Chapitre 96
Ses serres tournoyèrent, décrivirent une parabole fluide, s'invitèrent dans la chair de ce combattant inconnu, la strièrent, y inscrivirent plusieurs fins sillons sanglants, puis rendirent leur liberté à quelques effluves sanguines qui se répandirent çà et là, tantôt sur sa joue, tantôt sur les lattes d'un paquet d'ores et déjà imbibé de ce carmin odorant. Terrassé, l'homme lâcha son coutelas et s'effondra de tout son poids, sans même trouver la fort d'exhaler un ultime râle ; sans satisfaction, Laley balada son regard sur la masse de cadavres qui habillaient cette pièce aux allures cauchemardesques. Combien avait-elle, en tout, fauché de vies ? Une centaine ? Plus encore ? Elle aurait été bien en peine de répondre à cette question. Non pas que sa transformation avait estompé sa conscience : elle avait veillé à demeurer à mi-chemin entre la demoiselle qu'elle était et le monstre qu'elle était en mesure de devenir. Elle avait simplement perdu le compte, considérant froidement qu'agir machinalement était plus apte à sauvegarder autant que possible sa santé mentale. Fort heureusement, elle n'avait pas besoin de se livrer à ce type d'exercices mortifères tous les jours ; même pour eux, soldats émérites de brigades élitistes, des massacres de cet acabit demeuraient barbares et déshonorants. Mais quel autre choix avaient-ils, dans le fond ? Ces pauvres bougres avaient catégoriquement refusé de lâcher leurs armes. L'un après l'autre. Le dernier y compris.
Elle revoyait parfaitement ses larmes hargneuses, son ambition viscérale et bestiale de la détruire, elle, l'intruse, la traîtresse, et d'annihiler tout ce qu'elle avait jamais chéri. Elle passa une main distraite sur son abdomen, qu'aucune flèche ni aucune lame n'avaient su atteindre. Elle grimaça ensuite ; toute son anatomie n'avait pas eu la même chance, et plusieurs hampes la hérissaient par endroit. Elle en cassa quelques unes, retourna s'exposer à la curiosité nocturne, au regard pesant et omniprésent de cette lune malicieuse. Trop sombre pour tout éclairer, trop claire pour tout masquer.
Leurs indignités ne demeureraient pas secrètes. Ces soldats avaient des familles, des proches à chérir, eux aussi. Ils avaient choisi sciemment de s'opposer à eux, de placer leur vie dans la balance ; mais cela justifiait-il, pour autant, de les mettre à mort ? Il était impératif de venir en aide à Lida et à ses deux subordonnés, pour sûr... Mais n'auraient-ils pas pu trouver un moyen plus paisible d'y parvenir ? Lequel aurait pu leur permettre d'éviter certaines de ces montagnes de morts dont ils venaient de se rendre coupables ? A cette question, Laley n'avait aucune réponse pertinente à formuler. Elle croyait qu'ils s'étaient laissés avaler par l'intensité de cette crise, qu'ils avaient perdu pied. Qu'ils avaient, dans le fond, manqué de lucidité. Mais malgré tout le recul dont elle essayait de s'imprégner, elle ne parvenait pas à distinguer une autre voie. Elle ne parvenait pas à savoir à quel moment ils avaient fauté, toutes et tous.
— C'étaient les derniers, ânonna-t-elle en s'approchant de Sora et de Silvia.
— Bien, répondit cette dernière en prenant visuellement la mesure de son état. Satin ! Laley a besoin que tu la soignes.
— Tout va bien... commença-t-elle à protester maigrement.
— Nakata nous en voudrait, si nous laissions ton état s'aggraver, intervint Malir.
L'amante du commandant opina du chef, reprit forme humaine et laissa Satin s'approcher d'elle pour procéder à un premier examen ; Amara, à son tour, s'extirpa d'une bâtisse de laquelle s'élevaient quelques volutes de fumée. Elle avait veillé à ne pas incendier les lieux, jugeant qu'ils leur seraient plus utiles intacts que dévastés, bien sûr ; mais quelques brûlures risquaient de donner un tantinet de travail aux artisans de la prestigieuse cité.
— C'étaient les derniers. L'Esplanade est nôtre.
