Chapitre 94
L'Esplanade de l'Oracle était quasiment sous contrôle.
Satin, planqué sous ses rangées de ronces et de branches, observait avec anxiété les façades trouées de fenêtres des bâtisses les plus proches, desquelles s'extirpaient des cris oscillant entre rage incandescente et terreur pure. Ses partenaires y semaient une hécatombe des plus morbides... mais il ne parvenait pas à se sentir désolé pour ces archers qui, dans les faits, n'avaient qu'obéi aux ordres. Dans bien des circonstances, il aurait pourtant pu se tenir à leur place. A menacer des rebelles. A les tenir en joue. Il l'avait déjà fait, même si son rôle n'avait jamais été celui d'un combattant, au sein de la Huitième Brigade. Il avait déjà fauché des vies.
Mais c'était la guerre. Ils s'étaient engagés dans un conflit dont l'ampleur les dépassait très largement... Et il savait, au fond de lui, que ses camarades étaient tous en danger. Ils devaient tuer avant d'être tués. Malir l'avait compris. Laley l'avait compris. Sora l'avait compris. Andrek, aussi, l'avait compris.
Il aurait été candide de ne pas le comprendre, à son tour.
— Satin ! clama une voix dont le brin lui était familier.
— Silvia, Amara ! Par le Pic, je suis heureux de vous revoir...
— Les retrouvailles devront attendre, trancha la noble guerrière sans plus attendre. Quelle est la situation, par ici ?
— Des soldats nous ont dressé une embuscade. Ils se chargent de les éliminer... Akis, Kurl, Dixan et Nakata ont poursuivi en direction des geôles. A l'heure qu'il est, ils ont dû libérer la commandante...
— Dans ce cas, dépêchons-nous de prêter main forte aux autres, intervint abruptement Amara.
Encore flamboyante, la demoiselle se jeta à l'assaut du bâtiment au sein duquel Sora s'était invité une poignée de secondes plus tôt ; en voyant que Silvia prenait une toute autre direction, Satin décida de se lancer à sa poursuite, non sans lui glisser quelques informations supplémentaires.
— Andrek ! Je m'inquiète pour lui ! Il a été par là...
— Alors rejoignons-le !
Elle mena la marche, profitant évidemment de l'élan exponentiel que lui conférait son pouvoir singulier. Elle enjamba le pas de la porte en commençant tout juste à ralentir ; bouclier brandi, elle s'attendait à être prise pour cible lorsqu'elle remarqua que tous leurs opposants avaient d'ores et déjà été défaits. Ils gisaient dans le sang, et dans les résidus de pierres qui devaient autrefois former leurs Cydylaïns. Andrek avait fait un bon travail... mais il en avait payé le prix. Avachi contre une commode à deux pas de là, le souffle court, pantelant et couvert de sang, il peinait tant et tant à distinguer ce qui se trouvait devant lui qu'il eut toutes les peines du monde à reconnaître la silhouette de la dame au bouclier. Ce ne fut que lorsqu'elle se jeta à son chevet qu'il parvint enfin à l'identifier ; Satin, sur les talons de Silvia, arriva en toute hâte une poignée de secondes plus tard.
— Andrek ! Andrek, est-ce que tu m'entends ?
— Silvia... Vous êtes déjà là ? Akis sera content de vous savoir saine et sauve. Il s'inquiétait...
— Satin, dépêche-toi ! Il est blessé !
Le jeune érudit imita bientôt la guerrière, se précipitant auprès de son ami pour lorgner sur ses blessures, considérer leur gravité, l'une après l'autre. Andrek avait été criblé de flèches. Il avait pris le temps d'en briser quelques unes ; mais il avait perdu beaucoup de sang, bien trop pour pouvoir continuer le combat. Il était dans un piteux état... et si ses jours n'étaient pas immédiatement en danger, il allait sans dire qu'il n'était pas idéal de l'abandonner dans le coin, en priant pour qu'aucun individu mal intentionné ne lui tombe dessus, et ne cultive l'ambition de lui trancher la gorge.
— Il va me falloir du temps pour le stabiliser... Il faudrait qu'on le sorte de Corgenna...
— C'est impossible, s'étrangla Silvia, abasourdie. Toute la ville va grouiller d'ennemis...
— Pour le moment, je peux faire en sorte qu'il survive à ses blessures jusqu'à demain, mais...
Sa voix vint à manquer. Son regard croisa celui d'Andrek ; le blessé fut ébranlé d'une quinte de toux, qui eut au moins le mérite d'éclaircir sa voix, et répondit avec un sourire qui se voulait rassurant.
— Laissez-moi là.
— C'est du suicide, répondit Silvia, catégorique.
— Pas si vous gagnez, objecta Andrek avec confiance.
Elle ouvrit la bouche, voulant répliquer ; mais elle n'y parvint pas, en décelant dans le regard du jeune combattant une confiance aveugle en eux, en elle. Après un instant d'hésitation, elle considéra froidement qu'ils perdaient trop de temps. Elle pouvait être utile ailleurs... Elle devait être utile ailleurs. Il y avait encore des adversaires susceptibles d'aggraver le constat global de cette bataille ; elle devait s'en débarrasser, à tout prix. Elle se redressa donc, s'apprêtant à brandir son bouclier, une fois de plus.
— Bien. Satin, fais ce que tu peux pour le soigner. Ensuite, rejoins-nous dehors. On va... On va gagner ce combat. Et on repartira tous ensemble.
— Merci, Silvia, lui glissa Andrek avec douceur.
Elle opina du chef avec rigidité, puis fit volte-face, s'en retournant sous la froideur des étoiles.
Elle s'extirpait tout juste de la bâtisse lorsqu'elle aperçut, au loin, des ténèbres absolues engloutir ce qui devait être la prison Royale.
