Chapitre 97
Son pas de course effréné lui permit bien promptement de retrouver la muraille extérieure de l'Esplanade de l'Oracle. Satisfaite, voire quasiment radieuse, Jade sentit malgré l'intensité du moment qu'elle était prête à toucher au but. Elle allait enfin pouvoir se rendre utile, permettre à leurs camarades de travailler sereinement à prêter main forte aux trois commandants ; elle allait, en quelque sorte, racheter son impuissance passée. Elle avait longtemps ruminé sa faiblesse, consécutivement à sa défaite face aux quelques combattants dépêchés par Sidoni pour les capturer. Le Chevalier-Tortue n'avait pas une seule fois eu peine à barrer la route des piques acérées qu'elle avait projeté dans leur direction, dont elle avait tâché de les abreuver afin de permettre de gagner un peu de temps à Nilly. Quand il avait fallu brandir son épée pour engager une confrontation plus franche, elle avait promptement été désarmée et maîtrisée ; cela avait finalement contraint Lida et Rolan à lâcher leurs propres armes, et à opter pour la captivité, toute amère et déshonorante qu'elle pouvait bien être. En d'autres termes, l'ancienne apprentie considérait avec aigreur qu'elle avait été le talon d'Achilles de la Huitième Brigade Royale, sa faiblesse la plus exubérante. Un comble, considérant qu'on la promettait à un avenir époustouflant depuis son tout premier souffle...
— Je suis là, s'annonça-t-elle d'une voix claire en surgissant enfin des portes.
Aiz et Erik, à deux pas de là, lui jetèrent un regard en biais et accueillirent son arrivée avec un enthousiasme pour le moins timoré. Désarçonnée, elle entreprit de balader son regard sur les environs ; elle constata que les abords de la muraille étaient déserts, comme elle s'y était attendue, mais que des rangées de silhouettes identiques se mouvaient en rythme. Son cœur manqua un battement lorsque ces choses lui rappelèrent les créatures d'acier impitoyables que le Royaume de Kale avait envoyé sur le Pic Zygos, et qui avaient su faucher la vie du vieux Merogor ; mais elle constata bientôt que l'aspect terreux de ces soldats et l'absence de grincements qu'ils produisaient les différenciait catégoriquement de ces terrifiants automates étrangers.
C'était plutôt une armée en terre cuite qui progressait droit vers eux, mécaniquement, sans laisser l'urgence du moment les étreindre et bouleverser leur marche lente, inexorable.
— Bonne nouvelle, grommela Aiz après un instant d'un silence pesant.
— On va avoir besoin de toi. Arrose-les. Autant que tu le peux, lui demanda Erik.
— Ce sont... articula-t-elle faiblement, mal assurée.
— Vivel arrive.
Ces deux mots tranchants comme une lame de rasoir la poussèrent à déglutir ; la benjamine des Commandants, plus jeune encore que Dixan, approchait et était prête à se joindre à la fête. Elle laissait manifestement ses créations d'argile les précéder, elle et ses subordonnés, mais elle ne manquerait pas de venir leur porter le coup de grâce lorsque le gros du travail aurait été abattu... La Dixième Brigade Royale de Balhaan était, dans les faits, et dans ces circonstances exceptionnelles, sans doute la pire à combattre du point de vue de Jade ; leur infériorité numérique criante risquait de leur coûter cher. Il y avait fort à parier que Kurl et Laley n'auraient pas été de trop, pour contrecarrer cette approche menaçante...
Sans plus attendre, la demoiselle reprit contenance ; elle esquissa un pas vers l'avant, étendit son bras droit devant elle, projeta une première salve de piques qui s'abattirent sur les premiers rangs adverses, pulvérisant les premières statues, endommageant sévèrement celles qui suivaient. Malgré cela, l'armada adverse ne sembla ni ralentir, ni dégrossir ; tout au contraire, du néant nocturne continuèrent à affluer ces choses innombrables, et Jade comprit avec effroi qu'elle n'aurait jamais la force d'en oblitérer autant. Ils seraient tôt ou tard rejoints par ces bêtes, submergés... et ils ne pourraient dès lors, tous les trois, plus que compter sur la force titanesque d'Aiz pour leur sauver la mise. Car il allait sans dire qu'Erik lui-même en viendrait promptement à manquer de souffle...
