Chapitre 95


— Installe-le ici, Markus.

— Restez tranquille, commandant. Ne bougez pas trop. On ne sait pas à quel point vos blessures sont graves.

Ils avaient déserté le cœur de Corgenna et du conflit à la suite de leur défaite écrasante. Aristof avait pu reprendre conscience progressivement, mais sa forme n'était toujours pas olympique, tant et si bien qu'on avait dû l'aider à marcher jusqu'à ce que leur petit groupe ne marque un arrêt bien mérité aux abords des faubourgs de la mirifique cité. Leurs camarades les y attendaient ; leur brigade avait été scindée en deux, leur commandant comprenant avant tout le monde que Dixan et Nakata sauraient concocter une stratégie susceptible de leur damer le pion. Il avait ainsi pris la décision de monter la garde personnellement devant l'Esplanade de l'Oracle, pressentant que c'était là que résiderait le cœur de cette inéluctable bataille... mais il n'avait pas pu se résoudre, dans le même temps, d'exiger de ses subordonnés qu'ils le suivent tous dans cette entreprise insensée. En outre, on leur avait ordonné de monter la garde à l'extérieur de Corgenna ; s'il pouvait aisément choisir d'adapter ces consignes et de les détourner, le commandant émérite ne voulait pas les ignorer complètement. Raison pour laquelle quelques-uns de ses soldats, ceux qui avaient le plus souffert de l'attaque des automates kalois, étaient restés à l'écart de toute cette agitation... 

— Commandant ! aboya une voix rauque en provenance d'une rue voisine.

Les voilà qui arrivaient justement ; la demi-douzaine de soldats qui complétaient la Brigade au sommet de laquelle figurait le doyen des commandants. Aristof les accueillit d'un signe de la tête évasif, encore asthénique ; Markus et Olympia, deux des cinq subalternes qui l'avaient accompagné jusqu'à la bataille, prirent les devants en délivrant à leurs alliés les renseignements que leurs mines anxieuses appelaient de leurs vœux.

— Nous avons échoué. Aiz a réussi à vaincre le commandant. Les autres ont dû continuer jusqu'aux geôles...

— Quoi ? Pourquoi êtes-vous là, alors ?

— Ils nous ont offert la possibilité d'écarter le commandant et de le soigner en échange d'un cessez-le-feu...

— Et vous avez accepté ? Lâches ! C'est la guerre, et ils sont des traîtres ! On ne négocie pas avec des traîtres !

— Las, Bastian, soupira Aristof avec juste assez de force pour que le principal intéressé puisse l'entendre. Tu n'as pas à les blâmer pour cela. S'il en est bien un qui a échoué, c'est moi.

Le visage de Bastian se décomposa quelque peu ; il ne s'attendait assurément pas à ce que son rigoureux commandant prenne aussi promptement la défense de ses camarades. Cela sembla endormir son ire, au moins momentanément ; il les contourna en les jaugeant avec défiance et vint s'agenouiller aux côtés de son supérieur, scrutant ses blessures en le mirant de pied en cap.

— Nous les avons laissé progresser trop longtemps... Les Orphelins ne sont déjà plus des combattants ordinaires, je le crains.

— Ordonnez-nous de retourner sur le front et de leur régler leur compte, commandant, et ce sera fait.

— Je ne doute pas de tes forces, Bastian... C'est justement pour cette raison que je vais vous ordonner, à toutes et à tous, de rester éloignés de ce conflit. Jusqu'à sa résolution.

Les yeux ronds, les soldats qu'il avait maintes et maintes fois guidé sur le champ de bataille échangèrent des regards plus ou moins décontenancés ; il s'octroya quelques secondes de répit, au cours desquelles il s'empara d'une gourde et entreprit de la vider d'une traite, avant de reprendre d'un ton épuisé, éraillé.

— Il y aura d'autres combats. Beaucoup d'autres. Et d'autres victimes, bien sûr... Les Brigades Royales vont traverser une crise majeure, probablement la pire de leur histoire. J'ai... J'ai manqué à mon devoir, en échouant à vaincre Aiz. C'est une vérité infâmante, à laquelle je ne saurai jamais me soustraire. Je ne suis plus digne de mes devoirs de commandant. Et c'est à cause de moi que la sécurité de Balhaan est mise en péril, et qu'elle le sera plus encore au cours des semaines à venir.