***
Rolan et Jade avaient eu droit à un résumé non exhaustif des péripéties qui avaient attendu leurs camarades venus les extirper de leurs geôles ; ils étaient restés silencieux tandis qu'Akis se retenait d'évoquer les cas douloureux de Lani, de Nilly, de Sylas, n'avaient pas davantage pipé mot lorsqu'il avait souligné qu'Erik était resté en retrait pour affronter un adversaire en combat singulier, et barrer la route de leurs éventuels poursuivants. Il allait sans dire qu'ils portaient en eux la responsabilité de cette débâcle, de ces sacrifices. Ils prenaient encore douloureusement la mesure de toute cette sinistre affaire lorsque, derrière eux, des ombres croissantes se mirent à tout engloutir. Alarmés par ce silence oppressant qui semblait attirer tous les sons dans leurs dos, ils marquèrent un arrêt, l'un après l'autre, et dévisagèrent ces grotesques ténèbres tandis que leur expansion cessait enfin.
Elles se replièrent alors, leur indicible voracité a priori satisfaite ; et elles dévoilèrent un champ de désolations, de ruines. Tous les bâtiments les plus proches avaient été comme broyés et jetés au sol ; les geôles royales avaient purement et simplement disparu. Les bravades provocatrices de Nakata ne résonnaient plus céans.
— Qu'est-ce que... commença à balbutier Akis, sidéré.
Avec lenteur, il esquissa un premier pas, visant à le rapprocher de l'endroit où les trois commandants devaient se trouver ; la main de Kurl se posa sur son épaule pour l'empêcher d'en réaliser un autre, et l'Orphelin joignit la parole aux actes, bien que pourfendu d'une affliction évidente.
— Non ! Il faut leur faire confiance. On doit retourner auprès des autres. C'est notre rôle.
— Mais... commença à protester le natif d'Aville.
— Si cette chose a vraiment eu raison de Lida, de Nakata et de Dixan, il n'y a aucune chance qu'on puisse les venger, imposa froidement Rolan. Kurl a raison. Ils auront trouvé un moyen de s'en sortir. Il le faut.
Jade acquiesça, bien que maigrement ; Akis, à son tour, se résigna à reprendre la route. Devant eux, Sora, Andrek, Satin, Malir et Laley devaient continuer à livrer bataille. Le plus urgent était encore d'intercéder en leur faveur. Une fois cela fait, ils pourraient s'organiser pour la suite des opérations...
***
— Bon sang, gronda Aiz en observant les ténèbres opaques se dissoudre d'elles-mêmes.
Il hésitait. Bien sûr, son rôle était crucial ; s'il laissait des ennemis se répandre dans l'Esplanade de l'Oracle, il mettait tous ses camarades en danger. En outre, il n'était pas certain d'être suffisamment en forme pour affronter une telle menace. Le moindre de ses muscles avait été douloureusement atteint par les éclairs d'Aristof. Il avait eu le temps de se remettre partiellement de ces douleurs incommodantes, pour sûr... mais il n'avait pas retrouvé sa forme olympique coutumière.
Il allait devoir partir du principe que Nakata et Dixan sauraient protéger leurs partenaires, coûte-que-coûte. Il détestait l'idée d'être impuissant dans un tel contexte, mais cela valait mieux qu'une réaction puérile et impulsive susceptible de rajouter une couche de problèmes aux menaces qui les guettaient déjà.
— Aiz ! l'alpagua une voix féminine qu'il ne connaissait que trop bien.
— Emilia.
Elle se rapprocha de lui, en compagnie d'Erik ; le colosse fut soulagé de voir que le doyen de la Huitième Brigade se portait quasiment comme un charme. Bien sûr, le quadragénaire avait été malmené par sa confrontation contre le membre de la Brigade Oraculaire, mais il s'en était globalement bien sorti. Il ne revêtait aucune blessure susceptible de causer sa perte, à tout le moins.
— Je dois en conclure que ton commandant a choisi d'intervenir ?
— Oui, admit-elle en s'arrêtant à un petit mètre de lui. Nous combattrons avec vous.
— Bonne nouvelle, grogna Aiz d'un air bourru. Salomon m'a suffi.
— Mezagar n'aurait jamais choisi de vous combattre, riposta-t-elle sans plus attendre. Il aurait encore préféré observer tout cela de loin. Les autres ?
— Tous dedans. Mais beaucoup d'ennemis peuvent encore intervenir. Je ne sais pas où sont les membres de la Onzième Brigade ; et il y a encore Vivel, Ajima, Amilista...
— Les gars vont s'occuper de la Brigade Oraculaire. Ensuite, ils devraient nous rejoindre également.
— Il y a cette lumière noire qui m'inquiète. J'aimerais bien y aller, mais...
— Reste ici, ça vaut mieux, conclut-elle. Je vais aller jeter un œil, moi.
Elle se tourna vers Erik, semblant lui demander son avis d'une œillade silencieuse ; il en profita pour lever les mains à hauteur de buste.
— Je vais rester ici, avec Aiz. Mon pouvoir pourrait lui être utile.
— D'accord.
Elle se jeta sur les traces de Silvia et d'Amara, souhaitant prendre part à cette confrontation aussi vite que possible. Aiz, soulagé de la savoir de leur côté, s'adossa contre les remparts.
— Merci de me tenir compagnie, Erik. La solitude commençait à être pesante.
— Je ne suis pas le compagnon le plus divertissant, malheureusement.
— Si j'avais voulu être diverti, j'aurais suivi Nakata jusqu'au bout.
Un éclat de rire léger secoua Erik ; le quadragénaire imita le commandant, se plaçant à ses côtés en baladant alentour un regard attentif. A eux deux, ils devraient bien réussir à barrer la route de leurs éventuels opposants...
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