***
— Mais les ténèbres qui sont apparus du côté de la prison... Vous pensez que... C'est un ennemi ? interrogea un Akis des plus fébriles.
— Peut-être. Peut-être pas. Nous en aurons bientôt le cœur net, répondit Silvia avec rudesse.
Il n'était pas nécessaire de discourir à ce sujet avant d'en apprendre davantage ; c'était en substance ce que la noble guerrière souhaitait lui faire comprendre, et il le comprit, malgré toute la crainte que stimulait en lui cette apparition sordide. C'était sa curiosité qui, en l'occurrence, le poussait à aller de l'avant. Sa curiosité... et le sentiment de loyauté indéfectible par le biais duquel il se sentait attaché aux trois commandants. Lida, bien sûr, l'avait sortie d'Aville, lui avait permis de se faire des amis, de découvrir ce pays, d'obtenir le pouvoir de défendre les siens, l'avait protégé de tous les maux qui les guettaient jusqu'à renoncer à sa propre liberté. Nakata, aussi, l'avait pris sous son aile, l'avait assidument entraîné, avait été prompt à lui adresser sa pleine confiance, quitte à parfois l'exposer à des dangers considérables. Dixan, enfin, avait toujours été de nature à pondérer les attentes que l'on plaçait en lui pour éviter qu'elles ne le dévorent. Tous les trois, à leur manière, avaient pris grand soin de veiller sur lui.
Il n'aurait pas été l'ombre d'un soldat des Brigades Royales s'il s'était contenté, lors même qu'ils semblaient affronter un péril d'origine inconnue, de battre en retraite en les abandonnant à leur sort.
Pour autant, il peinait à croire que le contingent qu'ils formaient tous les six pourrait incarner une menace véritable aux yeux de quiconque était suffisamment habile pour tenir tête aux deux Invincibles et au Prodige de l'Orphelinat de Corgenna.
Il était loin de se douter que ses pressentiments les plus alarmants étaient encore loin du compte.
Car une silhouette se découpa bientôt des décombres du gigantesque bâtiment qu'était la prison royale encore une poignée de minutes plus tôt ; une silhouette quiète, vêtue d'un pagne simple, porteuse d'une canne noueuse et grossière. Une silhouette qui, certes, ne partageait plus grand point commun avec l'Oracle d'autrefois, mais qui en était néanmoins l'héritière.
Ils marquèrent un arrêt subit, tous les six, tandis que le saint homme les détaillait d'un regard las ; finalement, ses lèvres s'étirèrent en un sourire sournois, et Rolan plongea ses yeux dans les siens avant de les avertir sans plus attendre.
— Attention ! Il attaque !
La surprise ne prédomina pas bien longtemps : tous les combattants présents étaient parfaitement conscients de la terrible situation dans laquelle ils se trouvaient, Akis y compris, et tous les muscles étaient raidis, prêts à se mouvoir brusquement pour répondre à une offensive surprenante. Ainsi, lorsque les dalles qui se trouvaient devant l'Oracle se détachèrent du sol, se scindèrent et fondirent sur eux pour les cribler de graviers, tous agirent de manière à se protéger.
Silvia érigea son bouclier devant elle, se recroquevilla pour s'effacer derrière cette plaque d'acier qui cliqueta, mais tint bon ; Sora expédia un filin de col sur un mur proche et se déroba d'un bond énergique, suivi de près par un Rolan attentif et encore preste. Akis déploya une fois de plus le talent décidément bien utile de Qorgyll, répandant sur sa peau les écailles qui avaient fait la renommée de son ancien adversaire ; celles-ci lui permirent de demeurer immobile, à l'instar de la chevaleresse au bouclier, sans trop avoir à craindre pour son intégrité physique. Restait Amara, qui généra devant elle une chaleur telle que les morceaux de pierre qui la menaçaient fondirent avant même de l'atteindre, et Emilia, qui, elle aussi, opta pour une approche des plus radicales.