— Pour le moment, nuança Silvia. Ce qu'il s'est passé du côté de la prison m'inquiète...
— Tu l'as vu, toi aussi ? interrogea Sora, a priori soulagé de ne pas avoir imaginé ces ténèbres voraces.
— On pourrait aller voir... Mais prudemment.
— On devrait aussi retourner du côté des portes. Aiz a peut-être déjà reçu de la visite, fit remarquer Malir. Il a beau dire, il aura besoin d'aide.
Ses compagnons d'infortune opinèrent du chef avec plus ou moins de vigueur ; il était probablement l'heure de se séparer, pour que chacun puisse continuer à se rendre utile ailleurs... Un grand nombre d'ennemis devaient demeurer aux aguets, après tout. Ce n'était pas le moment de se relâcher, de crier victoire : on était encore largement en mesure de leur inculquer une petite leçon d'humilité.
— Sora ! Malir ! Tout le monde ! les alpagua une voix lointaine et enthousiaste.
Ils se tournèrent en direction de cet éclat familier, et remarquèrent la toison rousse d'Akis avant de constater que celui-ci était accompagné d'autres individus. Rolan, Jade et Kurl le suivaient à la trace ; et, en voyant leurs camarades libres, bon nombre d'entre eux poussèrent un soupir de soulagement. Leur mission initiale avait été couronnée de succès ; restait encore à survivre au chaos qui pourrait s'abattre ensuite.
— Vous êtes là, constata une autre voix, en provenance cette fois-ci des portes sur lesquelles veillaient Aiz.
Emilia ralentit progressivement, à mesure qu'elle se rapprochait de leur petit contingent. Laley lui offrit un sourire radieux ; Silvia demeura plus sceptique, jusqu'à ce que Kurl, qui arrivait à son tour, ne serre la subordonnée de Mezagar dans ses bras en guise de salutations.
— Oserais-je te demander si tu as fait tout ce chemin seule ?
— Mezagar et tous les autres sont là aussi. Ils affrontent la Brigade Oraculaire. Erik a survécu ; il est resté aux côtés d'Aiz, pour garder la porte.
L'allégresse contagieuse qui anima Kurl se répandit promptement au sein de la petite cohorte ; même Satin, pourtant concentré sur les flèches dont Laley était criblée, se fendit d'un sourire ostensible. Ils apercevaient peut-être enfin la lumière au bout du tunnel... L'intervention de Mezagar, non seulement salvatrice, avait également le mérite de rebattre les cartes. Avec son concours, ils pourraient peut-être convaincre le Roi et l'Oracle de les recevoir et de les écouter, de prendre en compte leurs doléances. Les affrontements ne seraient sans doute bientôt plus qu'histoire ancienne...
— Il faut qu'on se sépare, tout de même, annonça brusquement Silvia.
— Il faut qu'un groupe reste ici, et qu'un autre se rende à la prison, pour voir ce qu'il est advenu de Dixan, de Nakata et de Lida, résuma Kurl en quelques mots.
— Satin, dès que tu as fini avec Laley, tu retournes auprès d'Andrek pour finir de panser ses blessures, ordonna Rolan en ayant, par le biais de quelques regards, comprit tout ce qu'il s'était passé en son absence.
— Ils auront besoin de quelqu'un pour les défendre, observa Kurl. J'aimerais retourner auprès de Dixan, mais... Mes talents seront plus utiles ici. La vue est dégagée ; depuis une fenêtre, je devrais pouvoir nous protéger d'à peu près n'importe qui.
— Et je te compléterai très bien, répondit Malir. Je pourrai toujours arpenter les environs pour veiller qu'il ne reste personne pour nous nuire.
Les deux hommes échangèrent un bref hochement de la tête entendu ; leurs pouvoirs les rendaient effectivement plutôt complémentaires, et ils ne considéraient pas que des ennemis seraient susceptibles de les mettre en déroute, a fortiori s'ils pouvaient se contenter de demeurer cachés. Restait que Laley et Satin pourraient toujours intervenir à leur tour, si les choses devaient se gâter... De quoi leur fournir une marge de sécurité plus qu'appréciable. Une idée, néanmoins, ne manquait pas de parasiter l'esprit de Rolan : il intervint donc, à son tour.