— Commandant... voulut l'interrompre Markus avant qu'Aristof ne reprenne, imperturbable.

— Je renoncerai à mes responsabilités dès demain. En attendant, j'ai un dernier ordre à vous destiner. Quel que soit le vainqueur, à l'issue de cette nuit... Mettez tout en œuvre pour lui faciliter la tâche. Combattez toutes les menaces extérieures au Royaume qui pourraient être tentées de profiter de nos différends pour nous porter un coup fatal. Écrasez-les avec toute la pugnacité que je vous aie toujours connue.

Tantôt catastrophés, tantôt désolés, ses subordonnés affichèrent des mines plus ou moins contrites tandis qu'il poursuivit son laïus. Ils comprirent conjointement que leur Brigade allait, à l'instar de leur pays tout entier, devoir évoluer si elle entendait survivre. Il y aurait bientôt tant à faire, et si peu de bras pour le faire...

— Si les Orphelins l'emportent... Ployez le genou. En revanche, si le Roi conserve sa couronne... Veillez à ce qu'elle demeure aussi inspirante que possible.

Avec un grognement rauque, indéniablement agacé, Bastian fit volte-face et s'éloigna de ses camarades de quelques pas. Markus s'apprêta à se lancer à ses trousses pour l'empêcher de commettre un impair, mais Aristof, confiant, l'en empêcha. 

— Non. Laisse-lui le temps auquel il aspire. Il est obtus... mais obéissant. Je sais qu'il agira comme je l'ordonne.

— Cette décision qui est la vôtre pourrait bien engendrer des conséquences irréparables, observa Olympia après un instant de réflexion.

— Alors ainsi soit-il.

***

Un brusque mouvement coordonné de ses deux jambes lui permit de se catapulter jusqu'à la surface ; il inspira profondément de généreuses goulées d'air, veilla à ce que Dixan, lui aussi, ait la tête hors de l'eau, puis entreprit de l'extirper du bassin au sein duquel ils avaient chu, grâce à quelques anfractuosités rocheuses qu'il avait pu repérer d'un coup d'œil circulaire. Nakata ne prit ensuite pas le temps de souffler ; il avait senti le liquide pégueux et tiède qui recouvrait tout le côté droit du corps de son vieil ami, et au sujet duquel il n'entretenait aucun doute.

Du sang. Enormément de sang s'écoulait du bras droit du jeune prodige... ou plutôt de ce qui, autrefois, devait être son bras. En l'occurrence, il y voyait davantage un amas de chair et d'os difforme et grossier. Le membre avait été affreusement broyé... et rien, sans doute, ne pourrait jamais le restaurer. La boule au ventre et les tempes battantes, Nakata déchira un bout généreux de sa propre tunique et l'enroula tout en haut du biceps de l'autre Orphelin, là où le membre était encore intact.

— T'as pas intérêt à me lâcher, petit con...

Il avait bien vu ce qui avait eu lieu quelques secondes plus tôt ; mais même lui avait manqué de vitesse. Sans cela, il aurait certainement pu éviter à Dixan de subir une telle blessure...
Lorsque les ténèbres s'étaient répandues, rampantes, depuis le corps de l'Oracle, Dixan avait été le premier d'entre eux à réagir. Il avait expédié les flots qu'il avait condensé autour de son bras droit en direction de ses deux partenaires. Ceux-ci s'étaient étendus, voraces et tempétueux, jusqu'à happer les deux Invincibles pour les éloigner brutalement de l'épicentre de cette obscurité chaotique que leur ennemi avait invoquée ; mais, ce faisant, ils avaient laissé le jeune prodige démuni. Malgré toute sa célérité, il n'avait pas réussi à s'éloigner à temps... et il lui fallait désormais en payer le prix.