Une gigantesque queue crocodilesque s'étendit dans son dos en une fraction de secondes ; elle tournoya, la projetant devant elle à vive allure, et parvint par son biais à repousser tous les cailloux qui la prenaient directement pour cible. Une fois cela fait, elle reprit une forme complètement humaine et jaugea l'Oracle d'un regard antipathique.
— Où sont-ils, tous les trois ?
— J'ai bien peur de ne pas pouvoir répondre à une telle question, répondit le saint personnage de sa voix grinçante. Non pas par caprice... mais bien par ignorance. Je ne sais pas ce qu'il est advenu d'eux. Sans doute ont-ils été broyés jusqu'à l'annihilation...
— Menteur ! vociféra Amara en fondant droit sur lui.
— Sa canne ! tenta de l'avertir Rolan, en vain.
Elle avait disparu ; pendant, avant, ou après qu'il ait fait voler en éclats les dalles de pierre pavant le sol devant lui ? Toujours était-il que le bois avait dû se joindre à la roche ; de partout jaillir des pantins de bois à taille humaine, chaque écharde de ce qui était autrefois une canne unie donnant naissance à l'une de ces grotesques marionnettes. Si la surprise relative à leur apparition et leur grand nombre leurs permirent, dans un premier temps, de submerger les opposants de l'Oracle, ceux-ci parvinrent néanmoins à éviter le pire ; Emilia et Silvia tinrent leur rang tandis qu'Akis, Rolan et Sora tirèrent profit de leur mobilité pour se défaire de leurs assaillants avant de riposter.
Ne demeurait qu'une Amara ardente pour sonner la charge.
Elle fondit ainsi sur l'Oracle, son gigantesque chakram en main ; elle tenta de le décapiter d'un geste ample en parvenant au contact, mais ne rencontra que l'air, son opposant parvenant à se baisser juste à temps pour éviter d'embrasser un sort des plus funestes. Les flammes qui l'enveloppaient continuèrent à inonder les environs, tant et si bien que les guenilles de son adversaire se mirent à roussir. Il ne s'en embarrassa pas, et, vigoureusement, battit en retraite d'un bond vers l'arrière. Furibonde, elle le poursuivit ; Silvia ne manqua pas de lui emboîter le pas, se refusant à la laisser l'affronter seule, prenant la peine de se libérer des soldats qui la cernaient d'une impulsion énergique.
— Sora ! Suis-les ! ordonna un Rolan soucieux.
Le principal intéressé opina du chef et, grâce à son talent de Cydystari, survola la masse d'ennemis sylvestres qui s'échinaient déjà à lui barrer la route. Akis, Rolan et Emilia, quant à eux, se rapprochèrent les uns des autres ; ils allaient devoir veiller à se débarrasser de ces soldats qui les encombraient avant de poursuivre leur chemin, tant le grand nombre de ces derniers jouaient en leur défaveur...
Mais toutes leurs taillades demeuraient futiles. Le tranchant de leurs lames ne semblaient pas inquiéter leurs adversaires, qui continuaient à se mouvoir malgré toutes les stries dont on les affublait. Ce fut à cet instant qu'un tiers à la voix autoritaire se décida enfin à intervenir.
— Ces choses ne craignent pas les épées ! Pulvérisez-les !
Avec stupéfaction, Akis reconnut la silhouette du Général Delistel. Ce dernier, passablement amoché, se tenait à l'ombre d'une ruelle proche. Sans chercher à comprendre s'il disait vrai ou s'il cherchait à les embobiner, Emilia prit le parti de développer à nouveau sa queue préhensile ; puis elle bondit, et écrasa de toute sa masse l'une des marionnettes de bois qui, comme attendu, se répandit en échardes que le sol dévasté de l'Esplanade.
Ils avaient dorénavant un plan d'attaque : ils n'avaient plus qu'à s'y plier avec suffisamment de discipline pour qu'il en vienne à porter ses fruits.
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