'à ce qu'une nouvelle quinte de toux ne l'empêche de surenchérir. Humiliés par leur benjamin, les deux commandants échangèrent un regard timide dans le silence de cette cathédrale naturelle ; puis Nakata, le premier, trouva la force de bredouiller quelques excuses.

— Désolé. Je... j'ai peur de ne pas être à la hauteur. C'est pour ça que je veux toujours prendre les devants. Pour éviter que vous n'ayez à subir les conséquences de mes actions. Rien que d'imaginer qu'il puisse arriver quelque chose à Laley, à Kurl ou à Akis en mon absence...

— On ressent tous la même chose, répliqua vertement Dixan. Mais au-delà de ta personne, c'est à nous que tu ne fais pas confiance. 

— Je crois, marmonna Lida à son tour, que c'est un peu la même chose pour moi. J'aurais... J'aurais aimé qu'on reste à l'Orphelinat, tous ensemble. J'ai peur que les choses continuent à changer. Et que je vous perde à nouveau. 

Seuls les échos pudiques de sa voix lui répondirent. Les deux combattants à ses côtés, décontenancés, acquiescèrent avec lenteur. Ils avaient grandi, toutes et tous, forcés et contraints. Bien avant qu'ils ne soient prêts à s'éloigner les uns des autres, la vie les avait jeté dans le grand bain. 

C'était le ressac incessant de leurs solitudes qui les avait momentanément poussés à se retrouver. Et cela avait coûté la vie de Salomon.

 — Je vais le faire. Enfin... Je vais essayer de le faire, grommela Dixan en commençant à se redresser.

— Attends, essaya vainement de l'en empêcher Nakata. On peut peut-être trouver un autre moyen...

— Tu l'as dit toi-même, il n'y en a pas d'autre, soupira son cadet. Il faut qu'on remonte, et qu'on remonte vite. Je ne pourrai plus combattre, plus cette nuit en tout cas... mais vous deux, vous avez ce qu'il faut pour vaincre l'Oracle. On n'a plus le luxe du choix.

— ... Tu m'as pris la tête alors que j'avais raison depuis le début ? répondit le fameux épéiste, faussement outré.

— Non, ricana Dixan en achevant de se camper sur ses pieds. Je t'ai pris la tête parce que t'étais un sale con.

Le rire adorable de Lida fut le premier à retentir ; puis, passé la surprise de l'entendre à nouveau, Nakata y joignit le sien. 

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