— Le problème se pose plutôt pour Aiz et Erik.
— Ils ont déjà combattu, admit Emilia. Ils auront probablement besoin de renforts, surtout si une autre Brigade leur tombe sur le râble. Mezagar aura tôt fait se débarrasser de la Brigade Oraculaire, mais je ne sais pas ce que lui et les autres feront ensuite.
— Je peux m'en charger ! répliqua Jade d'un ton volontaire. Je... Je ne veux pas rester sur la touche. Plus maintenant. Vous avez tous pris beaucoup de risques en voulant nous venir en aide, et... Je pourrais être utile, s'il faut défendre les portes ! Comme au Zygos !
Rolan acquiesça avec sévérité, admettant que le pouvoir bien particulier de la demoiselle saurait tenir en respect d'hypothétiques opposants pendant quelques précieuses minutes. En outre, elle était encore en pleine forme, le chemin qu'ils avaient arpenté depuis la prison les ayant épargné de toute péripéties supplémentaires : elle pourrait veiller à ce qu'Aiz et Erik se remettent au moins partiellement de leurs combats respectifs.
— C'est entendu, alors. En route !
Il fut le premier à faire volte-face, pour s'en retourner à la prison où sa commandante devait les attendre ; Akis, Emilia, Silvia, Amara et Sora lui emboîtèrent bientôt le pas, tandis que Jade prenait immédiatement le chemin contraire. Les autres allèrent se calfeutrer dans la bâtisse où Andrek était resté allongé ; ils y demeureraient, si tout se déroulait sans encombres, jusqu'à ce que la bataille touche à son terme.
Ou, bien sûr, jusqu'à ce que des ennemis ne parviennent à les en débouter.
***
— Ils étaient plus forts que je ne m'y attendais, ricana Mezagar en foulant du pied le corps inanimé de l'un de leurs ennemis.
— Il faut leur reconnaître un sens aigu de la bravoure, abonda Leon en rengainant. Ce n'est pas tous les jours qu'on accepte d'affronter quelqu'un tout en sachant pertinemment qu'on ne peut pas l'emporter...
Ses paroles pouvaient passer pour méprisantes, mais elles ne faisaient, dans le fond, que retranscrire une vérité crue et implacable. Mezagar était classé troisième, parmi la hiérarchie interne aux Brigades Royales de Balhaan ; mais sa Brigade, elle, était de loin la plus belliqueuse d'entre toutes. Même sans le concours d'Emilia, ils avaient été en mesure de broyer les espérances les plus insensées de leurs opposants sans éprouver la moindre difficulté. Ils avaient bien dû endurer une ou deux blessures, çà et là... mais rien de véritablement impactant quant à la suite des événements. Ils pourraient encore combattre.
— Que fait-on, maintenant ?
— Eh bien, grommela Mezagar avant de se racler la gorge, on devrait anticiper l'arrivée de Vivel et d'Ajima.
— On va les combattre, elles aussi ? Ce ne sera pas aussi simple...
— A qui le dis-tu, vieil homme !
Le commandant se départit d'un éclat de rire exagéré ; plusieurs de ses hommes soufflèrent, exaspérés, tandis que Leon lui-même faisait l'impasse sur ce qualificatif peu flatteur dont on venait de l'affubler.
— Ajima est sans doute l'une des rares à pouvoir te tenir tête. Quant à Vivel... L'affronter, c'est toujours consentir à combattre en infériorité numérique.
— Je sais déjà tout cela, l'interrompit brusquement le commandant de la Septième Brigade.
— Il y en a d'autres, intervint à son tour Maxim, un soldat aux cheveux blancs mais à l'air juvénile. La Onzième Brigade est probablement encore de la partie...
— Ce ne sont que des messagers, répliqua Mezagar avec désinvolture. S'ils décidaient de prendre les armes, on pourrait rapidement le leur faire regretter.
— Soit, soupira Leon. Mais je m'étonne que tu aies pris tant de temps à décider de te prononcer en faveur de Nakata. Plus le temps passe, et plus je me dis que tu lui ressembles...
— Dans dix ans, ce jeune coq méritera peut-être ce compliment ! Allez, en route !
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