La suite s'était avérée moins lisible. Les ténèbres s'étaient insinuées sous leurs pieds, à un niveau où même la prison ne s'aventurait plus. Les fondations de la bâtisse s'étaient mises à produire des craquements horribles... et le sol s'était affaissé soudain, les expédiant dans un gigantesque bassin aux eaux clapotantes, des dizaines de mètres en contrebas. Tout le long de sa chute, l'épéiste solaire avait veillé à garder son regard braqué sur la silhouette de Dixan, de peur que ce dernier ne soit introuvable une fois plongé dans ce bassin souterrain... Cela avait probablement sauvé la vie du jeune commandant, puisqu'il avait ainsi été en mesure de nager jusqu'à lui promptement. En surface, les ténèbres avaient fini par s'amenuiser, puis par se dissiper complètement ; et l'Oracle n'était pas reparu depuis.

Pas plus que Charles Delistel.

— Comment va-t-il ? l'interrogea la voix tranchante de la guerrière.

— Aucune idée, grommela-t-il en retour. Il nous faudrait des médecins, mais... Putain, une nappe phréatique sous Corgenna ? C'est nouveau, ça ?

— Tu appelles ça une nappe phréatique ? Je ne te pensais pas capable de laisser l'inquiétude ronger à ce point tes facultés sensitives.

Décontenancé, Nakata jeta à Lida un regard agacé. Elle, pantelante, sortait tout juste du bassin au sein duquel ils avaient chu quelques secondes plus tôt... et elle semblait, à ce titre, presque lumineuse. Luisante. Il prit alors conscience que la luminosité environnante était trop intense pour n'être expliquée que par la présence de la lune dans un ciel nocturne ; en outre, il n'était pas certain qu'il fasse aussi clair au beau milieu de Corgenna... Interdit, il fit glisser son regard jusqu'aux eaux desquelles il venait de s'extraire... et il se pétrifia.

Elles étaient claires. Vibrantes. Douces... Translucides.

C'étaient les eaux des Sciotum qui se trouvaient là, face à eux, sous la forme d'un bassin si long qu'il n'en devinait même pas les bords ; mais sans doute était-il raisonnable de partir du principe qu'il s'étendait jusqu'aux confins de la fabuleuse capitale du Royaume de Balhaan. Et, régulièrement, des colonnes d'eau s'élevaient inexplicablement, s'enfonçant dans des boyaux creusés dans le plafond, à des dizaines de mètres au-dessus de leurs têtes.

Beaucoup d'érudits avaient théorisé pendant des siècles que les Sciotums puisaient leurs sources magiques d'un seul et unique bassin ; Lida et Nakata en avaient dorénavant la certitude. La quiétude onirique des lieux, bien loin du marasme qui régnait en surface, contribuait à endormir leur combativité ; mais le blond n'y tint bientôt plus.

— Je sais pas à quoi ça rime... Mais on y réfléchira plus tard ! Il faut qu'on remonte !

— Et comment veux-tu faire ça ? Si tu sais voler, c'est le moment ou jamais de le dévoiler, soupira Lida d'un ton pince-sans-rire.

— Si Dixan était réveillé...

— Pour le moment, il ne l'est pas. Et il ne vaut mieux pas le brusquer, je pense que tu en conviendras. Alors reste assis et tais-toi.

— Mais l'Oracle...

— Oui. Il risque d'attaquer les autres. Mais il y aura Kurl, Rolan, Laley. Peut-être même Aiz et Silvia. Ils sauront gagner du temps. Reste assis et tais-toi. Idiot.

Abasourdi, il lorgna une fois de plus dans sa direction ; seulement pour remarquer qu'elle avait rabattu ses genoux contre son torse, qu'elle enserrait avec une angoisse palpable. Ses mâchoires contractées à l'excès suffirent à convaincre Nakata qu'elle souffrait encore plus que lui de leur impuissance temporaire ; alors il consentit à lâcher prise, et, à son tour, s'installa pesamment aux côtés de Dixan.

Les deux Invincibles, fourbus et tourmentés, restèrent là, devant les ondulations chaloupées de ces flots féériques. La suite ne leur appartenait plus. Plus pour le moment.

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